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Jacques Laffitte - Sa vie et ses idées financières

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Jacques Laffitte – Sa vie et ses idées financières
André Liesse

Revue des Deux Mondes tome 42, 1907


JACQUES LAFFITTE
SA VIE ET SES IDÉES FINANCIÈRES

I
LA VIE DE LAFFITTE

Jacques Laffitte appartient à la catégorie des financiers formés par les affaires. Il a été le fils de ses œuvres. Son intelligence vive, son esprit d’ordre, sa compréhension des questions de crédit en firent, d’abord sous le premier Empire, un des plus riches banquiers de Paris. Homme d’action, il entra dans la politique sous la Restauration et n’eut pas lieu plus tard de s’en réjouir. Nul n’a inspiré plus de confiance méritée par son désintéressement, par sa haute probité et la noblesse de ses sentimens. Il était comme Ouvrard, quoique à un degré certainement moindre, de la race des imaginatifs. Malheureusement, il s’est plus occupé, pendant un assez long temps de sa vie, de politique proprement dite que de politique financière. Ses conceptions en matière de finances n’offrent pas une originalité très particulière et bien tranchée. Il ne redoutait pas, toutefois, les idées hardies et a été l’un de ceux qui ont eu la perception du rôle que devait jouer le crédit dans l’évolution industrielle dont il a vu les premières manifestations.

M. Guizot l’a jugé, à certains égards, avec la sévérité d’un adversaire politique. Après avoir fait, en une esquisse rapide, le portrait peu flatté de Dupont de l’Eure, il écrit[1] : « M. Laffitte devait à de tout autres causes sa popularité ; il avait bien plus d’esprit, et un esprit plus libre, plus varié, moins commun que celui de M. Dupont de l’Eure. Homme d’affaires intelligent et hardi, causeur abondant et aimable, soigneux de plaire à tous ceux qui l’approchaient et bon pour tous ceux qui lui plaisaient, il était toujours prêt à obliger tout le monde. » Mais, ces qualités rapidement constatées, M. Guizot passe aux défauts sur lesquels il s’étend avec plus de complaisance. A ses yeux, Laffitte « n’avait pas d’idées générales arrêtées, point de parti pris et obstiné ; » il était mené « plus par la vanité que par l’ambition ; » il mêlait « la fatuité au laisser aller et l’impertinence à la bonté ; » enfin c’était « un vrai financier de grande comédie engagé dans la politique comme ses pareils de l’ancien régime l’étaient dans les goûts mondains et littéraires. » Cette appréciation à l’emporte-pièce du caractère de Laffitte ne nous paraît pas précisément exacte. Laffitte ne fut pas le talon rouge qu’essaie d’en faire M. Guizot. Sa psychologie était beaucoup moins compliquée. Ses succès dans les affaires pendant la première période de sa vie lui avaient donné une assurance et une confiance optimiste qu’il serait injuste de confondre avec de la présomption. Il avait fortement contribué à fonder la monarchie de Juillet et à faire arriver au pouvoir des hommes au milieu desquels ce « parvenu » se trouva bientôt comme dépaysé. Il connut alors, non seulement l’insuccès, mais aussi l’adversité. Sa fortune, dont il usa souvent avec une belle générosité, lui suscita beaucoup d’envieux ; la fidélité à ses principes lui causa de grosses déceptions, et la politique lui fit de nombreux ennemis. C’est la rançon de tous les hommes publics. Elle fut cependant plus forte pour lui que pour beaucoup d’autres. On l’a, peut-être, trop accusé de vanité ; il n’a jamais voulu accepter ni titres, ni honneurs ; mais il a eu la faiblesse d’aimer la popularité. Il présente un mélange assez contradictoire, en apparence, d’habileté et d’ingénuité. Il est, en matière de finances, un esprit avisé et curieux, alors que, au point de vue politique, il a une psychologie assez courte, éclairée trop tard par l’expérience. Un sceptique malveillant dirait qu’il n’apprit point assez tôt à mépriser les hommes.

Il est intéressant à étudier à beaucoup d’égards, et dans son caractère et dans son œuvre ou, plutôt, dans l’influence qu’il exerça ; car, lui aussi, fut un des ouvriers les plus actifs et les plus remarqués de cette période de transition où l’on reconstitua notre administration financière et où l’on jeta les premières bases du crédit public moderne. Il a laissé peu d’écrits[2] ; il a prononcé, en revanche, un certain nombre de discours, où sont résumées les doctrines sur lesquelles il appuyait ses opinions.


I

Jacques Laffitte est né à Bayonne le 24 octobre 1767. Il était fils d’un artisan. Son père, maître charpentier, dont la famille était nombreuse, ne put faire donner à ses enfans qu’une instruction primaire fort restreinte, il se trouva donc obligé, très jeune, de travailler comme ses frères, pour gagner sa vie le plus tôt possible. Placé d’abord, à quatorze ans, chez un notaire, il abandonna bientôt le papier timbré pour entrer dans une maison de commerce, y prit le goût des affaires, et, vers les vingt ans, manifesta le désir d’aller tenter fortune à Paris. Ses parens ne furent pas favorables à ce projet. Sa mère, surtout, redoutait pour un fils si jeune l’éloignement du foyer familial. Il est peu probable que les craintes d’un bouleversement politique, — on était en 1788, — aient déterminé cette opposition des parens de Laffitte au départ de leur fils. Arthur Young, qui voyageait alors en France rapporte que, dans des provinces peu éloignées de Paris, comme le Bourbonnais, par exemple, les esprits ne semblaient point s’attendre à une révolution si prochaine. La vocation irrésistible de Jacques Laffitte, l’attraction de la capitale, lui firent convaincre sa famille. Il était déjà, du reste, malgré son âge, économe et rangé.

Il partait de Bayonne, plein d’espoir, avec une recommandation de son patron, le commerçant, pour M. Perregaux, banquier à Paris. Celui-ci l’accueillit tout d’abord froidement. Si l’on en croit une légende fort répandue, et qui pourrait s’appliquer à toute autre personne dans les mêmes circonstances, Laffitte aurait dû, au soin qu’il mit à ramasser une épingle dans la cour, en sortant de chez le banquier, l’heureuse chance d’être rappelé et accepté. Il est plus simple et plus naturel de croire que sa mine éveillée, son intelligence et l’ardent désir de se faire une place au soleil, avaient frappé Perregaux. Il entra donc à cette banque, comme un débutant, avec de modestes appointemens. Il apprit vite le métier. Les maisons de cet ordre avaient, à cette époque, un personnel très peu nombreux, et chaque commis, dont la spécialisation du travail n’était pas alors étroitement limitée, pouvait suivre les diverses opérations auxquelles il collaborait. Laffitte se distingua bientôt de ses camarades de bureau, non seulement par son zèle, mais encore par son initiative et ses rares aptitudes à comprendre les combinaisons de banque. Le temps passé chez le commerçant de Bayonne se trouvait être, pour lui, une école profitable. Ouvrard aussi avait commencé par le négoce. C’est un excellent noviciat pour qui veut bien connaître les opérations de crédit auxquelles se livrent les banques, plus particulièrement adonnées à l’escompte, comme l’était celle de Perregaux. Le moment était favorable aussi pour révéler les qualités maîtresses de Laffitte. Les difficultés que rencontrait le crédit, au milieu de la crise des affaires provoquée par la Révolution, exigeaient, pour être résolues, outre des connaissances techniques, de l’ingéniosité, c’est-à-dire de l’imagination, et de la décision, c’est-à-dire du caractère. Dans cette bataille, le commis de Perregaux gagna ses premiers galons. Il avait la chance d’être près d’un patron auquel ses employés n’étaient point indifférens. Perregaux eut, en effet, le mérite de diagnostiquer la valeur de Laffitte, de le récompenser dès les premières années, et de lui ouvrir toutes grandes les portes d’une carrière fermée, à cette époque surtout, à des hommes d’une aussi modeste origine.

Les anecdotes ne manquent pas sur les hommes que leur génie ou leur talent et la fortune ont, conduits aux plus hautes situations. Elles abondent sur Laffitte. En voici une racontée par Joseph Garnier[3]sur la façon dont s’y prit Perregaux pour augmenter les appointemens de son commis. Nous la reproduisons, parce qu’elle présente un innocent petit stratagème dans le goût de l’époque et dans la manière de Franklin. Perregaux, après avoir examiné un jour les états de situation de sa banque, prévint son commis qu’il avait découvert une erreur. Celui-ci se mit aussitôt à la chercher. Après avoir vérifié toutes les balances des comptes, il ne la trouva pas. Fort de cette minutieuse vérification, il affirma nettement à Perregaux que la situation était exacte. C’est alors que celui-ci lui aurait dit : « Vous vous trompez, vous portez à mon débit 3 000 francs pour vos appointemens ; c’est 10 000 qu’il faut mettre. Réparez sur-le-champ cette erreur. » Il fut ensuite intéressé dans les affaires de la maison et devint l’associé de son patron. En réalité, il le remplaça bientôt dans la direction de la banque, surtout à partir du moment où Perregaux entra au Sénat impérial. Laffitte donna aux affaires une vive impulsion. Les résultats furent heureux ; les bénéfices s’étendirent et devinrent bientôt les premiers élémens d’une grosse fortune pour le jeune financier. Le rôle joué par le banquier Perregaux dans la carrière de Laffitte est assurément fort important. Il y a, dans la vie des hommes qui s’élèvent par la fortune, ou le talent, au-dessus de leurs contemporains, une part plus ou moins considérable de chance, et c’en fut une pour Laffitte de rencontrer un patron capable de le comprendre, et assez élevé d’esprit pour donner à son commis la place qu’il méritait. Tout en l’aidant, il servait ses propres intérêts. Il sentait aussi probablement qu’à une situation nouvelle il fallait des hommes nouveaux et, sans se désintéresser des opérations de sa banque, il laissa son associé assez libre de ses mouvemens.


