Jacques Callot (Houssaye)

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CALLOT.

I.

Nancy est une ancienne ville qui sommeille nonchalamment, dans un doux et joli paysage, avec le songe de plus en plus effacé de ses splendides souvenirs. À voir Nancy et son paysage, ses chaumières qui se suspendent dans les touffes bocagères comme des nids d’oiseaux, ses vignes parsemées de cerisiers, l’ombre de ses grands bois, où le murmure de l’eau se perd dans le murmure du vent ; à voir de toutes parts cette nature coquette qui a recherché pour sa parure l’émeraude des prairies, le panache ondoyant des forêts, la rivière étincelante au soleil, l’étang et le ruisseau, le pampre bleuâtre à l’horizon, la petite roche moussue, la haie fleurie, les champs diaprés, enfin le ciel, qui, pour couronner tout cet heureux tableau, a des caprices charmans, on se souvient aussitôt que Claude Lorrain est né dans ce pays, mais on se demande si c’est bien là le berceau de Jacques Callot. La nature où nous respirons est aussi notre mère ; le plus souvent notre ame se forme à son image. Si nous sommes peintre ou poète, si Dieu nous a permis de reproduire son œuvre, c’est la nature du pays natal qui est notre première inspiration. L’ame de tout homme de génie est un miroir qu’il promène le long du chemin. On peut donc s’étonner de prime-abord de trouver le berceau et la tombe de Jacques Callot dans cette nature douce et souriante. Est-ce donc là qu’il voyait ses capitans, ses matamores, ses sorciers, ses bohémiens, toute cette galerie splendide des curiosités humaines ? En étudiant la vie de Jacques Callot dès son enfance, je vais découvrir à coup sûr à quel heureux hasard il a dû son génie.

Si vous voulez assister avec moi à l’enfance curieuse de Jacques Callot, rebâtissez au gré de vos souvenirs historiques, à Nancy, près du vieil hôtel de Marque, une maison à la façade un peu hautaine, ornementée à la porte et aux croisées de quelques sculptures rouillées par la pluie ou rongées par la lune ; entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée un banc de pierre, à l’usage des mendians et des pèlerins ; au premier étage, deux croisées, c’est-à-dire croix de pierres formant chacune quatre ouvertures ; au second étage, deux lucarnes ouvertes sur le toit au-dessus de la gouttière ; autour de ces deux lucarnes, de la mousse, quelques touffes d’herbe, une fleurette que le vent ou l’oiseau a plantée là ; au haut du toit, une seule cheminée très haute qui fume toujours. Aux deux croisées, nous pouvons voir s’encadrer de temps en temps une tendre et inquiète figure de mère, ou une tête de père digne et grave, le père et la mère de Callot, Jean Callot et Renée Brunehault ; aux deux lucarnes, nous pouvons voir une jeune et joyeuse famille apparaître dans tout le charme de l’insouciance, et parmi ces jeunes enfans nous allons reconnaître Jacques Callot à son regard curieux et fier, qui déjà s’arrête sur toute chose, sur vous et sur moi, comme s’il nous trouvait dignes de sa galerie.

Si nous entrons dans cette maison, nous y trouverons un ameublement sévère, en harmonie avec la lumière pâle qui vient par les petites vitres en losanges : des bahuts en noyer, un prie-dieu, un Christ d’ébène couronné de pâques bénites où l’araignée n’a jamais le temps de filer sa toile, des chaises longues en chêne sculpté, des tables gothiques aux pieds tordus, une grande cheminée où pend une glace à biseaux et à ornemens, sur le manteau de cette cheminée du bon temps une pendule de Boulle et des gobelets d’argent d’une belle forme et d’une belle taille, ciselés dans un siècle où l’on savait boire ; sur les rayons du bahut, une brillante vaisselle d’étain, des pots de grès à ramage, un beau verre de Bohême. Du premier coup d’œil nous découvrons Jean Callot qui se promène, pour mieux réfléchir, en chausses de velours bouffantes et tailladées, ou Renée Brunehault, assise au coin de la cheminée, filant à la quenouille.

C’est dans cette maison que vint au monde, en 1593, Jacques Callot. Sa famille a laissé des souvenirs dès 1400, année où elle était attachée aux ducs de Bourgogne. On croit que cette famille est originaire de Flandre. Un Callot, secrétaire du duc Jean, père de Charles-le-Téméraire, était surnommé le Liégeois. Claude Callot, père de Jean et aïeul de Jacques, fut un des vaillans hommes d’armes de son temps ; Charles III, duc de Lorraine, pour reconnaître dignement sa bravoure et ses loyaux services, l’avait anobli avec éclat, comme plus tard le génie anoblit son petit-fils. Les armoiries de Claude étaient brillantes et ambitieuses ; l’écu portait d’azur à cinq étoiles d’or péries et posées en sautoir ; pour cimier un dextrochère revêtu, componé d’or et d’azur, tenant une hache d’armes, le tout porté et soutenu d’un armet morné d’argent couvert d’un lambrequin aux métails et couleurs de l’écu. Claude y inscrivit sa devise : Scintillant ut astra. Il avait épousé une petite-nièce de la pucelle d’Orléans. Jean Callot, premier héraut d’armes de Lorraine, épousa Renée Brunehault, fille du médecin de la duchesse Christine de Danemark. Renée était une bonne et simple femme, faite pour être mère ; aussi elle eut onze enfans. Jacques, le dernier des garçons, fut son Benjamin. Comme elle eut la douleur de perdre ses filles, son amour pour Jacques n’en devint que plus tendre. Jacques se souvint toujours du lait généreux et des pieuses larmes de sa mère ; il porta partout un grand cœur. Jean Callot, plus fier de son titre de héraut d’armes que le duc de Lorraine de son duché, comptait sur son plus jeune fils pour lui succéder ; ses premiers fils avaient déjà pris d’autres chemins : l’un entrait dans les gabelles, l’autre devenait homme de loi. Jacques, dès l’âge de huit ans, apprit à dessiner et à colorier des armoiries sous les yeux de son père. La passion de dessiner le saisit à ce point, qu’à l’école, apprenant à écrire, il fit un dessin de chaque lettre de l’alphabet. L’A, c’était le pignon de la maison de sa famille, le B, la girouette de leur voisin, et ainsi des autres ; aussi son écriture était des plus curieuses : on y découvrait tout un monde.

Il y avait eu des peintres dans la famille de sa mère, entre autres un oncle, un disciple d’Holbein, devenu maître d’une école religieuse en Allemagne. Renée Brunehault aimait les arts ; sans le vouloir peut-être, elle les fit aimer à son dernier fils. Elle ne pouvait comprendre qu’on passât toute sa vie, à l’exemple du solennel et austère Jean Callot, à secouer patiemment la poussière des vieilles armoiries. Dès qu’elle se trouvait seule avec Jacques, elle éveillait cette jeune imagination par le récit naïf, entrecoupé de baisers, des singularités historiques des hommes de génie. La bonne femme savait à merveille les chapitres curieux de l’histoire des vieux peintres. J’aime à me représenter, en costume de Marie Stuart, fraise, dentelles et vertugadin, la mère de Jacques Callot lui prenant les mains au coin de la grande cheminée, lui caressant les cheveux, lui souriant avec une tendresse mélancolique, enfin lui racontant quelque merveille de l’art. Et là-dessus Jacques montait à sa chambre, taillait sa plume ou son crayon, et, sans savoir ce qu’il faisait, jetait des lignes à tort et à travers. Quand il avait épuisé son ardeur, il se penchait à sa lucarne, émiettait aux moineaux le pain qui ne lui avait pas servi pour éclaircir ses dessins, repassait dans sa mémoire tous les récits de sa mère, et promenait ses regards dans les rues ou sur les croisées du voisinage. Par sa lucarne, il avait en spectacle un charmant paysage, encadré de bois et de montagnes, parsemé de bouquets d’arbres et de clochetons, sillonné de cultures diaprées. Dans les saisons humides, il pouvait suivre du regard, sur les verdoyantes prairies, les ondulations de ce ruisseau qui s’appelle la Meurthe ; mais Jacques se souciait peu des magnificences de la nature : il n’était pas de ceux qui s’éprennent de la magie de la couleur à la vue des flammes splendides du soleil couchant qui traversent la feuillée touffue et se perdent dans le bleu du ciel. Ce qui le frappait surtout dans la nature, c’était l’homme. De son temps, l’humanité avait encore mille caractères distincts ; le grand arbre avait mille greffes diverses ; soit par hasard, soit par le vœu du Créateur, alors plus qu’aujourd’hui peut-être tout homme avait l’esprit et l’habit de son rôle dans le drame mêlé de rires et de larmes qui se joue ici-bas. Jacques Callot, au lieu d’étudier les mystères et les grandeurs de la nature, étudiait, par curiosité enfantine encore, tout ce qu’il voyait de bizarre, d’extravagant, d’original. En un mot, parmi les comédiens de la vie qui jouaient leur rôle sous ses yeux, ceux qui le charmaient le plus étaient toujours des soldats fanfarons, des chanteurs de complaintes ouvrant une bouche plus grande que leur sébile, des saltimbanques préludant à leurs pantalonnades, des mendians avec leurs guenilles pittoresques, des pélerins avec leur pourpoint tailladé par le temps, émaillé, étoilé, sillonné de rosaires de buis, de fleurs artificielles, de médailles de plomb, enfin de toutes les fanfreluches dévotieuses de Notre-Dame-de-Bon-Secours. En 1600, il n’y avait guère dans les provinces que des théâtres en plein vent ; aussi c’était le beau temps des conducteurs d’ours, des bohémiens tirant l’horoscope, des Gilles et des Pierrots dansant sur l’estrade les jours de fête. Toutes les figures franchement grotesques ou bouffonnes qu’il voyait, Jacques essayait bientôt de les crayonner, soit dans sa chambre, soit en pleine rue. On l’a vu plus d’une fois, s’asseyant sur le pavé sans façon, ouvrir son carton d’écolier, y prendre son papier, sa plume ou son crayon, et, de l’air le plus tranquille, dessiner quelque joueur de gobelets qui semblait poser pour lui. Une fois, entre autres, son père le rencontra assis sur le bord d’une fontaine de Nancy, les pieds nus dans l’eau, crayonnant avec une ardeur sans pareille le grand nez et la grande bouche d’un Gilles qui s’escrimait à quelque distance.

