Jacques de George Sand
Tous les personnages de ce livre sont à la fois très simples et très nouveaux. Jacques, Fernande, Octave et Sylvia ne rappellent tout au plus que par de lointaines analogies les précédentes créations de l’auteur. Comme dans Indiana et Valentine, les caractères et l’action se distinguent par une réalité spontanée ; comme dans Lélia, l’idéal est si habilement mêlé au dialogue, aux descriptions, à la fable elle-même, que la pensée du lecteur chemine alternativement, sans fatigue et sans secousse, de l’émotion à la rêverie, de l’enthousiasme à la curiosité.
Jacques a été soldat. Il s’est de bonne heure initié à la souffrance et à la résignation. Il a trente-cinq ans, et son cœur a traversé déjà bien des épreuves douloureuses. Il ne s’est pas dit comme les stoïques : La sagesse repose tout entière sur le silence des passions. Il n’a pas cru que la paix et le bonheur n’appartenaient qu’à la réflexion austère et désintéressée. Il a vu dans chacune de ses illusions évanouies un enseignement impitoyable ; mais il ne s’est pas découragé. Déçu dans ses espérances d’amour et de fidélité, il ne s’est pas guéri d’aimer. Il s’est remis à la tâche, il a recommencé la lutte comme un athlète hardi. Il a regardé d’un œil serein et paisible le sang qui ruisselait de ses blessures. Il a senti l’air frais et cuisant se glisser dans les profondeurs de ses plaies furieuses. Mais il s’est confié en lui-même, il n’a pas fléchi avant l’heure, et quand la cicatrice, lente à se fermer, a mis un terme à la souffrance, il ne s’est pas tourné vers ses souvenirs pour se conseiller la lâcheté.
C’est-à-dire qu’il a compris dès le premier jour que le devoir est d’agir et de vivre ; pour lui, la sagesse suprême, la plus haute dignité, la consécration, c’est le dévouement poussé à ses dernières limites.
Il a aimé plusieurs fois, et plusieurs fois il a été trompé. Il a vu se détacher de lui bien des affections qu’il réservait à de plus longues espérances. Il a vu tomber avant le temps bien des plantes florissantes qu’il avait arrosées de ses larmes, et qui promettaient de grandir à l’ombre de son nom.
Si Jacques était arrivé par la déception à cette tristesse incrédule et défiante qui raille les passions et les prend en pitié ; s’il n’avait puisé dans la mémoire toujours présente de ses malheurs et de ses désappointemens que le mépris et l’ironie ; si, résolu à l’inaction, il s’était mis à rire de ceux qui croient et persévèrent, il n’y aurait dans l’invention de ce personnage rien d’inattendu ni de nouveau. Ce serait tout simplement un ressouvenir de Byron. Mais Jacques est monté plus haut que la tristesse, plus haut que l’incrédulité. Il a dépassé la défiance et l’ironie. Il compatit sérieusement à ceux qui persévèrent et se confient ; mais il ne raille pas leur espérance. Il voit plus loin, mais ses pieds suivent la même route.
Il ne croit plus à l’éternelle durée des affections humaines ; mais il rougirait de lui-même s’il abandonnait la partie. Il a promené autour de lui un regard lent et curieux ; il a compté les ambitions tumultueuses qui s’agitaient au sein de la foule et tentaient de la dominer ; il a suivi sans trouble et sans jalousie l’avènement et la chûte des noms qui se disaient illustres ; et il n’a pas voulu d’une pareille destinée. Il s’est mêlé aux esprits ardens qui ne vivent que pour la vérité ; il s’est complu quelque temps dans le spectacle de leurs pieuses extases, il n’a pu se défendre d’une sympathie généreuse pour leurs projets d’enseignement et de réforme ; mais il a compris que la vie tout entière n’est pas dans l’étude, et il a reculé devant l’oisiveté du cœur.
Il veut encore aimer, il aimera, quoi qu’il arrive. Il se consultera long-temps avant de s’engager. Il ne prendra pas pour un entraînement sérieux, pour une passion irrésistible, le charme d’une beauté passagère, d’un regard humide et voilé, les tresses blondes et soyeuses jetées sur l’épaule comme un manteau. S’il doit encore aimer, il saura pourquoi ; il ne cédera pas imprudemment à l’ivresse des sens ; il ne se mettra pas à la poursuite du plaisir : il cherchera le bonheur.
Mais Jacques peut-il être heureux encore ? Est-il possible d’aimer sans croire à l’éternité de l’amour ? Prévoir la fin d’une affection naissante, n’est-ce pas désespérer ? N’y a-t-il pas dans cette sagesse austère et résignée quelque chose qui repousse l’amour au lieu de l’attirer ? Cette lumière éblouissante et pure, qui projette ses rayons dans les profondeurs de l’ame, n’est-elle pas trop ardente pour la sève d’une passion dévouée ? Qui tentera de résoudre ces énigmes obscures ? Quelle raison, assez sûre d’elle-même, osera s’engager dans le dédale de ces questions impénétrables ? Est-ce que Dieu nous aurait défendu de savoir et d’aimer tout à la fois ? Est-ce qu’il faut tuer le cœur pour vivifier l’intelligence ? ou bien faut-il imposer silence à la pensée et museler sa curiosité, pour aimer librement, sans prévoyance et sans crainte ? Faut-il ignorer les mers pour affronter la tempête ? Faut-il compter les écueils pour ne pas quitter la plage ?