II

Malgré les guerres presque continues qui troublèrent la paix de l’Europe pendant les premières années du XIXe siècle, l’industrie, à la suite d’une abondance et d’une variété d’investigations scientifiques inconnues jusque-là, entrait désormais dans une voie nouvelle. Berthollet, Vauquelin, Chaptal, Thénard travaillaient dans leurs laboratoires à préparer le merveilleux essor des industries chimiques, pendant que Vaucanson, Jacquart, les Montgolfier et d’autres encore dotaient la France de leurs inventions. Plusieurs expositions eurent lieu à Paris sous le premier Empire, et chacune d’elles, en dépit des obstacles, marquait un réel progrès. Ce mouvement de recherches n’était pas spécial à la France. En Angleterre, Watt apportait à la rudimentaire machine à vapeur, dont on faisait un rare usage à la fin du XVIIIe siècle, un perfectionnement décisif et qui devait en faire le moteur par excellence de l’industrie nouvelle. Fulton imaginait d’appliquer ce moteur à la navigation et recommençait, dans son pays, aux Etats-Unis, les expériences tentées à Paris et que la commission chargée de les suivre avait, avec une légèreté inconcevable, trop facilement dédaignées. Comme moteur fixe et comme moteur de locomotion, la machine à vapeur allait être l’élément de puissance le plus considérable de l’industrie et du commerce modernes. Mais la machine à vapeur exigeant, pour être utilisée économiquement, une production intense, une concentration des entreprises, il était indispensable de grouper des capitaux, d’en provoquer la création et d’ouvrir au crédit et aux affaires de nouvelles voies.

Ainsi, en même temps que la Révolution politique dont l’orage passait sur la France, une autre révolution, latente celle-là et continue, s’effectuait presque sans bruit dans les sciences et surtout dans leurs applications à l’industrie. On ne put guère user de ces élémens chez nous qu’au l’établissement de la paix, vers les premières années de la Restauration. Cependant, les hommes d’affaires perspicaces entrevoyaient déjà, depuis le commencement du siècle, le nouvel avenir économique. Les banquiers, fournisseurs habituels de crédit et de capitaux, avaient à prendre part à ce mouvement et à en assurer le développement régulier. La fonction du banquier est, en effet, dans la production économique, une fonction essentiellement régulatrice. Intermédiaire entre les capitalistes, d’un côté, et les chefs d’entreprises industrielles ou commerciales de l’autre, il ne borne pas étroitement son activité à ce rôle matériel d’emprunteur et de préteur de capitaux. Le crédit est une sorte de marchandise subtile qui se pèse au poids de l’esprit d’observation, de prévision et de sagesse Le banquier a pour fonction d’opérer ces délicates pesées. Il voit de plus haut et plus loin que ses cliens, placé qu’il est comme une sorte de sentinelle vigilante au carrefour des affaires, d’où il peut les apprécier dans leur ensemble et les juger dans leur marche. Il est donc bien, dans certaines limites, le régulateur naturel du crédit. Il le dispense, en effet, ou le restreint, selon l’appréciation qu’il porte sur les entreprises pour lesquelles on le sollicite. Mais si le crédit, en principe, présente sous ses différentes formes le même caractère fondamental, il se compose aussi d’élémens fort variables d’où il tire des caractères d’ordre spécial, suivant la nature des opérations auxquelles on le fait servir. Les risques, par exemple, sont un des élémens les plus importans pour classer ces opérations. Aussi arrive-t-il que certaines banques, désireuses de limiter leurs risques, de prendre les moins dangereux ou de mieux les étudier, limitent leur activité à des opérations déterminées. La division du travail joue, en celle matière, un rôle plus ou moins étendu suivant les pays, leur histoire et leur développement économique. Il est, en Angleterre, des banques dont la fonction consiste essentiellement à n’être que des « caisses communes, » comme on disait autrefois, de commerçans, d’industriels, de rentiers, à recevoir, à payer pour leur compte, à garder leurs capitaux. Là le banquier n’administre pas le crédit, il ne court pas de risques. Il n’est qu’un mandataire, centralisant une grande quantité d’opérations. Ses bénéfices sont recueillis sous forme de commissions. Les banquiers escompteurs, au contraire, pratiquent le crédit appelé commercial, dont la base est une opération réelle ayant un objet certain. Ici, les risques apparaissent, mais ils peuvent être très limités en raison de l’opération elle-même et suivant l’habileté et l’expérience de la personne chargée de les apprécier. Parfois la banque d’escompte est une banque démission, c’est-à-dire qu’elle peut créer et faire circuler une monnaie fiduciaire dont elle est responsable : ce sont les billets de banque. L’opération primitive se complique alors un peu et exige des connaissances particulières. Nous ne sommes cependant encore qu’en présence d’affaires déjà faites, d’entreprises industrielles ou commerciales ne demandant au crédit qu’une avance à terme assez court, une aide momentanée pour des opérations constamment ou périodiquement renouvelées. Il n’en est pas ainsi lorsqu’un banquier intervient en fournissant des capitaux pour la fondation d’une entreprise, ou pour accroître ceux qu’elle possède déjà. Que cette aide, ce prêt de capitaux se fasse par commandite directe, ou que la maison de crédit « place, » vende des titres pour le compte de l’industrie qui se fonde ou s’agrandit, il y a là des risques bien plus étendus que ceux du crédit communément appelé commercial et pratiqué sous forme d’escompte. Ces maisons spéciales, dont la fonction est éminemment utile, sont des banques dites de placement ou de spéculation. Elles ne bornent pas, du reste, leurs opérations aux créations d’entreprises industrielles ou de maisons de commerce, elles servent souvent d’intermédiaire aux États pour faire des emprunts publics, ou même leur prêtent directement leurs capitaux ou ceux qu’elles obtiennent du public. Ces prêts consentis par des banquiers aux souverains ou aux États remontent très loin. Les Médicis, les Salviati et les Peruzzi de Florence se livrèrent à ces opérations dont les risques n’étaient du reste pas minces[4].

Dans les vingt-cinq dernières années du XVIIIe et dans les premières années du XIXe siècle, il n’y avait point, à proprement parler, en France, de banques faisant ces grosses opérations de crédit que l’on a appelées depuis opérations de « haute banque. » Les folies de Law et l’écroulement du Système avaient refroidi pour assez longtemps les spéculateurs. L’approche de la Révolution n’était point de nature non plus à les enhardir. Ouvrard, à peu près seul, paraît avoir imaginé, en dehors de ses affaires courantes d’approvisionnement auxquelles il se livrait en sa qualité de fournisseur des armées, quelques combinaisons de spéculation. Il venait, d’ailleurs, en aide au Trésor, lorsque l’on recourait à sa caisse, et faisait payer cher ce genre de services. En réalité, il n’était pas à la tête d’une véritable maison de banque se livrant aux grandes opérations de crédit, mais il fut en relations suivies avec plusieurs banquiers étrangers de cet ordre : entre autres, Baring à Londres et Hope à Amsterdam. A plusieurs reprises, il avait ou recours à eux pour le règlement des achats d’approvisionnemens qu’il ne pouvait, en certains cas, effectuer en France.

Les banques dites de commerce étaient, au contraire, assez nombreuses chez nous, et particulièrement à Paris. Quelques-unes avaient joint à leur opération principale, c’est-à-dire à l’escompte, l’émission de billets de banque. Le droit d’émission était alors de droit commun et demeura tel jusqu’à l’époque où l’on créa la Banque de France. L’une d’elles, la Caisse d’Escompte, dont la fin fut lamentable par suite des faiblesses de ses directeurs à l’égard du gouvernement, avait été fondée en 1776[5]par deux étrangers, Penchaud et Clouard, avec l’appui moral de Turgot. Penchaud était Suisse et Clouard Écossais. L’Ecosse avait déjà produit Law, et c’est de ce pays qu’était aussi le fondateur de la banque d’Angleterre, l’aventurier William Paterson. Beaucoup de banquiers venus de Suisse avaient créé des maisons à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La plupart appartenaient à des familles protestantes de réfugiés français. La banque Mallet semble avoir de beaucoup précédé les autres ; sa fondation remonte, en effet, à 1723. Il en était de même de la maison Vernes où Necker, — élevé à Genève bien que d’origine étrangère, — était entré en qualité de commis vers 1772. Le futur ministre fit donc, en grande partie, son apprentissage de banquier à Paris. Après avoir amassé quelques capitaux, il fondait bientôt lui-même, avec un associé, une maison dont l’importance grandit vite. Perregaux, le patron de Laffitte, appartenait aussi à une famille de réfugiés français. Il était né à Neuchâtel en 1744. Venu assez jeune à Paris, il y fonda une maison de banque dont, assurent certains biographes, les littérateurs et les artistes furent les cliens. Il en eut d’autres assurément, car il fit d’excellentes affaires.

La réputation des banques de Genève était déjà très grande au XVIIIe siècle. La situation géographique de cette ville, la sorte de neutralité dont elle jouissait et l’esprit de sagesse de ses financiers, en avaient fait un centre très actif d’affaires et de crédit. C’est à cette école que s’étaient formés un assez grand nombre de banquiers de Paris et l’influence avait été bonne : presque tous se livraient avec talent et profit aux opérations d’ordre presque exclusivement commercial. On peut s’étonner que des maisons de cette espèce aient pu durer pendant le terrible orage que déchaîna la Révolution. La vie économique du pays était alors réduite au minimum des transactions, sous l’influence déprimante de la guerre civile et de la guerre étrangère. La crise des assignais venait encore augmenter la crise générale. Le crédit dont toute la raison d’être réside dans la confiance que les engagemens pris seront tenus, n’existait que peu ou point, surtout pendant la Terreur. Plusieurs banquiers émigrèrent. Parmi eux Perregaux, devenu suspect, gagna la Suisse et se retira à Neuchâtel, où il demeura jusqu’après le 9 thermidor. Pendant ce temps, Laffitte administrait la banque comme il pouvait, au milieu de difficultés continuelles. Une fois rentré en France, Perregaux reprit la direction de sa maison. A l’exemple de tous les hommes d’affaires désireux de voir régner enfin la paix intérieure, tout au moins, et l’ordre, il fut des premiers à prendre parti pour Bonaparte. Aussi devint-il sénateur. Il contribuait, bientôt après, à la création de la Banque de France dont il était dès le début, — en février 1800, — nommé régent.