Quand Jacques manquait de spectacles pareils, il trouvait encore de quoi amuser ses crayons ; n’avait-il pas toujours sous les yeux, tantôt de face, tantôt de profil, tantôt digne et sévère jusqu’à la bouffonnerie, tantôt enluminée par le culte de Bacchus, la figure de son maître d’école ? Et puis, quand il était fatigué de la leçon, il était bien de taille à faire l’école buissonnière ; il se jetait dans la première église ouverte, il passait de longues heures en contemplation devant les sculptures des autels et des tombeaux, les fresques des chapelles, les vitraux gothiques des ogives, les tableaux religieux des vieux maîtres naïfs. Il allait partout où il y avait quelque chose de curieux à voir, dans les églises, dans les monastères, dans les hôtels, jusqu’au palais du duc de Lorraine. Grace à sa jolie figure à demi ombragée de cheveux blonds, grace aux précieuses dentelles de Flandre dont sa mère ornait sa fraise et ses manchettes, on le laissait toujours passer sans résistance. La jeunesse est si belle et si bonne à voir ; un enfant qui joue, qui court ou qui sourit, n’est-ce pas un songe charmant du passé ?

Un dimanche à son réveil, Jacques se mit à sa lucarne aux sons du fifre et du tambour de basque d’une troupe de bohémiens qui dressaient leurs tentes devant l’hôtel de Marque. Les rayons d’un soleil printanier répandaient sur la troupe un riant et doux éclat. Jacques, émerveillé du spectacle, descendit d’abord sur la gouttière pour contempler avec plus de loisir, puis il abandonna la gouttière pour la cheminée ; c’était une vraie place d’avant-scène. Là, sans mot dire, l’œil fixe, la bouche entr’ouverte, l’oreille au guet, il assista, le rideau levé, à tous les préparatifs du spectacle ; les décors furent tirés d’un léger chariot attelé d’un âne, lequel âne et lequel chariot étaient eux-mêmes comédien et décor. On fit briller au soleil, avec une certaine majesté, les souquenilles pailletées mille fois flétries ; trois enfans à la mamelle furent déposés pêle-mêle avec des lions et des serpens de carton qui leur servaient de jouets. Jacques vit en moins d’un quart d’heure sortir tant de choses naturelles et surnaturelles du chariot, qu’il s’imaginait que le chef de la troupe avait le don de la création. Il voulut à toute force descendre sur la scène. Arrivé dans la rue, il se tint d’abord à l’écart ; mais, bientôt de plus en plus émerveillé, il alla jusque dans la coulisse. Pour se faire pardonner tant d’audace, il offrit à une des bohémiennes, la première qui passa près de lui, une tige de giroflée sauvage qu’il venait de cueillir sur le toit de la maison paternelle. — Par ma sainte sébile, dit la bohémienne en respirant la fleur, voilà un joli enfant ! Ne rougis pas, mon garçon. Est-ce ta mère qui t’a enjolivé de ces riches dentelles ? Elle doit bien baiser ces cheveux-là. Voyons, n’aie pas peur, je ne suis pas la femme rousse. — Disant cela, la bohémienne embrassait Jacques avec la tendresse d’une mère. Elle reprit aussitôt : — Voilà une figure qui nous présage belle et bonne journée ; aussi je vais dire la bonne aventure à ce joli enfant. Voyons, regarde-moi avec tes yeux bleus. Voilà de quoi te recommander auprès des dames ; tu feras ton chemin, mon enfant. — Mon chemin, mon chemin, — murmura Jacques en soupirant. Il poursuivit : — Est-ce que vous êtes allés en Italie, vous autres ? — Bien des fois. Tu veux donc voyager ? Oui, en vérité voilà un regard inquiet qui cherche des pays lointains. Tu voyageras tant et si bien, que tes os, à ta mort, pourront être ensevelis dans ton berceau. À en croire cette lèvre un peu fière, tu seras un vaillant homme d’armes. — Jamais ! s’écria Jacques. — Et que veux-tu donc être de mieux ? — Peintre. — Peintre ! c’est là un chien de métier, ne t’y aventure pas si tu veux toujours porter de ces dentelles. J’en connais plus d’un qui est obligé de vivre comme il plaît à Dieu. Pourtant, si cela t’amuse, en avant ! Mais ce n’est pas ton destin. — Quand partez-vous pour l’Italie ? demanda Jacques. — En novembre, car en hiver nous n’avons pas d’autre foyer que le soleil du pays de Naples. — Puisque vous savez tout, reprit Jacques d’un air de doute, dites-moi donc l’âge de ma mort ? — La bohémienne prit sa petite main. Par un hasard auquel la destinée obéit plus tard, la ligne de la vie était brisée au beau milieu. La bohémienne détourna tristement la tête. — La ligne n’est pas encore formée ; à notre première rencontre, je te dirai l’âge de ta mort. — Pourvu que j’aille jusqu’à quarante ans comme mon oncle Brunehault, c’est tout ce que je demande à Dieu. À cet instant, Jacques, voyant revenir son père du palais ducal, retourna en toute hâte à la maison. — Bon voyage et bon plaisir ! lui cria la bohémienne en secouant la giroflée sur ses lèvres.

Jacques espérait rentrer sans être vu de son père, mais le premier soin du héraut d’armes, à son retour, fut d’appeler son fils pour lui tirer les oreilles. — Va, lui dit-il, tu n’es qu’un saltimbanque indigne de porter mon nom et mes armes, indigne surtout de mon titre de héraut. J’avais compté sur toi, mais penses-tu que le grand-duc te confiera son grand livre généalogique quand je serai mort ? Au lieu d’apprendre l’histoire ancienne des noblesses de notre pays, de rendre justice à chacun selon ses armes et ses œuvres, tu ferais à coups de crayon l’historique des joueurs de gobelets ; le plus grand duc pour toi serait le plus grand danseur de corde ; va, je désespère de toi, enfant rebelle ! Avec tes allures vagabondes, tu finiras au milieu des bateleurs.

Là-dessus le vénérable Jean Callot passa solennellement dans son cabinet. Jacques alla cacher ses larmes sur le sein de sa mère ; la bonne femme pleura aussi tout en sermonnant son fils. — Tu vas devenir plus raisonnable, mon cher enfant ; tes larmes sont celles du repentir ; dès demain tu étudieras sans relâche la noble science du blason. Allons, allons, voici la messe qui sonne, ne sois pas comme toujours le dernier à l’église.

Quand Jacques fut habillé des pieds à la tête, il murmura avec un certain sourire d’espérance : — Voilà un habillement qui irait à merveille pour mon voyage d’Italie. Jusque-là il n’avait songé à l’Italie qu’en tremblant ; il commença à s’abandonner à ce rêve avec plus de confiance. Tout en allant à l’église, il promena son imagination dans les montagnes de la Suisse et du Tyrol. Les chants de la messe, le soleil rayonnant sur l’autel à travers des vitraux gothiques, la fumée des encensoirs, l’exaltèrent au plus haut point. L’Italie, l’Italie ! lui criait une voix inconnue. Et toutes les splendeurs de la ville éternelle passaient devant lui comme des fées attrayantes ; les vierges de Raphaël lui souriaient de leur divin sourire, et lui tendaient leurs bras célestes. S’il pensait aux dangers du pèlerinage, il se rassurait au même instant. N’ai-je pas bientôt douze ans ? disait-il en relevant la tête. En effet, qu’avait-il à craindre, cet enfant de douze ans ? Dieu ne le suivrait-il pas pour le protéger ? La messe finie, il demeura encore dans l’église, pour prier Dieu de bénir son voyage et de consoler sa mère ; après quoi il se leva, essuya ses larmes, et prit, sans retourner la tête, la route de Lunéville, croyant de bonne foi que sa bourse légère le conduirait au bout du monde. Il ne faut pas s’abuser, l’amour de l’art était sans doute le motif du voyage ; mais le voyage n’était-il pas pour beaucoup dans la résolution hardie de cet esprit capricieux et vagabond ?

II.

On n’a pas tout l’historique du voyage de Jacques Callot. On sait qu’il allait résolument droit devant lui, couchant à la ferme ou au cabaret comme un jeune pèlerin, après avoir dérobé du fruit au voisinage ; se reposant à la fontaine déserte, priant à tous les calvaires du chemin. Quoiqu’il fût habitué à un certain luxe, à un bon lit, à une table délicate, et, par-dessus tout, à la sollicitude de sa mère, il dormait à merveille sur le grabat du cabaret, sur la paille fraîche de la ferme, le plus souvent en mauvaise compagnie ; il mangeait sans sourciller, dans les plats de terre des paysans, du laitage ou des légumes. Il ne regretta jamais, même dans ses plus mauvais jours, la maison paternelle, tant la figure du digne héraut d’armes lui apparaissait sévère et impitoyable. En poursuivant un but glorieux, Jacques n’avait pas mis de côté les joies de son âge, la douce paresse quand le soleil égaie la nature, la liberté vagabonde, l’appât des aventures. S’il rencontrait un âne au pâturage, il sautait gaiement à califourchon, et, sans s’inquiéter du sort de sa monture, il lui rendait la liberté à une ou deux lieues du point de départ ; s’il rencontrait une nacelle sur un étang ou sur une petite rivière, il dénouait la chaîne sans façon, il sautait dedans, démarrait, et ramait à perdre haleine. Quand on le surprenait en flagrant délit, on lui pardonnait bientôt son escapade à la vue de sa bonne mine. Il arriva ainsi dans un village près de Lucerne. Quoique jusque-là il eût vécu de peu, sa bourse commençait à mal sonner ; encore deux jours, elle ne sonnerait plus du tout. Jacques se consolait en pensant qu’il vivrait de fruits, que la bonne mère nature lui ouvrirait partout l’hôtellerie champêtre qui a pour enseigne à la belle étoile. Les nuits étaient belles ; on fauchait les prairies, chaque coup de faux ne faisait-il pas un lit à Jacques ? Il se résignait de bon cœur à cette perspective plus poétique qu’agréable, quand il entendit une musique criarde qui lui rappela ses amis les saltimbanques. S’il alla vers la musique, vous le devinez bien. C’était le soir ; le soleil à son couchant dorait les ardoises rouillées du clocher, les vaches qui rentraient à l’étable répondaient au fifre aigu par leurs mugissemens, les taureaux par le son argentin de leurs grelots, le pâtre par sa trompe étourdissante. Jacques arriva bientôt près de l’église devant une troupe de bohémiens qui exécutaient une danse grotesque, au grand ébahissement des villageois rassemblés en cercle bruyant. Pour contempler cette fête tout à son aise, Jacques alla se jucher sur le mur du cimetière. Il vit une vingtaine de bohémiens de tous âges, depuis la grand’mère jusqu’à la petite fille au berceau, habillés de guenilles couvertes de paillettes, les uns dansant, les autres jouant de la viole et du fifre, ceux-ci disant la bonne aventure, ceux-là promenant avec force grimaces leurs sébiles autour du cercle des spectateurs. Le soleil donnait un éclat pompeux à leur misère ; grace au beau temps, à la richesse de la saison, on ne voyait que leur rire et leur clinquant ; on s’imaginait assister à une fête de fées ennuyées et de lutins capricieux qui se donnaient en spectacle pour s’amuser eux-mêmes. Parmi les danseuses, on remarquait deux jeunes filles de quinze à seize ans qui répandaient autour d’elles, par leur beauté ardente et leur grace passionnée, un charme des plus attrayans. Jacques les suivait des yeux avec un sourire d’amour et de béatitude ; il ne put résister au désir de crayonner leurs silhouettes. Il se mit à l’œuvre ; vous comprenez qu’il ne marchait jamais sans son rouleau de papier renfermant ses crayons. Quand il eut tant bien que mal réuni les deux belles danseuses dans le même mouvement, il fut très surpris de se voir entouré de quelques paysans curieux qui s’émerveillaient en silence de son savoir-faire ; il poursuivit son œuvre sans trop se troubler, mais il ne put achever, car bientôt les deux danseuses, averties qu’on prenait leur signalement, voulurent à leur tour voir si elles y faisaient bonne figure ; elles vinrent donc se pencher aux deux oreilles du dessinateur, qui, voyant ses charmans modèles si près de lui, laissa tomber son crayon.

