Jacques et Marie, souvenir d’un peuple dispersé/2

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 9-98).

JACQUES ET MARIE
SOUVENIR D’UN PEUPLE DISPERSÉ.
I

En 1710, Port-Royal fut pris par les Anglais, qui le nommèrent Annapolis. C’était le centre de l’établissement le plus considérable des Français en Amérique, l’un des appuis importants de leur puissance et le point qui avait toujours le plus menacé les colonies britanniques.

En 1711, toute la presqu’île acadienne subit le sort de Port Royal : la France l’abandonna par le traité d’Utrecht.

Ce traité laissait une latitude de deux ans aux anciens habitants pour disposer de leurs biens et rentrer dans les domaines de leur patrie ; il ne spécifiait rien pour ceux qui voudraient rester sous le sceptre des nouveaux maîtres.

En 1714, Nicholson, gouverneur d’Annapolis, invita les Acadiens à prêter le serment d’allégeance ou à quitter le pays dans l’espace d’un an. Beaucoup de ces pauvres gens croyaient que ce serment était d’une nature indissoluble, et qu’il y avait crime à le prêter à un souverain après l’avoir formulé pour un autre ; ils étaient unanimes, d’ailleurs, à ne faire cet acte solennel qu’après avoir reçu l’assurance que leurs services ne seraient jamais requis contre la France. Ils demandèrent donc la permission de s’embarquer sur des vaisseaux de leur nation. Mais on leur répondit que, aux termes du traité, les vaisseaux français n’avaient pas le droit de mouiller dans leurs eaux. Ils se résignèrent à attendre les chances de l’avenir ; pour le moment, ils n’osèrent pas confier leur sort à des navires anglais : un vague pressentiment leur faisait déjà redouter quelque perfidie.

En 1719, pendant une absence du colonel Philips, qui avait succédé à Nicholson, son lieutenant trouva le moyen, soit par violence, soit par ruse, de faire prêter le serment à un assez grand nombre des habitants de la ville et du voisinage. Le gouverneur étant de retour, ils allèrent se plaindre amèrement à lui de l’acte de son subalterne. Philips les calma et leur assura que s’ils prêtaient le serment, on ne les obligerait jamais à porter les armes contre la France. Sur cette promesse, 880 hommes, qui devaient former la portion la plus influente de la population de la péninsule, jurèrent fidélité au roi George Ier.

Depuis lors jusqu’en 1744, les Acadiens, retirés dans leurs foyers, s’occupèrent sans inquiétude de la culture de leurs terres, s’habituant à un état de neutralité que tous, Anglais et Français, semblaient leur confirmer. On les nommait neutrals (les neutres).

En 1744, la politique européenne ayant entraîné de nouveau l’Angleterre et la France sur les champs de batailles, l’Acadie devint un des principaux théâtres de la guerre en Amérique. Les flottes des deux nations vinrent se heurter sur ses côtes. Le siège de Louisbourg par les Anglais, celui d’Annapolis par les Français, occasionnèrent, au milieu des populations acadiennes, des rencontres fréquentes de corps armés qui ne manquèrent pas d’y jeter la perturbation. Un des plus brillants faits d’armes de cette guerre de quatre ans eut lieu à Grand-Pré même, sur le Bassin des Mines, le bourg le plus considérable et le plus tranquille des neutres.

C’était une singulière situation pour ces habitants que celle de voir, du seuil de leurs chaumières, des Français et des Anglais répandre leur sang dans ces combats acharnés. Pendant le désordre de la mêlée, quand ils entendaient la voix de leurs anciens compatriotes les appeler dans l’agonie ou les narguer dans le triomphe, quelle lutte terrible devaient se livrer en eux le sentiment de la nature et celui de la foi jurée !

Comme ils étaient les seuls dans cette partie du continent qui eussent des greniers bien remplis et des troupeaux abondants, les vainqueurs et les vaincus, les citoyens de jadis et les nouveaux maîtres, vinrent s’approvisionner chez eux. L’escadre du duc d’Anville, jetée par des contretemps dans la rade de Chebouctou, était ravagée par la peste : des commissaires vinrent demander des aliments frais pour les équipages décimés, aux Mines, à Cobequid et à Chignectou. On leur en donna ; c’était pour des Français expirants qu’on leur tendait la main, et rien dans leurs nouveaux liens politiques ne leur défendait cet acte d’humanité.

Pendant ces événements, il est naturel de croire que les sollicitations de la part des soldats et des agents de la France, pour persuader aux Acadiens de se soustraire à l’autorité des conquérants, furent fréquentes et vives. Mais aucun fait sérieux n’a prouvé qu’elles aient réussi à faire commettre un acte de trahison à ces âmes loyales, pour qui la parole d’honneur valait un serment. Au contraire, les propos malveillants que les Canadiens leur jetaient en toute occasion, les provisions que leur arrachait de force le corps expéditionnaire de M. de Villiers et la captivité de plusieurs habitants de Grand-Pré, entre autres du vieux notaire LeBlanc, qui fut retenu pendant quatre ans à Louisbourg, comme citoyen anglais, prouve leur fidélité à la Grande-Bretagne. D’un autre côté, il est évident que les Anglais leur reconnaissaient bien le caractère de neutres, puisqu’ils ne leur demandèrent aucuns services militaires durant toute cette guerre.

En 1748 fut signée la paix d’Aix-la-Chapelle. En Amérique, les belligérants rentrèrent dans leurs anciennes possessions ; mais comme ces possessions avaient des limites fort incertaines, une des stipulations du traité de paix laissait à une Commission le soin de les définir : nouveau nœud gordien resté entre les deux peuples, pour amuser, pendant quelque temps, la fine diplomatie, mais qu’il fallut bien trancher.

Le peu de connaissance que l’on avait de ces contrées, lors des traités antérieurs, avait laissé tant de vague dans les termes de ces pièces publiques, que chaque nation prétendait bien, en fin de compte, posséder la moitié de ce que l’autre réclamait. Le Conseil des arbitres n’était pas encore nommé que déjà les gouverneurs s’empressaient d’occuper tout ce qui paraissait leur convenir, et de fonder des établissements solides là où ils n’avaient fait que passer.

En Acadie, aussitôt la paix signée, un des premiers soins de Mascaren fut de forcer les habitants voisins du golfe St-Laurent à jurer foi et hommage à son souverain, dans les termes communs à tous les sujets anglais. Puis il chassa le curé de Grand-Pré, qu’il accusait d’exciter le peuple à la désertion et à la révolte.

Dans le même temps, les gouverneurs du Canada renouvelèrent leurs sollicitations auprès des Acadiens pour les décider à venir se fixer sur les côtes septentrionales de la Baie de Fundy, qu’ils prétendaient posséder, ainsi que toute la rive sud du Golfe St-Laurent, jusqu’à l’île du Cap-Breton. On offrait de mettre à leur disposition les subsides nécessaires à ce déplacement, d’autres terres, des provisions et la protection du drapeau de la France. Plusieurs familles se laissèrent, dès lors, entraîner par l’attrait de ces propositions ; devant la nouvelle attitude du gouvernement britannique, on conçoit que de pareilles offres devaient être bien puissantes sur des cœurs restés aussi sincèrement français, malgré leurs nouveaux liens politiques. Il était évident, aux yeux du plus grand nombre, que les Anglais n’entendaient plus leur laisser leurs droit et privilèges de neutres en face de la France menaçante et armée. Cet état anormal devenait de jour en jour plus insupportable pour les Anglais comme pour les Acadiens, surtout pour les habitants voisins du Canada et du Cap-Breton.

Le parlement de la métropole venait de voter des sommes considérables pour favoriser la colonisation du pays par ses émigrants ; et en 1749, Cornwallis débarqua dans le havre de Chebouctou, à la tête de 3760 hommes, à peu près tous mauvais sujets de Sa Majesté. Car pour hâter cette colonisation, le gouvernement ne tint guère à n’y implanter que des germes de vertu et d’honneur. On y déversa le trop plein des prisons. C’était un charmant voisinage à procurer aux honnêtes Acadiens que ces troupes de bandits ! Ils ne leur firent pas, pourtant, mauvais accueil. À peine avaient-ils appris leur arrivée, qu’ils s’empressèrent auprès d’eux, offrant des provisions de toutes espèces, l’aide de leur travail et de leur expérience.

Quelque temps après, ce même Cornwallis lança une proclamation qui enjoignait à tous les habitants indistinctement de venir faire acte de soumission au roi dans la formule ordinaire. On accordait une période de trois mois pour remplir cette obligation. À tous ceux qui obéiraient à l’ordonnance, on assurait la paisible possession de leurs terres et le libre exercice de leur religion et de leurs droits de citoyens anglais ; les autres étaient menacés de confiscation et d’exil.

La même protestation unanime s’éleva contre cette nouvelle injonction. Les habitants rappelèrent la promesse de Philips, la réserve qu’on leur avait toujours accordée dans les termes de leur serment, leur fidélité constante ; la cruauté qu’il y aurait de les jeter, main armée, contre des poitrines et des cœurs français, etc… On leur répondit que Philips avait été censuré par le roi pour ses promesses indiscrètes. Ils n’avaient jamais entendu dire un mot de cette censure jusque là : pendant plus de trente ans, confiants dans la parole du représentant de leur souverain, et fidèles à celle qu’ils lui avaient donnée, en retour, ils avaient cultivé en paix leurs champs, défriché des terres considérables, accompli des travaux publics gigantesques, accru les ressources du pays. Mais la raison politique fait découvrir bien des choses !

À l’époque des garanties de Philips, le gouvernement colonial était peu de chose ; il n’aurait pas pu imposer des serments cruels à une population déjà nombreuse, placée à quelques pas de ses anciens drapeaux ; il n’aurait pu empêcher ces populations de se soustraire à son autorité et d’aller grossir sensiblement les rangs de ses ennemis ; on fut bon et généreux. Mais au temps des Cornwallis, Philips et son roi étaient morts depuis longtemps, bah !… Annapolis était plus fort, appuyé par les établissements de la Nouvelle-Angleterre ; Halifax venait d’être fondé ; on avait mis des garnisons à Passiquid et à Grand-Pré, et une guerre terrible, une guerre de géants, un combat suprême allait s’engager entre deux puissances rivales en Europe, rivales en Asie, rivales en Amérique, rivales partout. Il fallait bien soumettre, à tout prix, ces quelques milliers de cœurs français que l’on avait laissé battre au sein d’un pays anglais.

Il y avait eu duplicité politique à les garder là malgré eux, et ce premier crime, comme tous ceux de ce genre, ne devait avoir pour conséquences qu’une plus grande duplicité et qu’un crime national plus hideux !

Les Acadiens demandèrent si, dans le cas où ils voudraient laisser le pays, on leur permettrait de disposer de leurs propriétés.

On leur répondit que le traité d’Utrecht leur avait accordé deux années pour faire ces dispositions, et que ces deux années étaient depuis longtemps écoulées ; qu’ils ne pouvaient, par conséquent, ni vendre leurs biens, ni partir.

Ils retournèrent alors dans leurs foyers, les uns disposés à confier leur sort au désespoir, les autres à attendre. Pas un n’alla mettre la main sur la Bible pour jurer à l’Angleterre qu’ils lèveraient cette main armée contre la France !


II

Deux familles de Grand-Pré se séparèrent durant ces temps agités ; l’une partit, emportant sa haine pour les persécuteurs ; l’autre resta en gardant toujours fidélité, attendant encore des jours de clémence et de justice, des jours de bonheur et de tranquillité !

Ces séparations étaient devenues fréquentes depuis quelque temps ; mais aucune peut-être n’avait été plus pénible que celle-ci. Les deux familles étaient nombreuses, voisines, également à l’aise, et liées depuis longtemps, non seulement par le nœud de la plus douce amitié, mais par des alliances à divers degrés ; il s’en préparait même une nouvelle, qui aurait encore ajouté son charme à cette heureuse union. Le départ la fit remettre à d’autres temps.

Ce fut vers l’automne de 1749 que le père Hébert dit adieu à son vieux voisin et quitta Grand-Pré pour aller s’établir sur les bords de la Missaguash, au fond de la Baie de Beau-Bassin. Après le sacrifice de ses biens-fonds et l’abandon de ses amis, ce qui l’affectait le plus, c’était de partir la nuit, presque à la sourdine, comme un malfaiteur. Mais il fallait bien subir cette pénible nécessité. Si les autorités avaient connu son départ, on l’aurait fait arrêter comme un traître. Ses propriétés se trouvaient déjà confisquées par le fait seul de sa fuite. Il n’avait pas même cherché des acquéreurs, il les aurait exposés à l’expropriation et à d’autres châtiments. Il n’avait pu disposer que de ses meubles, des produits de sa récolte et de ses animaux, qui étaient nombreux et beaux. Comme il avait fait ses ventes de gré à gré, en secret, et comme les acheteurs étaient tous ses amis, il avait réalisé une somme bien suffisante pour commencer un nouvel établissement. D’ailleurs, il avait quatorze enfants, dont les huit aînés étaient des garçons, forts et laborieux ; et puis les Acadiens ne craignaient pas les travaux héroïques.

Quatre de ses garçons étaient déjà fixés, avec leurs petites familles, sur la Baie de Beau-Bassin : leurs sollicitations continuelles, activées sans doute par la présence de M. de LaCorne, qui venait d’arriver dans les environs avec un corps nombreux de Canadiens ; le plaisir de rassembler sous un même toit tous les membres d’une famille aimante et unie ; les entraves croissantes que le gouvernement jetait entre eux, pour gêner leurs relations ; l’espérance de se retrouver encore Français : tous ces motifs, surtout le dernier, parurent suffisants au père Hébert pour le décider à s’expatrier, malgré son âge déjà avancé et toutes ces habitudes de vieille date que l’aisance et des relations toujours bienveillantes lui avaient rendues plus douces. Il partit donc.

Il pouvait être dix heures du soir quand le vieillard, se levant de dessus la dernière chaise restée dans la maison, jeta un regard autour de lui, sur les murs vides, sur l’âtre éteint, sur quelques groupes de femmes qui pleuraient avec ses filles, et dit d’une voix encore sonore :

— Mes enfants, c’est l’heure, il faut partir ; nous devons aller coucher plus loin ce soir…

Alors, il s’ouvrit une voie devant lui, au milieu des enfants, des intimes et des petits-enfants, et il sortit le premier, tenant son vieil ami par le bras. La conversation avait été peu animée dans la maison, les voix étaient altérées, les phrases entrecoupées ; elle cessa tout-à-fait sur le seuil de la porte.

À la suite du chef se rangèrent les fils et les brus, la mère, les filles et les nombreux représentants d’une troisième génération. Tous portaient quelques fardeaux, objets d’utilité journalière. Cette procession se dirigea ainsi silencieuse au milieu des ténèbres, vers l’embouchure de la Gaspéreau, où l’attendaient les embarcations nécessaires au voyage.

Peu de personnes accompagnaient les pauvres émigrants ; ils s’en allaient comme ces cercueils ignorés qu’accompagnent les seuls parents en pleurs. On avait craint d’éveiller l’attention de l’autorité, qui commençait à tenir l’oreille ouverte, même à Grand-Pré. Arrivés sur la grève, il se fit un peu plus de bruit ; l’installation de tout ce monde et de tout le menu ménage, au milieu des ténèbres et de l’aveuglement que donnent les larmes, entraîna quelque désordre ; on s’appelait à demi voix, on préparait la manœuvre, on dégageait les amarres. Mais bientôt le bruit cessa peu à peu, on entendit encore quelques voix qui se disaient adieu sur divers tons de la gamme des douleurs ; on entendit aussi des cris d’enfants troublés dans leur sommeil.

Pauvres petits !… Une brise froide et humide passait sur leur visage ; ils sentaient bien que ce n’était pas là le souffle caressant de leur mère : un vigoureux ballottement commençait à se faire sentir sous l’effort des rameurs ; ce n’était plus pour eux le doux balancement du berceau ! Ils pleuraient ; et leur voix, errant au caprice des vents, fut la dernière chose que l’oreille put saisir dans les solitudes de la mer.


III

Deux personnes se tenaient encore debout sur le rivage : c’était le vieux voisin Landry et sa fille Marie.

Quand ils ne virent plus rien sur la silhouette incertaine des flots, quand les ondes soulevées par les rames eurent cessé d’apporter à la plage l’adieu lointain et suprême des voyageurs, le vieillard se retourna vers l’enfant qui s’appuyait à son côté, et il lui dit avec effort et d’une voix incertaine :

— Ne pleure pas, petite ; tu sais bien qu’il reviendra, ton Jacques, au printemps ; puis il passa sa main autour de son cou pour lui caresser la joue et le bout de sa jolie petite oreille, et ils s’acheminèrent lentement du côté de leur demeure.

Marie marcha quelque temps sans rien dire, se contentant de soulever souvent jusqu’à ses yeux le coin de son tablier blanc ; après, elle dit a son père :

— L’année dernière, au mois de mai, un petit ménage de rossignols était venu s’établir dans une belle touffe de trèfle rouge et de millet sauvage ; une grande feuille de plantain se penchait sur le nid, lui servant de toit, et le taillis de pruniers lui jetait toute son ombre. Aussitôt que je vis le couple assidu au logis, je me mis à chasser tous les chats du voisinage ; je mis même Minou prisonnier dans la cave : le perfide m’avait grippé un poulet, autrefois. Tous les jours, quand la mère allait dîner (et elle n’allait pas loin, car je lui portais toute la mie de mon pain sur cette grosse pierre plate, de l’autre côté du taillis), moi, je courais bien doucement, comme aurait fait Minou, puis écartant les grandes herbes, je regardais si les quatre petits ne mettaient pas le nez à la fenêtre de leur maisonnette. Quand ils en furent sortis, je leur portai bien autant de vers que si j’eusse été leur maman ; et je remarquais en passant le progrès de leurs plumes.

Un jour, je trouvai toute la famille perchée au bord du nid ; un d’eux même avait grimpé au plus haut faîte de la feuille de plantain ; et tous ensemble ils regardaient le ciel et la prairie, où jouaient les grands oiseaux, leurs aînés. Je jugeai qu’il était temps de laisser un souvenir à mes petits ambitieux, et je leur attachai à chacun un fil de soie rouge à la patte droite. Le lendemain, à l’aurore, ils étaient déjà en plein pré, trottinant et soulevant l’aile à chaque brise qui passait. J’essayai de les attirer avec mon pain, en imitant le cri de leur mère, mais elle les appelait plus loin dans le feuillage, et ces enfants du ciel ne voulaient plus que l’espace et de l’air ; ils firent tant qu’à la fin une rafale vint les saisir, et ils allèrent en tourbillonnant se perdre, les uns dans les futaies, les autres dans les charmilles. J’en ai vu tomber un dans la rivière ; il a surnagé longtemps, suivant le cours de l’eau, et je ne l’ai pas vu revenir… Les autres s’appelèrent encore jusqu’à la nuit ; mais le jour suivant je ne les ai plus entendus : eux aussi, ils s’étaient dit adieu !…

Ce printemps, au premier chant du rossignol, je suis allée vite, vite, voir si le nid était en ordre, si les écureuils ne l’avaient pas pillé, pour faire leur lit d’hiver ; il y était encore, aussi mollet, aussi caché ; et j’attendis l’heure de la couvée, croyant que l’un de mes petits ne manquerait pas de venir confier ses enfants où il avait lui-même trouvé tant de soins et de bonheur… Aucun n’est revenu !… et le nid est encore vide !

J’ai eu bien du chagrin !

J’ai pensé qu’ils étaient peut-être tous morts… Un méchant hibou aurait bien pu les croquer pendant leur sommeil… Ils ont peut-être été gelés dans leur maison d’hiver… Ils sont peut-être tombés dans la mer, en voulant la traverser pendant la grosse tempête du mois de juillet… Les oiseaux, mon cher papa, est-ce que ça se souvient de quelque chose ? — Puis, sans attendre la réponse, qui tardait un peu, Marie reprit : — Depuis ce temps-là, mon cher papa, j’ai pensé que le départ c’était toujours une chose bien triste ! C’était le premier que je voyais !… et ce soir… Et la jeune fille reprit le coin de son tablier blanc.

— Oui, mon enfant, ce soir, c’est un départ bien pénible ; mais au moins Jacques n’a pas fait comme tes oiseaux, il t’a promis, en partant, qu’il reviendrait ; il reviendra.

Je ne suis pas bien sûr si les rossignols se souviennent de quelque chose ; comme les tiens ne sont pas de retour, c’est le meilleur signe qu’ils ne se rappellent de rien. Mais les garçons, Marie, ça se souvient toujours !…

Il paraît que ceci était déjà une vérité bien connue au temps du père Landry, car autrement il ne l’aurait pas affirmé : on sait jusqu’à quel point les Acadiens abhorraient le mensonge.

Dans tous les cas, Jacques avait bien décidé de revenir à Grand-Pré, au printemps. Comme il était le seul des Hébert non marié, il devait suivre son vieux père pour l’aider dans son nouvel établissement ; mais il était convenu, en famille, qu’on ne le retiendrait pas après les premières semailles.


IV

Cependant, quoiqu’il emportât l’espoir d’un prochain retour, le départ n’en avait pas été moins pénible pour lui. Il n’avait pas, sans doute, comme ses parents, à rompre avec de vieilles habitudes : il n’avait que dix-huit ans ; cependant, celle toute petite qu’il avait contractée depuis quelque temps lui parut bien aussi difficile à briser que les plus antiques et les plus solennelles. On comprend qu’il ne s’agit ici ni de cartes, ni de pipe, ni de course au clocher, mais bien d’une fille d’Éve. Il y en avait beaucoup à Grand-Pré, et elles n’attendaient pas d’avoir vingt ans pour charger leurs frères d’aller dire à leurs amis qu’elles étaient bonnes à marier ; et quand elles étaient jolies et douces comme Marie, elles pouvaient facilement se dispenser de confier aux frères cette mission délicate, qu’ils remplissaient d’ailleurs toujours assez mal. Dans ces heureux temps, les épouseurs se présentaient presqu’aussitôt après la démolition de la dernière poupée. Ainsi, Marie avait à peine treize ans au départ de Jacques, et les fiançailles étaient déjà une affaire convenue entre eux et leurs familles.

Raconter minutieusement les origines et les phases de cette liaison serait chose futile ; qu’il me suffise de dire que ces origines ne remontaient pas à la nuit des temps, et que les phases les plus saillantes n’étaient pas extraordinaires. Un petit tableau de l’état des coutumes des colonies acadiennes fera deviner en partie au lecteur ces simples et suaves mystères dont chacun a plus ou moins dans son cœur la secrète intuition.

L’isolement où se trouvaient ces colonies ; le nombre encore peu considérable des habitants ; leur vie sédentaire, surtout à Grand-Pré ; leur industrie, leur économie, la surabondance des produits agricoles, le grand nombre des enfants, la pureté et la simplicité des mœurs, tout cela rendait les rapports sociaux faciles et agréables, et préparait des mariages précoces. Tout le monde se voyait, se visitait, s’aimait de ce sentiment que donnent l’honnêteté et la charité réciproque. Les enfants trouvaient facile de se lier entre eux dans cette atmosphère de bienveillance où vivaient leurs pères : toujours mélés ensemble autour de l’église, de la chaumière, des banquets de familles, ils rencontraient bientôt l’objet sympathique et l’occasion de marcher sur les traces de leurs généreux parents. Les entraves ne surgissaient pas plus après qu’avant ces liaisons. Il n’y avait pas d’inégalité de conditions ; à part le curé et le notaire, tous les autres avaient la méme aisance, à peu près la même éducation et la même noblesse : toutes choses qu’ils acquéraient facilement avec leur intelligence, leurs cœurs honnêtes et les lumières de la foi.

Or, le curé ne pouvant pas se marier, personne n’avait donc à se disputer sa main ; lui, de son côté, tenait beaucoup à faire des mariages. Quant au notaire, comme il était ordinairement seul dans le canton, on ne pouvait toujours le ravir qu’une fois, ou deux tout au plus, dans le cas d’un veuvage, ce qui le rendait déjà moins ravissant.

Cet énorme parti, ce suprême personnage une fois fixé, les grandes ambitions du village n’avaient plus de but, car il n’y avait pas d’avocat — ô le beau temps ! Comme son curé, le notaire n’avait pas de plus grand intérêt que de conjoindre les autres. Ainsi, tout contribuait à faire les voies larges et fleuries à ce sacrement des cœurs tendres. Donc pas de longs pourparlers ; pas de ces mystérieuses intrigues ; pas de ces dramatiques alternatives de rires et de larmes qui précèdent et gâtent si souvent les unions de nos jours, et qui fournissent de nombreuses pages aux fictions romanesques ; pas de ces interminables répétitions d’un mot, qui s’affadit à force d’être redit ; pas de ces intarissables protestations de constance éternelle, de passion héroïque ; ce que l’on gaspille, ce qu’on laisse évaporer de ces beaux sentiments ailleurs, avant le mariage, on l’apportait là, en plus, dans la vie d’époux et de mère.

Oh ! nos saintes mères ! combien nous devons admirer et bénir leur héroïque existence ; combien nous devons dépenser avec sagesse et générosité le sang et les forces qu’elles nous ont prodigués avec tant d’amour et de dévouement ! Si jamais rôle de femme a été complètement accompli, c’est le leur ; si jamais quelqu’un a su se donner aux autres, avec joie, abandon et sincérité, dans le silence et l’obscurité du foyer, celles-là l’ont fait plus que toute autre. À peine les fleurs de leurs printemps étaient-elles écloses, qu’elles s’empressaient de les effeuiller sur la tête de leurs enfants. Elles n’avaient qu’une saison, l’automne ; la jeunesse ne leur semblait pas donnée pour jouir et alimenter leurs plaisirs, mais pour la faire couler à flots purs dans la vie d’une nombreuse famille et pour fonder une génération forte.