III

Cette digression nous a paru nécessaire pour donner, en un raccourci rapide, une idée de l’organisation des banques à Paris au moment où Bonaparte commença de saisir le pouvoir. Nous savons à quelles opérations elles se livraient plus particulièrement et quel esprit y régnait. La connaissance de ce milieu permet de suivre et de mieux expliquer la carrière de Laffitte, devenu l’associé de Perregaux. Les banquiers d’alors tenaient donc leur prudence et leur circonspection de leur origine et des événemens difficiles qu’ils avaient traversés : école d’expérience dure, mais profitable. Ils n’étaient pas portés, on le comprend, à entrer en relations financières avec l’Etat. Ils limitaient leurs affaires au crédit commercial. Le Trésor ne pouvait guère compter sur eux. Un jour, Bonaparte, peu de temps après le 18 brumaire, fit inviter les principaux banquiers et commerçans de Paris à se rendre au Luxembourg. Ceux-ci vinrent en assez grand nombre à la réunion dans la matinée du 3 frimaire an VIII. Il s’agissait d’un emprunt de 12 millions. Cette opération, importante à ce moment-là, serait aujourd’hui considérée comme une très mince affaire de trésorerie. Bonaparte ouvrit la séance par une de ces vigoureuses harangues dont il avait le secret pour entraîner ses soldats, et réussit à enthousiasmer ses auditeurs, gens d’ordinaire assez peu faciles à séduire avec des phrases. Tous signèrent. Mais au sortir de la réunion, — dit M. René Stourm, qui nous donne sur ces faits d’intéressans détails, — « les réflexions individuelles tempérèrent l’essor collectif[6]. » La souscription des 12 millions promis tomba d’un coup à 3 millions. Perregaux était parmi les banquiers présens à cette entrevue. Ceux-ci, de même que les notables commerçans de Paris, n’avaient point, en examinant à tête reposée les conditions de l’emprunt, trouvé les garanties suffisantes pour le souscrire en entier. De là leur prudente retraite dont on n’osa, du reste, leur faire reproche. Bonaparte même, après une assez longue pratique des affaires de cet ordre, Imita toujours le crédit comme un ennemi qu’il faut vaincre, ou comme une organisation que le souverain doit manier à sa guise. Sur ce point, cette première déception ne fut pas la seule dont il eut à souffrir.

On voit dans quel milieu avait débuté Laffitte et quelle empreinte il reçut de son éducation professionnelle, au sens propre du mot : ce devait être celle d’un banquier de commerce. A partir du moment où Perregaux était entré au Sénat, il avait eu à peu près la complète direction de la banque. Lorsque celui-ci mourut, il désigna son associé pour lui succéder et le nomma son exécuteur testamentaire. Le fils de Perregaux demeura pendant six ans ensuite commanditaire de la maison. Ce n’est qu’en 1809 que la banque Perregaux devint la banque Jacques Laffitte.

Vers cette époque, Laffitte fut nommé régent de la Banque de France, et succéda comme président de la Chambre de commerce de Paris à Dupont de Nemours. Il continua de diriger sa banque sans attirer sur lui l’attention publique jusqu’aux événemens importans, qui marquèrent la chute de l’Empire et l’avènement des Bourbons. Toute cette première partie de sa vie est consacrée aux affaires courantes de sa maison. Il est un banquier adroit et avisé. Sa fortune grandit. Il se distingue de ses confrères par la façon dont il est parvenu à conquérir sa situa-lion, à pénétrer dans un milieu assez fermé aux gens de son origine et de sa condition, et aussi par une certaine manière d’être qui rappelle à son honneur l’une et l’autre. Sa prudence en affaires est doublée d’une loyauté faite d’une véritable noblesse de sentimens. Il jouit de l’estime et de la confiance générales. Quand Napoléon revint de façon si foudroyante de l’île d’Elbe, Louis XVIII, forcé de fuir, remit à Laffitte un dépôt d’argent considérable. C’est à lui aussi que Napoléon, définitivement vaincu après Waterloo, confie les derniers débris de sa fortune, environ 5 millions de francs. Laffitte avait déjà, en 1814, rendu un service plus important encore au Duc d’Orléans quittant la France et pressé d’argent. Il lui avait pris au pair, des titres que d’autres n’avaient point voulu négocier à 20 pour 100 de perte. En des circonstances plus tragiques, il intervint de sa bourse avec le même désintéressement. Ses biographes n’ont pas manqué de rappeler son beau geste patriotique lorsque, pendant l’invasion, Blücher, installé à l’Hôtel de Ville, menaça de livrer Paris au pillage si on ne lui versait au plus tôt une contribution de guerre de 300 000 francs. La somme n’était pas énorme. Mais, dans l’affolement général, on ne savait où la prendre. Les caisses étaient vides ; du moins les capitaux-monnaie, demeurés à Paris, ne se montraient pas. La souscription organisée pour trouver ces 300 000 francs s’annonçait mal. Laffitte intervint et mit fin à cette pénible situation en souscrivant, seul, pour sa maison, la somme entière[7]. Après les Cent-Jours, alors que ce qui restait de l’armée française refusait d’opérer, vers la Loire, la retraite exigée dans le traité de capitulation, Laffitte, afin d’éviter une catastrophe, avança sans aucune garantie, pour permettre de nourrir ces troupes démoralisées par les privations et les revers, la somme de 2 millions de francs. On ne peut certes pas lui reprocher d’avoir profité de la misère du temps pour exploiter la gêne de l’Etat, toutes les fois que, dans certaines circonstances pressantes, le Trésor recourut à son aide.

Son désintéressement se manifesta encore quand Louis, commissaire provisoire des Finances, le nomma gouverneur provisoire de la Banque de France, le 6 avril 1814. Toutes les situations étaient, en effet, provisoires à ce moment. Laffitte accepta ces fonctions le lendemain. Il semble avoir été, dans les premiers jours, assez mal accueilli par ses collègues du Conseil général de la Banque dont il faisait partie depuis 1810. On l’accusa de mettre, en tête des lettres de sa propre maison, son titre de « gouverneur provisoire de la Banque de France, » puis celui de gouverneur. On se plaignit à Louis. On lui fit remarquer l’inconvénient de faire diriger la Banque par un gouverneur qui possédait lui-même un établissement de crédit. Le ministre des Finances répondit à toutes ces doléances, en déclarant qu’il partageait, en principe, l’avis de ses interlocuteurs, mais qu’il ne pouvait s’entretenir des affaires de la Banque avec tout le Conseil général et qu’il était plus simple et plus profitable de causer avec l’un d’eux et particulièrement avec Laffitte, qu’il connaissait depuis longtemps. Ces préventions se dissipèrent peu à peu. Laffitte n’accepta la fonction de gouverneur qu’à la condition de ne toucher aucun traitement ; il déclara ne pas tenir au titre lui-même et s’abstint de jouir des prérogatives qui y étaient attachées, se contentant de présider le Conseil général. Il avait lui-même, sous l’Empire, demandé l’abrogation de la loi du 22 avril 1806 instituant le gouvernement de la Banque, et le retour à la loi du 21 germinal an XI. Ses ennemis reprirent le projet et le firent voter par la Chambre des pairs. Mais bientôt il n’en fut plus question. Ces premières difficultés résolues, les relations de Laffitte et des régens se resserrèrent de plus en plus, comme le prouve le témoignage particulier que lui donnèrent ses collègues lorsque, dans les premiers mois de 1820, il quitta sa fonction de gouverneur. On sait à quelle occasion. Député, Laffitte avait gardé son indépendance et combattu la loi contre la presse. Et c’est lors de son départ de la Banque que les régens lui volèrent des remerciemens pour le talent, le zèle et le « désintéressement » qu’il avait déployés dans l’administration de cet établissement. On sait que Gaudin le remplaça dans cette fonction.

Sa générosité ne se manifestait pas seulement à l’égard des princes ou des gouvernemens dans l’embarras. Il obligea de nombreuses personnes appartenant à toutes les classes de la société, et surtout beaucoup de gens de lettres. Ce n’est que plus tard que cette clientèle s’accrut d’hommes politiques. Comme on le pense, il n’arriva, par ce moyen, qu’à augmenter le nombre des envieux et à se faire des ennemis. L’ingratitude n’a point de parti. Aussi bien, Laffitte avait-il la psychologie assez courte, à cette époque, et la bienveillance aveugle. Il exerça celle-ci de façon fort discrète, quoi qu’en aient dit ceux dont la discrétion, en ces matières, allait prudemment jusqu’à l’abstention. cette première période de la vie de Laffitte est particulièrement calme. Il suit sa carrière de banquier et recueille les honneurs qui en dérivent. La politique va bientôt le prendre, cependant, pour de nombreuses années, et le gouvernement parlementaire l’entraînera dans l’étude des questions nouvelles dont les circonstances et le souci de sa maison l’avaient tenu éloigné. C’est la seconde période de sa vie, plus mouvementée que la première, plus attirante aussi, mais que l’on ne saurait toujours comprendre si l’on ne connaissait l’autre.


IV

Le gouvernement de la Restauration devait, en effet, se trouver, dès le début, aux prises avec des difficultés multiples, dont les plus difficiles à résoudre étaient les difficultés financières. Le crédit public allait en quelque sorte naître et se développer en France sous l’influence dominante de la nécessité. Quel attrait que ces nouveaux horizons pour un homme dont l’imagination était vive et dont la hardiesse avait été jusque-là contenue par les règles prudentes puisées dans son éducation professionnelle et par les habitudes monotones d’un métier dont aucun secret ne lui était inconnu ! Ces luttes vont lui plaire et lui plaire beaucoup trop, car l’action politique l’envahira et l’entraînera loin de sa voie naturelle. Il n’abandonne pas toutefois l’étude des problèmes financiers ; il y revient toujours, parce qu’il est du métier, et parce qu’il est là sur un terrain qui l’attire et où son passé le ramène. Aucune considération politique ne lui a fait modifier ses opinions sur tel ou tel problème de cet ordre. Peu lui importait d’être en opposition avec ses meilleurs amis politiques quand il ne partageait point leur avis sur ces matières spéciales. Nous le verrons se ranger du côté de M. de Villèle, lui, membre si déterminé de l’opposition, lorsque ce ministre présenta son projet de conversion. Il écrivit même, à cette occasion, une brochure dont nous résumerons plus loin les idées. Au dire de Béranger[8], M. Thiers, très lié avec Laffitte, avait collaboré à cet opuscule. C’est, nous semble-t-il, le travail le plus important, — en dehors de ses discours parlementaires, — qu’il ait fait sur une question financière. À ce moment, on l’accusa presque de trahison. Sa popularité, à laquelle il tenait beaucoup, en subit une rude atteinte. Et c’est de propos délibéré, sachant bien quelles seraient les conséquences de son altitude, qu’il soutint avec vigueur le principe des conversions de fonds publics. Plus tard, après la Révolution de Juillet, lorsqu’il était président du Conseil des ministres, il défendit contre Odilon Barrot, et dans l’intérêt du budget, l’impôt du timbre sur les journaux, dont celui-ci demandait la suppression.