— Qu’il est joli ! ma sœur, dit l’une d’elles. — Qu’il est adroit ! répondit l’autre. — D’où vient-il ? — Quel est-il ? — Où va-t-il ? — Je vais à Rome, dit Jacques sans trop savoir ce qu’il devait dire. À Rome ! en Italie ! Nous allons à Florence ; quel beau compagnon de fortune s’il était des nôtres ! tous les chemins vont à Rome ! — Oui, compagnon de fortune, dit Jacques en tirant sa bourse ; voilà tout ce que j’ai pour mon voyage, et encore j’ai fort mal dîné aujourd’hui. — Le pauvre enfant ! je l’emmène à l’Auberge-Rouge, où nous attendent le souper et le gîte, des fèves au lait et vingt gerbes de paille d’avoine sur l’aire de la grange. En avant, le soleil est couché, nos sébiles sont pleines. Baise mon collier de perles et donne-moi ta main.

Disant ces mots, la jolie fille pencha son cou sous les lèvres un peu rebelles de Jacques ; il baisa pourtant le collier et le cou d’assez bon cœur, après quoi les deux sœurs le prirent par chaque main et l’entraînèrent vers la troupe qui venait de partir. Il se laissa entraîner de fort bonne grace, rêvant, avec la rougeur sur le front, aux vingt bottes de paille d’avoine où il devait avoir sa part de sommeil.

La troupe arriva au bout de quelques minutes à l’Auberge-Rouge, où elle avait laissé ses ânes et ses mules, son chariot et ses paniers, à la garde de deux vieillards perclus. Avant le souper, Jacques fut admis solennellement ; on lui promit bonne escorte jusqu’à Florence, moyennant le peu d’argent qui lui restait, à la condition rigoureuse de faire le portrait de toute la bande, bêtes et gens, sans aucune exception. Le parfum des fèves lui fit jurer tout ce qu’il plut aux bohémiens. Le souper fut joyeux et bruyant ; on l’arrosa de quelques coups de vin clairet, on le couronna par une chanson de ronde dont Callot garda le souvenir jusqu’à sa mort. Les deux jolies bohémiennes, qui avaient été ses voisines à table, voulurent l’être encore sur l’aire de la grange. Il n’eut garde de s’en plaindre ; c’étaient les seules créatures aimables de la troupe. Il avait remarqué qu’avant le souper, elles s’étaient, comme au beau temps des patriarches, lavé les pieds et les mains dans le ruisseau. Dès qu’elles étaient oisives, elles déroulaient leurs chevelures d’ébène, les tressaient de mille façons charmantes, les renouaient ou les éparpillaient. Il dormit auprès d’elles d’un sommeil un peu agité, mais qui n’était pas sans charme.

Le lendemain, on passa par Lucerne, où l’on ne fit qu’une quête stérile. De cette ville, les bohémiens allèrent dresser leur tente dans les forêts voisines, où ils vécurent de rapines durant une semaine, comme les bêtes sauvages. Jacques ne comprenait pas d’abord pourquoi on se retirait ainsi du monde. C’était pour reprendre haleine, bêtes et gens, pour raccommoder les jupes et les corsets, blanchir le linge et les dentelles, limer les paillettes, battre monnaie et travailler à la menue bijouterie, colliers, bagues de cuivre et de plomb, agrafes, boucles, médaillons et autres parures à l’usage des paysannes. Du reste, la vie n’était pas pire dans la forêt qu’à l’hôtellerie. Trois des bohémiens étaient de maîtres chasseurs ; il ne se passait pas de jour qu’ils n’apportassent à la cuisine en plein vent quelque rare pièce de gibier. Jacques fut surpris de trouver une si bonne chère. Il suivait les deux jeunes bohémiennes dans leurs promenades, pendant que les matrones allumaient les fourneaux pour le dîner ou le souper ; il cherchait avec elles des plumes d’oiseaux pour faire des parures, des grappes de sorbier pour faire des colliers ; il cueillait des merises sauvages, des fraises et des groseilles pour le dessert de la bande. Il dessinait sur l’écorce des arbres. La nuit, on allumait un grand feu pour effrayer les visiteurs affamés, on se couchait pêle-mêle sous la tente et à l’entour, on se racontait de grotesques histoires d’assassins ou de revenans. Quoique les nuits fussent fraîches dans la forêt, Jacques ne se plaignait jamais du froid, grace aux deux jolies bohémiennes qui le protégeaient avec jalousie. Elles poussaient leur tendre sollicitude jusqu’à lui cacher les scènes de scandale qui se passaient autour de lui.

On se remit en route vers l’Italie ; on marcha à petites journées, quêtant dans les villages, pillant les chaumières désertes, laissant partout des traces malfaisantes. Jacques pouvait dire comme Pilate : Je m’en lave les mains ; cependant il mangeait très bien et sans se faire prier le fruit des rapines. Il faut bien vivre de quelque chose. Ils traversèrent les Alpes par les sentiers les plus sauvages, soupant aux dépens des moines. Enfin, après six semaines d’aventures bizarres et périlleuses, Jacques Callot salua l’Italie, la terre sainte des arts. Il était temps, car le pauvre enfant, malgré les souvenirs de sa mère, qui le protégeaient dans la horade sauvage des bohémiens, eût fini par se perdre en cette compagnie de hasard, qui ne reconnaissait ni Dieu ni diable, ni bien ni mal, ni vertu ni vice. Déjà les splendides images de l’Italie pâlissaient devant les figures amoureuses et souriantes des deux jolies bohémiennes, quand enfin il mit le pied sur ce sol sacré. L’Italie ! l’Italie ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel. Il pleura de joie et remercia Dieu. Dès cet instant, il se sentit dans un air plus pur, le vent emporta par lambeaux tous les nuages de son ame. Adieu, Pepa ! adieu, Miji ! vous êtes belles toutes les deux, mais l’Italie est plus belle encore. L’Italie, c’est ma maîtresse, c’est elle qui me tend les bras, c’est elle qui m’appelle sur son sein ; c’est plus que ma maîtresse, c’est ma mère ! Je vais puiser l’amour de l’art à ses généreuses mamelles !

III.

Dans tout ceci, je n’invente rien. Il y a des existences d’artiste, et celle de Callot est de ce nombre, plus romanesques que bien des romans. Callot, dans ses plus charmans caprices, a moins imaginé qu’il ne s’est souvenu. Il a fait plus tard une petite place dans son œuvre à ses amis les bohémiens ; grace à son burin immortel, nous pouvons voir tout à notre aise cette troupe curieuse en halte et en route. Dans la première eau-forte couronnée de ces vers :

Ces pauvres gueux, pleins de bonadventures,
Ne portent rien que des choses futures,