Ce n’est pas moi qui trancherai ce nœud inextricable. Ce n’est pas moi qui mettrai d’accord le cœur et la pensée ; ce n’est pas moi qui réconcilierai la prévoyance et l’entraînement. Non : dans les douleurs auxquelles j’ai assisté, dans les récits éplorés que j’ai entendus, dans les larmes que j’ai vu couler, je n’ai pas appris le secret de la sagesse heureuse.
Mais le poète a le droit de franchir les doutes du philosophe. Quand la réflexion hésite, l’invention peut passer outre. Ainsi a fait George Sand. Il a mis au cœur de Jacques une soif insatiable d’aimer, et dans sa pensée une prévoyance paisible et sereine. Il lui a donné le courage qui s’empresse au-devant du danger comme s’il ne le soupçonnait pas ; mais il n’a pas cru devoir le déshériter de ses souvenirs vigilans, de sa science encore toute saignante, et qui devrait lui conseiller le repos.
Ainsi posé, le caractère de Jacques est une création grande et singulière ; quel que soit le drame où s’engagera cet acteur, il ne pourra manquer d’exciter un intérêt sérieux. Il sait, il aime, il prévoit ; au jour du malheur que fera-t-il ? aura-t-il le droit de se réfugier dans la colère et la vengeance ? pourra-t-il, sans se dégrader, démentir par l’étonnement la sécurité de sa pensée ?
Fernande a seize ans. Elle s’éveille à la vie, crédule et confiante ; elle est pleine de grâce et de puérilité. Sa rêverie ingénue ne va pas au-delà du bonheur. Elle croit aux amours éternelles, à la sérénité permanente des affections, aux fidélités faciles et joyeuses. Elle n’entrevoit dans l’avenir qu’une fête perpétuelle ; sa voix, comme celle des oiseaux sous la feuillée, ne s’élève que pour remercier Dieu et le glorifier dans sa reconnaissance.
Ses premières années n’ont été troublées par aucun enseignement prématuré. Son ame impatiente n’a pas devancé les jours inconnus. Elle ignore les brûlantes insomnies et les aspirations délirantes ; elle a dormi innocente et pure sans jamais demander à Dieu de changer sa destinée. Ses jours harmonieux et pareils ont passé sans bruit et sans murmure comme l’eau d’une source vive sur la grève et la mousse.
Heureuse et fière entre toutes les filles de son âge, elle attend l’amour pour s’épanouir, comme la fleur de la prairie attend le soleil et la rosée ; sa beauté grandit sans regret et sans colère ; son œil se voile et sa joue se colore, mais ses larmes et sa rougeur ignorent le chagrin et la honte. Elle frémit sous le vent qui agite ses cheveux, sa lèvre frissonne et pâlit comme sous un baiser. Mais quand l’air s’apaise, quand les feuilles se reposent, Fernande s’étonne de son émotion, et ne cherche pas dans un avenir impénétrable le secret de cette passagère inquiétude.
Elle n’a pas dépravé son ame au récit des passions égoïstes ; elle n’a pas maudit la société qu’elle ignore ; elle n’a pas appris dans ses lectures clandestines à défier le monde et à le mépriser ; elle ne s’est pas imposé, comme un point d’honneur, l’isolement et la lutte. C’est à peine si elle conçoit le courage, tant elle est loin de prévoir la douleur ; la jactance, qui court au-devant du danger, étonnerait sa candeur sans éveiller son envie.
Elle acceptera l’amour comme un bienfait ; mais comme elle n’a rien dans ses souvenirs que l’ignorance et la sérénité, elle ne choisira pas, elle se donnera ingénuement, elle ouvrira son cœur parce qu’elle a besoin de se confier. Elle révélera sans confusion et sans crainte tous les secrets de sa pensée. Elle se sent faible et née pour l’obéissance ; le jour où elle rencontrera une ame plus forte que la sienne, un caractère plus aguerri, une intelligence plus large et plus sûre d’elle-même, elle s’inclinera comme devant un maître attendu dès long-temps ; elle remettra entre ses mains le fardeau de sa destinée, et dans sa joie naïve elle n’ira pas jusqu’à prévoir l’heure de la révolte et de la désertion.
Elle ne sait pas que l’amour sans discernement est une imprudence désastreuse ; qu’il faut choisir avant de s’engager, mesurer sa force avant de commencer le pélerinage. Pauvre chère enfant, elle aimera de toute son âme ; elle se livrera tout entière et prononcera les plus terribles promesses, comme s’il s’agissait seulement du soir et du lendemain.