Tous les membres marquans de l’opposition, députés, littérateurs, artistes, écrivains politiques fréquentaient chez lui sous la Restauration. Il avait acheté le fastueux château de Maisons, bâti par Mansart sur la rive gauche de la Seine, près de la forêt de Saint-Germain. Là se rendaient les chefs du parti libéral : La Fayette, Odilon Barrot, le général Foy, qui était un de ses familiers et auquel il sut venir en aide avec une si délicate générosité ; puis Manuel, Thiers, Miguel. Manuel même mourut à Maisons[9], où il avait été amené par Béranger. Le chansonnier-poète avait fini par se lier étroitement avec Laffitte, malgré son aversion pour les millionnaires. « Jamais je n’ai beaucoup aimé, a-t-il, en effet, écrit dans Ma biographie[10], Messieurs de la finance, ni leurs salons dorés, ni leur société bruyante. » Cependant, les affaires de banque et de crédit n’étaient point étrangères au chantre de Lisette. Il avait, pendant plusieurs années, été commis et un commis intelligent, chez son père, qui avait fondé une petite maison d’escompte et de prêt sur gages à Paris. La maison fit faillite en 1798, et ce ne fut point par la faute de Béranger, dont l’esprit éveillé avait prévu cette fin. Paul-Louis Courier, quoiqu’un peu sauvage, se rendit aussi quelquefois à Maisons. C’est là que fut préparée la Révolution de Juillet. Les financiers ont, de tout temps, aimé et recherché le commerce des hommes de lettres, des artistes et des savans. À cet égard, Laffitte ne faisait que suivre les traditions de ses prédécesseurs et imiter son patron Perregaux, qui avait reçu à sa table Fontenelle, Voltaire, Buffon, d’Alembert et Diderot. À Maisons, les hommes politiques paraissent bien, sous la Restauration, avoir été en très grande majorité.

Laffitte travaillait autant qu’il le pouvait à parfaire son instruction générale. Arago nous apprend[11]que, déjà dans sa jeunesse, Laffitte consacrait chaque jour deux ou trois heures à la lecture et à l’étude de nos grands écrivains. Molière, paraît-il, était l’objet de sa prédilection. Il savait par cœur plusieurs de ses pièces, et l’on ne s’étonnera point, en raison de son tempérament d’homme droit et généreux, qu’il eût été surtout attiré par Tartufe, le Misanthrope et l’Avare. Il s’était rangé, dans la bataille littéraire très vive déjà entre classiques et romantiques, du côté des classiques. La nouvelle école n’allait guère à son esprit méthodique et précis. D’une manière générale, les hommes qui alors se réclamaient de la Révolution étaient plutôt attachés aux traditions classiques. L’imagination de Laffitte s’appliquait d’ailleurs plus naturellement aux combinaisons financières. Dans les séances les plus agitées des Chambres dont il fit partie, il garda toujours son sang-froid. Ce n’était pas un orateur brillant, comme on les aimait assez à cette époque où l’on mettait quelque solennité et parfois quelque emphase dans les discours. Il parlait avec clarté, sans prétention, il était, suivant l’expression d’aujourd’hui, un debater.

Quelques biographes de Laffitte l’ont fait à tort gendre de Perregaux[12]. S’il en avait été ainsi, Perregaux aurait eu moins de mérite à le désigner dans son testament[13] comme directeur de sa maison de banque. Laffitte avait déjà chez Perregaux une situation importante lorsqu’il se maria, en l’an IX, avec une jeune fille de condition modeste, originaire du Havre[14]. Il avait alors trente-cinq ans et demi, et sa femme seize ans et demi. Lorsqu’il mourut, le 26 mai 1844, à l’âge de soizante-seize ans, celle-ci lui survivait.

Tels sont les traits principaux du caractère de Laffitte et les données sur l’ensemble de sa vie, que nous avons cru utile de grouper avant d’entrer dans l’examen de ses opinions, de ses idées, et surtout de l’action qu’il exerça. Cette action et ses opinions ne nous intéressent ici qu’en ce qui regarde les questions financières. Quelques brèves indications, absolument indispensables, nous suffiront sur le rôle politique qu’il joua, au grand dommage de sa situation et de sa fortune.


II

SES IDÉES FINANCIÈRES

I

Laffitte ne fit guère de politique active qu’après la deuxième Restauration. Entré à la Chambre des députés en octobre 1816, il se mit dans les rangs des libéraux où l’appelaient ses relations et ses tendances. Il n’y prit part, tout d’abord, qu’aux discussions d’ordre financier. Son opposition était discrète. Il en arriva toutefois, bientôt, à se prononcer de façon plus ouverte contre le gouvernement, lorsque, en 1819, furent discutées la loi électorale et la loi sur la presse. A quelques mois de là, le gouvernement le remplaçait dans la fonction de gouverneur de la Banque de France, — qu’il avait acceptée aux conditions que l’on sait, — par l’ancien ministre des Finances de l’Empire, Gandin. A partir de cette époque, Laffitte combattit avec vigueur le gouvernement de la Restauration. On sait comment l’opposition, composée, ainsi que toutes les coalitions de cet ordre, des représentans de partis bien différens, fut particulièrement servie par l’intransigeance de certains ministres de Charles X. Laffitte aida à ce mouvement de tout son pouvoir. Il y coopéra par son action directe dans le Parlement et par le secours puissant qu’apportait au parti sa fortune alors considérable. Son château de Maisons était devenu, nous l’avons vu, le lieu où se réunissaient les adversaires du gouvernement.

La Révolution de Juillet survint. Laffitte eut sur les événemens des trois fameuses journées et sur leurs conséquences une influence souvent décisive. Une fois le Duc d’Orléans monté sur le trône sous le nom de Louis Philippe Ier, Laffitte entra, dans le premier ministère constitué, en qualité de ministre sans portefeuille. Il quittait bientôt cette situation secondaire pour prendre, le 3 novembre 1830, le ministère des Finances et la présidence du Conseil. Il ne sut point plaire à la droite de la Chambre et ne parvint pas à conserver les sympathies des libéraux et des républicains. Les uns lui reprochaient d’être trop avancé, les autres l’accusaient de tiédeur. Il ne possédait pas l’habileté politique indispensable dans les manœuvres parlementaires et surtout à un moment où il fallait créer adroitement une majorité avec des élémens si disparates. Presque constamment heureux jusque-là dans ses entreprises et dans sa vie, il avait abordé les nouvelles difficultés qui s’offraient à lui avec un trop confiant optimisme, et il pensait pouvoir les résoudre avec le même bonheur. De plus, il ne se sentait pas soutenu par la Cour où on ne lui reconnaissait pas les qualités d’un premier ministre chargé de diriger la politique générale du pays. Cette situation ne pouvait durer. Il comprit assez vite qu’il s’était trompé en désirant et en acceptant une situation dont il n’avait pas aperçu tout d’abord les difficultés. Il attendit une occasion de quitter le pouvoir. Elle ne tarda pas à se manifester. Un incident diplomatique[15]fut pour lui un prétexte à abandonner ses fonctions ; il remit son portefeuille le 13 mars 1831. Il avait donc été président du Conseil des ministres pendant un peu plus de quatre mois.

L’expérience que venait d’acquérir Laffitte pendant ces quelques années de politique active devait lui coûter cher : s’il n’y perdit pas toutes ses illusions, il y perdit sa fortune. Elle avait, d’ailleurs, été déjà sérieusement ébranlée, lorsqu’en 1824, associé d’une compagnie de banquiers dont nous aurons à nous occuper, il participa à la préparation de la conversion proposée par Villèle et qui échoua, on le sait, devant la Chambre des pairs. Les récens événemens n’avaient pas amélioré cette situation. En octobre 1830, Laffitte s’était vu obligé de vendre au Roi la forêt de Breteuil. Il liquida le reste lorsqu’il eut quitté le pouvoir. Sa situation devint telle qu’une souscription nationale[16]fut ouverte à ce moment afin de recueillir l’argent nécessaire pour lui conserver son hôtel situé au numéro 19 de la rue qui porte aujourd’hui son nom, et qui s’appelait d’abord rue d’Artois. C’est dans cet hôtel qu’il devait mourir treize ans plus tard. Et comme si ce n’eut pas été assez de toutes ces infortunes, les condoléances de M. L. Belmontet se traduisirent dans une ode qui se terminait ainsi :


Riche, ruiné de bienfaits,
Auteur d’un roi, fortune en montant disparue,
Il ne lui reste plus que le nom d’une rue,
De tous les bonheurs qu’il a faits.


A partir de ce moment, Laffitte tourna toute son activité vers la reconstitution de sa fortune. Et nous assistons ici à une évolution dans ses idées sur le crédit, évolution dessinée déjà en 1824, lorsqu’il publia sa brochure sur la conversion du 5 pour 100, et marquée désormais par le genre d’affaires auxquelles devait se livrer la nouvelle maison qu’il fonda, et dont nous parlerons plus loin.


II

Revenons en arrière pour examiner les idées et les opinions de Laffitte en matière de finances publiques. Nous avons indiqué, dans la première partie de cette étude, à quelle école il s’était formé comme banquier, et comment il avait continué Perregaux, tout en étendant les affaires de la maison sans en modifier beaucoup le cadre. On pouvait donc déjà prévoir, avant son entrée dans la politique, quels seraient et son état d’esprit et sa méthode en matière de finances publiques. Il se déclara dès ses débuts à la Chambre, où l’avaient envoyé les électeurs parisiens, au commencement de 1817, partisan résolu de la sincérité absolue des évaluations de dépenses et demanda d’accroître encore plus les mesures prudentes en vue de préparer l’emprunt inévitable auquel on allait recourir. Son discours du 7 février 1817, le premier qu’il prononça, ne contient pas tant une critique profonde des moyens budgétaires réclamés par Corvetto, alors ministre des Finances, qu’un exposé de la méthode qu’il considérait comme la meilleure pour faire au crédit, en donnant des gages certains d’une bonne administration des deniers de l’État, un appel efficace et avantageux. A l’aphorisme du baron Louis qui demandait qu’on lui fît de bonne politique pour lui permettre de faire bonnes finances, Laffitte aurait pu ajouter, en résumant son discours, qu’il faut faire de bonnes finances pour fortifier le crédit de l’État. La situation n’était pas alors précisément brillante. Corvetto évaluait le déficit prévu à plus de 314 millions de francs et demandait, pour le couvrir, la création de 30 millions de rentes qu’il comptait émettre au prix de 60 francs environ. Les charges des deux invasions, celles de l’occupation d’une partie du territoire par les alliés, grossissaient considérablement les dépenses. Et les prévisions budgétaires pour les exercices futurs n’offraient pas des chiffres plus consolans. Les déficits des exercices suivans étaient estimés, par Corvetto, pour 1818 à plus de 261 millions ; pour 1819, à 253 millions et demi ; pour 1820, à plus de 274 millions, soit un total général de plus de 788 millions à ajouter en trois ans à l’emprunt proposé pour 1817. Ce n’était pas tout, d’ailleurs, et Laffitte le démontra facilement en signalant le chiffre de la dette flottante exigible qui s’élevait, pour 1817, à 95 millions, et pour laquelle Corvetto devait recourir à des opérations de trésorerie. Il s’y ajoutait même, grossissant le total jusqu’à la somme de 1 200 millions, quelques autres dettes.