les bohémiens nous apparaissent à pied, à cheval ou en charrette. Le tableau est des plus piquans. Les chevaux donnent l’idée du cheval de l’Apocalypse ; les hommes sont coiffés de chapeaux hyperboliques, les femmes ne sont guère vêtues que de choses futures, les enfans se drapent dans des lambeaux ; ils sont en grand nombre ; pas une mère qui n’en ait un à chaque main, un sur le dos, et un par-devant. La bande est conduite par un jeune gaillard pas trop mal équipé : feutre à larges bords, cheveux retombant en boucles, pourpoint beaucoup trop tailladé, lance sur l’épaule, coutelas d’un côté, carabine de l’autre, enfin chausses qui balaient la poussière. Le jeune bandit est suivi de deux chancelantes haquenées portant chacune femme et enfans, l’un à la mamelle, l’autre à peine sevré, mais déjà bravement en croupe. À la queue du cheval, un saint homme de brigand habillé de la défroque d’un moine, et deux enfans qui vont de compagnie. Le premier est vêtu d’un costume qui vaut bien la peine d’être décrit : pour chapeau une marmite dont l’anse lui fait un collier, pour canne un tourne-broche, pour habit un panier, pour haut-de-chausses un gril, si bien qu’un jour de mauvaise cuisine les bohémiens pouvaient allumer l’enfant. Vient ensuite le cheval et la charrette. Un bohémien d’un âge mûr, comme il convient pour guider un cheval si fougueux, est gravement assis sur le bât ; d’une main, il se tient au collier, il lève un fouet redoutable. Il porte sur le dos un petit baril de vin ou de liqueurs qu’il a bien raison de ne confier qu’à lui-même. Sur ce baril, un coq apprivoisé chante et domine la scène de sa crête et de son panache. Dans la charrette se rencontrent pêle-mêle un homme armé d’une lance, une femme qui allaite un enfant, d’autres enfans qui animent le cheval, des ustensiles de cuisine, un chat, un chien, des poules égorgées. Un âne suit la charrette, portant, comme les chevaux, une mère et son enfant à la mamelle. De chaque côté de la charrette encore des enfans, toujours des enfans, qui sont déjà des bohémiens, car ils se montrent avec orgueil des poules et des canards volés sur la route. Enfin la caravane est gardée sur les derrières par un bohémien hardiment taillé qui porte un agneau sur son bras, un mouton en bandoulière, et une formidable carabine sur l’épaule. Toutes les figures ont bien la physionomie de leur rôle. Les hommes sont sauvages, la maternité donne aux femmes un doux air de mélancolie, les enfans sont insolens et burlesques, l’âne et les chevaux sont chétifs à faire peur. Callot, en homme d’esprit qui grave de l’histoire, s’est bien gardé de brider les chevaux ; en effet, peu importe où ils iront. Où vont-ils ? d’où viennent-ils ? ils ne le savent pas eux-mêmes. Alors à quoi bon une bride pour guider les chevaux ? Ils s’avancent au hasard. L’âne seul est bridé, car l’âne a de la tête, et qui sait s’il voudrait suivre la compagnie ? Dans la seconde eau-forte de la jeunesse de Jacques Callot, nous assistons à une Halte de Bohémiens au premier cabaret d’un village. La troupe s’est installée avec armes et bagages dans un grenier à foin couvert de roseaux. Sur le premier plan, un homme à pied et une femme à cheval arrivent en traînards, avec un grand renfort de butin : lapins, poulardes, agneaux, et autres menues rapines. La femme va descendre de cheval ; avec ses cheveux épars, son collier de verroterie, sa draperie rayée, son sourire mutin, elle est agréable à voir. Un galant bien équipé lui offre gracieusement la main ; comme contraste, son compagnon d’aventures est bien le plus splendide coquin qu’on puisse imaginer : carabine, sabre, coutelas, rien ne lui manque. Un singe, qui sans doute était de la partie, se promène sur le dos de ce terrible bohémien. Le reste de la troupe est déjà installé, à ce point que les cochons qui habitaient le rez-de-chaussée du grenier à foin ont pris la fuite dans leur panique : les pauvres bêtes n’avaient jamais vu si mauvaise compagnie. Leur fuite est plaisante, ils renversent tout sur leur passage, même les bohémiens. Devant l’habitation se pavanent avec leurs guenilles majestueuses et leurs coiffures pittoresques les dignitaires de la bande ; à la suite de ce groupe, qui sent sa canaille bien née, se dresse une échelle où grimpent des enfans qui vont au grenier ; presque sous l’échelle, reconnaissez-vous le chapeau à plumes de notre ami Jacques Callot, assis à côté d’une des jolies bohémiennes ? L’artiste a bien voulu dire qu’il était là, mais il n’a pas voulu montrer la figure qu’il y faisait. Nous n’entrerons pas dans le grenier, où il doit se passer des choses très curieuses, à en juger par ce qui se voit à la porte et sur le toit. Fermons la porte. Sur le toit, un chat va sauter sur un oiseau, un chien va mordre la queue du chat, un bâton bien lancé va frapper le chien : c’est tout un drame à la Callot. Les bohémiens allaient à Florence pour la foire de la madone ; ils ne laissèrent pas à leur hôte le temps de visiter tout à son gré Milan, Parme, Bologne ; il jeta à peine un regard sur les palais, les colonnades, les obélisques, les fontaines, les statues ; il allait, il allait, de plus en plus ébloui et enchanté. C’était une ivresse sans fin qui ne lui laissait pas le loisir de penser à sa présence parmi des bohémiens, même quand la troupe se donnait en spectacle. Or, à Florence, un gentilhomme piémontais, devenu officier du grand-duc, rencontra Callot parmi les bohémiens ; du premier coup d’œil, il fut surpris de la figure délicate et des nobles façons de cet enfant égaré ; il ne pouvait croire qu’il allât de pair et compagnie avec cette horde sans feu ni lieu, sans foi ni loi, qui secouait alors sa misère par des chants et des danses bizarres. Callot demeurait au milieu des bohémiens pendant leurs ébats grotesques, mais il était aisé de voir qu’il n’appartenait pas à cette grande famille vagabonde ; son regard distrait s’arrêtait émerveillé sur les sculptures d’une fontaine, tandis que tous les autres regards demandaient l’aumône aux spectateurs florentins. Le gentilhomme voulut savoir à quoi s’en tenir ; il appela Jacques et le questionna d’un air plus paternel que n’avait fait le héraut d’armes de Nancy. Jacques répondit par signes qu’il n’entendait rien à la langue italienne ; le gentilhomme, qui savait un peu de mauvais français, parvint à se mettre en communication plus directe avec Jacques. Il apprit en quelques mots comment cet autre enfant prodigue était parti un beau matin de Nancy pour Rome, n’ayant pour tout bagage que sa grande jeunesse et ses verdoyantes espérances ; comment il avait rencontré, dans sa route et fort à propos, ces braves bohémiens qui l’hébergeaient, lui donnaient son pain et son gîte sans trop l’associer à leur brigandage ; comment enfin il espérait arriver bientôt à Rome pour étudier les grands maîtres, et devenir lui-même un grand maître s’il plaisait à Dieu. Cette volonté sûre et raisonnée dans un enfant de douze à treize ans intéressa très vivement l’officier du grand-duc. Il n’avait jamais protégé personne, il voulut être bon à quelqu’un et à quelque chose. Il prit la main de Callot et l’emmena du même pas chez un peintre et graveur de ses amis, Ganta Gallina : « Faites pour celui-ci comme pour un mien ; faites qu’il devienne digne de vous et de moi. » Callot fut admis à l’instant même ; il dut trouver, en fin de compte, qu’il n’en coûtait pas cher pour aller étudier en Italie. Au bout de six semaines, Callot avertit son protecteur qu’il voulait partir pour Rome ; Rome était la fontaine des arts, il voulait boire aux sources pures où le divin Raphaël avait trempé ses lèvres. Le protecteur craignit d’avoir servi un enfant plus vagabond qu’artiste ; pourtant, comme il aimait Jacques, il voulut le protéger encore de sa bourse et de ses conseils. Il lui acheta une mule, lui remplit une valise, lui recommanda les bons chemins dans tous les passages de la vie, lui promit de l’aller voir à Rome, enfin lui dit adieu avec des larmes, en bon père de famille. Jacques, fièrement campé sur la mule, versa aussi des larmes ; mais, une fois en route, il oublia bientôt son protecteur pour ne voir que l’horizon attrayant où flottaient ses espérances : l’ingrate enfance ne laisse rien derrière elle. Le voyage de Callot fut béni du ciel. Il s’arrêta à Sienne, pour visiter l’église. En considérant le pavé du dôme, cette splendide mosaïque de Duccio, il prit une bonne leçon de gravure. Il se proposa, s’il lui arrivait plus tard de graver, de faire ses figures d’un seul trait, grossissant plus ou moins les lignes avec l’échoppe, sans se servir de hachures. Aux portes de Rome, il laissa aller la mule à sa fantaisie. La bête, qui avait pris un peu de l’humeur vagabonde de son maître, se mit sans façon à une espèce de ratelier ambulant, c’est-à-dire qu’elle suivit pas à pas un âne chargé de légumes verts, donnant çà et là un coup de dent. Jacques ne voyait pas ce petit tableau de genre ; son regard ébloui s’égarait au grand tableau de la ville éternelle, où le soleil à son couchant semait une poussière d’or. Il touchait donc au but ; mais, comme il arrive si souvent, il fut arrêté au moment suprême. Des marchands de Nancy, quittant Rome pour retourner en leur pays, rencontrèrent Jacques Callot perché sur sa mule, le nez au vent, près de recevoir la bastonnade du maître de l’âne qui marchait devant lui. — Ohé ! messire Jacques Callot, où allez-vous ainsi ? — Le jeune voyageur comprit le danger de la rencontre ; il voulut piquer des deux, mais le moyen de s’échapper avec une mule italienne qui pâture si agréablement ! Les marchands nancéiens eurent le temps de saisir le fugitif. Comme les bonnes gens avaient été témoins du chagrin de la famille Callot, ils jurèrent aussitôt de le reconduire sous bonne escorte au seuil paternel. Jacques eut beau faire, il eut beau prier à mains jointes et pleurer de colère, il lui fallut obéir. Il dit adieu à Rome avant d’y être entré.

IV.

Callot tenta à diverses reprises de s’échapper de la caravane marchande, mais les Nancéiens tinrent bon ; il ne fut jamais perdu de vue ; sa mule ne marchait qu’au milieu des autres, toutes ses tentatives furent vaines. Quoiqu’il voyageât avec d’honnêtes gens, il regretta de tout son cœur ces pendarts de bohémiens, répétant cette sentence des gueux d’Italie : on ne s’amuse bien qu’en mauvaise compagnie. Il arriva à Nancy après un mois de cet ennuyeux voyage. Son père l’accueillit par un sermon sur l’école buissonnière et un discours sur la science héraldique ; aussi Callot se promit bien de voyager encore. Il ne fut retenu un peu que par les larmes de sa mère.

Vous le savez, vous le devinez, Jacques repartit bientôt avec une bourse légère, sans avertir personne. Il prit la route d’Italie par la Savoie, après avoir côtoyé le lac de Genève. On n’a pas l’historique de ce second voyage ; on sait à peine qu’il vécut en aventurier dans les mauvaises hôtelleries, souvent en compagnie de pèlerins, de comédiens, de matamores, de gueux de toute espèce. Il arriva à Turin sans trop de mésaventures, mais à Turin il fit encore une mauvaise rencontre, celle de son frère le procureur, qui voyageait pour la justice. Aussi ce frère impitoyable s’empressa-t-il de lui signifier qu’il le prenait en flagrant délit contre l’autorité paternelle, qu’en conséquence il le condamnait à rebrousser chemin.

Le croira-t-on ? le pauvre Jacques fut contraint de retourner à Nancy, à la requête du procureur, en croupe sur le cheval de dame justice. Ce qu’on croira avec plus de peine, c’est que Jacques partit une troisième fois, mais avec le consentement et les larmes protectrices de son père lui-même. Il partit à la suite de l’ambassade de Lorraine, qui allait apprendre au pape l’avénement au trône de Henri II. Callot avait quinze ans, il n’y avait pas encore de temps perdu pour étudier à Rome. On peindrait mal son enthousiasme pour les merveilles de l’antique cité ; ce fut pourtant un enthousiasme passager, car bientôt il se complut mieux au spectacle de la rue qu’à la contemplation des chefs-d’œuvre de Michel-Ange ; la signora Lavinia, avec sa robe à queue et son chapeau à plumes, éveilla mieux sa verve que la vierge adorable de Raphaël. Il travailla sous plusieurs maîtres, mais il n’écouta jamais que lui-même. À force de faire de légers croquis, de représenter, comme le vieux Timante, beaucoup de choses en peu d’espace, il sentit vaguement que son avenir n’était pas dans la peinture ; d’ailleurs alors, malgré les nobles tentatives des Carraches, la peinture tombait en décadence. Il se prit pour la gravure d’une belle ardeur, comme il avait fait pour le dessin. Il entra à l’atelier de Thomassin, un vieux graveur français qui s’était fixé à Rome. La gravure était encore un art au berceau ; hormis Albert Dürer et quelques artistes allemands, tous les graveurs s’ensevelissaient dans les langes de ce nouveau venu. Thomassin, avec un talent assez mince, avait fait fortune à Rome. Il gravait des sujets religieux, çà et là un sujet profane ; Jacques Callot lui vint en bonne aide ; tout jeune qu’il était, il lui découvrit à chaque planche nouvelle quelque ressource inconnue. Seulement, Callot s’ennuyait de toujours graver des figures de saints en extase. Dès qu’il était un peu libre, il lâchait la bride à sa fantaisie ; il se rappelait les mendians, les comédiens en plein vent, les joueurs de luth, les polichinelles, les matamores, et autres curiosités de l’espèce humaine. Il donnait le premier trait à sa cour des miracles, à cette grande œuvre légère et profonde, bouffonne et sérieuse, plus triste que gaie, qu’il nous a laissée pour étude. Sous Thomassin, il a gravé au burin, mais de ses estampes sous ce maître on ne remarque guère que les Sept Péchés mortels d’après un peintre florentin. Le burin était une arme trop lente pour un homme qui avait tant à créer ; il ne grava bientôt plus qu’à l’eau-forte. Dans la gravure à l’eau-forte, une découverte le servit beaucoup : il trouva que le vernis des luthiers, qui sèche à l’instant, allait mieux à son travail que le vernis mou, laissant au graveur le loisir de garder ses planches inachevées et de mieux creuser le trait.