Mariées à quatorze ans, elles étaient mères à quinze, puis elles l’étaient de nouveau tous les dix-huit mois, jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans ! Comptez… je ne mentionne pas les jumeaux. Vous pouvez noter facilement, sans doute, le chiffre des rejetons ; mais vous ne trouverez jamais le nombre des pensées d’amour, des heures sans sommeil, des soins coquets donnés à tous les marmots ; vous n’additionnerez jamais les points d’aiguille, les tours de quenouille, les allées et venues de la navette ; puis les fromages, puis les conserves, puis les produits du jardin, puis les milliers d’autres travaux d’économie domestique, accomplis avec joie pour vêtir et nourrir, pour fêter même cette postérité d’Abraham ! Vous ne compterez jamais, non plus, les services rendus aux voisines, aux filles et aux brus, dans les temps de maladie, ou pour leur faciliter le rude apprentissage du ménage. Ah ! vous, leurs filles, qui, après avoir laissé courir longtemps vos doigts sur des claviers ingrats et vos pieds sur des tapis brûlants, durant les jours et les nuits de votre jeunesse, osez vous écrier, dans l’énervement de vos forces, quand vos enfants, pleurent, quand vos domestiques ne peuvent pas assez vous servir : — Que la vie est difficile ! — jugez, devant le souvenir de vos fortes mères, quelles femmes vous êtes !

Jacques et Marie, ont donc commencé à filer la trame de leur bonheur, absolument comme leur père, leur mère et tous leurs devanciers de Grand-Pré le firent autrefois. Ils vivaient à côté l’un de l’autre, leurs familles étaient intimes, leurs relations journalières. Jacques avait à peine quatre ans de plus que sa petite voisine, et, comme il est proverbial que les garçons ont l’esprit beaucoup moins précoce que les filles que leur mémoire ou leur tête est beaucoup plus dure — dans l’enfance, bien entendu — Jacques et Marie se trouvaient au même degré de développement moral.

Ils suivirent ensemble les instructions religieuses du bon curé, qui leur enseignait, en même temps, à lire, à écrire et à compter. Pendant plusieurs saisons ils tracèrent, de compagnie, le petit sentier qui conduisait à l’église, le long du grand chemin. Tantôt Marie trottinait devant, tantôt Jacques, pour lui battre la neige, quand c’était l’hiver, ou lui faciliter le passage des mares boueuses, si communes en automne ; bien entendu qu’à tous les mauvais pas, le sexe fort aidait au sexe faible. Quelquefois, pour être plus agiles, les deux enfants eurent l’idée friponne d’enlever leurs chaussures. Alors, Jacques attachait les deux paires par les bouts des cordons et se les passant au cou, ils couraient tous deux, joyeux de l’aventure. Jacques ne faisait, d’ailleurs, nullement attention aux petits pieds de Marie, qui laissaient, en touchant l’argile fraîche tant de jolies empreintes !

C’était une de leurs habitudes de prendre, avec eux, leur collation de midi, qu’ils dégustaient d’ordinaire en commun, sur le gazon, à l’ombre de l’église. Jacques aimait, entre autres choses, le lait-pris, et Marie avait une petite dent aiguisée tout exprès pour grignoter la galette au beurre qui lui faisait éprouver des jouissances toujours nouvelles. Or, il arrivait souvent que Marie avait, dans son panier, du lait-pris, et Jacques, dans son sac, de quoi satisfaire la petite dent de Marie. L’on partageait, cela se devine.

J’ai oublié de dire que les deux amis avaient un fidèle compagnon, qui ne les quittait jamais d’un pas. Cette dernière circonstance me le rappelle ; car il aimait également la galette et le lait-, pris, et il faisait grand honneur aux deux ; il aimait aussi, à un égal degré, sa sœur Marie et son voisin Jacques. Il se nommait André.

Les délices de la collation et tous ces agréables petits rapports de bon voisinage n’en firent pas aller plus mal le catéchisme. Le jour de la première communion venu, les deux enfants allèrent ensemble à la sainte table, et quand ils revinrent à la maison, au milieu des parents en fête, il s’échappait un rayon de grâce de leurs fronts purs et candides. Marie était charmante sous son petit bonnet blanc, et dans sa toilette chaste et simple comme son âme. Un séraphin n’aurait pas pu mieux se travestir pour visiter notre pauvre terre, incognito.

Il est probable que ce bon Jacques ne constata pas encore le fait, tout occupé qu’il était à regarder une grande enluminure que lui avait donnée monsieur le curé, où l’on voyait un groupe d’anges débraillés et retors, comme on en faisait sous Louis XV.


V

Depuis lors, Jacques se remit aux travaux des champs avec ses frères, et Marie aux occupations nombreuses d’une ferme aisée ». Ils avaient pris à l’autel de leurs pères cette énergie morale qui caractérise les colons de ce temps ; ils allaient maintenant se former, dans leurs familles, à cette vie forte, active et régulière, à ces habitudes de travail et d’économie, de bienveillance et de probité qui furent tout le secret de la richesse et du bonheur des Acadiens.

Le fait seul que l’on retrouve ces deux enfants fiancés, quatre ans après leur première communion, prouve qu’ils n’en restèrent pas, l’un et l’autre, à leurs goûts pour le lait-pris et le gâteau populaire de leur pays. Jacques ne revit plus, sans doute, le petit pied blanc de Marie, car depuis que l’on avait dit à la fillette qu’elle était maintenant une grand’fille, elle aurait rougi jusque sous la plante de ce même petit pied, si elle l’eût aperçu nud, en public. Mais elle n’avait pas que le pied de mignon. Son minois qu’elle ne cachait jamais, parce que jamais le chagrin, la honte ou le repentir n’eurent l’occasion de l’effleurer d’un nuage ; son minois était aussi trop gracieux, trop attrayant pour que Jacques ne finît pas par s’en apercevoir.

En grandissant, ils ne perdirent pas complètement l’habitude de faire route ensemble pour aller à l’église ou ailleurs. Les bois et les prairies des deux familles se touchaient ; on avait souvent l’occasion d’y cheminer durant la fenaison ou les récoltes, et, comme tous les hommes des champs aiment à échanger quelques mots avec le voisin, sur les choses de la terre, les Landry et les Hébert suivaient souvent le fossé mitoyen. Les enfants ne faisaient pas autrement que leurs parents ; seulement, Jacques franchissait quelquefois sa levée.

Un jour du mois de juillet, qu’ils s’en allaient ainsi tous ensemble visiter les foins en fleurs, pendant que les papas discouraient sur quelques singulières influences de la lune et sur l’avenir des pommes de terre, Marie avait aperçu, à travers les herbes, de belles grosses fraises qui lui arrachèrent un de ces cris de joie comme en font seul commettre, à pareil âge, ces agaçantes primeurs. Jacques, en garçon bien élevé, lui cueillit aussitôt les plus belles ; et, pendant qu’il jouissait du plaisir avec lequel Marie dévorait ces fruits nés des rosées, de parfums et des couleurs de l’aurore, il constata que les fruits, en s’approchant des lèvres de sa compagne, ne les faisaient pas paraître plus pâles.

Première découverte.

Dans ces terres alluviales, les maringouins sont toujours très-abondants ; il arriva donc que plusieurs de ces traîtres insectes osèrent aller butiner sur la fraîche épiderme de Marie, pendant qu’elle moissonnait ainsi tout le produit du matin ; avec une vivacité qui lui était naturelle, sans songer aux fraises qu’elle tenait sous le pouce, elle appliquait à la partie blessée un preste soufflet qui, tout en tuant le sanguinaire moucheron, écrasait sur place le fruit inoffensif. Plusieurs maringouins vinrent ainsi puiser au sang de la petite fermière, et tous en furent punis, mais non sans le sacrifice de quelques-unes des offrandes de Jacques.

Quand les promeneurs furent près d’arriver au village, un ruisseau se présentant, Marie, tout naturellement, demanda à Jacques de lui indiquer les endroits barbouillés de son visage, afin de faire toilette. Celui-ci trouva facilement les taches du jus merveil sur le front, aux tempes, dans la fossette du cou, à cet endroit où s’arrondissait la gracieuse oreille que le père Landry aimait tant à caresser ; c’est là où les maringouins font ordinairement le plus de ravage. Mais, quand il fallut explorer les joues et la partie la plus arrondie du menton, Jacques déclara, après un long examen, qu’il lui était impossible de constater l’impression du fruit délicat. Il aurait été bien plus simple de dire de suite à Marie de laver le tout ; ce n’était pas l’eau qui manquait Mais décidément ces enfants commençaient à devenir minutieux. Ce qui est le plus probable, c’est que le grand Jacques avait trouvé, dans ses recherches, sur la figure de son amie, bien d’autres jolis problèmes à résoudre.

La vie laborieuse et libre des champs, le soleil abondant, l’air vif de la mer, les émanations embaumées des bois, les rosées matinales dans lesquelles Marie avait si souvent trempé son pied, en compagnie des narcisses et des violettes ; enfin, le contact continuel et l’aliment d’une nature vierge et féconde avaient donné à toute sa personne cette maturité précoce, commune à toutes les filles du pays. C’était l’union, sur une même tige, de l’éclat de la fleur qui féconde à la saveur du fruit mûrissant.

Un contour ferme marquait toutes les ondulations gracieuses de la figure que l’ardeur de l’âge et la gaité que donnent le bonheur et l’innocence animaient sans cesse, comme ces bruyères légères, sous l’haleine d’une brise continuelle. Son teint, abandonné négligemment aux caresses du soleil, avait revêtu sur ses lys et ses roses une légère nuance de bistre qui ajoutait encore à l’apparence de force et de nubilité hâtive de la jeune fille. Avec cela, les traits, que l’âge n’avaient pas encore bien caractérisés, avaient une finesse peu commune chez les villageoises ; la beauté de l’âme y rayonnait vaguement comme la lumière d’une étoile à travers un nuage léger ; et dans leurs lignes indécises, on y lisait déjà une grande sensibilité de cœur unie à beaucoup de force, de volonté et de vivacité d’esprit. Une certaine élégance native jetait sur toute cette petite personne un vernis de distinction naturelle qui ne s’alliait pas mal au bonnet normand, au mantelet de serge bleue du pays, au jupon de droguet écourté.

Voilà la seconde découverte que fit Jacques. Après celle-ci il n’en eut plus guère d’autres à faire que dans son propre cœur, et ces dernières ne l’obligèrent pas à de longues recherches ; elles se révélèrent elles-mêmes à sa conscience : car de ce jour, la petite voisine fut une incarnation complète dans sa pensée, dans son cœur et dans ses sens : il avait rencontré cet être unique, cet femme choisie après sa mère pour féconder dans son cœur cette seconde efflorescence qu’on appelle toujours l’amour, et qui contient comme en essence, toutes les joies, toutes les émotions futures, toutes les espérances, toutes les destinées de notre vie de la terre ; il avait connu pour la première fois et pour toujours, cette attraction mystérieuse de deux êtres, ce contact de deux âmes destinées à perpétuer sur la terre l’amour par leur amour, la vie par leur vie ; il avait goûté toutes ces pures délices que le créateur a semées autour du berceau de la famille, pour nous entraîner par le plaisir vers l’accomplissement des grands devoirs que nous prescrivent la Providence et la société ; il avait senti se graver dans sa mémoire le plus gracieux et le plus éternel de ses souvenirs, celui qui perce sous tous les autres, qui apparaît à toutes les phases de la carrière, jeune, chaste, riant, consolateur, malgré les douleurs, les défaillances et les égarements de l’existence. Enfin la nature, les circonstances, une heureuse destinée avait fait fleurir un mariage de pins sur le sentier de la vie ; les parents, le prêtre et le bon Dieu n’avaient plus qu’à le bénir.

Il y a des choses qui n’ont pas besoin d’être dites, surtout d’être répétées pour être comprises : et quand on s’aime, pas en amateur, mais pour se marier, pour se marier à treize et quatorze ans, on ne prend pas la peine d’aller chanter les notes de ses sentiments à tous les échos, et aussi souvent que son Ave Maria. Mais enfin, quelque sobre de paroles que l’on puisse être, il faut toujours bien finir par prononcer le mot de la chose, puisque c’est la seule transition possible pour arriver au sacrement. Ce fut Marie qui le dit la première, mais elle le dit d’abord à sa mère ; voici dans quelle circonstance.

On dansait quelquefois sur l’herbe menue, devant la maison des Landry, après les offices du dimanche. C’étaient des cotillons animés, ou des rondes exécutées sur un chant naïf. Dans une figure, je ne sais plus laquelle, Jacques fut obligé de jeter son foulard autour du cou de Marie ; celle-ci s’enfuit ; le foulard était en nœud coulant ; pour ne pas étrangler sa voisine, Jacques lâcha prise, et Marie se sauva vers la maison avec son entrave, qu’elle serra soigneusement avec ses bonnets blancs, dans son tiroir parfumé de propreté et d’herbes odoriférantes. J’ignore si, le soir, elle le mit sous l’oreiller de son lit, ou si elle le noua autour de son cou, pour qu’il lui inspirât de doux rêves durant son sommeil ; mais il est certain que le foulard gardé fut toute une déclaration et devint le premier lien indissoluble contracté entre les deux amants.

Le dimanche suivant, Marie s’en coiffa pour aller à l’église, ce qui procura un bonheur infini à Jacques, et ne pût échapper à l’observation de la bonne mère Landry, qui jetait toujours un œil à la toilette de sa fille, sur la route de l’église, surtout quand il passait de jolis garçons, des partis… De retour à la maison, dans un moment où les deux femmes étaient seules, la mère dit à la fille ;

— Eh bien, si Jacques te demandait en mariage, que dirais-tu ?

— Qui, moi ? fit Marie avec un grand étonnement qui tournait peu à peu au sourire ; puis elle rougit jusqu’aux yeux ; puis elle embrassa deux ou trois fois sa maman, riant enfin décidément, et elle continua : — Eh bien, ma chère petite mère, je dirais… oui !

— Tu dirais bien, mon enfant, et tu nous ferais beaucoup de plaisir, à tous ; tu n’aimes Jacques que tout juste… un peu plus que nous… et la brave femme embrassa sa fille, à son tour, qui se tenait le visage caché dans le cou de sa maman, et se taisait.

Après le grand effort, qu’il lui avait fallu faire pour jeter ce premier secret de son cœur à deux oreilles humaines, en face du soleil qui éclaire tout le monde… et entre les quatre grands murs de la maison, qui ont la réputation de tout entendre et de tout répéter, Marie avait besoin de vingt minutes de silence au moins. Quand elles furent passées, la mère Landry reprit :

— As-tu songé à l’époque du mariage ?

— Non, maman, est-ce que je puis me marier à présent ? Suis-je assez grande pour avoir un mari à moi ? Quel âge aviez-vous, mère, quand vous avez pris papa ?…

— Quatorze ans moins… moins quatre mois.

— C’est-à-dire un peu plus que treize, n’est-ce pas, maman ? Eh bien ! j’ai treize ans faits, moi, maintenant ; je pourrai donc, bien vite, dans six ou huit mois, faire comme vous… Ah ! que je suis heureuse ! je ne veux jamais être autrement que vous, maman ; cela fera que je serai une bonne petite mère aussi ! Est-ce que j’aurai dix-huit enfants, moi ?

— Peut-être davantage ; cela dépendra des bénédictions du ciel.

— Alors, vous prierez bien pour moi, maman. Et Marie continua, pendant deux heures, ce chapelet de phrases détachées. Quand le père Landry vint l’interrompre, elle avait déjà fait toutes ses invitations pour le mariage, préparé le dîner de noces, disposé sa toilette, monté et démonté sa maison-plusieurs fois, fait dix pièces de toilé, autant de flanelle, élevé cinquante douzaines de poules, battu mille livres de beurre, fait baptiser ses deux aînés, un garçon et une fille qui s’appelât en Jacques et Marie ; Marie ressemblait à sa grand’maman… etc… etc… etc…

Quelques jours après cette scène, les parents s’entendirent entre eux, sur les dispositions du mariage, qui fut fixé à six mois. Les deux familles, durant cette période, devaient faire les premiers défrichements d’une terre que l’on destinait à Jacques. Quant à la maison, on ne s’en inquiéta pas pour le moment. Après leur mariage, les deux enfants devaient rester dans celle des Hébert. Quoiqu’il y eut déjà quatre ménages dans la maison, on ne craignait pas la gêne : des cœurs qui s’aiment peuvent se loger dans un bien petit espace. D’ailleurs, la ruche devenant trop pleine, il y avait toujours la ressource de faire une allonge à la demeure commune ; on comptait beaucoup de maisons à Grand-Pré que l’on avait allongées cinq fois.

C’est pendant la période des six mois de fiançailles que la famille Hébert résolut de quitter le village.

Les passions, à l’âge et dans les conditions de vie où se trouvaient Marie, peuvent être vives, et se faire jour par des formes et des expressions bruyantes, mais elles ne peuvent avoir une grande profondeur. D’ailleurs, les espérances sont encore infinies et la vie semble n’avoir pas de limites. Le départ de Jacques laissa donc la jeune fille bien triste pendant trois ou quatre jours, durant lesquels le tablier blanc ne cessa pas d’être humide. Mais comme le fiancé devait revenir, elle finit par l’attendre : six mois sont bientôt passés…

Ils passèrent, en effet, les six mois, mais personne ne vit revenir le plus jeune des Hébert. Les événements politiques jetèrent entre lui et Marie des obstacles insurmontables.


VI

Vers cette époque, tout semblait compliquer les relations de la France et de l’Angleterre ; les deux pays étaient entraînés invinciblement l’un contre l’autre. La lenteur des communications faisait qu’en Amérique les difficultés s’aggravaient avant qu’on pût y mettre ordre en Europe ; l’impossibilité d’avoir des rapports bien exacts à de si grandes distances ; l’avarice jalouse de toutes ces compagnies de traiteurs anglais et français qui se disputaient les richesses des forêts et l’amitié des sauvages ; la haine et l’envie qui animaient les colonies encore plus que les métropoles : tout engendrait la discorde ; la guerre naissait partout et à chaque instant. Ces deux peuples, qu’une mer avait éternellement séparés dans leur vieux monde, semblaient ne pouvoir pas fouler la même terre : notre continent était déjà trop petit pour leur double ambition ; leur antipathie se recherchait à travers les solitudes immenses du monde nouveau pour se heurter ; il fallait bien que l’un d’eux disparût.

On se rappelle que le chevalier de LaCorne avait été envoyé par M. de la Jonquière pour occuper l’isthme acadien ; c’est sur la rive occidentale de la Missaguash, presqu’en face de Beau-Bassin, que cet officier vint planter le drapeau de la France. Il voulait affirmer publiquement les droits de son gouvernement à la possession de ces terres, avant que la question des frontières fût discutée par la commission désignée pour cet objet. Les émigrés de Grand-Pré étaient arrivés dans ces environs quelques semaines seulement après lui ; et, en attendant la saison favorable pour se construire une demeure, ils avaient accepté l’hospitalité de leurs parents. Ceux-ci habitaient la côte opposée à celle où stationnaient les Français.

Le gouverneur Cornwallis ne fut pas longtemps à s’apercevoir que les intentions de LaCorne étaient de se fortifier dans les positions qu’il venait d’occuper ; il envoya donc, dès le printemps suivant, le major Lawrence à la tête d’un petit corps d’année pour le déloger.

Quelques détachements de ces troupes traversèrent la district des Mines, et l’on apprit bientôt chez les Landry quelle était leur destination ; et quoique l’on s’efforçât, autour de Marie, de lui cacher la tristesse que cet événement causait dans la famille, la jeune fille, avec cet instinct clairvoyant que possède tout cœur aimant, n’en fut pas moins saisie d’une pénible inquiétude. Et l’époque du retour de Jacques n’était pas encore passée, qu’elle sentait naître dans son cœur les plus sombres appréhensions. Le vague pressentiment qu’elle exprimait à son père au départ de la famille Hébert, renaissait dans son âme avec l’impression d’un malheur réellement accompli.

D’ailleurs, elle avait raison de tout craindre : l’irritation était grande chez les Anglais. Depuis l’arrivée du commandant français dans la Baie de Beau-Bassin, les populations acadiennes abandonnaient en plus grand nombre leurs foyers et elles se précipitaient vers le Canada et l’île St. Jean. Cette désertion générale faisait la rage de Cornwallis ; il désirait bien déjà se délivrer de ces sujets détestés, mais il n’aurait pas voulu les voir aller grossir les rangs de l’ennemi.

Tout le monde augurait donc de tristes choses de l’expédition de Lawrence, et l’on tint l’oreille ouverte à toutes les rumeurs qui vinrent de ce côté-là.

Le père Landry, tout en essayant de rassurer sa fille, ne s’abusait guère sur la situation de la famille de son vieil ami. Quoiqu’il le sût établi sur un territoire appartenant incontestablement aux Anglais, il était persuadé que l’autorité ne lui pardonnerait pas de s’être rapproché de la frontière, dans ces circonstances, et qu’on allait le traiter en vil transfuge malgré qu’on fût encore en pleine paix.

Les bruits sinistres ne se firent pas longtemps attendre : il circula de terribles histoires et comme aucunes n’étaient apportées par une voie directe et qu’elles passaient à travers des esprits terrifiés, elles revêtaient partout mille couleurs plus sombres les unes que les autres. On racontait des combats sanglants, des proscriptions en masse, l’incendie de tous les établissements de Beau-Bassin, la fuite des habitants dans les bois, et leur massacre par les sauvages. De nouvelles troupes passèrent à Grand-Pré, allant toujours vers la Missaguash : autres conjectures lugubres. Enfin l’on apprit vaguement que tout l’isthme était occupé par des soldats, que Français et Anglais y avaient élevé des fortifications, et l’on prédit en même temps que la guerre allait commencer partout ; mais personne ne parla des anciens voisins.

Malheureusement, beaucoup de ces narrations étaient exactes ; on ne fut donc pas étonné de ne pas voir revenir Jacques.

Cependant, on ne désespéra pas tout-à-fait de son sort et de son retour, quoique nul ne vint pour les rassurer : ils firent la réflexion que les massacres devaient avoir été bien exagérés : pourquoi les sauvages auraient-ils tué des hommes avec lesquels ils avaient toujours été alliés ? De tous les indigènes, les Micmacs étaient ceux qui gardaient pour les Français l’attachement le plus inviolable et, dans ces derniers temps, leur acharnement contre les Anglais s’était manifesté plus que jamais. Jacques ne pouvait avoir péri par leurs mains, et s’il vivait, comme la cause première de son absence n’existait plus, il ne manquerait pas de faire tous ses efforts pour revenir ; et si quelqu’un pouvait déjouer l’habileté des patrouilles qui gardaient les frontières et triompher de grands obstacles, c’était bien lui.

On ne manquait pas de faire valoir ces dernières raisons près de Marie pour la rassurer, en lui cachant les trois-quarts des fables qui avaient été racontées sur les malheureux émigrés et la moitié, au moins, de ce qui semblait être vrai. Elle, de son côté, n’était pas disposée à croire à l’éternité de son malheur. Ce n’est pas à l’âge qu’elle avait qu’on laisse tomber à terre, au premier obstacle, ses plus douces espérances. Les grands revers n’avaient pas encore appris à son âme à douter de la réalisation de ses beaux désirs. Elle touchait à peine à ses quinze ans ; son imagination était vive et ingénue ; elle était habituée à voir tous ceux qui l’entouraient complaire à tous ses modestes souhaits ; elle croyait en un Dieu bon, et elle était bien persuadée qu’il suffisait de regarder le ciel avec confiance, en formant dans une âme pure un rêve de bonheur, pour qu’il se réalisât un jour ou un autre.

À quinze ans, il s’élève souvent des montagnes entre notre cœur et le but où s’élance notre ambition ou nos amours : il s’ouvre des mers immenses, il se fait des vides terribles, il se creuse des abîmes il s’écroule des Chateaux-en-Espagne ; cependant, on regarde toujours devant soi, l’œil souriant, la lèvre avide et l’on attend que les montagnes s’abaissent, que les rivages se rapprochent, que les vides et les abîmes se remplissent, que d’autres châteaux s’élèvent et s’embellissent ; on croit sincèrement que tout cela va se faire pour nous laisser toucher au pinacle… Que ne reste-t-on longtemps à l’âge de quinze ans !

Ainsi, malgré ses sombres inquiétudes. Marie ne perdit pas l’espérance, cette vertu de son âge, ce baume des cieux, cette grâce du christianisme, cette suprême force du malheur. Il lui arrivait toujours, de temps à autres, quelques mauvaises nouvelles, quelques révélations inconsidérées, et son courage en était un instant ébranlé ; quelquefois, dans les jours sombres, son âme, lassée du vague et de l’incertain, et son cœur, fatigué de cette solitude sans limites où il cherchait en vain le plus doux élément de sa vie, s’affaissaient dans la douleur ; alors, elle appelait l’amour de Dieu, elle priait : elle priait pour Jacques ! Sa tendre invocation, en s’élevant vers le ciel, détachait peu à peu sa pensée de la terre : son sentiment épuisé se retrempait dans les ondes de l’amour immortel et infini pour revenir vers son pauvre exilé : il lui semblait que des hauteurs étoilées, avec l’œil clairvoyant du Maître souverain, elle allait atteindre et diriger ses pas… et elle pouvait attendre encore.

Le travail aussi, ce soutien des âmes fortes, le travail assidu, sanctifié par l’amour du devoir, dirigé et régularisé par une pensée fixe, par un but toujours présent dans son cœur, lui aidait à passer les heures tristes.