Laffitte, dans son discours, ne s’attarde pas trop aux théories. Toutefois, après avoir indiqué les « deux moyens pratiques » de subvenir aux charges des États, c’est-à-dire les impôts et les emprunts, il montre, très sobrement, mais avec une grande clarté, les répercussions que produisent les uns et les autres sur la fortune publique. Il se prononce pour l’emprunt proposé, qu’il accepte tel quel, bien qu’il trouve son chiffre trop élevé d’un tiers, parce qu’il croit à la possibilité de faire des économies dans certains ministères dépensiers. En réalité, l’idée maîtresse de son discours est de réclamer plus de garanties matérielles et morales à la veille d’une série d’emprunts aussi considérables. Il veut que l’État, au moment où il va s’adresser au crédit pour d’aussi grosses sommes, donne des gages supérieurs à ceux que le projet énumère. La fidélité de l’État à ses engagemens est une première condition de confiance. Or, il craint qu’elle n’ait subi quelque atteinte. N’a-t-on point supprimé, comme affectés au paiement de l’arriéré, le produit de 300 000 hectares de bois appartenant à l’État et les revenus communaux ? N’est-ce point à ce sujet que Corvetto avait prononcé les mémorables paroles par lesquelles il proclamait que l’honneur de l’État était de respecter avant tout les promesses qu’il avait faites ? Puis il définit très bien l’amortissement et s’en déclare partisan à condition qu’il soit appliqué suivant des règles très étroites. À cette époque, la question de l’amortissement avait déjà, en Angleterre et en France, provoqué beaucoup de polémiques, fait prononcer bien des discours. Les uns y voyaient un expédient dangereux à la suite des exagérations qu’avaient enfantées les doctrines optimistes du docteur Price ; les autres le considéraient comme un instrument automatique de résultats certains. Laffitte mit l’opération de l’amortissement au point et montra que son efficacité dépendait surtout de la sévérité et de la sincérité avec lesquelles elle serait conduite.

Toute son argumentation dénote un esprit prudent et sage. Il songe à tout, et considère l’Etat comme un particulier, comme un client auquel, lui, banquier plein d’expérience, aurait à donner des conseils. Non seulement il indique les économies à réaliser dans les administrations de la guerre et de la marine, où tant d’erremens étaient à réformer, mais il exprime encore le vœu que l’on négocie, pour obtenir des économies de ce côté, le retrait d’une partie des troupes alliées qui occupaient alors le territoire. Assurément, ce discours ne contient pas d’idées très originales et il peut sembler aujourd’hui aux personnes versées dans les questions financières que les vérités qui y sont proclamées sont des vérités de La Palisse. Il y aurait cependant profit pour beaucoup de nos contemporains, trop portés à considérer l’Etat comme une source inépuisable de richesses, à se pénétrer de ces principes, si simples en apparence, de bonne administration financière. L’exposé, malgré le sujet, est d’ailleurs clair et sobre. C’est un mérite pour l’époque où le parlementarisme venait à peine de naître, et où le problème du crédit public n’avait pas encore été discuté en France de cette façon. M. Thiers qui travailla, quelques années après, avec Laffitte, posséda aussi cette clarté et cette simplicité d’exposition, bien qu’il eût plus fréquemment recours à l’image et à l’anecdote dans ses discours. Il n’était pas du même Midi que Laffitte et avait une culture littéraire bien supérieure à la sienne. Laffitte, il faut de plus le remarquer, avait pour thème de discussion le projet présenté par Corvetto où se trouvaient déjà établis les principes qu’il invoquait lui-même. Néanmoins, il a le mérite de n’avoir point la superstition de l’Etat ; et s’il fait de la surenchère, comme on dit aujourd’hui, c’est dans le sens de la prudence. Il ne croit point que l’Etat, parce qu’il est l’Etat, doive être considéré comme une personne morale à part, pouvant accomplir ce qu’un particulier ne saurait faire, ou du moins pouvant se permettre de se livrer à toutes les opérations de finances sans tenir compte des principes qui régissent les affaires des particuliers.


III

Peu d’années après, cependant, nous assistons à une évolution des idées de Laffitte sur le crédit en général, et en particulier, sur celui de l’Etat. Le mouvement provoqué à la Bourse de Paris par les emprunts de la Restauration avait apporté un élément nouveau dans le mouvement des capitaux. L’espoir d’une paix durable, à la suite de longues guerres et de tragiques événemens, donnait au commerce et à l’industrie un gage sérieux de prospérité et provoquait la création d’usines, de manufactures et de maisons de commerce. Une sorte de renaissance économique s’affirmait sous l’impulsion générale des découvertes faites dans les sciences et dans les arts. Avec son imagination vive et son tempérament optimiste, Laffitte vit s’ouvrir devant les affaires de vastes horizons. Dans une brochure sur laquelle nous reviendrons souvent, brochure qu’il publia en 1824 et où il défendait le projet de conversion de Villèle, il écrivait : « C’est qu’il n’existe plus aujourd’hui qu’un moyen de faire fortune, et ce moyen, c’est de la gagner par le travail. En 1789, on la chercha dans la rapide élévation des existences qu’un ordre social nouveau faisait espérer ; depuis 1800, dans l’armée ; aujourd’hui, on la recherche comme alors, mais dans les arts, les sciences et l’industrie[17]. » Il y a, dans ces lignes, comme un vague écho des formules saint-simoniennes où il était dit qu’à la civilisation guerrière et sacerdotale devait succéder la civilisation industrielle. Et celle influence encore presque insensible, mais latente néanmoins, chez Laffitte, se fera sentir plus tard, lorsqu’il abandonnera ses premières idées sur l’amortissement des emprunts d’Etat, pour considérer ceux-ci comme des dettes bien réellement perpétuelles, comme la dernière des trois phases du crédit public[18].

Au moment où il écrivait la brochure dont nous venons de parler, peu de temps après l’échec du projet de conversion présenté par Villèle, Laffitte était surtout dominé par l’idée de diminuer les différences souvent considérables, suivant les localités, du taux de l’intérêt en France : si ce taux oscillait à cette époque entre 3 et demi et 4 pour 100, dans des centres actifs comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, etc., dans la plupart des petites villes éloignées des régions industrielles et commerciales, il montait très haut la plupart du temps, au point de devenir usuraire, et d’atteindre 8, 9 et 10 pour 100. Il voyait dans la conversion le moyen de faire refluer des capitaux vers ces parties du pays où ils étaient rares. A son sens, en donnant aux rentiers un intérêt trop élevé, l’Etat, par une sorte de prime, concentrait les capitaux à Paris. De plus, la réduction des arrérages de la rente devait être une suggestion venue d’en haut, un exemple irrésistible qui entraînerait fatalement, pensait-il, une diminution du taux de l’intérêt là surtout où les capitalistes montraient les exigences les plus irréductibles. Or il avançait « que l’un des plus grands progrès à procurer à un pays, c’est de réduire le taux de l’intérêt. » Assurément ce taux se réduit bien lui-même sous l’influence des causes économiques ; il ne l’ignore pas et le dit, mais il fait appel au gouvernement pour hâter les choses. Il voit d’ailleurs très large. Il voudrait que l’on favorisât l’échange dans toutes les contrées où l’on produit, que l’on perçât, dans tous les sens, le pays, en aménageant les fleuves, en creusant des canaux, en ouvrant des routes, en construisant des ponts. Il prévoit de même, grâce à la facilité plus grande des transports, l’établissement d’industries dans les centres où les salaires sont encore bas. Le travail naîtra là où on ne l’a pas encore sollicité. L’Angleterre a su ainsi ouvrir des débouchés faciles, chez elle, aux produits de son industrie. À ce moment, Laffitte ignorait que Stephenson venait enfin, après dix ans d’essais, de mettre au point et de rendre pratiquement utilisable la machine locomotive, qui allait révolutionner le monde. Son enthousiasme n’est pas moins grand, toutefois, que s’il eût connu cette grosse découverte.

Tant qu’il demeure sur ce terrain des idées générales relatives à l’expansion du crédit, à la nécessité de créer, en France, de nombreux moyens de transports et de faire pénétrer partout le mouvement, la vie des affaires, il parle comme un disciple éclairé de J.-B. Say, en démontrant la féconde influence des débouchés tant intérieurs qu’extérieurs. C’est dans le même esprit qu’il s’attaque aux monopoles et aux privilèges. Il y met beaucoup de vigueur. « Ces misérables sophismes, écrit-il[19], si répétés contre tous les mouvemens de l’industrie, sont du nombre des vieilles erreurs que la routine oppose toujours à l’humanité, dès qu’elle veut faire un pas. S’agit-il de détruire les monopoles, les privilèges ? les monopoleurs, les privilégiés trouvent à démontrer qu’ils protègent le commerce, qu’ils garantissent la bonté des produits, qu’ils font vivre le petit commerçant, le pauvre ouvrier. S’agit-il d’une découverte nouvelle ? On ne manque pas de démontrer qu’il vaut mieux payer davantage un produit ancien et inférieur que de délaisser ceux qui en vivent. S’agit-il de machines ? elles destituent des bras, elles laissent des ouvriers oisifs et il vaut mieux dépenser plus de temps et plus de force, à une même chose que de chercher, pour ce temps et cette force, un emploi nouveau. Toujours enfin, parce que le mouvement dérange çà et là quelques existences attachées au passé, on veut s’arrêter, et on trouve des raisons en faveur de l’ignorance, de la routine et de l’immobilité. »

Toute cette charge à fond de train contre les protectionnistes d’alors pourrait être signée par un économiste libéral. On croirait même lire un de ces vigoureux articles du Censeur européen, si éphémère[20], dans lesquels Dunoyer et Ch. Comte défendaient les idées de liberté économique et de liberté politique. Cette influence apparaît même ici nettement. Mais dès qu’il laisse de côté ces théories générales pour examiner, du point de vue technique, les conditions spéciales de la conversion, les argumens qu’invoque Laffitte en sa faveur sont loin d’être convaincans. Hâtons-nous de dire qu’il était, bien qu’ayant pris une part active à cette affaire, d’une entière bonne foi. Le défaut de son raisonnement tenait à une erreur d’appréciation que nous allons indiquer. Pour cela, il nous faut décrire à grands traits le mécanisme du projet de conversion présenté par Villèle.