Un jour, le crayon lui tomba des mains, sa pensée s’attacha avec amour au souvenir de ces deux charmantes bohémiennes perdues à jamais, qui l’avaient aimé mieux qu’on n’aime un enfant. Bientôt, dans les images de sa rêverie, où vivaient encore tous les traits de ces deux têtes passionnées, il vit apparaître comme par enchantement la belle et fière figure de la signora Bianca, la jeune épouse du vieux Thomassin. Elle descendait quelquefois à l’atelier, elle prenait plaisir à voir Callot à l’œuvre, elle lui souriait avec ses lèvres de grenade et ses dents de perles. Il voulut en vain se défendre des attraits de la signora : son cœur était atteint, il n’eut pas la force de résister à son cœur.

J’ai lu cette histoire dans les Curiosités galantes, où elle a pour titre : le Tableau Parlant (Amsterdam 1687). Voici comment le chroniqueur raconte l’amour coupable de Jacques Callot. Thomassin habitait un palais sur les bords du Tibre. Sa main déjà défaillante avait formé dans ce palais un gracieux nid d’amour pour sa jeune femme. Il avait eu l’esprit, malgré sa passion pour la peinture, de n’accrocher que des glaces de Venise dans la chambre de la signora, de sorte que toutes ces glaces, en la représentant, formaient les plus doux tableaux du monde. Quel plus joli tableau en effet, — l’Albane est de cet avis, — qu’une belle italienne, habillée ou non, nonchalante et coquette, à son lever et à son coucher ! L’ameublement, bien digne de la signora, ne se composait guère que de fantaisies de sultane favorite ou de reine ennuyée : les plus riches tapis de Turquie, des porcelaines de Chine, des éventails d’Espagne, des pierreries du Mogol, les richesses de tous les pays étaient rassemblées dans ce temple profane. Que dirai-je du lit ? Je ne l’ai pas vu. À en croire le livre que j’ai sous les yeux, le lit était tout de soie et d’or. En disant que Thomassin avait eu le bon goût de n’accrocher aucune figure, dans cette chambre, je me trompe : entre deux glaces, il avait suspendu, devinez quoi ? son portrait à lui-même. C’était le seul reproche qu’on pût faire à cette chambre. Il faut dire que le bon vieux graveur n’y était souffert qu’en peinture. Mme Thomassin ne permettait guère à son mari que de lui baiser les mains quand ils se rencontraient dans la galerie de tableaux, ou quand elle allait dans l’atelier pour voir Callot.

Callot avait vingt ans ; c’était alors un joli garçon distrait et pensif, sachant porter sa moustache et porter son épée. Il aimait le luxe en toute chose ; son habillement était des plus gracieux ; son pourpoint de velours donnait passage à des cascades de dentelles ; nul cavalier n’avait plus belles plumes à son feutre.

Deux jeunes cœurs qui reposent sous le même toit finissent toujours par battre l’un pour l’autre. Callot devint amoureux de la signora Bianca. La signora, malgré sa fierté, se sentait un faible pour Callot ; elle se plaisait à le voir, à lui parler, à lui allumer l’ame, comme dit le chroniqueur, aux flammes de ses beaux yeux. Le bon vieux Thomassin n’y voyait que du feu, au point qu’il priait Callot d’accompagner sa femme à la messe et à la promenade les jours où la goutte le retenait de force au logis. Le jeune graveur trouvait tout cela charmant. À la promenade, il ne voyait qu’elle seule, il n’adorait qu’elle seule à la messe. Durant six belles semaines, tout alla pour le mieux. Callot se contentait de voir et d’admirer, c’était la joie pure des yeux et de l’ame, c’était l’aurore sans nuages de l’amour ; mais enfin les nuages apparurent, le ciel s’obscurcit, l’orage descendit au cœur de Callot : il alla plus loin dans ses rêves, il s’égara dans les sentiers touffus où les roses secouées ont un charme enivrant. Il sentit qu’il n’apaiserait son cœur que sur le cœur de la signora ; un baiser, un seul baiser, dérobé d’abord et accordé ensuite, voilà ce qu’il voulait avec une ardeur sans pareille. Comment arriver là ? Dans le jardin du palais, il y a des bosquets de myrtes et d’orangers ; sur le Tibre, la signora n’a-t-elle pas une nacelle en bois des Indes ? Callot n’était ni paysagiste, ni romanesque ; il avait vu la chambre de la signora, c’était dans ce paradis de Mahomet, le soir, quand la dame, au retour de quelques conversazioni, déposait son éventail tout en regardant au miroir si sa beauté n’avait rien perdu de son éclat, c’était là qu’il voulait se jeter à ses pieds, lui saisir la main et surprendre un baiser. L’aventure était difficile, nul homme n’entrait dans la chambre de Bianca ; à peine si Thomassin lui-même, dans son culte bizarre, y était admis à lui baiser les pieds à l’anniversaire du mariage. Jacques Callot se mit dans les bonnes graces de la femme d’atour de la signora ; cette fille consentit, coûte que coûte, à lui donner la clé de la chambre, se réservant de dire qu’elle l’avait perdue. C’était une clé d’argent ciselée par un Benvenuto Cellini du temps. Le graveur ne prit pas le loisir d’admirer le travail de l’artiste ; il alla en toute hâte vers la chambre, attiré par le démon de l’amour. Il tressaillit au petit bruit clair produit par la clé dans la serrure. La porte s’ouvrit, son premier regard s’arrêta sur une lampe d’or suspendue au plafond par une chaîne d’argent. La lampe brûlait toujours pour chasser les songes noirs ; sa lumière pâle et triste venait mourir au bord du lit, sur les amples rideaux de gaze. Jacques Callot entra sur la pointe des pieds, ne sachant trop ce qu’il allait faire, tremblant de réveiller la dame. Il avança, respirant à peine, effrayé du silence, effrayé de son amour, effrayé de voir de tous côtés, dans le fond assombri des glaces, sa pâle figure qui se reproduisait à l’infini. Arrivé près du lit, il jeta un regard furtif vers l’oreiller, il découvrit dans l’ombre des rideaux la belle figure de la signora, qui dormait, ou qui faisait semblant de dormir, dit le malin chroniqueur. Callot ne put s’empêcher de soulever un peu le rideau. Le sillon de lumière qui ne touchait que la courtine de gaze tomba sur le bras de la signora, un bras que le Titien eût désespéré de peindre, tant il y avait de grace voluptueuse dans le contour. Callot tourna la tête comme pour voir si quelque lutin malveillant ne le suivait point. Que vit-il ? Thomassin lui-même, le digne et grave Thomassin avec sa mine demi-souriante et demi-renfrognée. Jacques Callot laissa échapper le rideau, mais il se rassura au même instant : ce n’était que le portrait de Thomassin. Le pauvre homme ! murmura-t-il en écartant encore la gaze et le satin. Cette fois la lampe éclaira l’épaule demi-nue de la signora ; du premier coup d’œil, Jacques Callot ne vit qu’une boucle de cheveux et un flot de dentelles. Peu à peu son regard traversa le voile trop léger, sa bouche voulut suivre son regard ; mais par un hasard, je ne dirai pas providentiel, sa bouche rencontra les lèvres de la dame, qui s’éveilla tout doucement, comme il arrive dans un songe aimable. Jusque-là, observe le chroniqueur, elle n’avait eu garde de s’éveiller.

— Est-ce un songe ? demanda la signora pour avoir plus de temps à ne pas savoir où elle en était.

— Oui, c’est un songe, murmura Callot en lui saisissant la main.

— Où suis-je ? Que vois-je ? C’est vous, Jacques !

— Ne craignez rien, murmura le jeune homme en tombant agenouillé sur le tapis ; je suis venu malgré moi-même, tant votre image me fascine.

— Voilà bien de l’audace ! Vous êtes entré par la fenêtre ?

— Par la porte, dit Jacques en rougissant.

— Et si maître Thomassin survenait par le chemin que vous avez pris ?

Disant cela, la signora regardait le portrait de son mari. Involontairement Jacques Callot regarda aussi le portrait.

— C’est étrange, dit-il avec émotion.

— Qu’avez-vous donc ?

— Rien. Ce portrait est d’une ressemblance frappante. N’en parlons plus ; laissez parler mon cœur, qui est plein de vous-même ; c’est un plus joli sujet de conversation.

— Je sais tout ce que vous voulez me dire. Retournez à votre chambre, oubliez que vous êtes entré ici par égarement et par surprise. Pas un mot de plus, et je vous pardonne.

— Partir ! Vous ne devinez donc pas tout ce qu’il m’a fallu d’héroïsme amoureux pour venir ici ?

Callot toucha au même instant de la main et des lèvres la blanche main de la signora. Un son de voix couvrit le bruit du baiser. La dame poussa un petit cri aigu ; Callot tourna la tête avec inquiétude. Il ne vit rien de nouveau ; son regard un peu effaré s’arrêta encore sur le portrait de son maître. — Ce diable de portrait, dit-il en souriant, est bien capable de donner son avis.

Et par un semblant d’audace mal entendue, Jacques Callot se leva et s’avança d’un air moqueur vers le portrait.

— Voyons, maître Thomassin, donnez-nous votre avis.

À cet instant solennel, le portrait se détourna pour laisser passer l’original.

— Mon avis, dit maître Thomassin avec fureur, c’est que vous passiez par la fenêtre.

Cette fois, Callot lui-même croyait rêver. Il jugea à propos de laisser en galant tête-à-tête M.  et Mme Thomassin. Repoussant le bras du vieux graveur, qui trépignait de rage, il se jeta vivement vers la porte que masquait le portrait, et descendit en toute hâte un escalier dérobé qui aboutissait à un cabinet de Thomassin. De ce cabinet, Jacques passa dans l’atelier, où il attendit patiemment le jour. Le jour venu, il rassembla quelques gravures et partit sans autre bagage, comprenant bien qu’il ne pouvait demeurer désormais sous le même toit que le bon Thomassin. Il songea d’abord à rester à Rome, mais le même jour il partit pour Florence avec un muletier, pensant qu’il fallait à jamais fuir la signora pour vivre en paix avec son cœur. En disant adieu à Rome, il tomba dans un grand désenchantement : il lui sembla qu’il fuyait sans retour toutes les joies de la jeunesse, les chimères brillantes de gloire et d’amour, les rêves enivrans d’une imagination exaltée, la coupe enchantée où il avait à peine mouillé ses lèvres avides, le palais qu’il avait bâti sur un sable d’or, en un mot tous les trésors de son ame. Hélas ! s’écria-t-il, pour retrouver ce bonheur de vingt ans, reviendrai-je la voir un jour ? Et dans l’horizon serein il cherchait la figure si belle et si attrayante de la signora. Il ne revit pas Mme Thomassin ; il ne revint pas à Rome. Comme il l’avait pressenti, la ville éternelle fut le tombeau du plus beau temps de sa vie, des songes amoureux de son ame, du printemps de son cœur. Une fois parti de Rome, la vie de Callot perd son caractère aventureux et piquant ; elle ne nous offre plus guère que des veilles laborieuses succédant à des jours paisibles.