Elle croit qu’un seul amour épuisera toute la sève de son ame, et qu’un pareil bonheur ne se recommence pas. Elle n’a pas deviné, dans les rides inscrites au front des femmes de trente ans, la mobilité des affections qui se disaient éternelles. Elle n’a pas lu, dans les regards sombres et mornes qui semblent épeler incessamment une invisible sentence, la confusion des souvenirs et des promesses qui se heurtent, et se disputent la conscience comme une proie sans cesse renaissante.
Changer, pour Fernande, c’est un mot qui n’a pas de sens. La fidélité n’a pas même pour elle le caractère d’un devoir ; c’est une loi fatale, irrésistible ; c’est un besoin du cœur. Elle concevrait le dévouement dans la mobilité, elle ne le conçoit pas dans la constance.
Il semble à cette ame ingénue que l’amour une fois essayé ne permet pas une nouvelle épreuve ; que toutes les facultés, appauvries par l’effusion et l’intimité, sont mises hors de combat, et que la paix est un devoir pour cette armure brisée.
Elle n’a jamais rêvé ces passions boiteuses qui se partagent entre le souvenir et l’espérance, ces joies pleines de remords et d’inquiétude, qui regrettent la veille et doutent du lendemain. Elle croirait souiller ses lèvres et profaner sa beauté en subissant les caresses d’un nouvel amant.
Elle ne comprend pas qu’après une première déception il soit possible encore de jouer sa vie et son bonheur sur une autre promesse. Elle ira donc les yeux fermés au-devant de l’amour. Elle se présentera chaste et confiante aux baisers d’un époux. Au-delà du paisible horizon de la famille, elle n’entreverra que malheur et désolation. Elle s’interdira comme un crime les lointains voyages, les périlleuses excursions ; elle enfermera tous ses rêves dans le cercle auguste de la maternité.
Si le désabusement doit un jour l’atteindre, si l’expérience doit dessiller ses yeux et lui montrer que tout passe et se renouvelle, que les sermens les plus sincères s’écrivent sur le sable et s’effacent au souffle du vent, que les plus solides espérances sont bâties sur un sol qui se dérobe, et disparaissent comme le sillage d’un vaisseau, que fera donc cette ame ingénue ?
Quand elle saura comme la bonne foi se trompe elle-même, combien il est difficile de se connaître et de se sonder ; quand elle aura mesuré l’abîme de doutes où s’agitent les vérités les plus évidentes, quel parti prendra donc ce caractère généreux qui se croyait sûr de lui-même ?
Fernande se résignera-t-elle à la trahison ? Honteuse de son erreur, essaiera-t-elle de perpétuer par la ruse et le mensonge un amour qui depuis long-temps aura déserté son cœur ? Marchera-t-elle sur les traces de ces femmes sans courage qui rougiraient de l’inconstance et qui se glorifient dans l’hypocrisie ?
Ou bien, candide et pure jusque dans le désabusement, viendra-t-elle confesser au pied de son idole que son encens est épuisé, et que sa voix n’a plus d’hymnes à chanter ?
Octave a aimé long-temps, avec un acharnement invincible, une femme supérieure à lui par l’intelligence et la volonté. Il a résisté courageusement à ses dédains, à sa colère, et même à son abandon. Dompté de bonne heure par celle qu’il avait choisie, il a vu l’amour dans l’adoration plutôt que dans l’intimité. Il n’a jamais senti sur son cœur les battemens d’un cœur égal et pareil. Il n’a jamais réussi à briser la barrière qui le séparait de sa maîtresse. Il avait beau s’agenouiller, elle demeurait debout. Chaque fois qu’il essayait d’écarter le voile mystérieux de sa pensée, la nuit redoublait autour de lui. Le cœur qu’il interrogeait, loin de se confesser à haute voix et de redescendre avec lui le cours entier des années révolues, s’armait de résistance, et, comme outragé par sa curiosité, retournait obstinément à sa discrète solitude.
L’amour n’a donc été pour Octave qu’une suite d’extases et d’humiliations. L’excellence de sa nature a tenu tête à l’orage. Malgré les vents contraires qui ébranlaient son espérance et menaçaient de la déraciner, il s’est confié en Dieu dont la clémence vigilante sourit aux affections sincères. À peine s’est-il résigné le jour où s’est brisée la dernière branche. En lisant son arrêt tracé par une main chérie, il a prié le ciel de ramener à lui l’ame dédaigneuse de sa bien-aimée. Il s’est promis de ne plus l’interroger, et d’accepter le passé sans le connaître. Il a fait serment de la suivre et de ne jamais la guider : il a volontairement abdiqué le rôle viril et hardi pour accepter celui de l’obéissance dévouée.
Vains efforts ! elle n’a pas même voulu de sa soumission. Que faire alors ? Courbé sous le malheur et la désolation, Octave ne doit-il jamais relever la tête ? Est-il condamné à ne jamais rencontrer une ame sœur de la sienne ? L’adoration a-t-elle épuisé toutes ses forces ? N’a-t-il pas chance d’oublier le dédain dans la domination, ou seulement dans la confiance ? Tel qu’il est, fatigué par une affection répudiée, il se laissera prendre aux événemens, sans pouvoir les corriger et les conduire.
