Jacques (1853)/Chapitre 97

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Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 95-96).

XCVII.

DE JACQUES À SYLVIA.


Des glaciers de Reus.

Cette matinée est si belle, le ciel si pur et la nature entière si sereine, que je veux en profiter pour finir en paix ma triste existence. Je viens d’écrire à Fernande de manière à lui ôter à jamais l’idée que je finis par le suicide. Je lui parle de prochain retour, d’espérance et de calme ; j’entre même dans quelques détails domestiques, et je lui fais part de plusieurs projets d’amélioration pour notre maison, afin qu’elle me croie bien éloigné du désespoir, et attribue ma mort à un accident. Toi seule es dépositaire de ce secret d’où dépend tout son bonheur futur ; brûle toutes mes lettres, ou mets-les tellement en sûreté, qu’elles soient anéanties avec toi en cas de mort. Sois prudente et forte dans ta douleur ; songe qu’il ne faut pas que je sois mort en vain. Je sors de mon auberge et n’y rentrerai pas. Peut-être ne me tuerai-je que demain ou dans plusieurs jours ; mais enfin je ne reparaîtrai plus. Mon âme est résignée, mais souffrante encore ; et je meurs triste, triste comme celui qui n’a pour refuge qu’une faible espérance du ciel. Je monterai sur la cime des glaciers, et je prierai du fond de mon cœur ; peut-être la foi et l’enthousiasme descendront-ils en moi à cette heure solennelle où, me détachant des hommes et de la vie, je m’élancerai dans l’abîme en levant les mains vers le ciel et en criant avec ferveur : « Ô justice ! justice de Dieu ! »



En galopant le lendemain sur ces crânes. (Page 94.)


Depuis cette dernière lettre adressée à Fernande, dont parle ici Jacques, et qui arriva à Saint-Léon en même temps que ce billet à Sylvia, on n’entendit plus parler de lui ; et les montagnards chez qui il avait logé firent savoir aux autorités du canton qu’un étranger avait disparu, laissant chez eux son porte-manteau. Les recherches n’amenèrent aucune découverte sur son sort ; et, l’examen de ses papiers ne présentant aucun indice de projet de suicide, sa disparition fut attribuée à une mort fortuite. On l’avait vu prendre le sentier des glaciers, et s’enfoncer très-avant dans les neiges ; on présuma qu’il était tombé dans une de ces fissures qui se rencontrent parmi les blocs de glace, et qui ont parfois plusieurs centaines de pieds de profondeur.

Note de l’Éditeur.