Le projet de conversion de 1824 n’avait point une véritable cause financière. Villèle voyait surtout, dans cette opération, un moyen détourné de faire accepter l’indemnité promise aux émigrés sans trop soulever les protestations de l’opinion publique représentée en cette circonstance par les contribuables auxquels il aurait fallu, sans la réduction proposée des arrérages de la rente, demander de nouveaux impôts. En réalisant, par ce moyen, une économie annuelle de 28 millions sur les arrérages de la dette publique, on créait le gage d’un emprunt futur. On avait donc imaginé la combinaison suivante, suggérée au ministre, assurait-on, par quelques gros banquiers de Londres.

Les emprunts faits par la Restauration en vue de payer l’arriéré, les frais de guerre, l’indemnité aux alliés et tout le cortège des dépenses qui en résultaient, avaient été négociés en 5 pour 100 à des conditions assez onéreuses : c’est-à-dire à des taux très éloignés du pair. Le crédit, à ce moment, n’était pas à bon marché pour notre pays. Les premiers emprunts furent pris par des banquiers étrangers à des prix très bas, 55 et 57 francs. Plus tard, la situation s’étant, depuis les jours sombres de la période critique, sérieusement améliorée, un emprunt fut donné le 10 juillet 1823, à MM. Rothschild frères, au prix de 89 fr. 55. Après ce dernier emprunt qui précéda la conversion, le 5 pour 100 atteignit nominalement le cours de 98 francs. C’est alors que Villèle entreprit de préparer là son opération. Bien qu’il n’eût pas acquis encore une grande expérience financière, il comprit vite la nécessité de mettre entre le gouvernement et les rentiers de puissans intermédiaires qui, du reste, s’étaient offerts d’eux-mêmes à garantir l’opération après l’avoir, comme nous venons de le dire, très probablement suggérée au ministre. Une conversion de rentes en France était chose nouvelle si l’on se place au point de vue d’une conversion proprement dite, faite suivant les règles étroites du droit et de l’équité ; car on n’avait subi jusque-là que des réductions arbitraires et spoliatrices, et elles avaient trop fréquemment frappé les rentiers pour que le souvenir n’en fût pas encore très cuisant.

La « Compagnie » de banquiers intermédiaires, — on dirait aujourd’hui le « syndicat, » — était représentée par trois groupes principaux de maisons, à la tête desquels se trouvaient MM. Baring, Rothschild et Laffitte ; un quatrième groupe se serait joint aux trois premiers sous la direction de M. Sartoris. Cette Compagnie, pour continuer à employer le terme usité alors, comprenait 120 ou 150 maisons. Elle garantissait l’emprunt, c’est-à-dire était prête à rembourser les rentiers qui exigeraient le paiement de leur capital ; elle prenait donc naturellement leur place et par conséquent acceptait les charges de la combinaison proposée. Une fois cette convention arrêtée entre la Compagnie et Villèle, on se mit à préparer le terrain. Le 5 pour 100 monta assez rapidement jusqu’au pair, le dépassa, et atteignit 104 fr. 80. Ce n’était pas une hausse normale. C’est à ce moment que Villèle fit connaître le mécanisme de sa conversion. Voici sommairement en quoi il consistait. L’Etat offrait aux rentiers le remboursement au pair, soit 100 francs par 5 francs de rentes, ou l’échange de leur titre contre un autre titre du taux de 3 pour 100 nominal qui leur était délivré au prix de 75 francs. Ainsi, un rentier, par exemple, possesseur de 15 francs de rente, pouvait, ou exiger de l’Etat 300 francs, ou prendre, en compensation de cette somme, quatre fois 3 francs de rente au prix de 75 francs, c’est-à-dire qu’il ne devait plus toucher que 12 francs de rentes pour le même capital réel. Il perdait donc 1 pour 100 sur l’intérêt ; mais on lui offrait l’avantage d’une augmentation du capital nominal, le capital nominal de son nouveau titre s’élevant à 400 francs. En effet, les 3 francs de rente étant vendus 75 francs, il restait 25 francs de marge pour atteindre le pair, soit 25 pour 100. La conversion devait porter sur un capital de 2 800 millions. La Compagnie, en paiement de son intervention, devait toucher l’intérêt à 1 pour 100 de ce capital pendant quinze mois, c’est-à-dire la somme de 35 millions.

Il n’est pas besoin d’y regarder de très près pour voir combien cette conversion était aléatoire. Tout d’abord, la réduction de 1 pour 100 opérée sur le taux réel de la rente ne se trouvait pas légitimée par le prix de 104 fr. 80, en admettant même que ce prix fût normal. Or, on était artificiellement parvenu à ce chiffre grâce à l’intervention puissante de la Compagnie. A s’en tenir même au simple calcul, la rente à 104 fr. 80 rapportait 4,77 pour 100. La réduction indiquée aurait donc dû être plutôt d’un demi pour 100. On comptait, il est vrai, sur l’appât d’un accroissement de capital, accroissement d’un tiers du capital primitif, comme nous l’avons vu. C’était d’ailleurs la première fois que l’on se livrait, en France, à une opération de cette nature, et l’on ne savait guère, en réalité, vers quel résultat on allait. Un terme de comparaison manquait, en effet, car il n’y avait pas alors d’autre rente française que le 5 pour 100. Il aurait été plus facile de faire des prévisions si un type de rente de 4 pour 100 ou de 4 et demi pour 100, par exemple, eût existé. L’opinion publique, inquiète pour toutes ces raisons, ne se montrait guère favorable à l’opération, et les rentiers, si souvent leurrés, ne paraissaient aucunement disposés à se laisser séduire. Malgré l’opposition assez vive qui fut faite au projet, la Chambre des députés, guidée surtout par des considérations politiques, suivit aveuglément Villèle. Il n’en fut pas de même à la Chambre des pairs où la conversion échoua.

Notons en passant que Laffitte imagina, lui aussi, en vue de ne point trop effrayer les rentiers, un système d’ailleurs fort ingénieux. Il proposa la création de deux grands livres de la Dette Publique, l’un en rentes 3 pour 100 normalement négociables, l’autre en rentes 5 pour 100 immobilisées. Pendant un délai déterminé, les porteurs de 5 pour 100 auraient eu la faculté de demander des inscriptions en 3 pour 100 à 75 francs. Après ce délai, ils ne pouvaient plus obtenir l’échange de leurs titres que contre du 3 pour 100 au pair. Enfin, tout titre 5 pour 100 présenté au bureau des mutations et transferts, pour une autre cause que celle de succession en ligne directe ou d’un avancement d’hoirie, devait être converti d’office en 3 pour 100 au pair. L’État n’offrait donc pas le remboursement immédiat ; il était différé pour un temps plus ou moins long. Quant au Trésor, il ne se serait pas trouvé beaucoup plus allégé de ses charges en capital. On fit à ce nouveau système un mauvais accueil, et l’on ne s’y attarda point. Toutefois, la combinaison, bien que ne tenant pas assez compte de l’état de l’opinion et présentant des points très critiquables, témoigne d’une réelle souplesse d’imagination.


IV

C’est pour expliquer sa conduite, en cette circonstance, que Laffitte écrivit sa brochure sur la réduction de la rente. Non seulement il s’était déclaré partisan de l’opération, mais encore il avait fait partie de la Compagnie chargée de la faire réussir, et il se trouvait, sur cette question, en opposition complète avec ses amis et ses coreligionnaires politiques. Nous avons dit comment il envisagea le problème. Il croyait, en réduisant la rente, arriver mécaniquement à réduire le taux de l’intérêt dans les régions du pays où se pratiquaient de gros taux usuraires. Il pensait faire refluer vers ces marchés isolés, livrés à la tyrannie financière des capitalistes locaux, les fonds que n’attirerait plus l’appât du gros intérêt de 5 pour 100. Il partait du principe que la conversion était possible et devait réussir sans aucun accroc. Il répète continuellement que le taux des escomptes en banque étant de 3 et demi à 4 pour 100, l’Etat ne doit pas payer à ses créanciers plus que les industriels et les commerçans aux leurs. Le raisonnement est spécieux ; il repose sur ce postulat, admis par Laffitte, que l’Etat français, à ce moment-là, présentait pour les capitalistes les garanties les plus sûres. Il vante l’avantage des rentes, la facilité de leur négociation, l’absence de tout risque. Il oublie que, s’il n’y a pas de cloison étanche entre les compartimens ou genres d’emplois vers lesquels se dirigent les capitaux, il y a cependant des différences marquées par la nature des opérations et leurs risques. Les capitalistes dirigeaient vers les banques, vers le crédit commercial beaucoup de fonds parce que les affaires s’accroissaient et qu’une sorte de renaissance économique se faisait sentir après d’aussi longues années de guerres et de crises. Le crédit de l’Etat, certes, s’était amélioré aussi, mais non pas au point qu’on pût rogner aux rentiers un plein cinquième de leurs revenus. On savait, du reste, quelle était l’arrière-pensée de Villèle. L’économie réalisée par la conversion n’était que le prélude d’une opération destinée à trouver le moyen de payer l’indemnité promise aux émigrés. Ce n’était pas là un emploi reproductif des capitaux et tel que le présente Laffitte lorsqu’il parle d’améliorer les voies de communication et de doter le pays de travaux destinés à faciliter les transactions commerciales et le développement de l’industrie. Cette indemnité n’eût pas été employée, selon toutes probabilités, dans l’industrie ou le commerce, et dès lors, il ne restait plus que l’argument de l’influence exercée sur le taux de l’intérêt dans les régions à capitaux rares, par la conversion. Nous venons de voir qu’il était très discutable.