On se rappelle que pendant les six mois qui devaient précéder le mariage des jeunes voisins, leurs parents étaient convenus de leur préparer un établissement qui pût les mettre de suite en état de bien vivre ; le départ des Hébert avait changé cette disposition. Cependant le père Landry ne voulut pas que sa Marie fût déshéritée de cette promesse, et il prit sur lui seul de la remplir, et de préparer, de concert avec elle, une douce surprise à l’épouseur. Une occasion lui permit d’acheter une jolie ferme tout-à-fait de son choix, et comme il sentait que la petite avait besoin de distractions, il mit de suite la propriété sous sa direction, lui offrant d’ailleurs de lui prêter main forte pour tous les travaux un peu rudes. La jolie fermière prit pour locataire une pauvre veuve restée avec deux gars de douze à quatorze ans ; et, en faisant du bien à cette brave femme, elle associa à ses intérêts une aide dévouée.

Aussitôt que tout fut prêt pour l’exploitation régulière de la terre, Marie se mit à l’œuvre avec l’activité de son âge, de son caractère et de ses désirs de bien faire : elle demandait conseil à toutes les vieilles têtes et secours à tous les jeunes bras de la parenté. Tous se prêtaient à ses désirs. Il y avait quelque chose de si touchant dans le culte que la jeune fille donnait au souvenir de son fiancé et dans l’ardeur qu’elle mettait à lui préparer des joies, pour un retour qui n’aurait peut-être jamais lieu, que chacun s’empressait de contribuer à ses douces illusions, sans autre espoir que celui de voir Jacques cueillir un jour les peines de leur travail.

Tout allait à merveille, et pendant quelque temps, la pauvre enfant jouit pleinement du bonheur de penser que tous ses pas, toutes les ressources de sa main et de son esprit, toutes ses ingénieuses industries concouraient à l’édification de sa petite fortune, au charme de son futur intérieur ; elle allait pouvoir dire à l’arrivée du cher exilé : — Vois tout ce que j’ai fait en pensant à toi ! comme tu as occupé toutes les heures de mes journées ! comme ton souvenir a fécondé tous mes efforts !…


VII

Les mois passèrent rapidement au milieu de toutes ces occupations et de ces perplexités. Comme tout attachement vrai, celui de Marie ne faisait que grandir et se consolider avec l’âge et la séparation. Les dangers que courait son fiancé, les chagrins continus, les pleurs secrètes que lui causait son malheureux sort, faisaient rayonner constamment vers lui toutes les puissances de son cœur. Dieu a mis des trésors mystérieux dans l’amour de la femme, cette gracieuse providence de la famille : les douleurs, les inquiétudes, les larmes ont la vertu d’alimenter et de grandir son affection, et souvent l’être qui leur en a demandé davantage est encore celui qui est le plus aimé.

Marie, pour chasser les tristes images que lüi traçaient ses frayeurs, dans le présent et dans l’avenir, recherchait les lieux qui lui rappelaient les scènes de son enfance. Tous ses petits souvenirs étaient éparpillés comme une moisson de fleurs, autour du champ de son père ; elle pouvait facilement en faire la récolte ; cette floraison de sa vie de treize ans, si tôt fauchée par le temps, conservait encore toute sa fraîcheur, tout son éclat ; aucuns calices n’avaient été flétris…

Partout elle retrouvait les moindres incidents de sa liaison avec le petit voisin, et ressentait comme la repercussion des plaisirs qui les avaient accompagnés : les bois reverdissants, les émanations des foins fraîchement fanés, les fraises rougissantes, la première javelle dorée tombée sous la faucille, la dernière gerbe de la ferme couronnée dans la grange : tout cela lui parlait tour à tour de cette saison mystérieuse de sa vie où toutes les choses de la terre s’étaient révélées à ses sens, avec un charme jusqu’alors incompris.

Quelquefois, sans qu’on la vit, elle s’acheminait dans le sentier des enfants du catéchisme. Ce n’était pas pour aller faire ses dévotions, car il n’y avait plus de curé à Grand-Pré ; un missionnaire y passait, seulement, de temps à autre ; le gouvernement ne lui donnait pas la permission d’y séjourner. Le commandant de la place habitait le presbytère, et depuis quelques jours l’église même avait été changée en arsenal.

Le sentier était donc devenu solitaire et voilé ; Marie seule retraçait ses sinuosités dans les foins. Quand elle passait émue, se hâtant, à cause du soir, il lui arrivait de s’arrêter tout à coup, pour se retourner : elle croyait entendre les pas rapides de quelqu’un qui accourait derrière elle comme pour lui saisir clandestinement la main, ou lui secouer dans le cou des touffes de trèfles pleins de rosée mais elle ne voyait rien que les grandes herbes, qui, courbées un instant sous ses jupons, se relevaient après son passage en se frôlant ensemble.

Elle évitait bien d’aller jusqu’au bout du chemin, à cause des soldats effrontés qu’elle y voyait toujours ; elle se contentait de regarder de loin le petit temple de bois où elle ne pouvait plus aller prier : les portes étaient fermées, la lampe ne brillait plus au milieu du chœur, la cloche n’appelait plus personne, une sentinelle passait machinalement devant le portail… Que cette vue lui faisait mal ! L’église de sa première communion… où Jacques, un jour déjà passé, aurait dû la conduire par la main, joyeuse et couronnée de fleurs blanches !… ces portes lui semblaient fermées comme un tombeau sur le bonheur de sa vie.

Que tout était changé à Grand-Pré, maintenant ! On aurait dit qu’on avait arraché le cœur de cette population en lui enlevant son église et son prêtre ; il n’y avait plus de centre de ralliement et de vie ; les joies saintes de la religion étaient enfuies ; on ne chantait plus, on ne jouait plus, le dimanche soir, près du presbytère, sous le regard souriant du curé ; la naissance était triste et la mort sans consolation ; l’autel était profané. On ne voyait plus, aux heures de l’instruction, les petits enfants, ces amis du Christ, se presser tout grouillants sur les degrés du perron, comme les hirondelles sous le clocher, pour prendre la curée frugale.

Souvent, la petite Landry dirigeait ses pas du côté de la Gaspereau : là, chaque buisson de noisetiers lui rappelait une fête ; c’est elle qui rapportait autrefois, dans les plis de son tablier, la récolte friande cueillie par ses frères aidés de l’ami Jacques.

En suivant toujours la côte, elle trouvait les anses qui servaient jadis de port aux petites barques des pêcheurs.

Durant la morte-saison, les jeunes gens avaient l’habitude de quitter le pays, pour aller faire la provision de poisson nécessaire pour les longs jours d’abstinence, qu’on observait si rigoureusement alors. Ils prenaient avec eux quelques produits de leurs fermes qu’ils échangeaient contre des objets de commerce, dans les comptoirs européens établis à l’entrée du golfe St. Laurent. Et comme la pêche était tellement abondante qu’ils pouvaient en quelques jours prendre et saler la quantité de morue et de hareng suffisante à la consommation de la famille, il leur était encore facile de vendre plusieurs cargaisons aux marchands étrangers.

Ces expéditions étaient donc toujours très-fructueuses ; la recette entière appartenait à la jeunesse. Le retour était une réjouissance publique. C’était le vent de la fortune, le souffle du bonheur qui gonflait toutes ces petites voiles : il y avait peu de ces garçons qui ne rapportaient pas quelques beaux présents pour leurs mères, leurs sœurs, ou pour les bonnes filles du village ; des présents venus de France ! En outre, la petite caisse d’économie renfermait amplement pour payer la noce de ceux qui devaient se marier, et même quelque chose de plus pour commencer le ménage. Bien des cœurs soupiraient après l’arrivée de la flotte fortunée. À peine la voyait-on poindre à l’entrée de la Baie de Fundy que tout le monde était au rivage. Pendant qu’on chantait en chœur sur les embarcations, les chapeaux et, les fichus s’agitaient aux ports, et bien des heureuses, de l’âge de Marie, se pressaient vivement du coude et se montraient en rougissant des heureux qui les regardaient aussi !

Tout cela était encore disparu… Il avait été strictement défendu aux Acadiens de posséder la moindre embarcation et d’exporter leurs produits. Les bords de la mer étaient devenus silencieux.

En errant ainsi, la fiancée de Jacques arrivait toujours à l’endroit où s’était embarquée la famille Hébert ; et c’était peut-être la raison pour laquelle elle allait faire un si long circuit, ne voulant pas laisser soupçonner le but de sa course. C’est là qu’elle avait vu pour la dernière fois des barques se balancer sur l’eau.

Assise sur une roche perdue, en attendant la venue du crépuscule, elle laissait errer son regard sur cette surface nue ; son œil s’attachait à chaque flot qui allait ou venait, et il le suivait jusqu’à ce qu’il se brisât sur la plage ou qu’il disparût au loin. Soit que la vague expirât doucement, soit qu’elle vint, comme une montagne croulante, ébranler la falaise, elle n’avait toujours pour elle qu’une voix, qu’un mot : ce mot d’adieu qu’elle avait entendu à ce triste soir d’automne… passé déjà depuis trois ans. Parfois il lui semblait l’entendre auprès, au loin, partout, et connue répété par un chœur immense ; cependant, elle retrouvait toujours la mer vide ! Alors, elle regagnait la maison.


VIII

Le capitaine Butler, qui habitait le presbytère de Grand-Pré, n’était pas la douceur même ; et le gouvernement, qui lui avait donné le commandement de cette partie du pays, n’avait pas, évidemment, l’intention de laisser prendre aux populations des habitudes déloyales. Il alliait à une expression bourrue des manières impertinentes de son choix ; son type tenait du renard et de l’hyène ; c’était la cruauté unie à la fourberie : il avait le ton rogue, souvent sa démarche et son teint accusaient le rogomme, et ses colères fréquentes faisaient transsuder sur sa figure les liqueurs subtiles ; on n’aimait pas plus son voisinage que sa société. Contre l’habitude de cette époque, il s’était laissé croître une moustache énorme de crins fauves et grisonnants qui lui battaient les oreilles à la moindre brise de l’avant, ajoutant beaucoup à sa physionomie de carnivore. C’était un vil instrument ; la nature l’avait fait naître bourreau.

Le capitaine Murray, son collègue de Passequid, était son digne comparse ; mais comment le lieutenant George Gordon, joyeux et beau garçon, se trouvait-il en si mauvaise compagnie ? C’est un de ces mystères que nous ne sommes pas en état de dévoiler.

Il n’était arrivé que depuis peu, et comme il devait remplacer Butler au poste de Grand-Pré quand celui-ci s’absentait, et que, d’ailleurs, il y avait en lui quelque chose de distingué et d’avenant, on parla beaucoup sur son sujet. Il fut rumeur qu’il avait commis quelques grosses fredaines de jeunesse, comme cela arrive à quelques fils de bonnes familles, en Angleterre, et que ses parents l’avaient obligé de prendre du service en Amérique. Il fallait nécessairement s’être rendu coupable d’un gros péché pour se trouver au milieu de tant d’ours mal léchés : c’est ainsi que pensaient les gens. Ce qu’on savait de plus certain, c’est qu’il avait de la fortune et de la noblesse, et qu’il était venu avec un de ses frères qui occupait un grade dans le corps de Lawrence.

Si Monsieur George, comme on le nommait, avait fait des fredaines, pourquoi son frère, qui n’en avait pas faites, aurait-il été puni comme lui ? Enfin, malgré tout ce que l’on en dit, sa présence au Mines fit un sensible plaisir aux habitants : le contraste était si frappant entre lui et son chef !

Le jeune lieutenant avait les manières obligeantes et polies d’un homme de bonne éducation ; c’était un joyeux compagnon, bon, vivant à ses dépens et pour le plaisir des autres autant que pour le sien ; aimant à s’amuser partout et un peu trop de tout, il ne prétendait pas endosser la figure obligée d’un fonctionnaire désagréable ; et s’il désirait quelquefois voir son capitaine s’éloigner, ce n’était certainement pas pour abuser de son pouvoir, mais, en premier lieu, pour se voir délivré d’un supérieur, si déplaisant, ensuite pour laisser flotter à loisir les rênes du gouvernement. Celui-ci au moins était né bon prince. Malheureusement, on ne lui donnait pas souvent l’occasion de l’être.

Étant enfant, il avait fait un assez long séjour dans les collèges de Paris ; il parlait donc le français comme sa propre langue, et il ne s’en gênait pas, quand il en avait l’occasion ; Butler avait beau s’en fâcher, lui qui n’avait appris que nos jurons. — « En voilà un, se disaient les Acadiens, qui ne répond pas toujours, quand on s’adresse à lui : — G… d… m ! parle anglais, va à l’diable ! — Au contraire, M. George, qui a l’air du fils du roi, il ne dit rien fièrement, lui ; il nous donne la main, il parle d’autre chose que des ordonnances de Son Excellence, il s’informe de nos familles, de nos biens, et quand il nous rencontre, il ôte son chapeau ; oui, il ôte son chapeau, même à nos gars !… On croyais, à voir les autres, que les Anglais, ça naissait et ça mourait le chapeau sur la tête. » — Ils n’en revenaient pas, les bonnes gens, et ils ajoutaient souvent « Ah ! pour celui-là, s’il a jamais fait le gros péché qu’on dit, ça ne peut être par méchanceté, toujours ! »

En effet, le fond du caractère du jeune officier se composait de bienveillance et de bonhomie : malgré les dissipations d’une jeunesse laissée sans frein, et l’égoïsme que donne ordinairement l’amour des plaisirs et les jouissances d’une grande richesse, il n’avait pas perdu ces bonnes dispositions de son naturel. À vingt-cinq ans, il est impossible qu’un cœur aussi bien doué que l’était le sien ait épuisé tous ses trésors. Il faut avouer, cependant, qu’il ne les avait pas ménagés.

Douze mois de séjour au presbytère de Grand-Pré n’étaient pas nécessaires au lieutenant George pour découvrir qu’il allait faire garnison en lieu peu séduisant, et que son nouveau capitaine était une espèce d’ogre avec lequel il faudrait s’abrutir où se quereller. En quittant l’Angleterre, il avait compté sur une vie aventureuse, des expéditions, gigantesques, des découvertes merveilleuses, pour occuper l’activité de ses passions et lui faire oublier les frivolités de sa vie passée, qu’il lui avait laissé d’ailleurs un peu de satiété ; il espérait aussi garder la compagnie de son frère, qu’il aimait. Mais quand il se vit lié, par une discipline brutale, dans ce petit village, au milieu de populations qui avaient toutes les raisons du monde de le détester d’avance ; à côté d’un être antipathique dont il fallait subir les ordres ; séparé de tous ses anciens plaisirs par des forêts et des mers immenses, il eut un instant de vertige, et il songea qu’il allait tout probablement connaître le spleen. — Ce n’était pas la peine, pensait-il, de laisser son pays pour venir chercher si loin un produit de son climat !

Cependant, avant de prendre des airs tristes et de pleurnicher aux horizons, il résolut de remuer ciel et terre pour trouver un passe-temps supportable. Durant un mois entier, il fit la chasse et la pêche ; il poursuivit tout le gibier du pays, et jeta l’appât à tous les habitants de la mer. On aurait dit que les pauvres créatures se donnaient rendez-vous au bout de son fusil ou de son hameçon, tant les prises étaient abondantes. Ce succès facile finit par le lasser. Il n’y avait là, d’ailleurs, aucune châtelaine séduisante à qui faire hommage de ses conquêtes, aucuns voisins joyeux et gourmets avec qui faire bombance ; quant à réjouir le palais de Butler des délicatesses de sa vénaison, il n’y tenait guère : — Qu’il mange du roast-beef, le vil payen ! se dit-il un jour après l’avoir vu se rassasier de filet de chevreuil à la sauce au champignon, de queue de castor, de gorge de perdrix, de salade de homard, de soupe aux huîtres et de saumons frais ; s’il compte sur moi pour le repaître, il se trompe, l’animal !

Au milieu de ces violentes distractions, notre lieutenant ne négligeait pas d’étudier ces Acadiens dont on lui avait dit tant de mal ; il découvrit bientôt qu’ils valaient beaucoup mieux que ses compatriotes du voisinage, et que leur société lui serait infiniment plus agréable que celle qu’il était obligé de subir à la caserne. Mais comment arriver dans leur intérieur ? ils paraissaient tous effrayés quand ils passaient près de lui. Un soir, il était entré chez lui, tard, avec une pointe d’ennui véritable dans le cœur.

En revenant de la chasse, il avait passé dans le village, au moment où les réunions de familles commencent à se former : des groupes nombreux et animés se composaient devant les portes, sous les grands arbres ; les chefs se donnaient la main, les jeunes voisines s’embrassaient, comme si toutes ne s’étaient pas rencontrés la veille ; après cela les vieux avaient pris place aux tables de jeux, les garçons s’étaient joints aux jeunes filles, autour de leurs mères, et tous ensemble ils avaient unis joyeusement leur voix dans un concert de paroles ; musique sans mesure et sans harmonie, mais pleine de nuances qui fait une bien douce impression sur le cœur de l’étranger qui ne peut s’y mêler. À quelques endroits, la jeunesse arrivant en plus grand nombre, on avait fini par organiser la danse, et pendant que la chanteuse du bal vocalisait sur ses airs populaire, mieux qu’un rossignol, des couples mystérieux s’en étaient allés se promener sur le chemin, se contant, entre des éclats de rires des secrets qui paraissaient bien charmants Ce n’est qu’après la retraite générale que George avait regagné sa chambre solitaire. Au seuil, ayant aperçu Butler, son cauchemar, il s’était esquivé : son aspect lui faisait regretter davantage le tableau qu’il venait de voir.

Après avoir jeté son harnais au hasard sur tous les meubles, dans tous les coins, il se laissa tomber de lassitude et de dégoût dans la vieille bergère du dernier curé, et il se prit à penser comment il tuerait son lendemain. Mais sa pensée ne pouvait s’arrêter à rien : il entendait toujours le timbre argentin et le tra-li-la-la de l’orchestre primitif de Grand-Pré ; il voyait sans cesse apparaître et tourbillonner autour de lui, comme les nuées d’âmes de l’enfer du Dante, les jolies Acadiennes : elles allaient et venaient les bras entrelacés ; dans leur démarche folâtre, leurs têtes mutines se penchaient les unes vers les autres ; sous leurs petits bonnets blancs, leurs yeux se souriaient ; il devinait ce que voulaient dire le bruissement de leurs lèvres discrètes, les ricanements de leurs voix sonores et moins que jamais il trouvait des amusements pour le jour suivant. Les sarcelles et les perdreaux avaient beau s’élever en volée à la suite de ses premières visions, il se prenait d’impatience. Mais on ne tue pas toute sa vie des sarcelles et des perdreaux !

L’homme ne naît ni duc, ni lord, ni même essentiellement Anglo-Saxon ; qu’il soit conçu sous la pourpre, ou reçu dans des langes en lambeaux, cela ne met rien de différent dans son cœur : ce cœur est toujours celui d’un enfant d’Adam, fait de terre et de souffle divin ; il appelle toujours cette double substance, il a besoin, de se sentir en communication avec elle, car il est autant né pour la vie sociale que pour la vie individuelle ; il a une mission de genre à remplir avant d’avoir une carrière nationale ou particulière à franchir.

Jetez un homme dans un désert, qu’il soit roi de Rome ou du Bengale, s’il en rencontre un autre, il ne lui demandera pas quelles sont ses armoiries et son drapeau, avant de se précipiter sur son sein ; il lui suffit de savoir qu’il a des pensées et des sentiments humains qui répondent à ses sentiments et à ses pensées.

George ne fit pas tout-à-fait cette réflexion ; mais ses instincts naturels et caractéristiques lui en firent sentir vivement la vérité, et il se mit à se parler confidentiellement : — Ces gens sont bons, intelligents, affables ; ils aiment la gaieté, ont des mœurs faciles : il n’y a qu’à les bien traiter pour s’en faire des amis et arriver à leur intimité. Les filles sont bien tournées, elles aiment le plaisir, n’ont pas une horreur très-marquée pour les garçons de vingt à vingt-cinq ans ; elles paraissent avoir le cœur fait, exactement sur le modèle commun : un salut bien intentionné, une attention obligeante en passant, quand on connaîtra bien le papa et la maman ; puis, un petit présent de monsieur le Lieutenant, aujourd’hui ; une course dans la voiture de monsieur le Lieutenant, demain ; un cotillon dansé sur l’herbe avec monsieur le lieutenant, un autre jour, cela ne peut pas manquer d’avoir son effet ! Mais diable ! comment pourrai-je jamais me démener aussi dru que ces gars du village ?… Bah ! j’apprendrai… cela ne doit pas être si difficile de se frotter ainsi les pieds. Et le jeune officier, revenu en humeur, se mit à exécuter, sur-le-champ, une bourrée fougueuse, capable d’ébranler la maison.

Butler, éveillé en sursaut, dans la pièce voisine, lui envoya à travers la cloison un go to hell qui ne fit qu’animer l’exercice. Étant à bout d’haleine il s’arrêta, presque satisfait, mais épuisé : — Il me fallait toujours voir, reprit-il, combien on peut vivre de temps en allant d’un pareil train : bravo ! monsieur le capitaine, il y a de la vertu dans vos jambes ! Ce n’est pas mal débuter ; d’ailleurs un peu de gaucherie et d’inexpérience a son mérite auprès des belles, de même qu’un brin d’extravagance a souvent des succès. N’est-ce pas ce fou de Charly qui fit deux conquêtes, rien qu’en se promenant dans les rues de Perth, dans un traîneau tiré par six chèvres d’Angora, suivi d’un grand singe africain portant livrée, tricorne et perruque poudrée ? On se le montrait, puis on disait : N’est-ce pas là Lord G… qui a fait deux fois le tour du monde, et possède cent mille livres de rente ?… Mais ici, je n’aurai pas besoin de faire de pareilles folies ; deux beaux chevaux fringants, des harnais éclatants, une voiture attrayante me suffiront. Je parle le français, et s’il fallait tourner une galanterie, j’en sais quelque chose aussi. Il est vrai que je suis protestant… tiens, protestant, moi ?… mais je n’y avais pas songé… C’est que je ne suis pas bien sûr si je suis protestant après tout ; je n’ai jamais détesté les catholiques… Bah !… je ne crois guère qu’en mes vingt-cinq ans, et mon culte c’est le plaisir : il s’agit pour le moment de ne pas me laisser sécher d’ennui sur ces rivages comme les morues que j’ai vues tout-à-l’heure étendues sur le sable… À demain donc la chasse aux belles ! fit-il en accrochant sa carabine à son clou, avec sa gibecière.

Après ce monologue, George se mit à regarder dix portraits d’êtres adorés distribués sur le mur autour de son lit et suspendus par des mèches de cheveux de différentes couleurs. Ce n’étaient pas des portraits de famille. Tout en se préparant à se mettre au lit, il clignait de l’œil à l’une de ces images, faisait un grand salut à une seconde ; une révérence profonde à une troisième ; envoyait un baiser de la main, puis une moue caressante, puis un soupir entrecoupé, puis un gémissement prolongé, modulé sur une gamme chromatique, au reste de la série. Durant ces démonstrations expressives il récitait la kyrielle suivante : — Good night, Ketty la blonde ; good night, Eva la nocturne ; bonsoar, Clara la langoureuse ; buona natte, Francesca bella ; bonne nuit, Laura la lutine, et cetera. Il n’en oublia pas une. À la dernière, sa toilette de nuit était complète et il se jeta tout d’une pièce sur son grabat, en lançant du pied ses deux pantoufles sur la cloison de Butler, à peu près à l’endroit où il le savait couché. Ces pantoufles étaient dépareillées : l’une était un souvenir de Ketty, l’autre de Clara ; dans ses nombreux déménagements il avait confondu ces deux œuvres également chères.

À peine était-il tombé à la renverse qu’il lui vint une idée : — Tiens ! mais je n’ai pas choisi la place où je pendrai mes Acadiennes : voyons. Et la bougie se rallume, George retombe sur ses jambes et il reprend son discours : — Voilà tout juste l’espace ; entre ma nocturne et ma langoureuse ; ces petites paysannes françaises sont fraîches et riantes comme le matin ; leurs bonnets blancs, leurs fichus de dentelle, leurs corsets discrets, tout cela va faire un contraste charmant dans ma collection : jusqu’à leurs noms qui viendront mettre un peu de variété dans mon catalogue : les terminaisons en a commençaient à me donner sur les nerfs ; Suzette, Charlotte, Zabelle, comptons-en trois, pour le moment ; si je passe deux ans ici, c’est raisonnable.

Puis, avisant trois clous dans un de ses tiroirs, il se met à les ficher à grands coups de marteau, toujours dans la cloison de Butler. Il n’avait pas fini qu’il entendit de l’autre côté un grognement terrible, suivi du go to hell caractéristique. Cette fois il crut plus prudent de se fourrer dans ses couvertures. Le colonel était à son second somme, les vapeurs de l’eau-de-vie devaient être passées, et il était homme à mettre son lieutenant aux arrêts pendant une semaine, pour avoir troublé son repos. Force fut donc à celui-ci de chasser toute nouvelle inspiration qui aurait pu lui venir et d’attendre tranquillement le sommeil. Pour le hâter il se contenta de penser à des souvenirs détachés dans le genre de ceux-ci : — Les cheveux blonds de Ketty, comme ils étaient soyeux ! tout le monde en voulait ; je serais curieux de savoir si elle a pu en conserver quelques-uns… il faut avouer que je n’ai pas eu les primeurs, et que la tresse de Richard était beaucoup plus grosse que la mienne. À cette époque, elle était tout cœur et tout cheveux.

Et Laura, quelles dents elle avait ! des perles fondues avec des diamants dans la coupe enchantée de Cléopatre ! C’est peut-être cela qui lui donnait tant appétit pour les pierres précieuses. La petite fée m’a ravi bien des rubis et des opales avec ces petites dents-là !

Clara, quelle bonne enfant ! elle aimait un peu trop le chant du rossignol, le roucoulement des colombes, le murmure des ruisseaux ; mais en revanche elle se contentait de si peu ! Une bonbonnière de temps en temps suffisait à l’alimentation de ce sentiment délicat.