Sylvia ne peut pas aimer, parce qu’elle a rêvé l’amour impossible. Le type idéal de l’homme qui doit enchaîner son cœur, est placé trop haut et bien au-delà de son atteinte. Sa fierté impatiente a refusé de plier devant les misères mesquines qui ne manquent pas aux plus grands caractères. Pour justifier son isolement et sa tristesse, elle a compté d’un œil impitoyable toutes les faiblesses de l’humanité. Elle a épié avec une attention vigilante l’égoïsme caché sous l’énergie, l’ambition déguisée sous le dévouement, l’ivresse des sens travestie en admiration et en flatterie.
Belle et enviée, facile à l’enthousiasme et pourtant réfléchie, entourée d’hommages empressés, elle a pesé dans le silence les applaudissemens de la foule ; elle s’est demandé ce que valait l’amour de ces parleurs emmiellés, et elle s’est étonnée de son indifférence.
Sa pensée indocile voulait un dieu ou un esclave. Dieu ne pouvait descendre jusqu’à elle ou l’élever jusqu’à lui. Mais un jour l’esclave s’est rencontré : Sylvia s’est résignée à commander, et quelques jours ont suffi à sa volonté pour se lasser de l’obéissance.
Elle a sillonné de ses caprices le cœur qu’elle avait choisi ; elle a vécu libre et adorée ; elle a lu dans le regard fidèle de son amant la divinité de sa puissance. Chaque jour, à son réveil, elle a retrouvé la prière sur les lèvres qui la couvraient de baisers.
Mais sa force, dont elle était si glorieuse, demeurait oisive et inutile. Sa vie toute frayée lui défendait la lutte qu’elle avait si long-temps espérée ; pas une ronce sur sa route que sa main pût écarter ; partout une plaine unie et bordée de frais ombrages ; à la fin de chaque jour un abri sûr et paisible. Quelle honte, n’est-ce pas, pour celle qui voulait le combat et les blessures ? Elle se trouvait malheureuse dans la paix et la sécurité, et ne comprenait pas que le bonheur était au-dessous de ses vœux. Elle rougissait du facile contentement qu’elle n’avait pas souhaité, et soupirait après la gloire douloureuse qui lui échappait.
Son insatiable ambition s’exaltait de jour en jour et s’épuisait en desseins irréalisables. La jeunesse et la beauté lui semblaient peu de chose. Ce qu’elle appelait de ses larmes désolées, c’était l’amour de son ame elle-même, de son ame vieillie avant l’âge. Chacune des caresses qu’elle recevait la dégradait à ses yeux. L’émotion et l’extase de son amant la mettaient de niveau avec les autres femmes. Elle se savait, elle se croyait du moins bien au-dessus d’elles et de leurs joies, et cette égalité fatale la révoltait comme un châtiment immérité.
Nul amour humain ne pouvait combler l’abîme creusé autour d’elle. Sa fierté solitaire agrandissait d’heure en heure l’espace qui la séparait de la foule, et rendait la mésintelligence de plus en plus irréconciliable.
Sylvia n’était plus une femme. Le dédain avait tari chez elle les sources de la tendresse. Le pardon qu’elle accordait n’était qu’une pitié insultante. Ses lèvres ne pouvaient plus prononcer des paroles d’amnistie. Son œil clair et calme ne pouvait plus se voiler de larmes amoureuses.
La grandeur envahissante de sa pensée avait franchi les limites désignées par la main divine. À force d’élargir le cercle de son mouvement, elle avait aboli jusqu’aux dernières traces du sexe de Sylvia.
Pour ce malheur volontaire il n’y a pas de consolation. Cette solitude inguérissable ne doit plus espérer qu’en Dieu. C’est pourquoi Sylvia n’essaiera plus aucun rôle. Majestueuse et sereine comme une statue antique, elle assiste à la vie sans joie et sans souffrance. Le battement égal et monotone de ses artères attiédies protégera son front contre la rougeur. Elle verra sans pleurer s’accomplir sous ses yeux les infortunes les plus inattendues. Sa bouche, scellée par l’indifférence ne s’ouvrira pas pour retarder le coup qui doit trancher le bonheur d’un ami. Sylvia ne tentera pas d’enrayer une passion qui se hâte ; elle ne sortira pas de son immobilité pour faire rebrousser chemin à la flamme qui s’avance. Elle contemplera l’incendie, et c’est à peine si elle regrettera la moisson dévorée.
C’est avec ces personnages que George Sand a construit son nouveau roman, et la fable qu’il a inventée n’est pas moins simple et moins nouvelle que le caractère de ses acteurs.