V.

Jacques Callot allait à Florence sans savoir s’il y séjournerait ; il espérait trouver une place dans l’atelier de son premier maître. Il était à peu près sans ressources ; ce qui était bien pis, il était sans courage. Il s’abandonnait indolemment à son étoile un peu capricieuse. À la porte de la ville, il fut arrêté comme étranger. Déjà de mauvaise humeur dans l’incertitude de son sort, il se mit en colère et voulut résister. Il demanda à être conduit sans retard au palais du grand-duc, exposa ses griefs et ses titres à son altesse Cosme II. Le grand-duc, qui accueillait et protégeait royalement les artistes de tous ordres, dit à Jacques Callot qu’il se félicitait qu’on l’eût arrêté dans ses états, que lui-même prétendait le retenir de force en son palais, où il y avait une grande école de peinture, de sculpture et de gravure. Callot fut enchanté du contre-temps ; il s’installa au palais et se remit au travail avec plus d’ardeur que chez Thomassin. Outre son ancien maître qu’il avait retrouvé, il rencontra un peintre et graveur qui lui fut précieux ; c’était Alphonse Parigi, qui préparait le recueil des scènes de ballet, carrousels et comédies formant le spectacle pompeux du grand-duc. Callot passa quelque temps à cette œuvre. Ce fut alors, s’il en faut croire quelques indices, que pour se délasser Callot prit çà et là le pinceau des mains de ses amis les peintres Stella et Napolitain. Il peignit au hasard, n’écoutant que sa fantaisie, quelques sujets flamands par le style. Dans la galerie du palais Corsini, on trouve douze petites toiles représentant la Vie du Soldat ; le catalogue les signe du nom de Jacques Callot, mais les catalogues se trompent souvent. Un petit tableau plus authentique est demeuré dans la galerie de Florence, en témoignage du talent de Callot comme peintre. Ce tableau est dans la salle des Allemands et des Hollandais. Il représente un guerrier vu à mi-corps, costumé à l’espagnole, avec coiffure à panache. On retrouve la manière piquante du graveur dans ce petit tableau ; c’est la même pureté de dessin, la même touche fière et fine, la même grace ingénieuse de composition. On dirait presque une page légère de Terburg. Du reste, il ne faut pas s’y méprendre, Callot n’a jamais été un peintre, pas plus que Jean-Jacques n’a été un musicien ; l’effet du hasard ou du caprice ne doit guère compter dans les arts. Les enthousiastes de Callot ont voulu à toute force nous le représenter comme peintre ; ils ont vu partout de ses œuvres au pinceau, peu s’en faut qu’ils ne l’aient déclaré plus fécond que Van Ostade. Je pense qu’il faut accorder plus de foi à Vasari, à Balduccini et à l’abbé Lanzi, qui gardent le silence sur Callot dans leurs histoires de la peinture.

Callot demeura dix ans à Florence. Cosme II étant mort, Ferdinand lui accorda pareille protection. Il fut même honoré, comme les beaux génies du grand-duché, d’une médaille d’or suspendue à une chaîne précieuse. Durant ces dix années de labeur à peine fleuries de quelques amours en plein vent, il grava, entre autres sujets dignes de son talent, le Puits et le Purgatoire, le Voyage de la Terre-Sainte, le Massacre des Innocens, la Foire de l’Imprunetta, la Grande Passion, la Vie du Soldat, et mille autres fantaisies charmantes et grotesques, toujours originales.

Ces planches sont presque toutes des merveilles de l’art ; Callot y est arrivé à des effets magiques inconnus avant lui, inconnus après lui pour ses imitateurs même. Jamais le cuivre ne résistait à sa main puissante, sur le cuivre il créait ; on peut pousser l’image jusqu’à dire qu’il tira un monde du chaos, un triste monde, il est vrai. Il ne fut pas un créateur sévère et naïf, car il voyait tout par le prisme de sa fantaisie. Peut-être, en grand poète, a-t-il compris que tout se touche dans la vie, le grandiose et le grotesque, la douleur et la joie, la boue et l’or ; que, dans les pages les plus sérieuses de ce grand livre, il y a toujours le mot pour rire.

Dès la fin de son séjour à Florence, le travail était devenu sa seule passion, passion de plus en plus envahissante, sans pitié, sans relâche, qui le conduisit au tombeau jeune encore, mais déjà courbé, flétri, épuisé comme un noble cheval qui a couru le prix trop long-temps. Le pauvre artiste avait perdu sans retour, par un fatal aveuglement, ce trésor précieux qui s’appelle le temps. Malheur à ceux que le temps dépasse et entraîne ! Le pauvre Callot n’avait plus d’yeux que pour graver ; s’il sortait de l’atelier, ce n’était que pour chercher des sujets de gravure : un mendiant, un soldat, enfin quelque acteur bizarre de la comédie humaine. Il ne se donnait pas le temps d’admirer les grandeurs et les beautés de la création, ni le soleil, ni les étoiles d’or, ni les fleurs qui secouent leur baume, ni les beaux soirs, ni les belles nuits, ni la verdure, ni les cascades, ni les filles de vingt ans. Il semblait que Dieu ne lui eût donné que le cuivre pour toute joie ; du cœur et de l’esprit, il n’était plus guère question.

Il retourna à Nancy. Un soir, le vieux héraut d’armes, penché à la fenêtre, voyant s’arrêter un carrosse à la porte de sa maison, demanda à sa femme si c’était un équipage de la cour. La bonne dame Renée, qui voyait plus clair que lui du cœur et des yeux, s’écria en tombant sans force sur le rebord de la croisée : C’est Jacques ! c’est ton fils ! Le vieux héraut descendit en toute hâte, se demandant s’il était possible que son fils, le graveur de niaiseries, revînt en équipage. Il l’embrassa gravement, et, après la première étreinte, il s’empressa de voir si les armes de Callot étaient peintes sur le carrosse. Il mit ses lunettes, et découvrit avec une joie orgueilleuse le blason de son fils : cinq étoiles formant une croix, « la croix du travail, a-t-on dit, car les étoiles indiquaient les veilles de Callot et ses espérances de gloire. »

Un peu fatigué de ses courses vagabondes, Callot résolut de finir ses jours à Nancy ; il acheta une maison et se maria. On ne dit rien de sa femme Catherine Kuttinger, sinon qu’elle était veuve et qu’elle avait une fille. Ce devait être à coup sûr un mariage de raison. À peine marié, il devint très dévot ; il assista à la messe tous les matins et passa tous les soirs une heure en prières. Était-ce pour remercier Dieu de lui avoir donné une bonne femme ? Était-ce pour se consoler d’un triste mariage ? Il se remit à l’œuvre, mais adieu les folles inspirations, adieu la satire et la gaieté ! S’il lui revient quelques élans de ses beaux jours, c’est que la nature la plus éteinte reprend encore çà et là des étincelles. Son burin n’aborda plus que des sujets religieux ou des sujets sévères.

Son talent, comme tous les talens originaux, avait partout du retentissement ; à Paris, à la cour même, on admirait ses prodigieuses fantaisies. Le roi Louis XIII, près de partir pour le siége de La Rochelle, appela le graveur lorrain dans sa suite en disant que celui-là seul était digne d’immortaliser ses victoires. Jacques Callot, un peu revenu des vanités humaines, plus touché de la gloire de Dieu que de celle des hommes, obéit avec quelque regret ; car comment irait-il à la messe là-bas au milieu de tous ces soldats sans foi ni loi ? Après le siége, il revint à Paris achever les gravures de ce fait d’armes. Il fut logé au Luxembourg, où il retrouva son ami Sylvestre Israël, et où il se lia avec quelques décorateurs du palais, décorateurs assez remarquables, tels que Rubens, S. Vouet, Poussin, Philippe de Champagne et Lesueur.

Malgré des amitiés illustres, la protection de Louis XIII, les mille attraits de Paris, Callot repartit pour Nancy dès que son travail fut à bout. Il aimait plus que tout autre la paix, le silence, l’horizon borné. Il laissa le soin d’éditer ses œuvres à son ami Israël, qui poussa la bonne amitié, je parle ici sans raillerie, jusqu’à signer de son nom grand nombre des gravures de Callot ; mais le plus souvent il se contentait de les mettre en lumière, suivant son expeession, c’est-à-dire de les publier. Voici à peu près le titre de toutes ces gravures : « Les Misères et Malheurs de la guerre, représentés par Jacques Callot, noble Lorrain, et mis en lumière par Israël, son ami. » Quelquefois Israël veut faire le bel esprit ; rien n’est curieux à voir comme ses naïvetés de style ; on dirait un enfant ou un maître d’école qui tient la plume. Callot était surtout revenu à Nancy par amour pour sa famille et sa ville natale. C’était un artiste national. « Il avait quitté avec mépris, dit un historien de Nancy, le peuple servile d’Italie ; il était revenu à Nancy déposer humblement sa gloire et vivre de son génie. » Il aimait son pays d’un amour noble et fier ; en cela, il avait mordu aux traditions paternelles. Dans ses heures de loisir, il étudiait avec une religion toute nationale les hauts faits d’armes de la Lorraine, comme la défaite des Bourguignons, où les Nancéiens accordèrent au vainqueur de Gand, de Liége et de Monthléry, Charles-le-Téméraire, l’hospitalité de la mort. — Ah ! s’écriait Jacques Callot avec l’historien latin, les Grecs sont glorieux par leurs guerres, mais surtout par le récit de leurs victoires. Il ne manque plus à notre pays qu’un Xénophon. — Il laissa parmi ses gravures inachevées une figure allégorique de la Lorraine, surmontée d’un blason ayant pour devise : Dieu et mon épée. En effet, dans le beau temps du vasselage universel, la Lorraine était maîtresse d’elle-même, maîtresse de sa gloire, de son travail et de sa pensée. Jacques Callot était venu dans la splendeur du duché royal ; il avait assisté aux beaux règnes de Charles III et de Henri II. Toute la noblesse était illustre par ses actions, la bourgeoisie laborieuse et intelligente, le peuple heureux de ses chaînes légères ; les arts étaient dignement représentés en peinture, musique et gravure ; la religion avait pour appui la bonne foi de nos aïeux ; l’industrie élevait déjà ses manufactures ; le laboureur bénissait la paix honorable. Nancy, protégée de quatre bastions gigantesques, chef-d’œuvre d’Orphée de Galéan, semblait dire aux étrangers, par les ornemens en sculpture de ces bastions : Respectez l’empire des arts et de la liberté. Mais Jacques Callot eut la douleur d’assister à la décadence de sa nation (le mot est dans les écrits du temps). Charles IV, un soldat téméraire dont l’épée était toute la politique, laissa abattre peu à peu, par un fatal aveuglement, le noble et grand édifice que Henri lui avait confié. Sous ses mains imprudentes, Nancy perdait tout, hormis l’honneur. L’origine des grandes infortunes qui vinrent accabler ce pays fut Gaston d’Orléans, Charles IV lui accorda sa sœur en mariage. Le cardinal de Richelieu fut irrité contre cet allié de son ennemi à ce point que Louis XIII vint assiéger Nancy à la tête de ses meilleurs soldats. Le roi, sur les promesses du cardinal, s’imaginait qu’il allait réduire cette ville comme La Rochelle ; mais il fut désappointé en découvrant que Nancy était la place la mieux fortifiée et la mieux défendue du monde chrétien.