Eva la nocturne avait aussi le tort d’aimer un peu trop les clairs de lune ; mais elle aimait également les officiers ; et sa manie avait cette singularité charmante, qu’un clair de lune sans officier, de même qu’un officier sans clair de lune, était toujours pour elle une jouissance incomplète ; il fallait que ces deux choses existassent simultanément pour réaliser son idéal de bonheur : on n’avait qu’une précaution à prendre, c’était de faire sa connaissance dans le croissant.

L’esprit de George continua pendant quelque temps à divaguer de la sorte au milieu de ses visions passées ; mais il vint un moment où les apparitions successives se confondirent dans sa mémoire, sous les voiles magiques du sommeil, et il se trouva insensiblement transporté dans le domaine des songes. Son lit devint un esquif léger dans lequel il vogua doucement sur un lac d’eau de Cologne ; toutes les images du mur se changèrent en nymphes amphibies, avec des ailes de papillons et des queues d’anguilles : Clara, Ketty, Laura sillonnaient ainsi l’onde parfumée, plongées dedans jusqu’au cou, ce qui les habillait un peu plus que leur toilette de portrait ; elles étaient d’ailleurs devenues ridées et incolores, comme les fleurs d’un vieil herbier, et elles allaient à tous les vents, comme un feuillage tombé qui a fini de donner l’ombre et la fraîcheur. D’autres nymphes de la nature des Sylphides, plus gracieuses et plus séduisantes que les premières, vinrent aussi se jouer autour de ses voiles ; elles glissaient à la surface de l’eau, tourbillonnaient dans des rondes échevélées, tendaient vers lui leurs mains pleines de fleurs blanches, comme pour lui offrir des bouquets qu’elles ne laissaient jamais saisir. Après lui avoir fait éprouver un supplice de Tantale, elles s’élancèrent au loin en ricanant à la manière des jeunes filles qu’il avait vu le soir. Au bout de leur course, il sortit de la mer un grand monstre qui les avala. Cette bête hideuse ressemblait tellement à Butler que George lui lança de colère un terrible coup de poing qui vint encore ébranler la cloison du capitaine. Le lieutenant s’éveilla, c’était le matin.

À peine fut-il debout, qu’il alla donner l’ordre de lui faire venir de Boston deux beaux chevaux anglais, et de Liverpool une caisse de dentelles de Valence et de Maline pour confectionner les petits bonnets du pays.

Au déjeûner Butler s’informa, avec sa délicatesse ordinaire, si le diable avait visité cette maison de prêtres damnés, durant la nuit.


IX

En attendant les chevaux et les dentelles, George ne perdit aucune occasion de faire des connaissances à Grand-Pré, et les occasions ne lui firent pas défaut. Comme il parlait le français et qu’il était d’humeur traitable, les gens s’adressaient à lui de préférence dans leurs difficultés avec l’autorité, et à cette époque le gouvernement prenait plaisir à leur en créer de nouvelles tous les jours.

On a vu avec quelle rigueur ils avaient été privés de leur pasteur et de leur église ; quelles entraves on jetait autour d’eux pour briser tout rapport avec leur ancienne patrie. Dans l’automne de 1754 que nous touchons, les Acadiens ne connaissaient plus d’autre régime administratif que celui de l’arbitraire et de l’imprévu : les mesures préventives injustes, les ordonnances péremptoires des gouverneurs et de leurs subalternes, obligatoires le lendemain de leur promulgation, les corvées forcées se succédaient presque sans interruption. Les décrets les plus simples revêtaient toujours une forme insultante, et ceux qui étaient chargés de les faire exécuter ne tenaient guère à en adoucir la portée. Tous ces fripiers des carrefours de Londres, tous ces réhabilités par l’exil volontaire, tous ces mercenaires émancipés qui avaient suivi Cornwallis et qui tenaient garnison dans tous les villages des Neutres, étaient heureux de prendre des airs de conquérants et de tyranniser des hommes honnêtes et désarmés. — « ils les détestent tellement, disait un de leurs chefs, qu’ils les tueraient pour le moindre motif. »

Les palissades du fort de Passequid avaient besoin d’être renouvelées. — « Commandez aux habitants, dit une dépêche du gouverneur au capit. Murray, datée du 5 août, de vous apporter le nombre de pieux nécessaires, en leur désignant la dimension qu’ils doivent avoir ; ne convenez d’aucun prix avec eux, mais envoyez-les se faire payer à Halifax ; nous leur donnerons ce qui nous paraîtra convenable. S’ils n’obéissent pas immédiatement, assurez-les bien que le prochain courrier vous apportera l’ordre de les passer par les armes ! »

Quelques semaines plus tard, comme le temps était venu pour les garnisons de faire la provision de bois de chauffage, une autre dépêche vint d’Halifax : elle ordonnait aux Acadiens de pourvoir de suite les forts du combustible nécessaire. « Aucune excuse, disait ce document, ne sera reçue de qui voudrait se soustraire à cette contribution ; et si le bois n’est pas apporté en temps convenable, les soldats prendront celui des maisons ! »

A-t-on jamais vu des soldats, en temps de paix, forcer les citoyens paisibles à leur fournir le feu, à réparer les ouvrages militaires, sous peine de se faire fusiller ou déloger de leurs foyers, à la veille de l’hiver, s’ils ont des raisons pour ne pas obéir immédiatement… et les obliger ensuite, si l’on juge à propos de leur donner un salaire, à l’aller toucher à quinze lieues de là, à travers forêts et savanes ?… Est-il possible d’imaginer des procédés plus déraisonnables et plus immérités ? Quelle répulsion devaient éprouver ces pauvres victimes pour cette impertinente et brutale exigence ; et quels traitements ne devaient-elles pas encore en attendre !…

Dans un pareil état de chose, il est aisé de deviner que les chevaux de monsieur George n’eurent qu’un succès de route public et ne firent d autres sensations que celles que produisent d’ordinaire les belles bêtes, ils ne menèrent pas leur maître plus vite sur le chemin du bonheur. Quelque fût la sympathie qui entourait déjà le jeune officier, il était toujours, aux yeux de la population, un Anglais, un compatriote de ses grossiers petits tyrans ; et la personne qui eût osé monter dans sa voiture aurait été chassée du pays comme une fille de mauvais nom. Quant aux dentelles, George ne les sortit pas même de leur caisse lorsqu’elles arrivèrent ; il les fit mettre au grenier, avec cette étiquette : « Marchandises consignées à fausse adresse. » D’ailleurs, il connaissait déjà suffisamment sa nouvelle société pour comprendre que, même dans des circonstances meilleures, le débit de ses petits bonnets aurait été pour lui peu lucratif. Les filles de Grand-Pré n’en étaient pas encore arrivées à se coiffer chez tous les passants, au meilleur marché.

Mais ces mêmes circonstances, qui avaient entravé si fortement les triomphes des chevaux de race et fait échouer la cargaison de valenciennes, servirent autrement la bonne fortune du lieutenant.


X

Un jour qu’il revenait chez lui, il vit quelques-uns de ses soldats qui entraînaient vers le presbytère une pauvre femme toute éplorée. Deux enfants de dix à douze ans s’acharnaient autour des hommes d’armes, comme des jeunes tigres blessés ; ils sanglotaient dans leur colère, s’accrochaient aux habits des Anglais, leur sautaient au visage, les déchiraient de leurs ongles et criaient à moitié suffoqués : — Rendez notre mère ! rendez notre mère ! — Et pendant que la pauvre captive essayait de les calmer, les soldats les repoussaient à grands coups de pied et de crosse de fusil.

En apercevant le lieutenant, les deux petits vinrent se jeter à ses pieds, criant toujours : — Monsieur George ! monsieur George ! pourquoi ces gens-là ont-ils pris notre mère ? Vous êtes bon, vous, vous savez bien qu’elle n’a rien fait de mal !

— Halte là ! fit monsieur George à ses gens ; qui vous a dit d’arrêter cette femme ? Pourquoi la traitez-vous si brutalement ?

— Il paraît que ces vauriens n’ont pas fourni de bois à la garnison : le sergent nous a commandé d’aller en prendre chez eux.

— Vous avait-il dit de prendre aussi la mère et les enfants de la maison pour les brûler ?…

— Non, mais comme nous n’avons trouvé au logis que cette femme et ses deux gars, et qu’avec son baringouin inintelligible la vieille n’a pu nous donner ni une bonne raison, ni nous montrer un fagot, nous avons pris le parti de briser les portes et les fenêtres pour les emporter, comme l’ordonne notre gouverneur.

— Oui, je le sais, vous avez le droit d’être lâches et vous en profitez ; mais cette femme, cette femme, pourquoi la traîner et la rudoyer ainsi ?

— Oh ! c’est que nous n’avons pu toucher à rien, sans que la sorcière et ses deux diablotins n’aient fait un train d’enfer ; ils se ruaient au-devant de nous, s’attachaient à tout et il nous aurait fallu les tuer avant de pouvoir nous emparer de quelque chose ; nous les conduisons au violon, cela les calmera peut-être, et après…

— Et après, on vous y conduira vous-mêmes, vils bourreaux ! interrompit le lieutenant. Relâchez cette pauvre créature et retournez à la caserne ; je comprends son baringouin, moi, et je sais d’avance qu’elle va me donner assez de raisons pour vous mériter cinq cents coups de fouet, à chacun !

Pendant ces paroles, les deux enfants, qui jugeaient, à la voix et à l’expression de l’officier, que leur cause était gagnée, avaient saisi sa main et ils l’embrassaient en regardant leur protecteur avec des yeux tout illuminés de bonheur. Aussitôt qu’ils virent leur mère libre, ils s’élancèrent pour enlacer son cou et l’accabler de caresses : l’un essuyait ses larmes, l’autre rajustait ses cheveux épars, ses habits déchirés ; elle tressaillit d’abord sous leurs baisers, mais en fixant son regard sur eux, elle resta navrée… ses chers gars, ils faisaient pitié à voir : leurs visages lacérés étaient souillés de sang ; leurs corps contusionnés se soutenaient à peine ; ils parlaient étouffés ; ils marchaient chancelants, haletants ; ils ne se tenaient debout que pour supporter leur mère.

Le lieutenant, tout ému, détourna la tête pour laisser tomber quelques larmes ; puis, ne voulant pas donner le temps et la fatigue à ces infortunés de venir lui exprimer leur reconnaissance, il s’avança vers eux en disant : — Mes hommes vous ont fait bien du mal, brave femme ; je vous en demande pardon et je vais faire en sorte qu’ils n’y reviennent plus. Laissez-moi vous aider à gagner votre maison ; quand nous serons rendus, vous me direz toutes vos plaintes ; et si je puis quelque chose ici, on vous fera justice.

La demeure de la mère Trahan n’était pas éloignée, et grâce aux soins et aux bonnes paroles de monsieur George, la malheureuse famille y fut bientôt arrivée. L’assurance qu’elle venait de recevoir d’une puissante protection avait donné des forces à tous ; mais quand ils aperçurent le dégât fait dans leur logis, ce fut un nouveau chagrin. Des meubles étaient en pièces, la porte enfoncée, deux châssis brisés. — Pauvre mamselle Marie ! se répétaient-ils entre eux, chère mamselle Marie, quesqu’elle va dire ? elle qui aimait tant sa petite maison !… sa table que voilà éhanchée !… sa bergère qu’ils ont éreintée !… Et les larmes leur revenaient, et ils oubliaient la présence de leur libérateur, qui, de son côté, restait absorbé dans la contemplation de cet intérieur désolé. Cependant ce n’était pas le désordre qui le frappait autant que l’apparence d’aisance, d’ordre, de propreté qui régnait partout et qui semblait annoncer plus de fortune que n’en possédait évidemment ses protégés. Mais quand il s’aperçut de leur nouvelle angoisse, il se hâta de dire que tout le dommage serait bientôt réparé, et qu’il ne leur on coûterait rien.

— Ah ! que vous nous faites du bien, monsieur l’officier ! s’écria la mère ; tenez, j’aurais mieux aimé me faire trépaner plutôt que de voir un brin de tout cet avoir enlevé sous mes yeux. Ah ! si le bien avait été le mien, pour le sûr que je n’en aurais pas soufflé un mot à vos soldats ; et je me serais dit, en les voyant tout enlever. Que le bon Dieu soit béni ; il connaît les coupables, lui ; mais on ne peut pas laisser prendre ce qui n’est pas à nous, quand on en a la garde. Ce n’est pas que mamselle Marie soit incapable de payer le dégât : son père est un richard qui ne lui refuse rien ; mais ce qui nous chagrinait, c’était que le mal se faisait chez nous… Notre maîtresse est si bonne ! Ah ! si vous la connaissiez ! Tenez, si nous ne l’avions pas eue, nous serions à la merci d’un chacun ; je sais bien qu’on ne laisse pas pâtir le pauvre monde, ici, mais c’est bien triste de n’avoir pas de chez soi ! Mon défunt mari était pourtant un bon et honnête homme, que les grosses gens respectaient comme un monsieur ; qui travaillait tant qu’il pouvait ; mais il n’était pas chanceux, — tout le monde ne l’est pas ; souvent des malheurs, des pertes de bétail ; surtout il n’avait pas de talent pour les vaches ; malgré tous ses soins, il en perdait toujours quelques-unes ; et puis, mon bon monsieur, il était battu du mal d’estomac, ce qui fait qu’il en est trépassé, que Dieu ait pitié de son âme ! Il m’a laissé avec six enfants, dont quatre sont morts de son mal, et ces deux gars, deux bessons, comme ça se voit, qui se portent bien et m’aident à faire des rentes à mamselle Marie. Elle les aime bien aussi, la maîtresse ; et eux !… si vous les aviez vus tantôt comme ils se battaient pour elle ! Ah ! ce n’est pas par malice s’ils ont tant égratigné vos soldats. Je vous assure, ils n’ont jamais frippé de la douceur à personne : vous leur pardonnerez, n’est-ce pas, monsieur George ?…

— Très-volontiers, d’autant plus que je vais en faire donner bien davantage à mes brutes.

— Ah ! quel bon Anglais vous êtes, monsieur l’officier ; mais mamselle Marie, qu’est-ce qu’elle va penser de nous quand elle apercevra sa maison ?… Et pourtant, ce n’est pas nous autres qui lui avons attiré ça ; nous ne comprenions rien à ce que nous demandaient ces hommes, et ils ne voulaient pas nous permettre d’aller chercher notre maîtresse, elle qui devine tout. Ils se sont mis de suite à faire le sabbat. Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais je vais vous conter toute la chose, exactement comme elle s’est passée.

Vers trois heures, j’étais à filer la laine de mamselle Marie, dans ce coin, et je me dépêchais de finir une grosse tâche, que je m’étais donnée pour surprendre la petite maîtresse, ce soir : Pierriche s’occupait à ressemeler ses souliers de guéret et je lui parlais de mon défunt mari, qu’il n’a jamais connu. Je me trouvais donc à lui dire qu’il avait toute la dégaine de son pauvre père, que son nez surtout était moulé sur le sien, lui qui l’avait fait en peinture, quand j’entendis Janot, dehors, qui huchait son frère à tue-tête. Je me levai et je vis quatre soldats qui tarabustaient un peu le gars. Pierriche ne se le fit pas dire deux fois pour voler au secours de son besson.

Le lieutenant, qui vit à ce début que la veuve lui préparait toute une épopée, sans compter l’histoire de quatre générations de Trahan ; connaissant d’avance à peu près tout ce qui s’était passé à la ferme, songea de suite au moyen d’éviter le menaçant récit. Il lui dit qu’elle était épuisée, et qu’une pareille narration ne pourrait que renouveler ses douleurs ; que dans ce moment elle devait songer surtout à prendre du repos ; puis il promit de revenir le lendemain. Si cette pauvre Didon n’avait pas voulu écouter Enée davantage, il est probable qu’elle n’aurait jamais été surprise par ce gros orage qui faillit lui être si funeste.

Ce n’est pas que George craignit la pluie ; au contraire… mais dans ce moment il ne s’intéressait plus qu’à une seule chose : à savoir, mamselle Marie, la petite maîtresse si bonne, la fille du richard, qui devinait tout. Il n’avait déjà plus conscience de la bonne action qu’il venait de faire. Il l’avait cependant accomplie par l’impulsion sincère et spontanée de son cœur, mais, surtout, parce qu’il l’avait trouvée sur son chemin. Je crois bien qu’il n’aurait jamais reculé devant un acte de dévouement à faire ; mais soit éducation, soit caractère, il ne courait pas après, et dans ce moment-ci, ayant décidé d’infliger une bonne bastonnade à ses vauriens et de bien payer leur saccage, il n’y songeait plus, se souciant peu de verser encore quelques larmes sur cette affaire, et il laissait son esprit léger courir comme un follet sur les pas de mamselle Marie.

— Mamselle Marie… pensait-il en lui-même, mais il me semble qu’on ne me l’a jamais montrée celle-là ; je dois pourtant avoir vu toutes les filles du district : ça doit être quelque bonne, laide, vieille fille, sur la soixantaine, qui se fait aimer des veuves et des orphelins avec son argent, parce qu’elle n’a jamais pu s’en attacher d’autres autrement, et qui visite ses pauvres après soleil couché… Cependant elle a encore son père mais on vit si vieux, ici… Pourquoi n’est-elle pas dans cette maison ?… Est-ce qu’elle n’y reste pas ?… Voilà une heure que je l’attends.

Puis reprenant tout haut : — Je comprends votre situation, la mère : étant restée veuve et dans la misère, vous avez rencontré une personne âgée et sans enfant, qui a bien voulu vous prendre avec elle pour soigner la maison pendant qu’elle va causer chez les voisines et faire des charités…

— Une vieille fille ! vous dites, mais il n’y en a jamais eu à Grand-Pré ; on ne connaît pas encore ça ! Oh ! monsieur l’officier, je vous en souhaite des vieilles filles comme celle-là ! Excusez un peu ! Si elle n’était pas promise ; si elle ne s’entêtait pas à rester constante pour ce pauvre Jacques Hébert, qui ne revient plus ; si on pouvait prendre plusieurs hommes, elle aurait de quoi choisir, car les cavaliers, ça pleut chez elle ; mais c’en est merveilleux comme elle n’est pas marieuse ! Elle ne veut plus même danser, pas plus avec ses cousins Leblanc qu’avec les autres ; et si elle va chez les voisins, ce n’est pas pour s’amuser, la pauvre belle ! Elle vient ici, le matin ou l’après-midi, fait son petit tour partout et elle s’en retourne à la brunante, tout droit chez elle. Mais ce soir… son heure est passée… elle a peut-être eu un pressentiment qui l’a empêché de partir… Chère petite maîtresse ! comme ça lui aurait creuvé le cœur de voir ce saccage !

À peine la veuve avait-elle terminé cette phrase, que Marie entra précipitamment, toute troublée, suivie de son plus jeune frère ; elle alla se jeter dans les bras de la malheureuse mère, l’embrassa avec pitié. Pauvre fermière, lui dit-elle, on vient de tout me raconter ; je ne croyais pas venir ce soir, j’étais chez l’oncle Leblanc, qui est malade ; mais j’accours. Ils vous ont fait bien du mal, n’est-ce pas ?… Comme vous voilà défaite !… et toi, mon Janot, dans quel état tu as la figure !… Les méchantes gens !

— Et votre maison ! votre ménage ! dirent les deux enfants, pleurant en se joignant les mains.

— Oh ! cela n’est rien, mes amis ; et c’est un peu ma faute. Cet étourdi d’Antoine avait livré l’autre jour, à la caserne, la contribution de bois imposée sur cette ferme, avec celle que notre père envoyait pour sa propre terre, et il avait oublié d’en faire la remarque au sergent. Depuis, j’ai négligé moi-même de l’informer de cet oubli, ne m’attendant pas à tant de rigueur : voilà pourquoi vous avez été tant maltraités. Mais vous ne souffrirez pas davantage ; demain, tout sera réparé ; vous serez mieux qu’avant, et personne ne viendra vous inquiéter.

— Et c’est, monsieur qui se charge de tout payer, interrompit Pierricho en montrant, tout triomphant, l’officier que la jeune fille n’avait pas encore aperçu dans la pénombre de l’appartement, occupée qu’elle était à consoler son monde.

Mario ne put retenir une exclamation de surprise à la vue du militaire ; elle fit un pas en arrière, rougit et se sentit muette.

George s’était tenu immobile, absorbé tout entier par le charme que donnait à cette nouvelle scène la douce et gracieuse petite maîtresse ; et la terrible apostrophe de Pierriche, quoi qu’elle offrit un excellent à-propos pour faire la connaissance d’un propriétaire lésé, ne lui fit qu’un demi-plaisir, en le mettant en évidence. Il aurait voulu rester spectateur plus longtemps. Mais quand il vit le trouble de la jeune fille, il s’empressa de lui dire, sur le ton le plus rassurant :

— Oui, mademoiselle, c’est à nous à réparer le tort que vous a causé la brutalité de nos soldats ; je me charge de remettre tout à neuf, et de plus, Janot viendra chercher, au presbytère, certains remèdes excellents qui guérissent infailliblement les contusions que reçoivent les enfants braves et dévoués comme lui et son frère.

— Mais ce n’est pas tout, dit encore Pierriche, c’est que monsieur nous a dit qu’il ferait donner cinq cents coups de fouet à chacun de ses brigands !….

— Cinq cents coups de fouet ! exclama Marie ; ah ! mais ce serait aussi cruel !…

— Oui, répond George, cinq cents… six cents… sept cents… — et il est probable qu’il ne se serait arrêté qu’à mille, tant il se sentait le cœur aux réparations devant les beaux yeux si compatissants de la petite maîtresse. Mais celle-ci l’interrompit : — Ah ! monsieur le capitaine, vous ne serez pas si rigoureux : il y a aussi de notre faute.

— De votre faute ?… mais ne pouvaient-ils pas attendre une explication, les pendards ?

— C’est vrai, mais il me semble que trois cents coups sont déjà beaucoup trop ; je vous demande grâce pour le reste : c’est si horrible de battre ainsi des hommes !

— Ils ont bien battu une femme et deux enfants, les scélérats !

— C’est vrai, monsieur le capitaine, mais trois cents coups de fouet comptés sur les épaules, songez donc que cela doit être bien long ! D’ailleurs, les malheureux se croyaient bien autorisés par l’ordre du gouverneur…

— Eh bien ! pour vous, mademoiselle, j’en retranche deux cents.

— Grâce pour une autre centaine… c’est toujours bien nous qui avons plus le droit de nous plaindre.

— Il ne vous en tiendront pas compte, les sans cœurs. Enfin, puisque vous le voulez encore, soit, deux cents, mais…

— Mais, si un cent suffisait pour satisfaire à la discipline militaire pourquoi pas un cent, puisque vous êtes si bon ?…

— C’est bien, mais à une condition : c’est que la bouche charmante et miséricordieuse qui m’implore pour ses persécuteurs, ne s’ouvrira plus pour me demander des grâces, mais pour m’en accorder.

Marie fut complètement décontenancée par cette période galante… Bouche charmante et miséricordieuse : cela était beaucoup trop énergique pour une première entrevue ; et comme l’humble fille ne savait pas quelles grâces pouvaient attendre d’une petite villageoise ces superbes messieurs anglais qui n’avaient pas l’habitude d’en demander aux personnes de son village, elle crut rêver et resta muette.

Ce qui fit que les soldats reçurent au moins cent coups de fouet. Car il est probable que sans la phrase ébouriffante et malencontreuse, la bouche miséricordieuse aurait continué d’intercéder pour eux, et en allant comme elle était partie là, elle aurait pu certainement amener monsieur George à distribuer des bonbons à ses soldats. Aussi, Pierriche, qui faisait souvent des réflexions, se disait-il à part, à la fin de ce dialogue : — Véritablement, si cette petite maîtresse s’en mêlait, elle empêcherait le bon Dieu de faire brûler le diable. Quatre cents coups de moins sur le dos de ces assassins, c’est beaucoup trop obtenir !

Le lieutenant, sentant qu’il n’était plus qu’un embarras dans cette maison, assez confus lui-même, sonna la retraite et se hâta de rentrer au presbytère.


XI

Arrivé dans sa chambre, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur les trois clous qui restaient là, solitaires comme lui, depuis plus de six mois. Il lui sembla qu’ils avaient poussé, tant leur nudité lui paraissait de jour en jour plus triste, plus désespérante ; et il ne put retenir un soupir, qu’il dirigea vers Clara, faute d’une Dulcinée plus fraîche et plus nouvelle.

— Quelle singulière population ! se dit-il ; les beaux chevaux, les petits présents n’y peuvent rien ; je m’expose à la haine des miens ; je cours même le risque d’être assassiné par ces brigands que je vais faire fustiger pour cette petite villageoise ; je comptais qu’elle allait au moins tomber à mes genoux — ce que je me proposais bien d’empêcher, — et voilà qu’elle oublie tout, au premier mot galant, qu’elle m’arrête au premier point d’admiration ! Bouche charmante !… il n’y avait pourtant rien là que de très-innocent.

Véritablement, je suis à bout de ressources, et je ne sais pas comment je m’y prendrai demain pour ne pas m’ennuyer, après que j’aurai fait fouetter ces quatre vauriens… Je regrette de leur avoir retranché les quatre cents coups, cela aurait duré toute l’avant-midi… Je crois bien que je me tuerais, après le dîner.

Et George alla se coucher, ce soir-là, sans adresser de souhaits à ses images favorites. Il était d’humeur maussade. Il eut bien volontiers repris son marteau pour enfoncer jusqu’à la tête les trois clous qui semblaient insulter à sa mauvaise fortune, et faire sentir en même temps, par ce tapage, à son désagréable voisin, un peu de son supplice ; mais celui-ci était absent depuis quelques jours ; il attendit son retour.

Cette absence explique pourquoi le lieutenant se permettait d’exercer une si sévère justice dans la garnison.