Au début du livre on voit naître, grandir et s’exalter jusqu’à l’enthousiasme l’amour de Fernande pour Jacques. Les progrès insensibles de cette passion, si obscure et si paisible à l’origine, si ardente et si aveugle au bout de quelques semaines, sont analysés, décrits et racontés avec une exquise délicatesse. Tous les secrets de la jeune fille, toutes ses craintes, ses espérances, ses retours sur elle-même, sa confiance irréfléchie, sont dévoilés avec un naturel si parfait, que les cent premières pages de Jacques ressemblent plutôt à un journal qu’à un roman.
Au fond de toutes les passions naissantes, on le sait, il y a un mélange de crainte et de curiosité. L’admiration ne suffit pas à produire l’amour. La plus excellente nature, la plus franche bienveillance n’éveille tout au plus qu’une sérieuse amitié. La beauté du regard ou l’éclat du génie ne vont pas au-delà de l’intérêt ; et s’il est arrivé à quelques femmes de devenir amoureuses par les yeux ou la pensée, elles ont été punies sévèrement de leur méprise, et les joies de leur vanité se sont évanouies comme un rêve.
C’est une vérité misérable, j’en conviens, mais une vérité authentique : pour exciter l’amour d’une jeune fille, il faut allier la force à la singularité. Ce n’est guère qu’à cette double condition qu’on peut amener l’émotion jusqu’au roman. Cela explique pourquoi des caractères du premier ordre, dévoués, sincères, affectueux, mais simples et uniformes, passent leur vie à rêver l’amour, à le mériter sans jamais l’obtenir. Comme si la vérité pure, sans le secours du mensonge, était inacceptable !
Jacques est fort et singulier ; c’est plus qu’un amant pour Fernande, c’est un ange, c’est un dieu ; elle remet sa vie entre ses mains et lui demande un amour éternel. — C’est là, si l’on veut, l’exposition.
La réponse du vieux soldat est sublime de prévoyance et de générosité. Il ne s’abuse pas sur la durée de l’enthousiasme. Il sait que l’amour de Fernande périra. Il sait que sa confiance si expansive aujourd’hui cédera bientôt la place à la discrétion, à la réserve, peut-être même à la feinte. Il est sûr de lui-même, il est sûr de Fernande à l’heure présente. Mais que peut-il sur l’avenir qui ne lui appartient pas ? que peut-il sur les hommes et les évènemens ? Il aura beau garder son trésor, il aura beau guetter, comme un laboureur vigilant, le nuage qui viendra de l’horizon, il ne pourra fléchir l’inclémence du ciel.
Il promet donc à Fernande de l’aimer fidèlement. Mais il promet en même temps de ne jamais la contraindre, de ne jamais entamer sa liberté. Il ne sera ni son mari ni son maître. S’il consent à s’unir à elle par un lien indissoluble aux yeux des hommes, c’est pour lui assurer sa fortune et son nom. Mais il veut être son amant, il veut la traiter comme une maîtresse adorée, et le jour où son amour deviendra importun à Fernande, le jour où elle ne sera plus que sa femme, il se résignera à n’avoir plus pour elle qu’une affection paternelle. Il continuera de la protéger et de la servir, mais il rougirait de lui imposer ses caresses, et de souiller sa beauté par une volonté tyrannique.
C’est à peine si Fernande comprend le sens caché au fond de ces paroles prophétiques. Elle pleure et s’afflige comme si Jacques doutait d’elle et de lui-même. Mais la divine sérénité des promesses de son amant, et surtout la grandeur de son caractère effacent bientôt cette première inquiétude. Elle aime, elle est aimée ; le présent est pur, l’avenir sera pareil ; à peine si les flots se rident sous le vent : n’est-ce pas folie de craindre l’orage ? n’est-ce pas lâcheté de trembler ?
Jacques épouse Fernande. Le premier jour de leur bonheur est une page divine. — C’est là, je crois, un second acte bien rempli.
Mais il y a dans l’amour qui unit deux âmes inégales des chances nombreuses de désabusement. L’âge et le caractère de Jacques, qui lui donnent sur Fernande une éclatante supériorité, produisent bientôt en elle une défiance qui grandira de jour en jour. Elle n’a pas de souvenirs ; elle vit tout entière dans le présent, et ne comprend rien aux chagrins irrévélables de son mari. Elle voudrait ramener la paix et le bonheur sur son front obscurci, et sa tendresse, importune à force d’être active, excite chez celui qu’elle aime l’impatience et la colère. Elle s’étonne et s’accuse ; elle implore son pardon, et son humilité est une nouvelle injure.
Elle se débat vainement contre la douleur qui envahit son ame. Elle voudrait effacer de la mémoire de Jacques tous les jours où elle n’était pas. Elle voudrait qu’il eût commencé de vivre le jour où elle l’a connu. Mais ses larmes ne peuvent rien contre le passé irréparable.
Un jour une mélodie tire des yeux de Jacques des pleurs inattendus. Fernande se remet à chanter, et Jacques s’enfuit pour cacher son émotion. Plus de doutes : ses pleurs s’adressent à une maîtresse absente ; il la regrette, et ne se trouve pas heureux.