Laffitte se défend d’avoir été conduit à entrer dans la Compagnie par le seul souci de ses intérêts et des bénéfices à réaliser. Il faut assurément croire à ses protestations de désintéressement. Le profit, donné par Villèle aux membres de la Compagnie, et dont le total s’élevait à 15 millions, représentant l’intérêt à 1 pour 100 de 2 milliards 800 millions pendant quinze mois, n’était point aussi considérable qu’il paraissait à première vue, eu égard aux risques très réels courus par les intermédiaires. Ceux-ci étaient au nombre de 130 à 150. Il aurait fallu diviser la somme de 35 millions entre eux tous. Chacun aurait reçu, en moyenne, de 230 000 à 270 000 francs, sommes insuffisantes pour compenser tant de hasards. Restaient les chances de gains sur la spéculation ; nous venons de voir qu’elle n’était guère possible, étant donné les conditions de la conversion. Et il n’y avait pas à s’y tromper. Ouvrard, dont on ne saurait suspecter la hardiesse et même la témérité parfois, en affaires, appelle cette opération « un désastreux projet. » La spéculation n’apparaissait pas à Laffitte non plus comme un moyen de réaliser un gain. Suivant ses propres déclarations, il ne jouait point à la Bourse. Il le dit dans sa brochure : « En rapport, par ma profession, avec toutes les professions ; sachant mieux ce qui se passe dans les fabriques et les ateliers que ce qui se passe à la Bourse dont je ne me mêle jamais, j’ai pu juger, de mes yeux, ce que pouvait le travail libre dans son action tranquille et dans ses jouissances[21]. »

Les autres associés et surtout Baring avaient certainement un but plus étroitement professionnel en prenant part à la conversion. Et c’est là où l’ingénuité de Laffitte se montre entière. Banquier avisé, quand il se trouve en face des opérations courantes de la Banque commerciale, il perd pied, n’est plus en complet contact avec les réalités, lorsqu’il envisage des problèmes plus vastes et poursuit des idées de rénovation par le crédit rendu plus facile et le travail délivré de l’usure. Si les théories qu’il défend sont excellentes, le moyen dont il voudrait faire le levier puissant du progrès économique pour la France est un moyen inefficace et peu proportionné au but vers lequel il tend. Cette opération fut d’ailleurs le commencement de sa ruine.

Les États n’ont pas précisément pour fonction d’organiser le crédit en faisant des emprunts. Rationnellement, ils ne devraient recourir à ce moyen facile, mais si dangereux de se procurer des capitaux, qu’en vue de les employer à des travaux utiles ou de les consacrer dans les limites nécessaires à la défense du pays. En tout cas, l’amortissement s’offre comme le frein indispensable, quand on a la force de le mettre en pratique, contre les abus des emprunts. Laffitte, en tant que député ou ministre, a toujours défendu cette opération dont on a, un temps, exagéré, à un degré inouï, la bienfaisante influence. Il paraît avoir modifié ses idées à cet égard lorsqu’il eut quitté la vie publique. L’influence des Saint-Simoniens s’est fait sentir en cette circonstance sur son esprit. Ceux-ci l’avaient attaqué très vivement à l’occasion d’un discours prononcé par lui en qualité de ministre des Finances sur la question de l’impôt et de l’emprunt, lors de son passage au pouvoir. Ce point fort intéressant mérite que l’on s’y arrête un peu.


V

Laffitte, dans ce discours, avait fait remarquer qu’envisagé d’un point de vue particulier, l’emprunt présentait sur l’impôt l’avantage de n’obliger personne à se démunir. Le capitaliste, on offrant ses fonds à l’État, agit de bonne grâce, guidé par son intérêt, puisqu’il espère y trouver profit. Par l’impôt, au contraire, le contribuable se trouve forcé de verser à l’État des capitaux dont il aurait fait un emploi beaucoup plus productif s’il les eût gardés. Enfantin, en partant de l’observation présentée par Laffitte, le critiqua vivement, dans le Globe. Il lui reprocha de ne pas demeurer dans la logique, en se déclarant encore, après ces prémisses, partisan de l’amortissement. Cinq articles parurent dans le Globe[22]. Enfantin en était l’auteur, exception faite pour le troisième article qu’écrivit M. Gustave d’Eichthal. Les Saint-Simoniens avaient, en effet, à l’égard de l’amortissement, une doctrine radicale. Ils soutenaient que l’emprunt apportait moins de trouble que l’impôt « dans l’ordre du travail industriel » parce que l’Etat recevait, des capitalistes « oisifs, » ses prêteurs, des fonds qu’ils ne savaient point faire fructifier intelligemment. Il était donc inutile d’en opérer le remboursement. Car pourquoi prendre par l’impôt, au travail, qui les emploie reproductivement dans l’industrie, des capitaux actifs pour les remettre à des gens décides à les immobiliser encore dans des placemens de fonds d’Etat ? N’est-ce pas donner une prime à cette inertie ? Le capital mobilisé, circulant comme un sang vivifiant à travers le réseau des entreprises industrielles et commerciales, n’est-il pas l’élément fécondant par excellence de la vie économique ? Pourquoi le détourner de sa véritable destination ? Pourquoi rembourser au pair le capital emprunté, alors que l’Etat n’a touché que la moitié ou les trois quarts du capital nominal ? N’est-ce pas avantager par une prime très forte la classe oisive des rentiers ? Et puis, l’amortissement n’est-il pas une opération illusoire, de même que les conversions ou réductions d’intérêts ? Ce sont là des jongleries. Pour les Saint-Simoniens, l’amortissement et la conversion sont « les actes progressifs d’une sorte de conspiration jusqu’ici instinctive ourdie depuis des siècles contre l’aristocratie guerrière et oisive. » La doctrine est curieuse et hardie, d’autant plus qu’elle s’appuie sur des raisons vraies dans une certaine mesure. Enfantin, comme M. Gustave d’Eichthal, défendait avec beaucoup de vigueur des idées fort justes en montrant quel décevant et dangereux mirage étaient les théories du docteur Price sur l’amortissement, et combien les fantastiques accumulations réalisées sur le papier par les calculs d’intérêts composés pouvaient tromper les esprits les plus prévenus. Déjà, dans une brochure publiée en 1829, M. Gustave d’Eichthal, sous forme de lettres adressées aux membres de la commission du budget de la Chambre, avait exposé et défendu les mêmes doctrines[23]et montré l’insuccès, tout au moins en France, du système de l’amortissement.


VI

Les idées de Laffitte sur le crédit s’étaient, avons-nous déjà dit, modifiées sous l’influence du progrès industriel provoqué par les applications des découvertes scientifiques et surtout par la révolution qui commençait à s’opérer dans les transports avec la locomotive et les chemins de fer. Les théories saint-simoniennes très souvent suggestives et parfois fécondes, lorsque l’on savait les dégager des utopies dont elles étaient entourées, ne furent pas étrangères à ses nouvelles conceptions en matière de crédit. Après avoir entièrement liquidé les affaires de son ancienne maison, il résolut de fonder une banque, au moyen de laquelle, suivant une formule dont il usa plus d’une fois et que l’on a employée depuis, il voulait faire pénétrer le crédit dans toutes les classes de la société et « favoriser le développement du commerce et de l’industrie. » Cet établissement devait s’appeler tout d’abord « Banque du Commerce et de l’Industrie. » Mais Laffitte fut obligé de renoncer à ce titre. La Banque de France, en effet, très jalouse de son monopole, à cette époque, prétendait à la propriété exclusive du mot « banque. » Elle poussa même, un moment, l’exclusivisme, lors de la fondation des banques départementales, jusqu’à essayer de contestera ces institutions le droit de prendre cette dénomination. Comme cela s’était déjà fait pour certaines maisons de crédit auxquelles on avait donné le nom de caisses ou de comptoirs, Laffitte appela sa banque : « Caisse générale du Commerce et de l’Industrie[24]. »

Elle fut fondée sous la forme d’une société en commandite par actions. La forme anonyme eût été assurément préférable, mais le Conseil d’État, gardien alors vigilant du privilège de la Banque de France, n’eût pas donné, sans de grandes difficultés, son autorisation. Le capital actif en fut fixé, au début, à la somme de quinze millions[25], chiffre assez considérable pour l’époque.

Les bases du nouvel établissement étaient très larges, trop larges même, car l’étendue et la diversité des opérations indiquaient une hardiesse plutôt voisine de la témérité. Cette maison de crédit faisait, non seulement toutes les opérations courantes des banques dites de commerce : escomptes, recouvremens, avances sur garanties, etc. ; mais encore des opérations d’un autre ordre et beaucoup plus aléatoires : elle traitait par exemple soit à elle seule, soit en participation avec d’autres banques, de tous les emprunts d’Etat ; enfin elle s’ouvrait un champ d’action, sans limites, puisqu’elle devait « en général faire toutes les opérations financières. » Cette conception nouvelle, fort différente de celle des banquiers qui, sous l’Empire et la Restauration, avaient été les confrères de Laffitte, et dont nous avons, plus haut, indiqué la méthode prudente, consistait à confondre des risques de nature diverse et de degrés très inégaux. Une banque de commerce se livrant à des opérations de spéculation, de placement, à des commandites plus ou moins directes faites à des entreprises industrielles, court bien des aventures. Le caractère des opérations de banque, dites commerciales, se révèle par ce fait que le crédit y repose sur une valeur créée en représentation d’une marchandise dont le prix est fixé par une vente réelle, par une transaction première. Et cette valeur est le papier commercial escompté pour un temps relativement court. Les capitaux, avec lesquels travaillent les banquiers de cet ordre, ont donc un mouvement continu de circulation, de va-et-vient. Ils sortent et ils rentrent pour ainsi dire sans interruption et constituent ce que l’on appelle des « disponibilités. » Ils sont comme des soldats qui, dans l’action, se rallient très vite autour de leur chef et sont, pour ainsi dire, dans sa main. Au contraire, le lancement d’une affaire industrielle, la coopération à la soumission d’un emprunt de ville ou d’Etat, l’ouverture de gros crédits à découvert consentis à des commerçans et industriels, sont autant d’opérations souvent à longue échéance et comportant des risques très étendus, tous les risques de la spéculation. Ces opérations donnent, en général, lorsqu’elles réussissent, de gros bénéfices. Les maisons qui s’y livrent ont assurément une fonction utile, indispensable dans une société économique. Elles sont comme l’avant-garde d’une armée, mais, en cette qualité, ne devraient point s’embarrasser d’impedimenta, de capitaux exigibles, que leur origine ne destine pas à des opérations de cette nature. En principe, et si l’on admet la spécialisation des opérations de banque, appuyée sur les caractères différens de leurs risques, ces banques ne devraient travailler qu’avec leurs capitaux propres, ou avec ceux de commanditaires avertis et connaissant le genre d’emploi de leurs fonds. Or, dans les banques mixtes, comme celle de Laffitte, il est assez difficile d’établir, entre les affaires commerciales et les opérations de placement et de spéculation, des cloisons étanches.

Jusqu’à un certain point, Laffitte a été, à cet égard, un précurseur. Il y a plus d’un trait de ressemblance entre la « Caisse générale du Commerce et de l’Industrie » et les grandes sociétés de crédit qui ont été constituées depuis une trentaine d’années, en plusieurs pays. Certaines d’entre elles ont limité leurs risques avec habileté. Toutefois, lorsque l’on est engagé sur ce terrain à mirages si dangereux, on ne se trouve guère défendu que par la prudence des chefs.