XII

La nuit porte conseil : un beau soleil levant, une brillante matinée d’automne, le sourire universel de la nature, le chant matinal des oiseaux, font retrouver l’existence attrayante, après un jour orageux. Le lendemain, le jeune officier revit la sienne tout en beau il déjeûna bien, et remit son suicide à un autre jour, songeant à revoir Marie encore une fois avant de mourir. Il ne se souvenait plus que de la beauté et des grâces de son apparition de la veille ; le désappointement était oublié.

Aussitôt la besogne régulière de son office accomplie, il se hâta de se rendre à la ferme de la mère Trahan pour installer les ouvriers qui devaient faire les réparations de la maison. Il était encore matin, mais pas assez pour que la petite maîtresse ne fût pas déjà rendue sur les lieux. Dès l’aurore elle était accourue pour voir comment sa fermière avait passé la nuit, après les cruelles émotions du jour précédent. Elle reçut le capitaine sur le seuil de la porte, ce qui lui fit une surprise si agréable qu’il en rougit, comme aurait fait quelqu’un moins aguerri que lui. Le pauvre garçon se trouvait dans un monde si nouveau pour lui, qu’il se sentait redevenu novice. Mais ce qui lui fit encore plus de plaisir, c’est que la jeune fille le salua presque le sourire sur les lèvres… Malgré le trouble évident de sa démarche et les nuances pourpres qui passaient sur son visage, habituellement un peu pâle, depuis quelque temps, elle vint au-devant de lui, l’invitant à entrer et à s’asseoir ; puis elle lui fit l’aimable reproche de mettre trop d’empressement dans une affaire si peu importante, le remercia ingénument de sa conduite généreuse à l’égard de sa famille adoptive, s’excusa de ne l’avoir pas fait plus tôt, à cause de son trouble et parce qu’elle n’avait connu tous les détails de son action que parle récit de la mère Trahan.

George n’en revenait pas de son étonnement : il était stupéfié ; il ne savait quelle trompette emboucher, quel langage tenir, quels sentiments exprimer. Il balbutia quelques lieux communs ; évitant, avant tout, de répéter rien qui ressemblât à bouche charmante, regard angélique, sourire ineffable. Enfin, cet incendiaire de cœurs, ce lion de haut parage était ébloui et confus devant une simple villageoise ; il ne savait plus faire qu’une sotte figure ; il restait devant elle comme un chanteur enthousiaste, qui, après avoir débuté fièrement dans un morceau favori, vient à s’étouffer tout à coup au plus brillant passage.

Il rayonnait tant de grâce naturelle, tant de vertu sincère et confiante, tant de dignité vraie dans toute cette petite personne ! car ce n’était plus la petite fille de l’automne de 1749, ce papillon doré qui ne se reposait que dans le mouvement, et ne vivait que du sourire et des joies qu’il faisait naître autour de lui. Elle atteignait à ses vingt ans, elle possédait tout ce qu’avait fait espérer son joli printemps. Son esprit avait acquis, dans la vie retirée et laborieuse à laquelle elle s’était condamnée depuis le départ de son fiancé, une maturité peu commune chez les filles de son âge. Pour varier un peu et distraire ses heures d’isolement, son oncle, le notaire, lui avait passé quelques-uns de ses moins gros livres, qu’elle avait lus et relus plusieurs fois avec attention ; car la bibliothèque n’était pas considérable. Le raisonnement et l’observation continuels qu’exigent les travaux des champs, joints à ces lectures substantielles des œuvres du grand siècle, avaient donné à son esprit une trempe et une étendue plus qu’ordinaire dans la société de Grand-Pré. Le vieux notaire, qui l’aimait beaucoup et qui, d’un autre côté, s’était toujours montré partisan et l’ami des Anglais, lui avait aussi fait apprendre un peu la langue des conquérants qu’il jugeait nécessaire aux habitants dans les conditions où se trouvait le pays. Marie était donc devenue, à tous égards, une fille très-remarquable, qui n’aurait été déclassée nulle part, avec quelques notions de plus sur les usages du grand monde. À n’apprécier que sa valeur morale, elle était de beaucoup la supérieure du beau militaire qu’elle venait de charmer. Et c’était sans doute cette supériorité voilée, mais réelle, qui en imposait tellement à celui-ci.

George s’était tellement fait à ce monde du convenu, à cette société où tout est masque, intérêt, image, fard, parfum ; où les paroles, le regard, la démarche sont soumis comme la musique à des règles subtiles qui permettent aux habiles d’en tirer plus ou moins d’effet ; il s’était si bien habitué à ne voir autour de lui que des acteurs de la grande comédie universelle, dont il faut se servir pour ses jouissances, en les payant tout juste pour le temps du spectacle ; sa langue s’était si peu formée à parler autre chose que ce verbiage frelaté à l’usage de la coquetterie, du libertinage mitigé et du mensonge, qu’il sentit en voyant Marie qu’il avait toute une éducation à commencer, pour avoir quelque chose de commun avec elle : l’éducation du simple vrai, du simple juste, du simple bien, celle qu’il aurait dû faire la première ou que la vie à grande volée avait promptement altérée chez lui.

Remarquez que ce ne fut qu’une impression du moment chez le jeune lieutenant, et non une réflexion ; il avait pour principe de ne pas s’amuser à faire des raisonnements abstraits ; mais le sens moral était encore si juste en lui, qu’il s’y faisait sentir, en toute circonstance, s’il ne maîtrisait pas toujours la légèreté et les entraînements de son caractère. Ainsi, nous l’avons vu tout occupé à chercher une autre Ketty, une autre Clara, un de ces jouets d’un jour, qui s’acquièrent facilement et se quittent sans regret ; une de ces sylphides qu’enfantent les lieux de garnison, créatures légères et inoffensives, qui voltigent sans craintes autour des hommes d’épée comme des insectes de nuit autour des feux de joie où ils finissent par brûler leurs ailes ; mais en voyant Marie, il fut frappé de ce qu’il y avait de noble et de beau dans cette créature d’élite ; et il ne vint pas à sa pensée de l’assimiler aux fantômes éphémères de sa folle vie passée ; et quoi qu’il restât tout épris d’elle à première vue, selon sa vieille habitude qui ne souffrait pas le temps perdu, il se sentit tout investi par un sentiment de respect dont il resta subjugué.

Il n’en perdit pas plus, pour tout cela, ce qu’il y avait d’inconséquence et de spontanéité irréfléchie dans ses actions ; ainsi, dans ce moment, sentant son cœur glisser du côté de Marie, la pente lui sembla douce, il le laissa faire sans songer comment il s’arrêterait.


XIII

C’est dans ces dispositions intimes qu’il entreprit les travaux de restauration à la ferme de la petite maîtresse : jugez s’il y mit du soin et surtout de la patience.

Il fit d’abord transporter tant de matériaux que la mère Trahan crut qu’il allait bâtir une nouvelle maison pardessus l’ancienne ; mais elle n’en souffla mot, puisque cela pouvait donner plus de valeur au bien de mamselle Marie. Et puis, avant de commencer l’ouvrage, le capitaine, peut-être pour en faciliter l’exécution, donna une bourse bien ronde et bien sonnante à la veuve et à ses deux garçons, par manière de compensation, pour les mauvais traitements qu’ils avaient soufferts dans leur personne. Pierriche trouva que ses meurtrissures étaient beaucoup trop prisées, car il comptait bien en avoir rendu la moitié aux soldats, avec ses ongles qu’il sentait encore tout lassés. Il trouva, de plus, que si les Anglais savaient donner rudement les coups, ils s’entendaient à les bien payer, et son estime pour l’officier s’accrut en raison inverse de la haine que lui avait inspirée ses hommes.

La besogne marcha bien durant l’avant-midi ; George ne voulut pas laisser les ouvriers d’un pas : il disait qu’il était nécessaire de bien surveiller son monde si l’on voulait être bien servi, lui qui d’ordinaire s’inquiétait encore moins du devoir des autres que du sien. Il s’amusa à prendre des mesures, à crayonner des plans sur son carnet ; enfin, il parut se donner beaucoup plus de mouvement qu’il n’en fallait en réalité pour une affaire si simple. Marie riait un peu, en secret, et se permettait méme de badiner avec sa femme de ce qu’elle appelait l’inexpérience prétentieuse du beau monsieur.

Sur ces entrefaites, arriva le père Landry : nouvelle fortune pour notre militaire. Faire la connaissance du papa quand on accomplit si noblement un grand acte de justice pour la fille, cela ne peut être défavorable. Il s’empressa donc de venir au devant du vieillard, pour lui faire ses condoléances sur l’événement pénible de la veille

— Mais, dit celui-ci, quand un malheur est si tôt et surtout si généreusement réparé, on n’a pas le droit de s’en plaindre : les infortunes sans remèdes, les injustices sans compensation sont si communs dans ce monde ! Véritablement, s’il nous reste quelque chose en mémoire de cette triste journée, ce sera surtout le plaisir d’avoir trouvé en vous un cœur équitable et bienveillant.

Et les deux hommes continuèrent ainsi à s’échanger d’honnêtes civilités, qui eurent un effet excellent sur l’un et sur l’autre, après quoi ils parlèrent de choses variées, surtout d’agriculture ; George en ignorait le premier mot. Il se rappelait avoir entendu dire, un jour qu’il s’extasiait devant un incomparable roastbeef, qu’il y avait at home, une race de bœufs extraordinaires, appelée Durham : il s’était aussi aperçu en voyageant qu’on n’avait jamais pu lui servir de mutton-chops comme ceux de son pays ; il en avait demandé dans tous les restaurants de l’Europe. Il dit donc au père Landry que l’Angleterre produisait les plus beaux animaux de la terre, ce qui procura l’occasion au vieux cultivateur de proposer au jeune officier de venir voir ceux de sa petite fille et de faire ensuite une excursion sur la ferme. Celui-ci se prêta volontiers à ce désir. Pendant cette visite, le père ne manquait pas de faire remarquer l’esprit pratique, l’ordre, la propreté et le travail actif de la petite maîtresse, et M. George ne cessait pas d’en être émerveillé, et surtout de le dire.

Il passe bien des instants inaperçus pendant qu’un père enthousiaste de sa progéniture s’entretient de ses perfections avec quelqu’un qui semble y prendre plaisir. Or, comme aucun autre Josué ne s’avisa de fixer le soleil pour donner le temps au vieillard de finir la conversation, midi vint à son heure ordinaire, sans qu’on l’eût prévu. Marie se présenta juste comme sonnait le douzième coup de la vieille horloge, pour prier son père de venir dîner avec elle, ajoutant à son oreille d’inviter lui-même l’étranger.

— Capitaine, dit M. Landry, je ne sais pas comment on fait dans votre pays, mais ici, il est d’usage d’inviter à notre table tous ceux qui se trouvent sous notre toit au moment du repas, seraient-ils rois ou mendiants ; ma fille vous offre le potage, mais elle vous laisse libre d’agir selon vos coutumes anglaises.

— Chez nous, répond l’officier, la coutume ne refuse à personne le plaisir de partager le pain d’un honnête homme ; et comme j’ai l’avantage de n’être, ici, ni un roi ni un mendiant, mais l’ouvrier, le serviteur de Melle Marie, j’accepterai avec reconnaissance tout ce qu’elle voudra bien me donner.

— Oh ! mais c’est encore à une condition, interrompit celle-ci : c’est que vous voudrez bien avoir l’appétit de Pierriche et ne pas vous rappeler plus que celui-ci vos festins de duchesse.

— Voilà des conditions qui, chez vous, mademoiselle, ne me coûteront aucun effort : je m’y engage.

Et il tint parole ; il eut oublié les mets de Vatel, un quart d’heure après la fin tragique de cet illustre cuisinier, quand même il n’y eut eu sur la table de la petite fermière qu’un de ces célèbres ragoûts que St. Jean-Baptiste s’apprêtait dans le désert. Mais il y avait mieux que cela. La nappe de toile du pays était si blanche, si éblouissante de propreté, la vieille faïence brillait tellement, la volaille avait été si bien nourrie et si bien apprêtée, et la maîtresse répandait sur tout cet humble banquet, avec sa main, avec son regard, avec sa conversation moitié enjouée, moitié contrainte, un assaisonnement si délicat, que le goût et le sentiment les plus dépravés y auraient trouvé quelqu’attrait. Pierriche, qui servait la table pour laisser reposer sa mère de ses contusions de la veille, et qui se trouvait alors dans toute la force de cette voracité des gars de quatorze ans, regardait l’officier avec envie ; il se croyait volé en voyant celui-ci dévorer tout à la fois les poulets à belle dents et sa jolie maîtresse à pleins yeux. Il était fier et jaloux en même temps, ce qui ajoutait beaucoup à la réjouissante gaucherie qu’il apportait dans ses fonctions provisoires, et lui donnait cet air que prend le mâtin de la maison quand, il voit un caniche étranger mieux traité que lui par son maître.


XIV

L’après-midi se passa comme la matinée, avec cette différence considérable pour George, que Marie s’en retourna chez son père à bonne heure, ce qui diminua beaucoup l’intérêt que le jeune militaire avait pris tout-à-coup à surveiller ses employés ; il prolongea donc peu son séjour près de la veuve Trahan. Après avoir échangé quelques paroles d’intelligence avec les deux garçons de la ferme, il se retira le cœur inondé par un océan de bonheur. En partant il eut envie d’embrasser la barrière, ou, au moins, le petit chien du logis, que la maîtresse gâtait de ses caresses, quoique la fidèle bête le poursuivît longtemps de ses aboiements : depuis la scène de la veille, elle avait en horreur les habits rouges indistinctement. Mais ce que George embrassa réellement et à plusieurs reprises, ce fut un bouquet que Janot lui avait présenté au moment de son départ et qu’il avait fait faire par Marie pour témoigner, disait-il, de sa reconnaissance pour les bontés du monsieur en faveur de sa mère. George avait vu la jeune fille cueillir les fleurs et il était convaincu qu’elle était non-seulement l’auteur du bouquet, mais encore qu’elle en avait dirigé l’offrande. Il n’avait pas été frappé d’abord de cette idée, mais à mesure qu’il s’éloignait de la maison, il se disait : — C’est peut-être elle qui me l’a donné… c’est probablement elle… c’est évidemment elle… oh ! oui ! c’est bien sûrement elle qui me l’a donné !… puis il finit par se mettre à composer une stance qui commençait ainsi :

Ô toi, bouquet trop parfumé
Du jardin de Marie,
Je sens bien quand je l’ai humé
Que tu viens de ma mie !…
………………………etc.

Il y avait dans ce bouquet une douzaine de marguerites, deux ou trois pavots, un œillet d’inde, quelques herbages jaunes et deux humbles pensées : ce qui prouve que si Monsieur George connaissait peu la loi des hiatus, il possédait un sentiment poétique exubérant, dans ce moment surtout, puisqu’il pouvait trouver tant de parfum dans cette botte de plantes insipides.

Quand il fut entré chez lui, comme il manquait de rimes pour terminer sa pièce et qu’il éprouvait encore un violent besoin d’épancher son cœur trop plein, il remit la composition des dernières strophes au lendemain pour écrire une épître à son frère, en prose cette fois, mais toujours en français ; il se servait aussi facilement de cette langue que de la sienne, et dans ce moment elle lui paraissait plus douce que l’anglais. Voici cette lettre :

« Mon cher frère, je suis peiné de n’avoir pas encore pu répondre à ta douzaine de lettres, et tu dois être bien fâché, toi le meilleur des frères. J’ai eu tant d’occupations ! ! ! ! Le croiras-tu ? jusqu’à ce soir, mon cœur m’était resté tout entier ; malgré tous mes efforts, je n’avais trouvé ni à le donner, ni à l’échanger, ni à le perdre. J’ai le malheur de l’emporter toujours avec moi, de sorte qu’il me cause sans cesse de l’bemharras. Mais il ne m’en avait jamais fait tant éprouver. Il était là cloué dans ma poitrine, comme Angélique sur son rocher, et j’attendais qu’un monstre vint le dévorer. Mais c’est un ange qui est venu, soudainement, comme arrivent d’ordinaire les apparitions.

« Ah ! cette fois, je crois que c’est la dernière créature terrestre qui ravit mon âme ! je sens quelque chose d’inaccoutumé et j’affirme qu’on n’aime jamais bien qu’à sa onzième flamme !

« On n’a jamais imaginé une fée pareille à celle-ci. Je l’ai vue pour la première fois, hier, et aujourd’hui elle m’a prié de dîner avec elle, ce soir elle m’a fait présenter un bouquet délicieux ; cependant elle n’a rien de ces allures provoquantes, de ces insinuations invitantes, de ces empressements si commodes qui facilitent et abrègent les petits romans de salon et permettent d’en multiplier les éditions. Je ne puis définir ce charme particulier qu’elle a ; c’est peut-être celui qui conduit au mariage… Ah ! le mariage… ce n’est pourtant pas ce que je rêve… Tout ce que je réalise bien, c’est que je l’adore et que je me sens bientôt adoré ; et j’entrevois dans l’avenir la révélation des mystères les plus délicieux. Je vais emboucher les pipaux et chanter des couplets de bergerie ; crois moi, mon cher frère, il n’y a que du temps de Tityre qu’on savait aimer ; en conséquence, je me fais pasteur. Et cette fois tu vas m’approuver, puisque cet innocent caprice ne va diminuer en rien la part de mes héritiers.

« Adieu, cher frère, le courrier te dira de bouche ce que je ne puis pas t’écrire ; je suis encore excessivement occupé. »

Ton frère,
Coridon, berger d’Acadie.

Après cet effort de plume, le jeune lieutenant retira le bouquet du gobelet où il l’avait planté provisoirement, puis en extrayant les deux chétives pensées, il les étendit en croix, entre deux pages des œuvres de l’abbé Chaulieu, qui composaient toute sa bibliothèque : c’était les pages consacrées aux bouquets. — Une des pièces commençait ainsi :

Ce bouquet est des jardins de Cythère.
Il est cueilli par la main de l’amour, etc.,

et c’est sur cette poésie-là que les timides pensées furent collées indéfiniment ; quelle destinée !…

Après cette opération, il ferma le livre et le mit en presse sous sa caisse d’armes, et reprenant le reste des fleurs, il les lia avec un cordon couleur rose-tendre, faute de cheveux, et il le suspendit à l’un des clous inoccupés de la cloison. — En effet, dit-il, je n’y avais pas songé !… Quand même il serait dans l’ordre des choses possibles que j’eusse le portrait de Marie, qui pourrait le peindre dans ce pays, où les Giotto indigènes en sont encore a figurer sur leurs a-b-c les chevaux et les moutons favoris de là place ? J’ai bien des dispositions pour l’art… j’ai déjà crayonné quelque peu… si j’essayais de me faire peintre !… N’est-ce pas un forgeron hollandais que son amour pour la fille d’un monsieur quelconque a transformé en artiste célèbre ? L’illustre Boucher m’a souvent dit que je pourrais réussir. Quel grand maître que ce Boucher ! Quel génie facile et gracieux ! c’est comme cela que je voudrais peindre, sans études et sans retouches, tout d’un jet, tout d’une inspiration. Boucher a des goûts pastoraux, je m’en sens aussi de violents ; il a représenté toutes les dames de la cour en habit de bergère, et il n’a jamais fait un portrait de femme sans lui mettre un nez de paysanne, nez retroussé, nez dont je raffole si bien que ces nez sont devenus à la mode. Il a, de plus, le talent de varier ses poses à l’infini, quoiqu’en représentant invariablement, et aussi pudiquement que possible, un ou deux genoux de ses pastourelles poudrées ; la vertu du temps et de ces dames le veut ainsi. C’est bien le miroir de son époque, que Boucher. Il est très-probable qu’ici, il me suffira de faire des études de figure, et Marie me dispensera de déployer mon talent sur ses genoux.

Allons, à demain le premier exercice de dessin.


XV

Les dommages causés à la ferme avaient été réparés durant la journée, il ne restait plus que les meubles à raccommoder. George les avait fait transporter dans un bâtiment inoccupé de la ferme et il avait ordonné aux ouvriers de faire l’ouvrage en secret.

Le lendemain il alla jeter un coup d’œil à la boutique, et comme il fallait passer tout proche de la maison, et que la maîtresse était à la croisée, il voulu s’assurer que tout avait été consciencieusement fait. Il vit que la porte tournait bien sur ses gonds, que les châssis fermaient juste ; il vit aussi que Marie était aussi jolie que la veille.

Après avoir fait un examen beaucoup plus minutieux qu’il n’était nécessaire, ne trouvant plus de prétextes suffisants pour rester à la maison, il se retira, priant la jolie fermière de prendre un peu patience, vu que la vieille chaise et l’antique table de chêne étaient très-délabrées, et qu’elles nécessiteraient une restauration générale.

Il consacra toute son après-midi à l’étude de la nature morte ; il fit un croquis d’une tête superbe de chevreuil qui ornait le chevet de son lit. Il avait réellement du talent, ce premier essai lui en donnait la preuve.

Le jour suivant, il alla demander à Marie de choisir la peinture qu’elle désirait donner aux parties de la maison qui avaient été renouvelées, et il entreprit avec elle une dissertation subtile sur les teintes vives et les nuances indécises ; d’où elle conclut qu’elle aimait beaucoup le rouge, que c’était pour le moment la couleur de ses souvenirs, et elle pria l’officier d’adopter celle-là de préférence. Il en fut charmé, puisque c’était aussi celle de sa nation et de son uniforme ; et il prit ce goût décidé pour un compliment, sans remarquer que les volets et la porte avaient été peints en rouge, autrefois.

Les meubles n’étaient pas encore prêts ; et Marie se demandait ce qu’on pouvait faire de ces humbles vieilleries.

À son retour chez lui, le jeune militaire reprit ses crayons, et passa sans plus de préliminaires à la nature vivante ; il esquissa la figure de sa chienne, Squaw. Grands progrès !… Pour juger de la perfection qu’il avait déjà acquise, il exposa son carton sous les regards de la chatte de Butler qui se trouvait à passer ; la commère féline, en apercevant cette image, fit le dos rond, sortit ses griffes, se moucha dans l’air d’une façon terrible et bondit vers la porte voisine : les deux bêtes se détestaient à l’égal de leurs deux maîtres : l’artiste conclut qu’il serait bientôt l’égal de Xeuxis.

Le quatrième jour, George vint encore faire une halte à la ferme pour une raison quelconque ; satisfaire sa soif probablement, à la manière du messager d’Isaac au puits de Laban. Il entreprit une nouvelle dissertation, cette fois, sur les différents genres de constructions rustiques. La mère Trahan, qui n’avait jamais songé à faire une académie de son logis, ne comprenait rien à ce goût pour la discussion ; Marie s’y complaisait parce qu’elle avait l’esprit curieux. Elle n’avait jamais vu d’autres monuments que ceux de Grand-Pré, mais certains livres illustrés de l’oncle Leblanc lui avaient laissé quelques notions d’architecture. Elle aimait bien comme beaucoup de femmes, le style capricieux et orné des successeurs des Mansard, mais le gothique avait toute sa prédilection elle l’admirait surtout dans les habitations rurales.

Monsieur George parut encore plus enchanté de cet autre goût de la petite maîtresse ; c’était absolument le sien. Quant aux vieux meubles, il n’en dit pas un mot, ils n’étaient pas encore prêts…

Après cette nouvelle visite, le lieutenant se remit à ses travaux artistiques. Cette fois, il voulut faire une première tentative sur la figure humaine et il demanda à Butler de poser. Le capitaine aimait mieux les chats que la peinture : cependant, pour jouir de la satisfaction de contempler une reproduction de sa moustache, il consentit à subir l’épreuve.

George procédait systématiquement ; il voulait arriver au portrait de Marie après douze essais, comme on apprend aujourd’hui en douze leçons l’équitation, l’escrime, la calligraphie et même le dessin. Il prit Butler comme type de transition entre la bête et l’homme.

La séance fut longue, le feu sacré entraînait l’artiste, le modèle commençait à jurer sur la sellette et il brûlait de voir l’ébauche de ses nobles traits. Enfin, George lui fit grâce de quelques hachures, et le capitaine, certain d’être émerveillé, vint se placer devant le carton ; Mais hélas !…

Toute ébauche est un peu caricature : imaginez ce que devait être celle du visage de Butler…

George, dans l’ardeur du travail, tout occupé qu’il était à saisir les proportions générales et à jeter les premières lignes avec précision, ne s’était pas arrêté à comparer et à faire l’analyse de cette étrange physionomie ; mais quand il se fut levé et mis à la distance convenable pour bien juger de l’ensemble, il partit d’un éclat de rire inextinguible, qui, pendant dix minutes, résista à tous les efforts qu’il fit pour l’arrêter. Chaque fois que ses yeux tombaient sur le dessin, son hilarité recommençait. Quand il put prononcer quelques paroles, il se hâta de dire :

— Excusez-moi, capitaine ; pardonnez à une main novice ; je m’aperçois qu’à mon insu, l’image de ma chienne s’est déteinte sur la vôtre ; il est resté quelque chose de ma Squaw dans mon crayon ; c’est le résultat d’une première étude trop bien faite ; c’est pour cela que votre portrait ressemble au sien ; il est probable que si j’eusse fait le sien après le vôtre, c’est elle qui en aurait souffert.

L’explication ne calma pas la colère que l’éclat de rire du lieutenant avait causée à Butler ; il franchit la porte tout enflammé, ne voulant plus écouter un mot de George qui s’empressait de lui démontrer qu’une seconde séance réparerait tout le mal, et qu’à force de considérer ses traits, il finirait par effacer de sa mémoire le museau de sa trop séduisante Squaw.


XVI

Enfin, un jour devait venir où les meubles de Marie seraient réparés, et ce jour était arrivé.

Le lieutenant, qui, le soir précédent, avait laissé des ordres très précis à ses ouvriers, se rendit chez la veuve avant J’aube. Tout son monde était sur pied et à l’œuvre ; les enfants de la fermière, les menuisiers, la femme elle-meme, tous s’occupaient à transformer la maison ; l’œuvre s’achevait, tant on y avait mis d’activité. Les pièces étaient peintes, et si bien ajustées d’avance qu’il n’y avait eu qu’à les placer.