Dès ce moment Fernande est jalouse, jalouse du passé qu’elle ne connaît pas. Elle dévore ses larmes pour ne plus offenser celui qu’elle révère plus encore qu’elle ne l’aime. Elle craint de l’affliger par ses questions. Elle impose silence à sa curiosité. Elle tâche de se composer un bonheur discret et solitaire. Peu à peu elle s’éloigne de Jacques et s’habitue à vivre loin de lui. Elle rougit sous son regard comme sous l’œil d’un maître qu’elle ne peut tromper. Elle arrive à le trouver trop parfait, trop grand, trop irréprochable ; elle mesure la distance qui les sépare pour excuser son affliction ; elle se dit qu’elle n’est pas faite pour lui, qu’elle est trop peu de chose pour remplir sa vie. Et le jour de cet aveu, elle est perdue. — C’est là le troisième acte.
Jusqu’ici, on le voit, l’action est vive et dégagée. Les caractères de Jacques et de Fernande ne se démentent pas un seul instant et demeurent fidèles au début. Une fois séparés, ils ne doivent plus se rejoindre. Le lac une fois troublé ne reviendra plus à sa limpidité première.
L’intimité, si douce aux amours naissantes, si pénible aux amours qui se dénouent, est un fardeau trop pesant pour Jacques et pour Fernande. Jacques appelle auprès de lui Sylvia, sa sœur bien-aimée. Il espère qu’elle distraira Fernande, lui enseignera la force et le courage, et consolera sa jalousie en lui montrant qu’il y a des larmes pour l’oubli comme pour le regret. Si nous ne pleurions que les images chéries, nos yeux désapprendraient les larmes. Mais l’oubli qui engloutit tant de bonheurs et d’espérances, l’oubli imprévu et fatal n’est pas une de nos moindres douleurs. Si l’homme est petit par la brièveté de ses affections, s’il doit rougir de la violation de ses promesses, n’est-ce pas une honte aussi que le prompt effacement de ses regrets ? Le temps est un rude moissonneur qui fauche nos afflictions et nos joies, qui noue, comme une gerbe mûre, nos sermens les plus sincères, et qui les emporte avec lui.
La jeunesse et la beauté de Sylvia déplacent la jalousie de Fernande au lieu de l’apaiser. Les caresses familières de Jacques, partagées entre deux femmes, sont une énigme impénétrable pour le cœur de la jeune fille. Mais son inquiétude ne tient pas contre l’amitié dévouée de Sylvia. Elle se confie à elle, elle lui révèle ses chagrins et lui demande conseil.
Arrive Octave qui voudrait ressaisir l’amour de Sylvia. Il ne se montre pas d’abord, il se déguise et guette sa maîtresse. Mais, après bien des poursuites inutiles, il se décide à invoquer la médiation de Fernande. Il s’adresse à elle pour fléchir Sylvia. Fernande se laisse attendrir et accorde un rendez-vous. Ce premier pas, loin d’être une faute à ses yeux, est une action glorieuse et méritoire. Elle souffre tant de ne plus être aimée comme elle voudrait l’être ! Elle mettra tout en usage pour réunir deux amans. Elle écoute les plaintes et les confidences d’Octave. Elle compare les dédains de Sylvia et les impatiences de Jacques. Elle s’étonne de la singulière parenté de ces deux caractères. Elle compatit sans réserve aux douleurs qu’elle a connues. Peu à peu elle se laisse aller elle-même aux plaintes et aux confidences. Elle oublie son rôle de médiateur désintéressé. Au lieu d’intercéder pour Octave, comme elle devrait le faire, elle prend plaisir à parler d’elle-même et de son abandon.
Qui ne sait comme les pleurs mènent aux baisers, comme les cœurs s’embrasent en s’épanchant, comme la mutuelle confiance s’exalte jusqu’à l’extase, comme l’amour grandit à notre insu et nous maîtrise avant que nous ayons pu le deviner ? On croit demander des consolations, on s’afflige ensemble avec une entière bonne foi, et l’on ne parle que pour s’écouter.
Les rendez-vous se multiplient. Octave et Fernande sont encore purs. Jacques et Sylvia séparent encore ces deux cœurs qui ne se savent pas ; mais Jacques les a surpris. Il a vu Octave baiser la main de Fernande. Il se croit trahi : il part. Il est trop fier pour avouer ses soupçons, trop généreux pour les vérifier. C’est une grande vertu et une grande faute ; combien de jalousies n’ont été impuissantes que pour s’être avouées trop tard !
En son absence, le danger grandit. Sylvia réfute ses craintes et le ramène à Fernande ; mais le mal est irréparable.
Fernande essaie en vain de lutter contre l’amour d’Octave. Elle épuise à le guérir et à le consoler les forces qu’elle devrait employer contre elle-même. Il veut partir désespéré, et c’est elle qui le retient. Il tremble de flétrir son bonheur, et de ternir le nom de Jacques, et c’est elle qui l’accuse de lâcheté. Elle lui promet la tendresse d’une sœur, et le supplie de rester comme un ami nécessaire à sa vie de tous les jours.