Louis XIII se tint à distance et perdit courage. La mauvaise saison arrivait, on se désespéra sous la tente du roi, on parla de lever le siége, quand le cardinal, qui voulait un triomphe à tout prix, au prix de l’honneur même, en vint à ses fins par un mensonge suivi d’une violation du droit des gens. Il attira le duc Charles près de Louis XIII, dans l’espérance de signer des préliminaires de paix. Le duc de Lorraine se présenta sans défiance au camp de l’armée française, où le roi, pour obéir au cardinal, le fit prisonnier et lui arracha l’ordre d’ouvrir les portes de Nancy. La princesse de Phalsbourg, qui défendait sa capitale en héroïne, ne voulait tenir aucun compte de cette dépêche d’un souverain captif ; mais le gouverneur voulut obéir à son maître. Les Français, faut-il le dire ? abusèrent de cette surprise ; la garnison, contrainte de mettre bas les armes, pleurait de rage : « Ah ! si nous avions su cela, le roi ne serait entré que par la brèche et sur nos corps ! » Jacques Callot avait été du conseil tenu par la fière Henriette de Phalsbourg ; quand il vit que tout était perdu, il s’enferma dans son cabinet pour comprimer sa colère ; il pleura de rage en entendant les fanfares des vainqueurs étouffer les sanglots des vaincus. Tous les artistes insoucians de la ville allèrent faire leur cour à Louis XIII, qui s’étonna de ne point voir Callot parmi eux. — Il a donc oublié mes bienfaits ? dit Louis XIII à Claude de Ruet. Le peintre alla répéter au graveur le mot du roi. — Oui, dit le brave artiste avec indignation ; oui, j’ai oublié ses bienfaits depuis qu’il est entré tout armé par les portes ouvertes de Nancy. Claude de Ruet engagea son ami à le suivre au palais ducal, où Louis XIII donnait audience. — Jamais, dit Jacques Callot. Le peintre le laissa à sa colère et à sa douleur ; à peine était-il sorti, qu’un ordre vint signé du duc Charles : « Jacques Callot est appelé au palais devant le roi. » — Eh bien ! donc, j’irai, mais sans courber le front. — Le roi l’accueillit très gracieusement : — Maître Callot, nous n’avons pas oublié que vous avez mis votre talent au service de notre gloire ; vous avez retracé pour les siècles futurs la prise de l’île de Rhé et le siége de la Rochelle ; à cette heure, vous allez représenter le siége de Nancy. — Callot, qui se sentit outragé, releva fièrement la tête : — Sire, répondit-il, je suis Lorrain, je me couperais plutôt le pouce !

Ayant dit cela, Jacques pensa bien qu’il allait payer cher sa réponse audacieuse. Toute la salle fut en rumeur, les courtisans se récrièrent, des épées furent tirées ; sur un signe, des soldats armés de pertuisanes se montrèrent à la porte ; d’un autre côté, les nobles Lorrains, demeurés fidèles à leur pays, firent cercle autour de Callot, décidés à le protéger et à le défendre, quand Louis XIII, qui avait çà et là l’ame d’un roi et d’un homme, dit à Callot, à la grande surprise de toute la cour et de l’artiste lui-même : — Monsieur Callot, votre réponse vous honore. — Et, se tournant vers les courtisans — Le duc de Lorraine est bien heureux d’avoir de tels sujets !

Cette même année, Jacques sentit déjà les atteintes du mal qui le tua lentement. Il voulut d’abord échapper à son amour du travail ; il rejeta le burin, il passa la belle saison à Villers, où son père avait une campagne. Il suivit d’un œil souriant les jeux folâtres de la fille de sa femme ; il l’emmenait en ses promenades pour la voir bondir dans la rosée comme une biche en gaieté. La nature, qui est une bonne mère pour ceux qui souffrent, loin d’apaiser le mal de Callot, l’irrita peut-être par son éclat printanier, son baume pénétrant, ses joyeuses chansons. D’ailleurs, Callot ne voyait guère ce tableau si doux des prairies diaprées, des bois frémissans, des haies en fleurs, des vergers épanouis. Il contemplait les images fantasques de son imagination ; il contemplait surtout alors… devinez quoi ? le diable ! Satan, ses peuplades infernales, ses flammes éternelles. Callot croyait fortement au diable, à ses pompes, à ses œuvres ; il voyait s’agiter sous son regard catholique les sept péchés capitaux en personne avec leurs attributs. Callot commençait déjà dans sa pensée son grand œuvre de la Tentation de saint Antoine, poème burlesque et grandiose dont presque toutes les pages sont dignes de l’Arioste et de Dante.

Ce fut aux portes du tombeau que Jacques Callot exécuta cette œuvre étrange avec une pieuse vénération pour saint Antoine. Ne voyez pas là du grotesque à faire peur ou à faire plaisir. Callot a voulu représenter le triomphe de la vertu résistant par le signe de la croix à toutes les attaques de l’enfer. C’est une œuvre pieuse faite, entre la messe et la prière du soir, par un poète un peu fantasque et fort chrétien ; c’est un vaste tableau d’une belle ordonnance, où l’on trouve fidèlement traduite la pensée de l’Évangile. Les plus orthodoxes ne pourraient guère reprocher à l’artiste que d’avoir fait le diable trop plaisant.

La Tentation de saint Antoine est à coup sûr une œuvre sérieuse. Callot, qui croyait au diable, comme Hoffmann, cet autre rêveur de la même famille, se fût bien gardé d’en rire. Il faut s’en prendre à son talent capricieux s’il a fait le diable si espiègle. Tous les accessoires de ce grand tableau nous paraîtraient moins grotesques, si nous pouvions nous-mêmes croire un peu plus au diable. Toutes les allégories imaginées par Callot sont étranges, mais très orthodoxes. L’idée de la Tentation lui vint à la lecture de Dante ; il relut le grand poète italien, il alluma son imagination aux rayons lumineux et fantastiques de cet astre de poésie, enfin il créa à son tour un poème sur cuivre digne de l’autre poème par la fougue, la force et le délire, poème étrange qui sent bien son enfer, et qui ferait peur au diable lui-même.

Les médecins lui ordonnèrent d’abandonner le travail, de vivre sans souci à la campagne, au grand soleil et au grand air. Il ne tint pas compte de l’ordonnance des médecins ; il voulut consacrer ses dernières forces à parachever son œuvre immense, ne trouvant de charme que dans le travail. Il était la proie d’une tristesse sans cause apparente ; il n’avait plus d’ardeur à rien, hormis à prier Dieu ; il n’était pas mort, et il n’était déjà plus de ce monde ; c’en était fait de son cœur, il porta plus d’une année le deuil de lui-même. Il faut croire que Catherine Kuttinger ne fut point pour lui une autre signora Bianca.

À ses derniers jours, cependant, Callot sembla renaître à la vie ; il secoua la poussière du tombeau avec ses songes trop catholiques, son cœur tressaillit encore une fois, un rayon de sa jeunesse ranima son ame éteinte. Il ressaisit sa pointe et grava, avec tout le feu de son meilleur temps, la planche connue sous le nom de la petite Treille. Figurez-vous une troupe de paysans attablés sous un berceau de vignes, à la porte d’un joyeux cabaret de village, célébrant par un baiser à leurs belles chaque broc de vin clairet qu’ils vident en chantant. C’est un dimanche après vêpres, le soleil descend à l’horizon, toute la nature est en fête, les oiseaux chantent sur les branches touffues où serpente la vigne en fleur ; sous les grands ormes frémissans, le ménétrier agace son violon pour appeler les filles. En voyant la joie sereine de ces buveurs, on se demande si le bonheur est au fond de leurs brocs, sur la lèvre de leurs belles, dans l’épanouissement de la nature. On s’arrête à ce tableau avec un charme infini, on prendrait, sans se faire prier, une place à la table rustique, on rejetterait sans regret sa petite part de vanité, pour respirer sous cette treille enchantée. Qui sait si Callot, désabusé de tout, n’a pas écrit là en mourant son dernier rêve ?

Callot acheva de mourir le 25 mars 1635, âgé de quarante-deux ans ; on l’inhuma dans le cloître des cordeliers ; on lui éleva un tombeau fastueux parmi les sépultures de la famille des ducs de Lorraine, tombeau surmonté d’une pyramide où était suspendu le portrait de l’artiste, peint sur marbre noir par son ami Michel Lasne. C’était un portrait de grandeur naturelle, d’une touche assez fière ; dans le cadre en pierre, une guirlande de feuilles de chêne était sculptée ; était-ce l’emblème des vertus nationales de Callot ? Le génie de son art, appuyé contre l’entourage, soutenait d’une main sa tête pensive, et de l’autre portait une palme. Callot était représenté avec des cheveux noirs partagés sur le front et coupés à la manière des curés de sa paroisse, une touffe de barbe en pointe au menton, des yeux ardens, un teint coloré. Il était vêtu d’un pourpoint noir, avec large fraise et manchettes retroussées. Enfin il avait au cou la chaîne d’or et la médaille du grand-duc de Florence. Au-dessous du portrait, sur une table de marbre, on lisait cette épitaphe d’un nouveau genre.

À LA POSTÉRITÉ.