Un porche élégant s’élevait devant l’entrée, surmonté d’un tympan pointu et d’une petite flèche gracieuse ; trois légers balcons, avec des détails gothiques, ornaient les fenêtres ; d’autres aiguilles s’élevaient sur le toit, dont une surmontée d’un coq tournant ; les meubles étaient installés à l’intérieur ; la boutique n’avait plus de secrets.

Quand l’heure de l’arrivée de la petite maîtresse fut sonnée, tous les heureux complices allèrent se cacher derrière un buisson, pour jouir de l’agréable surprise que Marie ne pouvait manquer d’éprouver.

Elle ne se fit pas longtemps attendre : elle était ponctuelle comme tout bon économe. Elle venait légère, sur les herbes blanchies de rosée, que personne n’avait encore secouée ; sa marche empressée, l’air vif d’une fraîche matinée d’automne, l’espérance d’une belle journée de travail animaient sa figure ; elle brillait comme la dernière reinette du verger.

La brume était si épaisse ce matin-là que la petite fermière n’aperçut la maison qu’en arrivant dessus. Quand elle vit la modeste demeure se dessiner tout à coup avec ces flèches élégantes et toute cette toilette de fête, elle resta fixée sur la terre comme la femme de Loth, son teint se décolora, il vint deux grosses larmes dans ses yeux et elle fut obligée de s’appuyer à la clôture.

George, croyant que c’était l’effet d’un plaisir trop soudain, s’empressa d’aller auprès d’elle. Marie le regarda avec un air plus triste que surpris, attendant un premier mot d’explication.

— Mademoiselle, dit-il, tout est complété, meubles et logis ; et j’espère que le tort que nous vous avions fait est réparé à votre satisfaction.

— Ah ! monsieur le capitaine, c’est beaucoup trop… beaucoup trop…

— Mais je ne le crois pas ; car on n’avait pas seulement détérioré votre propriété, on vous avait fait aussi un grand chagrin ; vous aviez droit par conséquent à un plaisir compensatoire, j’ai imaginé celui-ci…

— Ah ! monsieur, c’est trop de délicatesse, et… mais… et Marie resta plus que jamais embarrasée.

— Mais… interrompit George, peut-être n’ai-je pas réussi ?

— Oh ! oui, je vous suis très-reconnaissante… mais j’aurais été assez indemnisée par ce que vous aviez déjà fait.

— Voyez, reprit le capitaine, qui commençait lui-même à se décontenancer : on a rempli les deux pans de côté de votre vestibule en claire-voie ; vous pourrez y faire grimper des vignes sauvages et du chèvre-feuille ; j’ai fait donner assez de profondeur aux balcons pour qu’ils puissent recevoir facilement plusieurs pots de fleurs : vous placerez là des géraniums, des héliotropes, de la mignonette, des œillets, et en ajoutant quelques pieds de pois d’odeur, tout cela composera un parfum qui ne sera peut-être pas désagréable à respirer, à vos heures matinales ?

Marie se taisait ; ce parfum réjouissant n’avait aucun effet sur elle ; il ne ramenait pas le sourire dans ses deux grands yeux nuancés de tristesse qui se promenaient sur toutes ces jolies nouveautés, elle semblait chercher la vieille demeure sous son travestissement de jeunesse.

George se rappela la fameuse bouche charmante et resta désolé. Il accompagna pourtant la jeune fille, qui s’était mise à marcher machinalement autour de sa propriété. Quand ils furent revenus sur leurs pas, celle-ci fit un effort pour dire à son cavalier : — C’est bien joli… c’est un cottage anglais, je crois ?…

— Oui, mademoiselle ; et cela ne vous convient pas, je le vois bien.

— Monsieur George, je vous prie de me pardonner un sentiment que vous trouverez peut-être futile, mais que je ne puis pas maîtriser : cette vieille demeure était un souvenir bien cher pour moi, je l’aimais avec sa pauvre porte, ses volets rouges, avec toute sa simplicité d’autrefois. Que voulez-vous, j’aime mes souvenirs, moi, et je n’avais pas encore songé à les varier ou à les rajeunir… Tous ces beaux changements m’ont trop surprise… Si vous m’aviez parlé d’avance, je vous aurais épargné tant de soins et de temps perdus.

— Les soins et le temps perdus pour vous, mademoiselle, ne sont rien, dit George en tendant sa main à Marie ; seulement, je suis désolé de vous avoir causé de la peine ; vous voyez au moins que ce n’était pas mon intention. — Il appuya sur ces derniers mots ; puis, il salua profondément. En s’éloignant il laissa des ordres à ses ouvriers, échangea quelques paroles avec la veuve Trahan ; ce qu’elle lui dit fit passer un nuage sur sa vue ; il était évidemment affecté.

Une heure après son départ, la maison avait repris ses allures d’autrefois : comme une de ces vierges folles et surannées qui se sont masquées de jeunesse durant un jour de carnaval pour causer quelques dernières mystifications, l’antique chaumière se retrouva avec ses années et ses lésardes.

Les gens de la ferme ne savaient que dire ; la tristesse était générale. On s’était promis une fête autour de Marie, et tout ceci ressemblait à un enterrement. Pierriche faisait entendre une exclamation à chaque flèche qui tombait sous la hache des menuisiers, et quand celle de la girouette s’écroula, il faillit écraser lui-même ; car il s’était bien promis d’aller faire, tourner quelquefois la queue du coq contre le gré du vent. Aussi ne put-il retenir une réflexion :

— C’est-il triste de laisser détruire ainsi une espèce de chateau ! Notre maîtresse, vous qui êtes née pour vivre dans les châteaux : ça aurait été si joli de vous voir dans votre fenêtre, à travers les pois d’odeur, comme disait monsieur l’officier anglais ! Et moi, ça ne m’aurait pas fait paraître plus chétif, les pois d’odeur !…

— Oui, il me semble, dit sa mère à mademoiselle Marie, que vous auriez pu conserver ces améliorations… Si vous saviez comme ce pauvre monsieur George avait du chagrin : lui, le seul Anglais qui soit bon pour nous !

— J’en suis aussi chagrinée pour lui ; mais croyez-vous que Jacques eût été bien fier d’apprendre que ce bel Anglais s’était chargé de lui bâtir en partie sa maison pendant son absence. Vous savez comme il les déteste tous. Cela n’aurait pas été pour lui une agréable surprise.

— Pourquoi pas ? dit Pierriche ; un château est toujours un château ; qu’il vienne de monsieur George ou d’Adam, ça fait toujours plaisir d’en avoir un, surtout quand on prend la châtelaine avec.


XVII

Jusqu’à ce moment, le jeune officier n’avait fait aucun cas de cet absent qui s’appelait Jacques, le fiancé de Marie : c’était pour lui un être imaginaire comme l’Hippogriffe, le Sphinx ou quelqu’autre bête semblable, née du cerveau des poètes. Il ne concevait rien à une constance de cinq ans, et il s’était bien persuadé qu’il lui suffirait de se présenter avec sa belle figure, ses épaulettes, son habit rouge, ses attentions assidues, ses petits présents, pour effacer, dans l’esprit de Marie, une première illusion d’enfance, qui avait pu charmer un instant sa jeunesse, comme les histoires des follets, ou le conte de la belle au bois dormant. Mais aujourd’hui, après les quelques mots que lui avait dit la mère Trahan, Jacques lui apparut comme une sérieuse réalité. L’échec qu’il venait de recevoir à la ferme blessait son orgueil : c’était le premier qu’il subissait. Il sentit en même temps que le sentiment qu’il éprouvait pour la belle Marie avait creusé de profondes racines dans son cœur. Naguère, la multiplicité des objets aimés, et leur succession rapide, diminuait la force de ses liaisons : l’idole du présent fournissait des consolations pour celle du passé. Mais, ici, George ne pouvait trouver l’occasion d’être inconstant ; il voyait surgir les mêmes entraves de tout côté ; il lui parut inutile de jeter le regard ailleurs. S’il avait peu réussi contre un rival à l’état de mythe, quels avantages pouvait-il espérer contre ceux qui existeraient sous une forme visible et palpable ? Il ne tenait pas à recommencer tous ses frais de plans, toutes ses démarches matinales, toutes ses fantaisies d’architecte ; sa vocation pour la peinture avait reçu même une terrible secousse ; il en resta à son ébauche de Butler, et il ne se mit pas à la recherche d’un type de l’homme perfectionné.

Cependant, il ne voulut pas s’avouer publiquement battu : on allait parler de l’aventure de la ferme ; malgré toute la diligence et la discrétion qu’il avait apporté dans la préparation et la démolition des embellissements de la maison, deux femmes, deux enfants et trois hommes en avaient le secret… ce secret avait toutes les chances de la popularité. C’eut été un ridicule de plus de rompre les glaces et de laisser percer son dépit. George se décida donc à continuer ses relations avec la famille Landry, comme elles étaient commencées, puis à s’effacer plus tard, insensiblement.

Résolution éphémère, comme il en a été pris un grand nombre, depuis que les filles et les garçons ont été inventés.


XVII

Les relations ne cessèrent pas Plusieurs mois s’écoulèrent après la chute du coq tournant de Pierriche, et George ne trouva pas l’occasion ou la force de s’effacer insensiblement : au contraire, il espérait maintenant ne s’effacer jamais.

La solitude, l’habitude forcée de se parler à lui-même, le spectacle continuel de la vie simple et honnête de cette petite population, le sentiment délicat que lui inspirait de plus en plus Marie ; tout cela avait entraîné sa pensée dans une série de réflexions justes. Son âme s’épurait à la chaste flamme qui s’était allumée en lui ; il eut du repentir d’avoir dissipé vainement les forces de son âme et les trésors de son cœur En outre, un malheur sensible venait de lui arriver ; dans de pareilles circonstances, il ne pouvait être plus cruellement frappé. Son frère avait été tué dans un engagement isolé avec les indigènes ; les barbares avaient bu son sang, et levé sa chevelure ; son corps avait été brûlé.

Cette mort horrible le plongea dans une grande tristesse, son caractère en resta profondément altéré ; il n’était plus le même ; quoiqu’il n’eut pas vu son frère depuis son arrivée en Amérique, et que, par légèreté ou par négligence, il ne lui écrivit pas souvent, ni longuement, c’était pourtant l’être qu’il affectionnait le plus au monde : il le sentait près de lui, sur la même terre ; il savait que sa pensée accompagnait la sienne avec sollicitude ; il espérait bientôt le revoir. Sa mort lui fit éprouver la sensation d’une solitude affreuse, insupportable, et un besoin plus grand encore d’affection. Désormais une puissance irrésistible l’entraînait vers la fille de Landry.

Il résolut d’en finir avec les incertitudes et les ennuis de sa situation. L’inconstance est souvent la marque d’une grande puissance de passions ; les circonstances ont marqué de fixer sur un but l’activité de ces natures d’élite ; elles courent à vingt fantômes à la fois : mais si un accident de leur vie vient à rallier à temps les forces et les désirs de leur âme, pour les pousser vers un objet de leur choix, ils s’y précipitent alors, avec l’ardeur et l’aveuglement de la fatalité et du désespoir.

George avait mis la mère Trahan dans ses intérêts, et la vieille fermière et ses enfants ne tarissaient pas sur son compte. Quand leur jeune maîtresse arrivait à la ferme, ils trouvaient moyen de mêler le nom du lieutenant à l’histoire de tous les légumes et de toutes les bêtes à cornes du champ. Marie les laissait dire, souriant également aux éloges donnés au bétail et au jeune officier.

George avait aussi conquis les bonnes grâces de madame Landry. Depuis quelque temps l’excellente femme pensait que sa fille était une créature extraordinaire, née, comme disait Pierriche, pour habiter les châteaux ; elle ne voyait plus de partis convenables pour elle, parmi les habitants de Grand-Pré ; une ambition imperceptible s’était glissée dans cette âme simple. Elle ne croyait plus d’ailleurs au retour de Jacques, et souvent il lui arrivait d’exprimer son admiration pour monsieur le lieutenant : — Quel charmant homme ! disait-elle ; si peu fier ! comme il nous témoigne de l’amitié ! comme il est bon pour les Acadiens ! comme il respecte notre religion ! quel bonheur ce serait pour les habitants et quelle fortune pour une fille du pays, s’il allait se marier à Grand-Pré !… D’autres fois, la mère s’adressait plus directement à Marie : — Ma chère enfant, je ne veux pas te désespérer ni te causer du chagrin ; mais je crois qu’il est inutile d’attendre davantage ce pauvre Jacques… Nous voilà vieux ; il y a bien des dangers qui nous menacent ; tu auras besoin de protection… La providence nous envoie quelquefois des occasions… des chances… dans les mauvais moments… il ne faut pas les mépriser.

Marie écoutait toutes ces choses, sans répondre, puis elle embrassait tendrement sa mère et s’en allait dans le secret de sa chambre prier Dieu et sa patronne.

Elle comprenait parfaitement le sens et le but de semblables discours ; mais comme sa mère restait dans les termes vagues, n’osait consulter ses dispositions ni lui proposer ouvertement des projets, elle ne se crut pas obligée de dévoiler ses sentiments et ses inclinations ; Elle s’était bien aperçue de ce qu’il y avait de culte tendre dans les assiduités du jeune officier, et elle n’avait pas pu lui demander de les interrompre, quoiqu’elle subît quelques reproches à ce propos, de la part de plusieurs de ses amies. Elle éprouvait beaucoup d’estime pour monsieur George ; sa conduite envers sa pauvre fermière, dans les circonstances où il se trouvait placé au milieu de la garnison ; ses procédés bienveillants, ses relations continuelles, avouées devant tous les siens, lui annonçaient une âme généreuse, un cœur sensible, un esprit sans préjugés, une conscience droite et indépendante ; il avait acquis des droits à sa reconnaissance, cela avait suffi pour lui faire repousser les méchantes histoires venues de la garnison, et détruire en elle l’impression défavorable qu’il avait d’abord produit sur son esprit. D’ailleurs, il s’était toujours montré parfaitement délicat et réservé dans tous ses rapports avec sa famille, et elle, de son côté, ne lui avait jamais témoigné que l’amitié la plus simple et la plus sincère, ne lui cachant en rien l’attachement qu’elle gardait pour son fiancé.

Elle ne crut donc pas devoir rompre, la première, des relations qui s’étaient établies sur des motifs que légitimait sa conscience, qui plaisaient à ses parents, leur assuraient une puissante protection, sans que sa famille ou le militaire ne lui en donnassent l’occasion.

Quant au père Landry, il ne variait pas ostensiblement de langage et d’habitudes depuis l’entrée de son jeune hôte dans sa maison : il était toujours affable, également jovial avec lui ; mais quand l’occasion s’en présentait, dans l’absence de l’officier, il ne manquait pas de réciter les deux phrases suivantes qu’il tenait comme des axiomes de ses pères : « Qu’une Française n’a pas le droit d’aliéner le sang de sa rare ; et, qu’une fille des champs qui songe à s’élever au-dessus de sa condition est presqu’une fille perdue. »


XVIII

Un jour de la fin d’août 1755. George était rentré dans ses appartements, très-agité. Il avait assisté à une séance extraordinaire du conseil militaire, tenue au presbytère. Il marchait à grands pas, puis s’arrêtait tout-à-coup, passant fortement ses deux mains sur son front, comme pour enlever une tache hideuse qu’on y aurait imprimée. Il frappait du pied, et on l’entendait articuler avec rage des mots incohérents : — Lâcheté… fourberie… mensonge…. infamie. — Il se détournait violemment vers la porte, comme pour s’y élancer, et il restait fixé sur le seuil, répétant comme un énergumène : — Mon devoir ! mon devoir ! me voilà cloué dessus comme sur une croix… ils vont prendre un infernal plaisir à me le faire remplir jusqu’au bout… — Et il détacha son épée pour la jeter avec mépris dans un coin.

Tout-à-coup, son visage bouleversé se transforma sous l’effort d’un sentiment plus doux, ses yeux enflammés se noyèrent dans ses larmes, et il vint s’affaisser sur son secrétaire, se cachant le visage dans ses deux mains. Il cherchait à se recueillir pour prendre une résolution.

Il resta longtemps ainsi ; après quoi, prenant une feuille de papier, il écrivit fermement trois pages, les ploya et mit dessus l’adresse de Marie ; puis il sortit, apportant avec lui la lettre.


XIX

Enfin, les grands événements étaient près de s’accomplir. Pendant cette lutte secrète de deux cœurs, dans le petit bourg de Grand-Pré, il s’en était préparée une qui devait agiter durant huit ans l’univers entier : pendant que ce jeune Anglais essayait de conquérir l’affection de cette fille de la France, les deux nations s’étaient armées pour le combat suprême.

Comme on n’avait pas compté sur la Commission des frontières pour régler les difficultés entre les deux peuples, on n’avait pas attendu son jugement pour commencer les hostilités.

On sait ce qui eut lieu dans la première partie de l’année 1755. L’amiral Dubois de Lamothe avait laissé Brest dès le mois d’avril pour venir porter des secours à la colonie ; l’amiral Boscowen quitta Plymouth à peu près dans le même temps pour lui fermer l’entrée du St. Laurent ; mais il ne put réussir dans son dessein : deux vaisseaux seulement de la flotte française tombèrent entre ses mains. On se vengea de cette déception sur les navires marchands ; il en fut pris trois cents qui voguaient, confiants dans les lois de la paix qui n’étaient pas encore régulièrement suspendues.

Peu après, le colonel Winslow débarqua en Acadie ; il avait ordre de déloger les Français de toutes les positions qu’ils tenaient sur l’isthme de Beau-Bassin et dans les environs, Sa mission fut couronnée de succès ; tous les forts furent emportés ou détruits.

Au Canada, De Beaujeu défit Braddock près de la Monongahéla, et cet échec des Anglais exaspéra toutes leurs colonies.

Après la prise des forts Beauséjour et Gaspéreau, la campagne se trouva terminée en Acadie, et les pacifiques habitants de Grand-Pré durent se féliciter de voir les furies de la guerre s’éloigner de leurs foyers ; car ils ne gardaient qu’un bien faible espoir de rentrer sous l’empire de la France. Cependant ils ne demeurèrent pas sans inquiétude sur leur avenir. On n’avait pas requis leurs services dans ces premiers engagements, mais il restait bien des batailles à livrer… D’ailleurs, on avait appris que trois cents Acadiens avaient été pris les armes à la main sous le commandement de M. de Vergor. Il est vrai que ces malheureux avaient été forcés de s’enrôler dans le corps de ce misérable commandant, et qu’ils avaient été graciés après la capitulation ; mais le défenseur du fort Beauséjour avait exigé cette grâce, en rendant la place, et l’on devait penser que des maîtres qui menaçaient de mort pour les moindres infractions à leurs ordonnances, reviendraient plus tard sur ce pardon intéressé.

On vit bientôt arriver des renforts de troupes dans tous les petits villages du Bassin-des-Mines ; des vaisseaux de guerre vinrent jeter l’ancre en face de ces demeures agrestes qui n’abritaient que la paix et la bienveillance. Le colonel Winslow, le vainqueur de Beauséjour, vint établir sa résidence au presbytère de Grand-Pré. On remarqua un mouvement inaccoutumé de courriers entre Halifax et tous les centres de population, et l’on se demanda ce que signifiaient tous ces soldats, toutes ces patrouilles, tous ces préparatifs, toutes ces dépêches à propos de gens désarmés et qui se trouvaient, plus que jamais, privés de tous secours de leur ancienne patrie. Les natures confiantes, ceux qui avaient quelques rapports avec le gouvernement, les nouvellistes bien renseignés répondirent que les troupes venaient tout simplement prendre leurs quartiers d’hiver là où elles savaient trouver plus facilement à vivre. La chose était vraisemblable ; on ignorait les coutumes de la guerre ; on avait l’âme encore ingénue ; on crut facilement et l’on resta tranquille.

Mais voilà que, le 2 septembre, des pelotons militaires se mettent à parcourir les champs et les villages, au son du tambour ; ils distribuaient dans toutes les maisons une proclamation du colonel Winslow. Voici quelle en était la teneur :

« Aux habitants du district de Grand-Pré, des Mines, de la Rivière-aux-Canards, etc., tant vieillards que jeunes gens et adolescents.

« Son Excellence le gouverneur nous ayant fait connaître sa dernière résolution concernant les intérêts des habitants, et nous ayant ordonné de la leur communiquer en personne ; Son Excellence étant désireuse que chacun d’eux soit parfaitement instruit des intentions de Sa Majesté, qu’elle nous ordonne aussi de leur exposer telles qu’elles lui ont été confiées : en conséquence, nous ordonnons et enjoignons strictement, par ces présentes, à tous les habitants tant du district sus-nommé que de tous les autres districts, aux vieillards comme aux jeunes gens, de même qu’aux enfants au-dessus de dix ans, de se rendre dans l’église de Grand-Pré, vendredi le 5 du courant, à 3 heures de l’après-midi, afin que nous puissions leur faire part de ce que nous avons été chargés de leur communiquer ; déclarant qu’aucune excuse ne sera reçue, sous aucun prétexte quelconque, et que toute désobéissance encourt la confiscation des biens, et de tous les meubles à défaut d’immeubles.

« Donné à Grand-Pré, le 2 septembre 1755, la 29ème année du règne de Sa Majesté.[1]

« John Winslow. »

Ce document étrange, les secrets importants qu’il semblait receler, son laconisme, sa forme entortillée, impérative, et la manière extraordinaire que l’on avait adoptée pour le faire parvenir à la connaissance des Acadiens, tout cela fit grande sensation. Le soir même de sa publication, un grand nombre de ceux qui ne savaient pas lire se rendirent chez le notaire LeBlanc, pour le prier de le leur déchiffrer ; et comme le vieillard était le père d’une nombreuse famille et l’oracle ordinaire de Grand-Pré, beaucoup d’autres vinrent lui demander des explications et des conseils. Les Landry se trouvèrent à cette réunion.

On parla fort et dru, pendant que le notaire relisait et méditait la pièce tout bas. Plusieurs affirmaient que c’était une perfidie voilée ; qu’on ne pouvait rien attendre de bon des Anglais, dans de pareilles circonstances. — Pourquoi, disaient d’autres, sur un ton sinistre, pourquoi tant de mystères et de hâte ? pourquoi rassembler nos enfants pour leur parler d’affaires si importantes ?… et puis, cette réunion convoquée le vendredi… à trois heures du soir… le jour des grands malheurs, du sacrifice du calvaire… à l’heure de la mort du Christ ! Ah ! il y a là quelque chose de diabolique ! Il faut s’armer, résister, ou il faut fuir !…

L’agitation était indescriptible ; quand le chef octogénaire se leva ; le silence se fit dans toute la salle. Tout en lui commandait le respect. Il avait vingt enfants dans l’assemblée, et cent cinquante de ses petits-enfants reposaient sous la sauvegarde de l’honnêteté et de l’honneur du gouvernement : il n’avait pas intérêt à se faire illusion, ni à donner de vaines espérances aux autres. Il avait toujours été, par le choix même des habitants, leur juge suprême et unique dans tous leurs petits différents ; et, depuis l’expulsion du curé, c’est autour de lui qu’on venait se ranger, le dimanche et les jours de fête, pour faire quelques prières, chanter des hymnes, entendre quelques enseignements de la sagesse chrétienne. Il avait l’extérieur et le caractère d’un patriarche, il était vénéré à l’égal d’un pasteur.

— Mes enfants, dit-il ; — et sa voix, et sa main qui tenait la proclamation, tremblèrent. — Mes enfants, je sais que vous avez toujours mis votre confiance en moi, et que vous avez toujours suivi mes conseils ; je n’ai jamais hésité à vous les donner ; les connaissances que j’avais acquises dans ma profession me faisaient une obligation de vous être utile ; je remercie le ciel, si ma longue vie vous a servi.

Mais, aujourd’hui, je sens que les circonstances sont bien graves, et qu’il faut plus que la sagesse des livres pour diriger nos actions. Je n’ose pas vous donner d’avis, et je laisse à Dieu de vous inspirer ce qu’il est bon que vous fassiez. Je vous dirai seulement ce que je pense du décret du commandant et ce que ma conscience me suggère pour ma propre conduite dans ce moment critique. D’abord, je ne devine pas plus que vous les nouvelles destinées que semble nous annoncer ce parchemin. Je n’y vois qu’une chose : c’est que l’autorité a voulu nous en faire un mystère, maintenant, pour avoir l’avantage, sans doute, de nous le révéler et nous l’expliquer plus minutieusement quand nous serons tous réunis. Vous savez que beaucoup d’entre nous manquent de l’instruction nécessaire pour bien comprendre les lois nouvellement promulguées. Le gouvernement a peut-être eu l’intention de nous épargner beaucoup d’embarras.

Il y en a qui soupçonnent des desseins perfides, qui parlent de fuir ou de résister… Je crois que rien de tout cela n’est raisonnable. D’abord, l’Angleterre est une noble nation ; elle est incapable d’un acte, d’un guet-à-pens aussi infâme, d’un subterfuge aussi lâche, pour tromper des hommes confiants et honnêtes, pour enchaîner des vaincus désarmés, qui, depuis cinquante ans, lui gardent fidélité sur leur honneur et sur leur serment ; pour trahir et rejeter des sujets qui ont plus d’une fois souffert pour elle. Quelques subalternes ont pu, souvent, nous imposer leurs volontés injustes ; mais aujourd’hui, c’est au nom du roi qu’on nous commande : si l’on abusait de ce nom, nous pourrions toujours en appeler au tribunal de notre souverain ; tout citoyen anglais a le droit de se faire entendre de lui.