Octave se rend aux prières de Fernande, il promet de l’aimer saintement et de respecter le serment qui les sépare. Mais à son tour Fernande sent fléchir son courage et se décide à partir. Elle s’en va pour ne pas céder, et ses adieux sont plus terribles encore que sa présence. Elle écrit ce qu’elle n’oserait dire, elle avoue son amour et sa faiblesse.
Jacques assiste vivant à la ruine de ses espérances, il voit tomber pierre à pierre l’édifice de son bonheur, et il n’avance pas la main pour étayer le mur qui s’écroule. Il se résigne. Il permet la lutte à Fernande sans une parole, sans un regard d’encouragement. Il la remercie de résister, mais il est sûr d’avance de l’issue du combat. Il sait que son honneur aux yeux du monde comptera parmi les dépouilles du vaincu.
La désertion de Fernande donne à l’amour d’Octave une animosité nouvelle. Il est redouté, il triomphera. Il poursuit la fugitive, il organise un plan d’attaque, il déploie autour d’elle un réseau invisible qui doit couper sa retraite et qu’elle ne pourra franchir. Toléré, son amour se serait peut-être attiédi. Repoussé violemment, il est monté jusqu’à la colère. Le plus innocent et le plus candide des hommes provoqué dans ses derniers retranchemens se conduira avec la science consommée de Lovelace. Il prendra tout à Fernande hormis elle-même. Il éveillera les soupçons de la famille où elle s’est retirée, il livrera son nom aux railleries de toute une ville, il rendra le retour impossible comme s’il avait raison, et pourtant il respectera la chasteté expirante de sa maîtresse.
Jacques apprend ce qui se passe par un ami, et ses informations vont plus loin que la réalité. Mais il cache à tous la sinistre nouvelle. Il revoit Fernande comme si elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Il la baise au front comme une fille pure et bénie. Il ne permet pas à son visage de se plisser sous la douleur. Il est sûr que sa perte est consommée, la défense est désormais inutile. Fernande s’est détachée de lui ; Il était trop vieux pour la comprendre et la garder. Dieu punit, en la lui ravissant, la témérité de ses espérances. Il a trop compté sur la loyauté de son amour, il n’a pas surveillé assez religieusement l’ange qu’il avait reçu dans sa maison. L’ange a repris son vol : est-ce l’heure de la colère ou du repentir ?
La prophétie de Jacques s’est accomplie. Mais le malheur a gagné de vitesse la prévoyance du sage. Depuis long-temps le navire était démâté ; les voiles déchirées pendaient par lambeaux. Le pilote pressentait le naufrage, mais il espérait encore quelques heures de répit.
Ira-t-il jouer sa vie contre celle d’Octave ? Ce serait là le rôle naturel et prévu d’un amour égoïste. Mais si le sort le favorisait, s’il tuait l’amant de sa femme, Fernande lui serait-elle rendue ? Tuerait-il du même coup l’amour de Fernande ? Irait-il, couvert de sang, lui redemander sa tendresse évanouie ? Userait-il de sa force, brutalement, comme un libertin courageux ? Consentirait-il à recevoir ses baisers tremblans et à lire dans ses yeux le regret du mort dont il aurait pris la place ?
Il y a, je le sais, des hommes qui ne comprennent pas autrement la dignité virile.
Mais si l’amour vulgaire n’est qu’un égoïsme exalté, l’amour vrai s’élève jusqu’à l’abnégation. Jacques demande à Octave s’il veut prendre sur lui l’avenir de Fernande ; il reçoit sa promesse et renonce à se venger.
Son cœur saigne et se déchire ; mais il se trouve heureux de souffrir pour celle qu’il aime. Il pardonne, et défend à Octave de révéler ce qui s’est passé entre eux ; car la honte briserait Fernande.
Qu’elle soit heureuse par un autre ! Qu’elle vive près de lui sans remords et sans humiliation ! Qu’elle se confie aveuglément dans la crédulité de celui qu’elle a trompé ! Qu’elle accuse son indifférence ! Qu’elle impute à l’oubli, au dédain, à l’ingratitude la générosité qui la protége ! Qu’elle soit heureuse, mais qu’elle ne devine jamais le secret de son bonheur ? Qu’elle ignore jusqu’au dernier jour ce que son repos a coûté de larmes ! Qu’elle ne rougisse pas de son nouvel amour, qu’elle engage son cœur comme un bien qui lui serait rendu ! Qu’elle recommence une vie nouvelle ! Qu’elle refleurisse dans un air plus vif et plus fécond, et que le souvenir du passé ne tarisse pas la sève de son espérance !
Ici commence pour Jacques une lutte nouvelle et non moins difficile. Il a triomphé de lui-même et de sa vengeance ; il a laissé vivre celui que le monde appelait son plus mortel ennemi ; il a respecté comme un trésor inviolable son rival préféré ; maintenant c’est le monde qu’il faut combattre ; c’est à la raillerie insultante et grossière qu’il faut imposer silence.