Malgré la foi de Laffitte dans ses idées nouvelles, son expérience sut le garder des entreprises trop hasardeuses. Lorsqu’il fonda sa Caisse[26], en octobre 1837, il avait soixante-dix ans. Sa connaissance des affaires s’était fort étendue, au cours des événemens nombreux qu’il avait traversés. Elle lui était d’autant plus indispensable qu’il allait, malgré le monopole de la Banque de France, émettre, lui aussi, un papier de Crédit en vue de faciliter les opérations de sa maison. La Banque de France possédait le droit exclusif d’émettre, tout au moins à Paris, des billets à vue et au porteur. Pour tourner la difficulté, Laffitte s’avisa d’émettre des billets à ordre. Ils étaient, quant à l’échéance, de plusieurs catégories. Il y en avait à cinq, quinze et trente jours de vue. Ces billets portaient un intérêt qui croissait avec la longueur de l’échéance. Il fut au début de 3 pour 100 pour les billets à cinq jours, de 3 et demi pour ceux à quinze jours ; de 4 pour 100 pour ceux à 30 jours. Enfin, il en émit avec moins de succès à trois mois sans intérêt. Tous ces billets ne pouvaient circuler qu’avec un endos qui était laissé en blanc. Pour ceux portant intérêt, on ajoutait, à chaque transmission du porteur à un autre, les intérêts courus. Assurément cette circulation n’était ni aussi simple, ni aussi rapide que celle du billet de banque proprement dit. Néanmoins, l’avantage qu’offraient les billets à court terme de porter intérêt les firent facilement accepter. En 1837-1838, l’émission totale de ce papier dépassa 60 millions de francs. Elle oscilla ensuite, jusqu’en 1843, entre 35 et 58 millions. Laffitte mourut en 1844 et fut remplacé à la tête de la Caisse par trois gérans. A partir de cette époque, les émissions s’élevèrent, en moyenne, chaque année, à une somme totale de 80 millions de francs. En 1847, la « Caisse générale du Commerce et de l’Industrie » cessa ses opérations sous l’influence de la crise politique et économique d’où sortit la Révolution de 1848. La fin d’une banque de cette sorte, provoquée par de tels événemens, n’a rien qui doive surprendre. L’émission des billets à ordre, effectuée dans des conditions si difficiles était chose délicate, et la diversité des affaires de la « Caisse » multipliait les risques accrus encore par la situation troublée qui marqua les dernières années du règne de Louis-Philippe. S’il eût vécu, Laffitte serait-il parvenu à maintenir sa maison, à lui faire traverser, sans dommage pour son crédit, des crises aussi longues et aussi graves ? On peut en douter. Comme nous le connaissons, il n’était pas homme à fuir les responsabilités. Il avait fondé sa Caisse pour venir en aide, par un crédit plus facile, au Commerce et à l’Industrie ; ce n’est donc pas au moment où ce crédit devenait le plus nécessaire qu’il eût déserté la lutte. Malgré cet insuccès relatif et les difficultés qu’il rencontra, la tentative de Laffitte fut féconde à beaucoup d’égards. On suivit son exemple. D’autres établissemens du même genre[27]se fondèrent et rendirent de véritables services. La « Caisse » de Laffitte garda toujours la prédominance sur ces établissemens. Elle fut une aide précieuse pour le petit commerce et la petite industrie de Paris. En 1837-1838, le nombre des effets qu’elle escompta fut de 220 000, représentant une somme de plus de 276 millions de francs. Ces chiffres progressèrent, peu à peu, dans les années suivantes ; en 1844, année où mourut Laffitte, le nombre des effets escomptés par la « Caisse » atteignit le chiffre de 476 000 formant, au total, une somme de près de 358 millions de francs.

Laffitte est donc demeuré, jusqu’à la fin, l’homme de travail et d’action qu’il avait été pendant toute sa vie. Les années, Les revers et les profondes déceptions dont il eut tant à souffrir, ne modifièrent ni son tempérament ni son caractère. A un âge où tant d’autres ont déjà cherché, loin du tumulte des affaires, le repos dans la retraite, il se jetait dans la bataille, poussé par son démon familier, sans crainte des soucis et des difficultés qu’allait lui susciter la banque nouvelle qu’il créait suivant une formule hardie. En essayant de s’adapter à l’évolution économique qui se manifestait sous ses yeux, en s’efforçant de concourir à l’extension du crédit dont le rôle lui semblait de plus en plus important, il a donné un exemple de courage assez rare à une époque où l’ambition, développée par l’accroissement de la richesse générale, entraînait les hommes d’affaires vers des opérations plus profitables. M. de Cormenin a dit quelque part que la vie privée de Laffitte pouvait être considérée « comme un cours de morale en action. » Sa vie financière ne fut que le prolongement de sa vie privée.


ANDRE LIESSE.


  1. Mémoires, t. II, p. 44.
  2. Le plus important est la brochure : Réflexions sur la réduction de la rente et sur l’état du crédit, dont nous nous occupons plus loin.
  3. Dictionnaire d’économie politique. Ch. Coquelin et Guillaumin.
  4. Les Médicis entre autres prêtèrent des sommes assez élevées à Edouard IV, roi d’Angleterre, et au Duc de Bourgogne qui eut aussi recours à la caisse de Salviati.
  5. Elle dura jusqu’en 1793, au milieu de difficultés sans nombre. Elle avait lié son sort à celui de l’Etat, et cette liaison dangereuse explique suffisamment pourquoi elle tourna mal. Cambon la lit supprimer. Lavoisier fut l’un de ses administrateurs. Léon Say a écrit une précieuse notice historique sur la Caisse d’Escompte.
  6. Voyez les Finances du Consulat, p. 56 et suivantes.
  7. Dans son article nécrologique sur Laffitte, le National a raconté ainsi comment se termina ce triste épisode de nos défaites : « On convoque les banquiers ; les banquiers affichent tous leur pauvreté et ils consentent, par grâce, à ouvrir une souscription où celui-ci verse 1 000 francs ; celui-là 500 francs, un autre même 100 francs. Laffitte en eut honte ; il déchira la liste et donna la somme entière exigée par Blücher. »
  8. Béranger, Ma biographie, Œuvres posthumes.
  9. Le 20 août 1827.
  10. Œuvres posthumes.
  11. Discours prononcé aux funérailles de Laffitte.
  12. Perregaux avait marié sa fille à Marmont, duc de Raguse.
  13. Perregaux avait un fils auquel il fit suivre la carrière administrative.
  14. Elle s’appelait Marie-Françoise Laeut. Son père était négociant au Havre. Le mariage eut lieu à Paris le 3 prairial an IX. Laffitte avait comme témoins deux de ses frères : Pierre, négociant à Saint-Quentin, et Martin, marin au Port-Liberté (Morbihan).
  15. On lui aurait caché une dépêche annonçant l’entrée des Autrichiens dans la Romagne au mépris du principe de la non-intervention qu’il avait proclamé à la tribune.
  16. Le comité provisoire de la souscription comprenait : Odilon Barrot, Mauguin, le général Clauzel, La Fayette, le maréchal Gérard, général Becker, général Exelmans, Cunin-Gridaine, Fulchiron, Barbet de Veaux, Calmon, Gouin, Martell, de Bérenger, Châtelain. Elle s’éleva exactement en capitaux à 416 901 fr. 09 et à 25 892 fr. 80 en intérêts produits par les dépôts faits à la caisse des Dépôts et Consignations, soit au total 442 793 fr. 89. Laffitte toucha le dernier versement le 25 décembre 1835.
  17. Réflexions sur la réduction de la rente et l’état du crédit, par Jacques Laffitte, 1824.
  18. Ces trois phases étaient : l’emprunt remboursable par annuités ; l’emprunt perpétuel avec amortissement plus ou moins promis et effectué ; l’emprunt perpétuel qui ne devait jamais être remboursé. Ce dernier type était le type définitif, réalisant le vrai progrès. Les Saint-Simoniens, nous le verrons un peu plus loin, ont eu sur les impôts et sur les emprunts une doctrine très radicale : ils considéraient que tout emprunt d’Etat étant formé de capitaux oisifs, c’était troubler l’ordre du travail industriel que de lever des impôts pour les rembourser. Ils concluaient donc à l’emprunt perpétuel sans amortissement en affirmant que l’amortissement avait toujours été illusoire et que c’était une injustice de prendre de force, par l’impôt, des capitaux là où ils faisaient besoin pour rembourser des capitalistes incapables de les employer aussi fructueusement.
  19. Inflexions sur la réduction de la rente, p. 160.
  20. Le Censeur européen, fondé en 1814, par Dunoyer et Ch. Comte, — dont le premier journal périodique le Censeur avait été supprimé par le gouvernement de la Restauration, — cessa, aussi lui, de paraître en 1819, pour les mêmes raisons : sa publication fut interdite.
  21. Réflexions sur la réduction de la rente, etc.
  22. Ces articles furent publiés dans les n" du 23 novembre, des 1er, 12, 21 et 27 décembre 1830. On en fit, en 1832, une brochure qui fut éditée par le Globe sous ce titre : Religion saint-simonienne, économie politique.
  23. Cette brochure est intitulée : Lettres à MM. les Députés composant la commission du budget sur la permanence du système de crédit public et sur la nécessite de renoncer à toute espèce de remboursement des créances sur l’État, par M. G.-D.-E., Paris, 1829. Le même auteur publia en 1838 une autre brochure sur cette même question, intitulée : Observations sur l’opération du remboursement au pair.
  24. Les établissemens fondés plus tard, après la Révolution de 1848, par J. Mirès, portèrent aussi le nom de Caisses.
  25. Le capital de 15 millions de francs était le capital versé. Le capital nominal était beaucoup plus élevé, soit 55 millions. Il se décomposait ainsi : 10 000 actions de 5 000 francs sur lesquelles on avait versé 1 000 francs, — ce qui faisait 10 millions de francs effectifs, — et 5 000 actions de 1 000 francs, entièrement versés, ce qui donnait bien un capital réel de 15 millions.
    Les actions de 5 000 francs devaient toucher un intérêt de 4 p. 100 des 1 000 francs versés, intérêt dont le bénéfice était étendu aussi aux versemens ultérieurs. Les actions de 1 000 francs avaient un avantage sur les premières, on leur bonifiait un intérêt de 5 p. 100. Mais les unes et les autres étaient égales devant la distribution des dividendes, qui se faisait dans la même proportion pour chacune d’elles.
  26. La « Caisse générale du Commerce et de l’Industrie » s’appela couramment « Caisse Laffitte-Gouin. »
  27. « Le Comptoir général du Commerce, » dit « Caisse Ganneron, » fut fondé en 1843, et la « Caisse centrale du Commerce et des Chemins de fer, » dite « Caisse Baudon, » en 1846. Toutes les deux cessèrent leurs affaires en 1847.