Quant à ceux qui veulent résister, quels moyens ont-ils de le faire ? Nous n’avous pas une arme, et personne ne peut nous en fournir ; nous sommes environnés de soldats et de forteresses, nul ne peut nous secourir, les Français ont été repoussés de nos frontières… « Mais nous pouvons fuir, au moins, disent d’autres… »

Fuir ?… comment ?… où ?… Le pays est partout occupé par des corps armés ; nous ne possédons pas une embarcation ; la flotte anglaise garde toutes nos côtes, la mer nous est fermée. Et, mes chers enfants, je vous l’ai souvent dit, malgré tous les efforts que pourra faire la France, sa puissance n’en sera pas moins perdue en Amérique… Nous ne la retrouverons nulle part, sur ce continent ! Pourquoi irions-nous errer dans les bois, avec nos femmes et nos enfants, à la veille de l’hiver, pour chercher une autre patrie qui sera toujours l’Angleterre ?…

Non, je crois qu’il ne nous reste qu’une voie à suivre, celle du devoir ; qu’une chose à faire, obéir à l’ordonnance. Nous ne sommes pas libres de changer notre sort, nous pouvons peut-être l’améliorer en montrant notre soumission et notre confiance à l’autorité. Il y a toujours de la grandeur et du courage dans la confiance que l’on donne à ceux qui nous la demandent, et cela ne peut inspirer que l’estime et la clémence. Remarquez que, depuis quelque temps, notre gouvernement nous a traités avec plus d’équité que par le passé : c’est peut être le commencement d’un règne de justice ; et dans ce cas, le moment serait mal choisi de nous soulever contre le pouvoir qui nous régit. Puisque nous ne connaissons pas les intentions de l’Angleterre, nous ne pouvons pas les juger et nous serions criminels de nous insurger d’avance contre elles.

Je vous le répète, mes enfants, le devoir est notre unique ressource ; c’est la seule garantie de tranquillité que nous ayons ; tous sont soumis à cette grande loi de la vie sociale, ceux qui commandent comme ceux qui obéissent. S’il nous arrive du mal, nous n’en serons que les victimes, nous n’en serons pas coupables ; Dieu prend pitié de ceux qui souffrent, il ne punit que ceux qui font souffrir ; il sera pour nous ! »

Ces paroles firent un grand effet ; elles étaient pleines de bon sens. Le silence religieux avec lequel on les avait écoutées se continua ; chacun se dirigea vers la porte, le regard abaissé, s’arrêtant, en passant, pour serrer la main du vieillard ; on était à peu près convaincu, mais on méditait encore ; personne ne répliqua seulement, quand on fut dehors, on entendit la voix d’un jeune homme qui disait à son voisin : — Le vieux notaire ! il est toujours coiffé de ses Anglais…

— Dame, dit l’autre, tous les Leblanc et les Landry le sont ; depuis que M. George fréquente leur petite Marie, ils se feraient tous couper le cou pour plaire à ces bourreaux de chrétiens. C’est vrai qu’il est bien poli celui-là, mais après tout, il a tout au plus l’intention de s’amuser ; car on dit qu’il en a trompé bien d’autres… Puisque la petite Landry voulait oublier Jacques, çà ne valait pas la peine de nous faire la dédaigneuse, pour ce beau polisson protestant qui rit d’elle, en dessous…

— Et la vieille Trahan, qui dit tout haut qu’il veut la demander en mariage !

— Et la mère Landry, qui se gourme déjà à l’idée d’avoir un officier pour gendre… un Anglais… un protestant !…

— Non, non pas, car Pierriche dit qu’il se ferait catholique !… rien moins que ça… les bêtas, à quoi ça songe-t-il ?…

— Ils ont pourtant été prévenus assez sur son compte ; je leur ai dit, moi-même, ce que j’avais appris de ma tante Piecruche, qui l’avait appris elle-même de son neveu Piecruchon, qui frotte les bottes du gros capitaine Butler : s’ils ont un jour du repentir d’avoir encouragé cette liaison, ce ne sera pas notre faute, toujours.

Et le garçon raconta à son compagnon ce qu’avait rapporté le petit Piecruchon ; mais il eut soin de baisser la voix ; quelques uns des Landry s’approchaient d’eux, et l’histoire ne leur aurait probablement pas plu. C’était un vilain récit inventé au corps de garde, que les mécontents et les envieux s’empressaient de propager.


XX

George ne s’était pas fait d’amis parmi ses compagnons d’armes ; il les méprisait trop, pour vouloir de leur affection. Dès son arrivée, sa distinction naturelle, sa politesse, ses habitudes aristocratiques avaient indisposé cet entourage incivil : le vernis de l’éducation et de la société offusquent d’ordinaire ces natures sordides, parce qu’il met en relief leur écorce grossière. Ses relations avec les Acadiens, les coups qu’il avait fait donner à ses soldats, pour leur conduite à la ferme de Marie, lui avaient attiré leur haine : ces misérables cherchaient toutes les occasions et tous les moyens de satisfaire leur vengeance.

D’un autre côté, on avait vu se former depuis quelque temps, au milieu des familles de Grand-Pré, une division assez marquée : quoique les adversaires les plus ardents des Anglais eussent déjà quitté le pays à cette époque, cependant il s’en trouvait encore beaucoup que les intérêts de famille avaient retenus, malgré eux, et que révoltait l’idée d’être pour toujours et sans réserve des citoyens anglais. D’autres au contraire, plus timides ou plus sensés, voyant leur situation devenir de jour en jour plus désespérée, plus menaçante, en étaient venus à la conclusion que les conquérants pouvaient exiger d’eux une soumission entière ; qu’étant leurs souverains, ils en possédaient toutes les prérogatives, et que c’était folie de vouloir se regimber contre leur autorité. Les Leblanc et les Landry partageaient ce dernier avis, et comme ils étaient les familles les plus riches de Grand-Pré, ils avaient de l’influence.

Ces deux partis n’en étaient pas arrivés à une rupture complète ; ils se dessinaient, seulement, l’un sur l’autre, par la nuance de leurs opinions : chaque événement public venait accentuer davantage cette division ; les moindres incidents, l’ombre d’un scandale servaient d’aliment à cette petite guerre de partisans. Les relations assidues du jeune lieutenant avec, la famille Landry ne manquèrent pas, comme on vient de le voir, de servir de thème aux jaloux, aux prétendants déçus, d’abord, puis aux adversaires des Anglais, ensuite. Malgré cette division de la population, le discours sensé du vénérable notaire prévint tout le trouble que pouvait faire naître au milieu d’elle la proclamation de Winslow : les deux partis sentirent la sagesse des paroles du vieillard, et tous se remirent pacifiquement aux travaux de la saison. Une chose leur inspirait quelque confiance : c’est que, depuis trois ou quatre mois, les vexations semblaient avoir fait trêve, comme l’avait remarqué l’oncle Leblanc. Ils étaient aussi très-occupés à sauver la moisson ; le temps pressait, elle n’avait jamais été plus abondante ; les gerbes écrasaient les moissonneurs sous leurs épis trop pleins ; les greniers allaient regorger ; l’abondance s’annonçait partout et tempérait un peu, par les joies qu’elle faisait espérer, les préoccupations politiques. Le peuple, surtout le peuple français, quitte volontiers les sentiers de deuil pour suivre ceux qui conduisent au plaisir.

Il ne restait plus çà et là, dans les champs, que quelques javelles ; presque partout les grands troupeaux avaient envahi l’espace laissé vide par la récolte. On s’était hâté plus que d’habitude, par l’espoir que les besoins de la guerre allaient nécessiter une vente plus précoce des produits des champs. Ceux qui avaient abrité plus tôt leurs grains assistaient les autres. Ces travaux en commun occasionnaient encore quelques réjouissances ; la dernière gerbe, qu’on appelait la grosse gerbe, fut brillamment fêtée en plusieurs endroits.

C’est peut-être à la ferme de Marie qu’on y apporta plus d’apprêts et de coquetterie.

C’était le 4 septembre : tous les frères, tous les cousins, tous les amis, parmi lesquels se trouvaient plus d’un aspirant à la main de notre nouvelle Pênéloppe, prirent part à la solennité champêtre. Quand la grange eut reçu tout le produit de l’année, les travailleurs se réunirent autour de la plus belle charrette, qui les attendait au bout de la terre. Le vaste véhicule était transformé en char de triomphe. Les hautes échelettes avaient été enlevées ; dans celles de côté l’on avait entrelacé des branches de sapins ; de chaque coin pendaient des guirlandes de verdure que soutenaient quatre des plus beaux cousins ; tout au milieu de la voiture s’élevait la reine de la fête, faisceau énorme de six pieds de hauteur, composé des plus beaux épis que le bon Dieu avait fait mûrir, et des plus jolies fleurs qui décoraient encore les prés. Deux bœufs majestueux formaient l’attelage ; à leurs cornes étaient attachés, avec des rubans de couleurs variées, des bouquets de feuilles d’érable rougies par les premiers souffles de l’automne. Deux des plus jeunes de la bande se tenaient assis sur le dos des nobles bêtes, portant chacun un aiguillon orné d’épis ; les autres marchaient de chaque côté, chantant des couplets populaires.

Quand le cortège fut près d’arriver à la maison, Pierriche alla prévenir la petite maîtresse ainsi que le père et la mère Landry, et quelques jeunes voisines qui s’étaient rendues sur les lieux.

George, par un hasard singulier, se trouvait à passer dans ce moment ; le chant, la nouveauté du spectacle fixa d’abord son attention, et quand Pierriche accourut pour lui dire de quoi il s’agissait et l’inviter à s’arrêter, il se laissa facilement entraîner. Il n’avait pas vu Marie et ses parents depuis qu’il avait fait remettre sa lettre à la jeune fille. Le premier moment de leur rencontre leur donna visiblement beaucoup d’embarras ; l’officier semblait inquiet, et Marie évitait sa conversation ; le père et la mère se contentaient de les observer : quant aux autres, ils attribuèrent au deuil du lieutenant la gêne qu’il paraissait éprouver ; d’ailleurs, la charrette venait de faire son entrée triomphale dans la grange, chacun s’empressa de la suivre. George, voyant tout ce monde, délibéra un instant s’il était opportun pour lui de s’y mêler ; mais, entraîné par le mouvement général, ne sachant d’ailleurs quelles excuses trouver pour se retirer, il fit comme les autres, il entra.

Quand tous furent arrivés sous le chaume, on installa la grosse gerbe au milieu de l’aire, qui avait été préalablement tapissée de feuillage frais, puis on en fit hommage à la maîtresse, avec grande pompe. Ensuite tous les assistants prirent place autour de la reine de la fête, sur des sièges improvisés avec des bottes de foin. George eut la place d’honneur, à côté de Marie : un gros feu de joie fut allumé par les enfants, en face de la grande porte, de sorte que tout l’entrain du bâtiment en fut éclairé ; puis on servit le souper. Le repas fut d’abord assez animé ; les jeunes gens y mirent tout l’entraînement qui leur était habituel en pareille circonstance. Quelques rasades de vieille eau-de-vie apportèrent encore au banquet un élément de gaité. Mais tout cela n’empêcha pas la conversation de devenir languissante : la verve folle s’envolait souvent.

Pour la retenir, on essaya de la danse ; mais les cotillons n’allèrent pas dans leur mouvement allègre ; les plus beaux danseurs traînaient derrière la note, enfin, la fête marchait tirée par les cheveux. Les enfants seuls ne participaient pas à cette langueur générale ; au contraire, leurs cris, leurs gambades, leurs culbutes dévergondées autour du bûcher, qu’ils attisaient, établissaient un contraste accablant avec, les amusements forcés de l’intérieur. Marie participait, plus que tout autre, à la contrainte qui l’entourait ; elle était dominée par un sentiment pénible. Plusieurs avaient été priés de chanter quelques-unes des romances du temps ; le tour de la maîtresse vint ; le lieutenant joignit ses sollicitations à celles des convives qui s’empressaient de vaincre la répugnance que la jeune fille avait à se faire entendre, ce soir-là. Elle finit par céder. Mais, soit à cause de son embarras, soit avec intention, elle choisit un vieux chant breton composé sur le combat des Trente. Voici quelle était cette ballade :


Dans le beffroi d’un antique castel
S’assit, jadis, une liante baronne,
Pour regarder aux champs de Ploermol
Les trente preux de noblesse bretonne
Qui combattaient contre Bembro l’Anglais :
Elle suivait, dans les flots de poussière,
L’écu d’acier que Beaumanoir portait
Et les éclairs que lançait sa rapière.

Longtemps son œil vit le fier chevalier
Frapper d’estoc sur la troupe félonne,
Guider, aux flots des crins de son cimier,
Les rangs bardés de sa noble colonne.
Mais vint un temps où la dame en émoi
De Beaumanoir ne vit plus les prouesses ;
Car il fléchit, et le champ du tournoi
Resta voilé sous des ombres traîtresses.

« Seigneur, Jésus ! Messire Beaumanoir
Serait-il mort, pour son roi, pour sa dame ? »…
Et, se mettant à genoux, jusqu’au soir
Elle pria pour la paix de son âme.

En attendant le retour des féaux,
Morne, dolente, ainsi resta la belle,
Prêtant l’oreille aux clairons des hérauts,
Suppliant l’air d’apporter la nouvelle.

Au couvre-feu se fit entendre enfin
Un bruit de fer au loin dans la campagne,
Des pas pressés qui brûlaient le chemin,
Des troubadours qui chantaient la Bretagne…
« Abaissez vite, au-devant du vainqueur,
Les ponts levis, cria la châtelaine.
C’est lui ! c’est lui ! il revient, mon seigneur,
Il n’est pas mort, j’entends sa voix lointaine. »

« Accourez tous, mes pages, mes valets,
Préparez-lui sa tunique de soie,
Apportez-moi les bons vins, les bons mêts,
Mon luth d’argent, je veux chanter ma joie,
Baiser son front au milieu de ses preux,
Mettre à son cou mon écharpe de reine ;
Mon Beaumanoir revient victorieux,
Bembro l’Anglais est couché sur l’arène ! »

Bientôt au seuil de l’antique manoir
Caracola la noble cavalcade.
Qu’il était beau, le sieur de Beaumanoir,
Celui que chante en tous lieux ma ballade !
Qu’il était beau, le chevalier breton,
Quand, détachant de dessus sa cavale
Du chef anglais le sanglant écusson,
Le mit aux pieds de sa dame féale !

« Salut, salut, haut et puissant seigneur !
Dit notre belle en répandant des larmes,
Dans ce grand jour votre bras est l’honneur
De la Bretagne ! et la France et nos armes
Ont fait par vous trembler encor l’Anglais.
Sire, acceptez le prix de la vaillance,
Et le baiser des champions courtois. »
Et chacun dit : — « Vive le roi de France ! »

« Et vous, dit-elle, écuyers et barons,
Brillante fleur de la chevalerie,
Les troubadours iront chantant vos noms
De Ploermel aux déserts d’Illyrie ;
Et notre roi mettra sur vos écus
Le lys d’argent des souverains de France,
Et l’on verra des ennemis vaincus,
S’enfuir au loin l’audacieuse engeance. »


La châtelaine, après ce beau discours
Et le baiser reçu vif sur sa bouche,
S’alla vêtir de ses plus beaux atours
Et préparer le repas et la couche
De son époux. Messire Beaumanoir
Disait aux preux en regardant la dame :
« Quelqu’un de vous a-t-il jamais pu voir
De par le monde une plus noble femme ? »


ENVOI


Si vous voulez des chevaliers français
Nourrir la gloire, exciter les prouesses
Et environner leurs travaux, leurs haut-faits,
Ecoutez-moi, filles, dames, duchesses :
Ayez amour pour les exploits guerriers,
Ayez vertu sans trop de pruderie,
Aux fronts vainqueurs déposez des lauriers
Et le plus pur de vos chastes baisers ;
Dans vos chansons célébrez la patrie,
Notre roi Jean, notre chevalerie !

Marie ne put pas arriver au bout de sa ballade ; le sentiment qui lui en avait imposé le choix fit sans doute bientôt place à un autre ; car à mesure qu’elle chantait, sa voix limpide et vibrante s’attendrit peu à peu ; au troisième couplet, elle trembla ; au quatrième, quand elle articula ces vers :

« C’est lui, c’est lui, il revient, mon seigneur ;
Il n’est pas mort, j’entends sa voix lointaine ! »


l’air expira dans ses sanglots. Fort heureusement pour M. George ; car s’il eût entendu la fin de la pièce, il en aurait ôté tout à fait offensé. Il méditait déjà sur le motif probable qui avait si mal inspiré la chanteuse, et il se proposait de lui demander si elle ne savait pas, par hasard, quelques chants semblables composés sur la bataille de Poitiers, autre événement fameux arrivé sous ce bon roi Jean. Mais l’émotion de Marie et le malheureux succès de la ballade calmèrent son dépit. Il avait attaché machinalement son regard sur le feu de joie, il ne le détourna pas même pour juger quelle impression avait pu saisir la jolie maîtresse.

Cet incident finit de tuer la conversation. Ceux qui auraient désiré fournir un sujet assez intéressant pour fixer l’attention générale lançaient quelques phrases détachées, mais elles passèrent sans provoquer de réponses ; elles semblaient tomber dans un abîme sans produire plus de bruit que ces cailloux qu’un enfant s’amuse à jeter dans l’océan. La mère Landry n’était pas plus habile que les autres, mais elle était femme, elle était curieuse, et ne pouvait consentir à voir expirer une conversation dans sa compagnie : elle parla justement de ce qui occupait secrètement tout le monde et de ce dont personne n’osait discourir.

— C’est demain, dit-elle, le jour de la grande assemblée ; c’est bien à 3 heures juste qu’elle a lieu, Monsieur le lieutenant ?…

George n’avait pas encore détourné ses yeux des spirales brillantes de la flamme, quand il s’entendit ainsi brusquement interpeller, sur une matière aussi délicate ; il tressaillit comme un coursier qu’on vient d’éperonner aux deux flancs : il pressentait où cette première question allait le conduire. Les convives subirent la même commotion et tous les regards tombèrent en un même instant sur l’officier. Il répondit, en se remettant tant bien que mal :

— Mais, oui, Madame, je crois que l’assemblée est bien convoquée pour trois heures ; il me semble que l’ordonnance était très-explicite là-dessus.

— Je me rappelle, maintenant, reprit la mère Landry, qu’elle était bien précise sur l’heure de la réunion et sur l’obligation de s’y trouver ; mais elle l’était si peu sur son objet que j’ai confondu. D’ailleurs, je vous avouerai que personne n’y comprend rien à cette proclamation. Nous pensons bien que le gouvernement n’a pas de mauvaises intentions à notre égard ; mais s’il nous avait éclairés davantage sur ce que le roi veut bien faire pour nous, elle aurait empêché les gens de mal parler. Je vous assure, Monsieur le lieutenant, que vous nous feriez un grand plaisir si vous pouviez nous expliquer un peu l’écrit de votre colonel.

La question était indiscrète, mais la brave femme l’avait faite avec l’intention sincère de servir également le gouvernement et ses compatriotes ; elle était persuadée qu’un conseil où était entré M. George ne pouvait décréter un acte infâme, et que quelques révélations de la part de leur ami pouvaient ramener la confiance.

Le militaire comprit tout ce qu’il y avait de bonhomie dans la curiosité de Madame Landry, et cela ne le mit pas plus à l’aise. Sa situation ne pouvait être pire ; il sentait son âme livrée à toutes les tortures ; il eut préféré se trouver en face d’une batterie de siège chargée à mitraille. Il était assailli par mille sentiments divers. Un mot inconsidéré, une confidence trop hâtée pouvait briser tout cet édifice de bonheur qu’il était peut-être sur le point de couronner. D’un autre côté, il se croyait obligé de calmer les inquiétudes de Marie et de tous ses bons parents. S’excuser sur l’obligation de garder les secrets d’office… cela devait confirmer les gens dans leurs appréhensions. Déguiser la vérité… elle devait être révélée le lendemain au grand jour, et connue par tous et par Marie… Sa droiture naturelle se révoltait à cette idée. Le regard pensif et brûlant de la jeune fille était d’ailleurs fixé sur lui, comme pour percer dans sa pensée. Le père Landry se tenait en face, avec sa longue chevelure blanche, et sa figure vénérable lui semblait la divinité de l’honnêteté et du vrai. Il se sentit atterré, il eut peur de ses premières paroles ; par malheur pour lui, aucune ne devait passer inaperçue : le silence était complet ; car les enfants eux-mêmes, que le chant de la petite maîtresse avait attirés, étaient restés mornes et tristes. George fit donc la réponse la plus incohérente et la plus embrouillée ; chacun des sentiments qui l’agitaient semblaient en dicter une phrase ; de sorte que le document de Winslow n’en parut que plus incompréhensible. Seulement, l’auditoire crut comprendre que le lieutenant leur disait de rester rassurés sur leur sort.

La mère Landry, qui ne se sentait pas plus instruite, allait revenir à la charge pour obtenir quelques commentaires plus lucides. Mais sa fille se hâta de la prévenir : — Ma chère mère, dit-elle, je vous en prie, n’imposez pas à monsieur un interrogatoire, auquel il ne peut être préparé ; ne le mettez pas dans la pénible situation de vous dévoiler ses secrets d’état ou de forcer sa conscience pour vous laisser les charmes d’un faux espoir.

George sentit un trait passer à travers son cœur. Il regarda sa montre, et sans avoir vu l’heure, il dit qu’il était très-tard, puis il se leva pour partir : tous les autres en firent autant.

On était venu pour se réjouir et personne ne s’était amusé. Chacun se croyait un peu coupable du sentiment pénible qui avait attristé la fête, et se trouvait obligé de témoigner plus d’amitié aux autres pour se faire pardonner sa prétendue morosité. On se souhaita donc plus tendrement le bon soir, on se serra plus cordialement la main, on se promit des veillées plus agréables. George seul ne participa pas à cet épanchement suprême ; il se sentait comme un point isolé dans ce centre d’affection ; il n’osait offrir sa main aux autres ; il trembla en se présentant à Marie, quand il fut seul en face d’elle. La jeune fille ne leva pas même la sienne ; — elle la laissa pendante comme un crêpe attaché à la porte d’un mort.

Heureusementque les feux de joie s’étaient affaissés ; les ombres qui envahissaient déjà la grange cachèrent l’émotion dont le jeune officier fut saisi à ce témoignage de mépris. — Au revoir, M. George, dit Marie, d’une voix ferme, mais sans aigreur. Je vous dois une réponse, je vous prie de venir la recevoir, après demain… Pardonnez-moi ce retard : mais il me semble que dans des moments aussi difficiles, on ne peut songer à fixer sa vie… Elle appuya sur ces derniers mots.

— Je croyais, mademoiselle, reprit le lieutenant, que votre chanson de ce soir et cette manière inusitée de me congédier… étaient votre réponse, et je n’en attendais plus d’autre… Dieu veuille que celle que vous me promettez ne vienne pas trop tard !… Je vous pardonne ce nouveau délai ; je vous pardonne aussi le sentiment qui vous a inspiré le choix de votre complainte et le traitement que vous m’infligez maintenant : vous croyez avoir des raisons légitimes pour me faire subir cette double humiliation, je ne vous les conteste pas ; peut-être apprendrez-vous un jour combien je viens de souffrir ! Quoiqu’il en soit, vous trouverez toujours en moi le protecteur le plus dévoué, le plus respectueux, le plus constant. — Il salua.

Sa voix tremblante et brisée révélait assez tout ce qu’il éprouvait. Marie se sentit touchée ; elle lui tendit la main, mais il était déjà disparu dans les ténèbres.

En regagnant leurs demeures, les conviés à la fête rencontrèrent des petites patrouilles qui parurent les épier. George trouva tout le monde debout au corps de garde ; le conseil siégeait au coin du feu, sans lumière. Il entra droit chez lui, et se jeta, tout botté, sur son lit ; il était fiévreux et harassé, et il avait ordre d’être debout, avant l’aube. — Quelle terrible jour que ce demain ! dit-il, en tombant sur le grabat comme un fardeau trop lourd. Pauvres gens !… j’ai peu d’espoir… Quand elle aura connu les terribles enchaînements de ma situation, quand elle aura compris toute la sincérité de mon cœur et de mon dévouement, elle me rendra son estime, au moins… peut-être davantage… Les événements feront le reste…


XXI

Le lendemain, vers midi, près de deux mille personnes étaient réunies dans le bourg de Grand-Pré. Beaucoup étaient venus d’une assez grande distance, avec toute leur famille. Tous étaient groupés le long de la rue principale, devant les maisons, autour de l’église ; la plupart s’occupaient à expédier un léger repas qu’ils tenaient sous le pouce. Il n’y avait pas de tumulte ; au contraire, une sorte de stupeur régnait sur toute cette foule. On s’entretenait à demi-voix, comme autour d’une guillotine, à l’heure de l’exécution, comme sur la porte d’une tombe où l’on va déposer un ami du bien public.

Quand les vieilles horloges qui avaient marqué tant de moments heureux, dans ces chaumières ignorées, commencèrent à sonner trois heures, tous sentirent leur cœur se serrer ; les groupes se mirent à s’ébranler. Au même instant, un roulement de tambour se fit entendre du côté du presbytère : c’était le signal annonçant l’ouverture de l’assemblée. Aussitôt la population toute entière se mit en marche. La plupart des membres d’une famille se tenaient réunis. On voyait çà et là quelques têtes blanchies, et autour, se pressaient les représentants de plusieurs générations, échelonnés selon leur âge : on aurait dit des patriarches s’acheminant dans les plaines de la terre promise. Quelques femmes, quelques filles, avides de connaître plus tôt le résultat de cette grande et mystérieuse affaire, s’étaient aussi mêlées à la masse des hommes.

Marie voulut suivre son vieux père ; elle l’accompagna jusqu’au perron de l’Eglise. La grande porte était ouverte à deux battants, et la population l’encombrait, en s’y précipitant, comme aux plus beaux jours de fête, lorsque Grand-Pré jouissait de son prêtre et de son culte.