Il a brisé les derniers liens qui l’attachaient à la terre : il peut jouer sa vie contre le premier venu sans tressaillement et sans crainte. Il n’est plus rien pour Fernande ; mais elle est sacrée pour lui comme le marbre d’un tombeau. Malheur à celui qui profanerait son nom ! Si Jacques est resté désarmé devant l’abandon, son œil s’allume et son bras se lève pour défendre de la honte les cendres de son amour.
Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, la férocité qui reprend le dessus. S’il avait soif de sang, que ne prenait-il celui d’Octave ? Non, c’est un sentiment plus généreux et plus haut. Il ne touchera plus les dalles du temple ; les portes du sanctuaire se sont fermées derrière lui ; le Dieu qui demeure n’entendra plus ses prières. Mais si la foule ignorante veut souiller l’autel, n’est-ce pas au prêtre exilé qu’il appartient de la châtier ?
il faut plaindre ceux qui ne protègent pas leurs souvenirs ; car ils méritent vraiment une pitié sérieuse. Railleurs imprévoyans qui foulent aux pieds leurs enthousiasmes d’hier, et qui flétrissent d’avance leurs adorations du lendemain, qui se croient sages parce qu’ils se méprisent !
Je conçois donc très bien le réveil de Jacques, et je ne m’étonne pas qu’il mette l’épée à la main pour une femme qui vivra loin de lui. C’est le dernier cri de la chair, le dernier soupir de l’humanité ; le sang se glace ; les artères s’arrêtent, le regard immobile agrandit les orbites, le front s’élève, les tempes se dépouillent ; le bronze est figé : il n’y a plus qu’une statue.
Ainsi transfiguré, quel sera désormais le rôle de Jacques ? Il a fait pour le bonheur de Fernande tout ce qu’il pouvait faire. Sa vie est inutile et vide. Nul autre amour ne peut ranimer ses forces et lui rendre parmi les hommes une place digne de lui.
Il est de trop sur la terre. Sa divine abnégation n’a pas cicatrisé sans retour les craintes qu’il espérait guérir. Son nom, inscrit sur les murs enflammés, réveille en sursaut les convives. Il faut qu’il s’en aille et ne revienne plus ; il faut qu’il leur fasse à tous deux un sommeil serein et des joies sans nuages.
Dieu tarde bien à le rappeler. Lui ferait-il un crime de hâter le voyage ? Après l’attente résignée, quelques jours de plus ou de moins pèseront-ils dans la balance ? L’expiation n’a-t-elle pas devancé la faute ?
Jacques se tue avec l’espérance de retourner à Dieu.
Je ne crois pas qu’il y ait en ce temps-ci beaucoup de poèmes comparables à celui que je viens d’analyser. Je n’ai rien dit des épisodes gracieux dont le récit est entremêlé. Je n’ai tracé que les grandes lignes, pour mieux saisir et mieux expliquer l’idée générale qui a présidé à toute la conception.
Cette idée, c’est le pardon, c’est la déception réhabilitée par la grandeur généreuse et dévouée, c’est l’abandon et l’infidélité offrant à une belle ame l’occasion d’une lutte sublime et d’un renoncement surhumain.
Si jamais donnée fut hardie, c’est à coup sûr celle de Jacques ; si jamais donnée fut menée à bonne fin, c’est à coup sûr celle de ce livre. Comme un fruit mûr et savoureux, la pensée première a livré tout ce qu’elle contenait. Le dessin était beau. L’édifice n’a pas trompé l’ambition de l’architecte.
Le style de Jacques obéit à la pensée, et ne la gouverne jamais. Il est, comme celui d’Indiana, de Valentine et de Lélia, abondant, pittoresque, ingénieux en ressources, habile à tout dire, simple et hardi, et pourtant plein de coquetteries mélodieuses. Mais il y a progrès évident du côté de la précision et de la pureté.
Quoique rien à coup sûr ne soit plus spontané que les œuvres de George Sand ; quoique, selon toute apparence, il ne prenne pas grand souci des questions littéraires qui s’agitent autour de ses livres, il ne tiendrait qu’à nous de voir dans le style de Jacques une protestation énergique contre le style popularisé par un patronage illustre, qui pare et drape la pensée au lieu de la vêtir en se modelant sur elle.
Envisagé sous ce point de vue, qui n’a rien d’invraisemblable, le style de Jacques n’a pas moins de valeur et de nouveauté que l’invention du livre lui-même. On y entrevoit toujours l’idée sous l’image ; ailleurs et trop souvent l’image envahit l’idée, la dissimule au point de la faire oublier, et parfois même se complaît dans une ostentation égoïste.
Le style de Jacques est, comme le livre, éminemment humain. C’est une lampe d’albâtre qui laisse entrevoir la lumière intérieure : le style populaire aujourd’hui, incrusté de pierreries étincelantes, réfléchit les rayons qui lui viennent du dehors ; c’est un vase précieux, mais opaque, et qui ne laisserait pas deviner la flamme, s’il la contenait.