« Passant, jette les yeux sur cette écriture, et tu sauras combien mon voyage a esté advancé ; tu ne seras pas marri si que je retarde un peu pour le tien : je suis Jacques Callot, ce grand et excellent cacographe qui repose en ce lieu en attendant la résurrection des corps. Ma naissance fut médiocre, ma condition noble, ma vie courte et heureuse ; mais ma renommée a esté et sera sans pareille. Personne ne m’a été égal en toutes sortes de perfections pour le dessin et la gravure sur l’airain. Toute la terre a consenti aux louanges extraordinaires qui m’ont esté données, sans que pour cela je sois jamais sorti de ma modestie naturelle. Je naquis à Nancy, l’année 1594, et mourus aussi à Nancy, le 25 mars 1635, au regret incroyable de la Lorraine, ma patrie, et de tous les plus rares esprits de notre siècle, et principalement de Catherine Kuttinger, mon épouse, qui, pour un dernier témoignange d’amitié, m’a fait ériger ce tombeau.

« Prie Dieu pour celui qui te ne priera jamais de rien, et passe. »


Les cordeliers, ne trouvant pas cette épitaphe à leur gré, l’effacèrent pour inscrire une épitaphe latine en beau style lapidaire terminée par ce distique : Stabit in æternum nomen et artis opus. Un ami de Callot, qui ne comprenait rien au grimoire des cordeliers, traça sous l’épitaphe latine ces lignes qui sont des vers, si j’en crois les rimes :

En vain tu ferais des volumes
Sur les louanges de Callot,
Pour moi je ne dirai qu’un mot :
Son burin vaut mieux que vos plumes.

Cette dernière épitaphe fut conservée ; on l’inscrivit sur un petit marbre ajouté sous le médaillon ; seulement on fit un erratum ; au lieu de vos plumes, on mit nos plumes, pour ne pas contrarier ces bons cordeliers. Il en coûte quelque chose pour être enterré en grand seigneur : en 1793, les sans-culottes, croyant avoir affaire à un grand duc, mutilèrent le portrait et détruisirent le tombeau. On retrouva la moitié du portrait, on parvint à sauver ce débris curieux. Après avoir subi les atteintes de la révolution française, les cendres de Callot, retrouvées en 1825, ont été religieusement transportées dans l’église. Callot repose, côte à côte avec les ducs de Lorraine, sous un tombeau en autel surmonté d’une pyramide. Il faut espérer qu’il reposera en paix cette fois jusqu’au jugement dernier.

VI.

L’œuvre de Callot se compose de près de quinze cents planches, en y comprenant celles signées d’Israël. Il faut passer à vol d’oiseau sur presque tous les petits sujets religieux : Callot sans fantaisie n’est plus lui-même. On voit qu’il s’ennuie à ce travail de petite patience. Où il s’épanouit dans tout son luxe, dans tout son éclat, dans toute son originalité, c’est dans la Tentation de saint Antoine, la Foire della madona Imprunetta, les Supplices, le Massacre des Innocens, les Malheurs et Misères de la Guerre, les gueux de toute forme et de toute espèce, depuis le spadassin effronté jusqu’au mendiant en guenilles. C’est dans cette galerie étrange que se peuvent étudier tous les trésors qu’il a prodigués dans l’art de créer en gravant.

Il gravait avec une agilité merveilleuse ; il a plus d’une fois terminé une planche en un jour ; ce n’était souvent qu’un jeu pour sa main féerique et son imagination si riche et si vive. Il lui arrivait, comme dans son Livre des Caprices, dans ses fantaisies et ses grotesques, de laisser aller sa main à l’aventure ; il devisait avec ses amis, jetait un mot plaisant en même temps qu’un trait bizarre, et s’étonnait lui-même d’avoir créé une figure. Et son burin était si fécond en ressources, que, dans ses innombrables créations, il ne se reproduisait jamais. C’était d’ailleurs un artiste sérieux, étudiant sans cesse, plein de son labeur, aimant l’odeur de la lampe. Il avait la passion de créer des gueux, des matamores, des scaramouches, comme d’autres ont celle de jouer ; c’était presque de l’ivresse ; quand il veillait, il disait à ses amis qu’il passait la nuit en famille.

Son génie a divers caractères dignes d’étude ; il est surtout hardi et fantasque. Quel que soit son déguisement, il étonne toujours. Sa manière est très précise de dessin et très finie de gravure ; aussi il exprime sans nulle confusion les mille actions tourbillonnantes des foires, des siéges, des camps, des spectacles. Il lui fallait, pour bien faire, peu de place et beaucoup de personnages, car en deux traits il créait une scène, un caractère, une physionomie. Selon le révérend père dom Calmet, « il est telle gravure de Callot où l’on peut, sous un écu de six francs, cacher cinq à six lieues de pays et une inconcevable multitude de figures toutes en action. » Jamais, en si peu d’espace, on n’a eu tant de feu, d’esprit, de finesse et de charme ; jamais on n’a été plus pittoresque. Salvator Rosa lui-même, dans ses eaux-fortes, ne surpasse pas le pittoresque du graveur lorrain. Toutefois, malgré sa merveilleuse adresse, Callot ne frappe pas toujours juste ; il vous éblouit, mais ne vous convainc pas. Il a surtout l’art de saisir et de surprendre ; une fois qu’il vous tient sous le charme d’une gravure, il ne vous lâche pas que vous n’ayez vu et revu la moitié de toutes ses magiques créations, je dis la moitié, car on ne peut jamais tout voir.

Il s’est rencontré un sculpteur sur bois, un bon bourgeois de Nancy, Laurent Mannoyse, qui a mis en relief la plupart des grotesques de Callot. L’œuvre de cet excellent figuriste était des plus curieux et des plus variés. Ses grotesques ont paré la cheminée et le bahut de nos pères. Ces figurines, dit au dernier siècle le cordelier F. Husson, auteur d’un éloge de Callot, remplacent avec agrément, sur les cheminées de Paris comme à Nancy, les magots de la Chine. On citait ces mendians comme de petites merveilles. Le temps a tout éparpillé, tout mutilé, tout détruit ; il ne nous est resté que le nom de l’artiste.

Venu après Albert Dürer et avant Rembrandt, Callot, malgré tout son génie, s’efface un peu entre ces deux grands maîtres en l’art de peindre et de graver. Albert Dürer est une imagination tout allemande, il est pur, il est simple, il est naïf jusqu’au sublime ; il dédaigne l’esprit et la manière ; il lui manque l’idéal du beau, mais il caresse avec amour l’idéal de l’expression. Le sentiment est son génie, la forme lui fait souvent défaut. Il copie la nature qu’il a sous les yeux, comme fait Callot ; mais Albert Dürer, s’élevant à la plus haute mission de l’art, ennoblit ses modèles par la grandeur des sujets. Callot, plus amoureux de la forme, se contente de faire jouer à son monde sa comédie fantasque. Le premier nous touche et nous fait rêver ; le second, avec toute sa grace piquante, son esprit original, son joli contour, nous éblouit et nous amuse. Raphaël, voyant les gravures sur bois d’Albert Dürer, lui demanda son portrait en lui envoyant le sien. Van Dick, voyant les merveilles de Callot, voulut peindre ce maître à son voyage en Flandre ; ils firent aussi un échange : pendant que Van Dick peignait, Callot dessinait son peintre. Si je ne craignais de comparer, je dirais qu’entre Callot et Albert Dürer il y a la distance du divin créateur de la Transfiguration au hardi portraitiste flamand.

Rembrandt, qui touche à la grande famille de Raphaël, Michel-Ange, Corrège, Poussin et Rubens, a été aussi, comme l’artiste lorrain, un peintre des haillons ; mais s’il est la plus haute poésie en guenilles, Callot n’est souvent que le caprice en guenilles. Rembrandt néglige le contour pour l’effet, Callot néglige l’effet pour le contour ; l’un est la couleur en gravure, l’autre le trait. Callot, né aux portes de l’Allemagne et de la Flandre, n’avait rien de la naïveté des Allemands, rien de l’effet vigoureux des Flamands ; né Français, il avait la netteté, la clarté et un peu de la philosophie de sa nation ; de plus, en Italie, sa seconde patrie, il avait trouvé le caprice ingénieux et la hardiesse spirituelle. Malgré la diversité de leur génie et de leur caractère, ces trois hommes seront toujours confondus dans une égale admiration, quand on parlera de ceux qui ont créé par la gravure. Tous trois ne se proposaient pas le même but, mais tous trois ont touché leur but.

La Fantaisie est la dixième muse, son domaine est partout où il y a des roses à cueillir, elle néglige le fruit doré qui courbe la branche ; c’est une écolière qui s’attarde le long des buissons odorans, qui se détourne pour cueillir un bluet ou pour boire au ruisseau. Elle va toujours comme l’abeille, elle butine la poésie sur les haies fleuries, au bord des sainfoins ; mais l’abeille retourne à sa ruche, tandis que l’écolière s’égare à la poursuite de ses chimères. La muse de Jacques Callot était la Fantaisie : esprit, grace, rime, rien ne manquait à ce joli poète, rien, hormis la raison. Sa Fantaisie n’est pas la jeune écolière, c’est une bohémienne en guenilles qui s’en va butinant l’aumône. D’où vient qu’elle nous charme sans nous émouvoir profondément ? C’est que Callot n’a pas peint l’homme avec sa joie ou sa douleur ; il a peint un masque piquant qui grimace la douleur ou la joie. Cet éternel tableau des misères humaines n’attriste ou n’égaie que l’esprit ; il attriste plutôt qu’il n’égaie, car, à la fin, c’est un peintre désolant que celui qui ne nous laisse jamais entrevoir ni le ciel, ni le paysage, à moins qu’il ne lui faille des arbres pour y pendre son monde. Sa comédie de quinze cents actes n’est donc ni franchement gaie, ni franchement triste ; il s’arrête à l’écorce, il ne frappe qu’à coups légers ; ses plus beaux tours de force dans les scaramouches, ses plus jolies grimaces dans les gueux nous font sourire du bout des lèvres, un sourire qui flotte, comme il flottait lui-même, entre le naturel et la manière. Son œuvre n’est pas le tableau de la vie, elle n’en est que le carnaval ; ses guenilles ne sont que des déguisemens ; grand nombre de ses personnages sont animés d’une légère ivresse, non pas l’ivresse du vin, mais l’ivresse du jeu, de l’insouciance, de la musique, du pillage, du combat, de la dévotion. Quoique Français, il n’a rien de la profondeur comique de Molière ni de la naïveté charmante de Lafontaine ; quoiqu’il ait été s’inspirer à Rome et à Florence, il n’a rien de la grandeur héroïque du génie italien ; après tout, son carnaval est éblouissant, c’est de la féerie. En même temps, c’est l’histoire de l’antique gaieté italienne, de cette gaieté qui a jeté son premier chant dans l’Arioste, et dont le dernier éclat de rire retentit au XVIIIe siècle dans les pièces de Gozzi. Nul enfin n’a si abondamment que Callot moissonné avec une faucille d’or dans le pays verdoyant de la Fantaisie.


A. Houssaye.