La compagnie de M. George était distribuée de chaque côté du porche ; lui même se tenait tout près de l’entrée, veillant à ce qu’il n’y eut pas de désordre. Sa vue rassurait les braves gens, et tous s’empressaient de le saluer, en passant, comme d’habitude. Mais lui, en rendant la civilité, n’avait plus ce sourire naturel et bienveillant qui naît sur le visage de tout homme bien né, devant ceux qui le respectent et qui l’estiment : chacun de ces saluts lui faisait monter le rouge à la figure, et il semblait désirer se soustraire à ce témoignage de confiance et d’amitié. Mais quand il vit Marie, il pâlit ; car la jeune fille avait attaché sur lui un regard terrible comme celui de la justice. Le sien ne put y résister, il tomba vers la terre. Elle était à deux pas de lui.

Au moment de se séparer de son père (car les femmes n’avaient pas la permission d’entrer), elle le retint un instant lui demandant à l’embrasser ; et comme il se penchait tendrement vers elle, elle lui dit en lui montrant le sanctuaire, et assez fort pour que le lieutenant pût l’entendre : — Voilà notre autel, notre saint autel ! Si c’est un sacrifice qu’on va faire, Dieu sera plus près des victimes et des faux prêtres…

Pour se retirer et sortir du courant de la foule, Marie dut passer si près du jeune officier que ses habits frôlèrent les siens ; dans ce moment, elle l’entendit qui disait : — Miséricorde pour moi, Marie, et courage pour vous… pauvre enfant !

Elle se détourna fièrement, puis elle alla se mêler au noyau des autres femmes qui s’étaient assises sur les bancs et sur la pelouse de la place, à une petite distance de l’église.

Quand le dernier de cette longue procession d’hommes fut entré et que le petit temple fut plein de tous ceux qu’il avait vus jadis prier et chanter, on vit s’avancer Winslow, Butler et Murray, entourés d’une garde qui portait l’épée nue ; tous franchirent le seuil de l’église, et après avoir ouvert un sillon au sein de l’assemblée, ils allèrent s’arrêter sur les degrés de l’autel. La porte se referma derrière eux et un double rang de soldats fit le tour de l’église, l’enfermant dans une double ceinture de bayonnettes aiguisées.

Un silence effrayant s’établit partout, au dehors comme au dedans. Winslow, quoique homme de résolution, en paraissait accablé ; il hésita quelque temps à le rompre ; il semblait faire des efforts pour ramener sa voix dans son gosier devenu tout à coup aride et tendu ; sa main tournait et retournait le fatal parchemin, sans pouvoir le déployer ; elle était agitée de spasmes nerveux comme celle d’un assassin novice. Murray et Butler se sentaient déjà de la pitié pour tant de faiblesse, quand le colonel, prenant énergiquement sur lui, put enfin formuler ces quelques phrases : — « Messieurs, j’ai reçu de son excellence le Gouverneur Lawrence la dépêche du roi que voici. Vous avez été réunis pour connaître la dernière résolution de Sa Majesté concernant les habitants français de la Nouvelle Écosse, province qui a reçu plus de bienfaits, depuis un demi-siècle, qu’aucune autre partie de l’empire…

« Vous ignorez moins que personne comment vous avez su le reconnaître…

« Le devoir qui me reste à remplir maintenant est pour moi une dure nécessité ; il répugne à mon caractère, et il va vous paraître bien cruel… vous avez, comme moi, le pouvoir de sentir.

« Mais je n’ai pas à censurer, je dois obéir aux ordres que je reçois. Ainsi donc, sans plus hésiter, je vous annonce la volonté de Sa Majesté, à savoir : que toutes vos terres, vos meubles et immeubles, vos animaux de toute espèce, tout ce que vous possédez, enfin, sauf votre linge et votre argent, soit déclaré, par les présentes, biens de la couronne ; et que vous mêmes soyez expulsés de cette province.

« Vous le voyez, c’est la volonté définitive de Sa Majesté que toute la population française de ces districts soit chassée.

« Je suis chargé, par la bienveillance de notre souverain, de vous laisser prendre votre argent et autant d’effets de ménage que vous pourrez en emporter, sans encombrer trop les navires qui doivent vous recevoir. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous assurer la possession de ces choses et empêcher que personne ne soit molesté en les transportant.

« Je veillerai à ce que les familles soient embarquées sur les mêmes vaisseaux, et à ce que ce déplacement s’opère avec autant d’ordre que le permettra le service de Sa Majesté.

« J’espère que, dans quelque partie du monde que vous soyez jetés, vous serez des sujets fidèles, paisibles et heureux.

« Je dois maintenant vous informer que c’est le plaisir de Sa Majesté que vous restiez en sûreté, sous la garde et la direction des troupes que j’ai l’honneur de commander. En conséquence, je vous déclare tous prisonniers du Roi. »[2]

Ces derniers mots produisirent une commotion générale, comme le premier effort d’un volcan qui entre soudainement en éruption ; il s’échappa de toutes ces poitrines tendues une exclamation déchirante pleine d’angoisse et de sanglots ; c’était le cri de mille cœurs broyés, de mille victimes atteintes du même coup. Tous ces malheureux, subitement frappés, se sentirent instinctivement portés vers celui d’où partait le coup, comme ces naufragés sous les pieds desquels vient de s’ouvrir l’abîme, s’élancent avec l’instinct de la vie vers le rocher qui les a perdus. Tous les bras s’élevèrent simultanément vers Winslow, implorant… implorant sans paroles, avec des cris étouffés, avec un désespoir déchirant… Mais la sentence était portée, le sacrifice était accompli ; Winslow, Murrav, Butler descendirent les marches de l’autel ; les épées de leur garde éloignèrent les bras implorants, les poitrines haletantes, et les trois bourreaux passèrent, mornes, froids ; ils semblaient s’efforcer de paraître impassibles, comme s’ils eussent voulu, après avoir commis cette mauvaise action, mieux cacher la honte qui devait les poursuivre devant tant de consciences honnêtes si cruellement mystifiée. Les portes s’ouvrirent pour les laisser passer ; mais elles se refermèrent derrière eux…

Cet instant fut le plus terrible ; tout espoir de clémence était évanoui, la poignante clameur des infortunés n’avait pas pu briser l’arrêt qui venait de les foudroyer, n’avait pas pu faire entrer la pitié dans les entrailles d’airain de leurs maîtres… Alors il se produisit un revirement violent dans cette tempête de douleur ; le désespoir aveugle prit un moment le dessus, revêtit toutes ses formes hideuses, s’abandonna à toutes ses inspirations frénétiques, surtout parmi les jeunes gens. Il est si dur d’être saisi tout à coup dans la force et l’ardeur de la vie, au centre de ses affections, au seuil de l’édifice de bonheur qu’on s’était créé, devant tous les enchantements de l’avenir, pour être lié par une main inhumaine à laquelle on ne peut résister, pour être encore arraché du sein de l’amitié et de la famille, chassé, livré à tous les supplices de la proscription !… Les uns se précipitèrent vers les ouvertures, s’attaquant aux gonds et aux serrures, essayant de broyer sous leurs poings les vieux panneaux de chêne. Le bois craquait sous ces violents efforts, mais rien ne cédait ; les assaillants se retournaient de rage, laissant le sang de leurs mains déchirées sur les rivets de fer dont on avait hérissé les portes. D’autres, ceux qui avaient prévu ces malheurs, qui en avaient averti les incrédules, criaient, vociféraient en passant devant les Landry et les Le Blanc : — Ah ! nous vous l’avions bien dit ! — Autour du vieux notaire ils se pressaient comme une avalanche, dirigeant vers sa tête leurs mains dont les doigts tendus semblaient devenus des griffes de lion ; et tous lui jetaient une accusation, un sarcasme : — Voici ce que vous avez fait ! Nous étions des fous… nous avions des terreurs imaginaires, des soupçons déraisonnables… eh bien ! les connaissez-vous maintenant vos Anglais ? Vous pensiez être épargné, peut-être, parce que vous les aviez si bien servis… allez maintenant, vieux lâche !

Au milieu de cet orage, le vieillard s’était tenu au bas de l’autel, agenouillé sur le premier degré ; il avait les mains jointes et il regardait vers le ciel dans une altitude de douleur inspirée qui aurait dû en imposer à ses accusateurs, s’ils n’eussent pas été aveuglés par la passion. En entendant tomber sur ses cheveux blancs le mot insultant de lâche, il se leva comme une ombre de saint, et se tournant du côté de la foule, il articula ces quelques paroles d’une voix brisée ;

— Mes amis, venez, arrachez ces cheveux blancs, écrasez-moi au pied de cet autel, vous le pouvez impunément ; il n’y a de justice à craindre ou à espérer pour personne, dans ce lieu. Tuez-moi… allez, vous n’ajouterez pas à mes maux, et j’ai fini maintenant de vous être utile ; mais vous, mes compatriotes, mes enfants, que j’ai aimés pendant quatre-vingts ans, ne m’insultez pas au milieu de tant de douleur !… À mon âge, l’insulte est plus dure que la mort ; et je croyais avoir vécu pour n’en pas mériter une aussi dure !… Je me suis confié à la générosité d’une nation, j’ai cru à la parole d’un roi… si c’est un crime, il m’a perdu, et j’en suis suffisamment puni. Maintenant, je baise l’autel de mon Dieu, j’appuie dessus ces deux mains épuisées ; si j’ai voulu vous tromper, vous vendre, que le ciel confonde mon imposture ; qu’il dise si je suis un lâche ou un renégat !…

— Non, non, crièrent quelques voix : pardonnez-nous ! priez pour nous ! priez avec nous !…

Ces voix dominèrent et entraînèrent toutes les autres.

Le notaire était resté prosterné devant le tabernacle ; le mouvement saccadé de ses épaules laissait voir que ses larmes l’étouffaient. Il y a quelque chose de tout puissant dans les pleurs d’un vieillard, quelque chose de saint qui dompte les hommes et qui touche le ciel. Celles du père Leblanc produisirent une réaction subite dans toutes ces âmes bouleversées : le sentiment du malheur commun, de la douleur partagée, rétablit chez tous celui de la justice. On ne songea plus à s’accuser outre frères, entre victimes ; l’injustice qui pesait sur tous était à elle seule assez lourde à porter, on avait trop besoin de miséricorde et de consolation. Peu à peu, un calme contenu s’établit au milieu de tout ce monde ; le silence religieux de la résignation envahit cette enceinte ; on n’entendit plus que les sanglots des enfants pressés dans les bras de leurs pères, et ce balbutiement uniforme d’une foule en prières. La vieille église semblait avoir repris son caractère pieux d’autrefois pour faire descendre sur ses enfants les consolations célestes, un peu des béatitudes du Dieu des infortunés.


XXII

À l’extérieur, quand les femmes entendirent l’exclamation terrible de leurs parents, elles sentirent leurs entrailles tressaillir, comme à l’appel suprême d’un père ou d’un frère blessé à mort ; leurs tendres instincts les poussèrent toutes ensemble vers l’entrée de l’église et elles attendirent dans une anxiété indicible le moment où la porte s’ouvrirait. Lorsqu’elles la virent s’entrebâiller elles s’y précipitèrent ; mais c’étaient Murray, Butler et Winslow qui sortaient avec leurs sbires, ils leur signifièrent de se retirer, elles n’en firent rien ; ils les repoussèrent de la main, de leurs épées, mais elles offraient leur sein au fer, leurs têtes aux coups, pour tendre leurs bras à ceux qu’elles apercevaient par l’ouverture du porche. Elles ne reculèrent que lorsqu’elles virent Butler tourner la clef de la porte sur tout ce qu’elles avaient de plus cher ; alors elles comprirent qu’elles étaient devenues des femmes et des filles de proscrits, et elles s’en allèrent dans leur douleur affolée. Elles parcouraient les rues au hazard, se tordant les mains, et criant les unes vers les autres : — Ils les ont pris… ils les ont tous pris !…

Celles qui étaient restées chez elles, en entendant toutes ces lamentations, sortaient de leurs demeures, accouraient au-devant des autres, les embrassaient étroitement, se confondant dans leur désespoir. De proche en proche, le coup fatal fut porté sous tous les chaumes, dans tous les cœurs ; bientôt, il n’y eut plus, dans tout Grand-Pré, qu’une seule clameur ; on ne vit plus qu’une foule de femmes effarées, errant en désordre, comme des bacchantes ivres de leurs larmes. Une nuit hâtive vint heureusement répandre ses voiles sur ce spectacle.

Parmi toutes celles qui étaient revenues de l’église, la mère Landry chercha vainement sa fille. Elle alla demander aux autres ce qu’elle était devenue ; on n’en savait rien ; elle parcourut toute cette route de désolation, regardant, s’informant ; elle vint explorer les abords du presbytère, fit le tour de la place publique : Marie n’était nulle part ; elle alla jusqu’à s’adresser à M. George, qui n’avait pas encore laissé les rangs de sa compagnie : — Monsieur le lieutenant, dit-elle, où est donc Marie ?… vous savez ce qu’elle est devenue… Elle non plus, n’est pas rentrée à la maison… l’avez-vous enfermée avec les autres ?… George dit qu’il ne savait rien de son sort ; qu’il s’en occuperait.

Les ténèbres étaient venues, la pauvre mère fut forcée de rentrer chez elle comme les autres femmes.

Qui pourra jamais analyser et peser les douleurs que cette nuit a cachées dans son sein !… toutes ces familles sans chefs, toutes ces créatures faibles et défaillantes, sans soutien, toutes ces mères dépouillées dans leur joie, dans leur orgueil, dans leur amour ; toutes ces places vides au coin du feu, au grabat des jeunes gens, aux lits des époux ; toute cette douce gaieté de la veillée envolée ; tous ces souhaits d’amis et de voisins, tous ces baisers du soir, tous ces rêves de bonheur évanouis ; toutes ces horribles visions de l’avenir mêlées dans les ténèbres aux cauchemars hideux ; tous ces appels des enfants dans les frayeurs de leur insomnie ; tous ces sanglots harmonisés avec le bruit des vents dans les arbres dépouillés, avec les mugissements des troupeaux laissés, ce soir-là, sans abri et sans nourriture ?… Dieu seul a tout vu, a tout entendu ; puisse-t-il avoir tout pardonné à ceux qui ont froidement préparé et accompli tant de maux !…


XXIII

Pendant que ces scènes se passaient à Grand-Pré, d’autres, peut-être plus lamentables encore, se produisaient sur tous les points du territoire acadien. Soit que les conquérants n’eussent pas tenté partout la même ruse ; soit que les habitants fussent prévenus de leurs projets, une grande partie d’entre eux s’étaient déjà enfuis dans les forêts, à la date de la proclamation. Les Anglais se mirent donc à les poursuivre, à les traquer jusque dans les habitations des sauvages, où un grand nombre s’étaient réfugiés. La terreur de ces pauvres gens était si grande, que, dans leur départ précipité, ils s’étaient à peine pourvus des choses les plus nécessaires à la vie, de sorte qu’après quelques jours de souffrances extrêmes, ils revinrent se livrer à leurs maîtres. Ceux qui furent saisis en voulant s’échapper, ou qui firent quelques tentatives de résistance, furent fusillés, comme le gibier à l’affût ; partout le long des rivières, dans les sentiers sauvages, sur les routes publiques, on rencontrait des détachements de milice qui chassaient devant eux, comme des troupeaux égarés, quelques familles qu’ils avaient arrêtées au passage, ou saisies dans leurs dernières retraites : ils les conduisaient ainsi, au bout de leurs armes, vers les endroits de la côte où stationnaient les navires qui devaient les recevoir ; il y avait parmi ces captifs des femmes enceintes qui portaient d’autres enfants ; des vieillards, des filles adolescentes ; ils étaient affamés, dénudés et frileux.


XXIV

.

Le cimetière de Grand-Pré avoisinait immédiatement l’église ; au milieu, s’élevait un tertre abrité par un groupe harmonieusement composé d’ormes, de cyprès et de saules pleureurs ; c’est au milieu de ce bocage que s’élevait la grande croix destinée à protéger le repos de la famille des morts ; et c’est près d’elle que, vers 9 heures du soir, vint se fixer une partie des troupes anglaises pour y déployer ses tentes et allumer les feux de bivouac. La nuit était une des plus noires de la saison : on voyait à peine se dessiner sur le fond plus gris du ciel les grands massifs d’arbres sombres qui peuplaient le champ funèbre.

Quelques soldats, en tournant autour de la croix qu’ils voulaient abattre pour faire du combustible, sentirent leurs pieds heurter un objet qui leur parut n’être ni de bois ni de pierre ; en y portant la main ils découvrirent que c’était un corps inanimé.

— Une femme ! se dirent-ils entre eux, à demi voix ; il faut s’assurer si elle est morte ou vivante… si elle est jeune ou vieille… si elle est belle ou laide… c’est important !

— Sa main est froide… son cœur bat encore un peu… De la lumière ! allons chercher de la lumière, dirent quelques uns.

— Non, pas de lumière, murmurèrent sourdement les autres ; elle est jeune… ses cheveux sont longs et bien tressés !… pas besoin de lumière.

— Oui, oui, il faut y voir un peu, grommelèrent les premiers ; pour la faire revenir, il faut de l’eau-de-vie, et lui mouiller le front : John, va faire la garde pour éloigner les intrus et nous irons prendre toutes ces choses.

Et ces monstres s’éloignèrent, disputant entre eux avec des ricanements sinistres.

George les aperçut comme ils venaient d’allumer leur torche et se préparaient à retourner à leur proie. — Ou allez-vous, leur dit-il, avec cette lumière ?

— Nous voulons jeter à terre cette grande croix, pour entretenir notre feu, répondit le plus rusé de la bande.

— Ce n’est pas la peine, reprit le lieutenant ; laissez au moins aux morts leurs consolations ; il y a du bois tout autour du presbytère, allez en chercher.

— Il nous faut bien aussi faire quelques fagots de branches sèches et il nous est impossible de nous trouver le nez, par cette nuit de tombeau.

Le lieutenant les laissa continuer. En arrivant près du corps de la femme, qui était étendu la face contre terre, ils le retournèrent et, le soulevant dans leurs bras, ils approchèrent la torche près de la figure pour en étudier les traits. — Quel beau morceau ! s’écrièrent-ils tous ensemble ; quel dommage que cela soit inanimé !… Qui a l’eau-de-vie ?

Mais George était sur leurs talons ; il les avait suivis, soupçonnant à leur réponse qu’ils l’avaient trompé : en apercevant à une petite distance le visage de la jeune fille, il s’écria : — Dieu, c’est’Marie ! et il vint tomber comme un tigre au milieu de la bande. Ses hommes, tout abasourdis par cette brusque entrée en scène, laissèrent tomber leur fardeau, et le corps de la fille des Landry roula par terre, d’abord sur les degrés qui formaient les assises du monument rustique, puis ensuite jusqu’au bas du tertre.

Dans son premier mouvement le jeune officier tira son épée, et il lui fit décrire, à la face de ses soldats, un cercle terrible où quelques-uns auraient certainement laissé leurs têtes, s’ils ne s’étaient pas hâtés de sortir du rayon menaçant ; puis, arrachant la torche des mains de celui qui la portait, il leur dit à tous : — Allez maintenant, vils poltrons ! je prends cette femme sous ma garde ; si quelqu’un ose seulement flairer de ce côté, il s’en repentira !

La bande s’empressa de disparaître.

Aussitôt que le lieutenant n’entendit plus leurs pas et leurs grognements, il alla relever le corps toujours inanimé de Marie, et après avoir étendu sa capote au pied de la croix, il déposa dessus la pauvre abandonnée, et il s’assit à une petite distance, par respect pour cette forme virginale, pour cet ange de la terre tombé près de lui, sans protection et sans témoin ; il craignait aussi qu’en revenant à elle, la jeune fille fut trop effrayée de le trouver à côté d’elle. Il aurait donné tout au monde pour pouvoir la transporter à la maison de son père ; mais il lui était strictement interdit de quitter son poste avant 6 heures du matin, et il n’aurait pu confier à personne des siens une mission aussi délicate. Il lui fallut donc accepter une situation qui avait pourtant son charme et qui pouvait changer heureusement sa mystérieuse destinée. Ayant fixé sa torche en terre, après avoir amorti un peu la lumière, il s’était accoudé sur ses genoux, fixant les yeux dans la pénombre où se dessinait à peine dans les plis de sa redingotte la figure de Marie. Sa pensée s’abandonnait tour à tour aux plus tristes réflexions et aux plus doux rêves de la vie ; des espérances extravagantes venaient encore lui apparaître au milieu de ce cimetière, après cette journée terrible, devant ce corps inanimé. La vie est de sa nature si prédisposée aux contrastes ; nos jours ont si souvent des lendemains extraordinaires que les imaginations vives et les cœurs jeunes sont instinctivement portés à ne douter de rien.

Il n’y avait que peu d’instants que George était plongé dans sa méditation, quand il vit un mouvement se manifester à l’endroit où se trouvait Marie ; puis il aperçut la redingotte qui se déployait et tombait de chaque côté de la jeune fille, pendant qu’elle se soulevait lentement, lentement comme une tige frêle qu’a pressé sans la briser le pied du moissonneur. Après bien des efforts elle se trouva assise, mais encore chancelante. George ne put s’empêcher de faire quelque pas vers elle, il craignait de la voir s’affaisser de nouveau : mais elle se raffermit, sa tête resta recourbée sur sa poitrine, ses yeux étaient fixés devant elle.

En entendant le bruit des pas de l’officier elle se retourna légèrement mais elle ne parut pas effrayée, quoiqu’elle eût bien aperçu le jeune homme. Tout-à-coup elle étendit ses bras du côté de l’église, et elle resta ainsi, avec une expression de désolation stupide, la figure pâle, les mains tremblantes. La lumière restée à l’écart éclairait vaguement ses traits ; c’était quelque chose de saisissant de la voir ainsi sortir de l’ombre, se détacher de la terre, au pied de cette grande croix : on aurait dit une martyre des premiers siècles sortant de son tombeau avec le signe de sa foi. Le lieutenant fut maîtrisé par cette apparition, il tomba près d’elle, à genoux ; alors, il l’entendit qui murmurait d’une voix oppressée :

— Ils sont tous là les miens… mon père, mes frères ils sont tous là… là !… Ils vont être chassés, dispersés comme des méchants… Et Jacques, quand il viendra, ne trouvera, personne… plus de parents… plus de maison… plus de troupeau… plus de Marie !… Les traîtres ! les cruels !… ils nous mentaient au nom du roi ! même ce monsieur George !… Que c’est une chose cruelle d’être conquis !… Puis, après une pause, se retournant du côté de l’officier, elle ajouta :

— Vous monsieur, l’avez vous connu le lieutenant Gordon ?… il venait dans notre maison, il mangeait de notre pain, il riait à nos joies, il jouissait de notre bonheur ; nous lui donnions toute notre confiance… il disait, il y a quelques jours, qu’il voulait ma main… Et nous trahir !… Il était donc le plus méchant, celui-là ; il mentait avec son amitié, avec ses bienfaits, avec son amour !… Ah ! que c’est affreux tant de malice… faire du bien, faire naître la reconnaissance, l’amitié, l’amour… pour mieux frapper !…

George n’en put entendre davantage, tout son sang avait fait irruption vers sa gorge : saisissant fortement les deux mains de la jeune fille : — Ah ! Marie ! Marie ! s’écria-t-il, revenez à la raison, ne brisez pas la mienne ; épargnez-moi ce supplice d’ignominie !…

Cette interruption subite, la sensation violente que produisit l’étreinte de l’officier, sur les poignets de Marie, la fit bondir : — Ah ! un anglais !… cria-t-elle avec effroi ; éloignez-vous !… Ne me touchez pas avec ces mains là… il y a du sang, des larmes dessus… les larmes de mon père et de ma mère !… Monstre ! vous m’en avez inondé !… Et quoique ce sang et ces larmes soient souillés sur vous, gardez-les, gardez-les éternellement, devant Dieu et devant les hommes !… pour qu’ils vous jugent et vous maudissent toujours !… toujours !… Et la jeune fille fit un effort terrible pour s’enfuir ; mais George la retint : — Non, non, Marie, ces mains qui vous arrêtent sont celles d’un ami, d’un protecteur ; des mains qui ne voudraient trahir que pour vous sauver ! — Elle n’entendit pas ces paroles, elle était tombée de nouveau sur les degrés de pierre.

Dans ce moment, la torche brûlée jusqu’au bout s’éteignit, laissant, confondus dans les mêmes ombres, l’officier, la fiancée de Jacques, le bosquet de saules pleureurs, et la croix noire. À de petites distances, on voyait encore luire les feux mourants des bivouacs ; mais leurs rayons n’arrivaient pas jusqu’au tertre solitaire. George ne pouvait s’éloigner pour chercher de la lumière ; il craignait que quelques autres soldats ne passassent par là ; d’ailleurs, il était irrésolu, accablé. Dans cet état il chercha la croix, et quand il l’eut, trouvée, il l’entoura de ses bras et il s’appuya dessus ; et si quelqu’un avait pu percer les ténèbres qui l’environnaient il l’aurait vu, à genoux, les mains jointes priant comme on priait à Grand-Pré.

Dans les jours d’isolement, de dégoût de la terre ; dans les jours où l’abandon et l’oubli des hommes, où l’injustice et les chagrins cuisans vous assaillent et vous écrasent, quand le sentier où l’on marche vers un but de prédilection semble céder à chaque pas sous nos pieds, comme dans un cauchemar, quel est l’homme sensible, qu’elle est l’âme venue de Dieu qui n’a pas senti naître en elle une prière ? Il y a des moments où la vie a besoin d’être ravivée dans la source divine d’où elle découle, pour ne pas être abîmée dans ses accablements. Heureux ceux qui se rappellent alors leur sublime origine et qui sentent encore ce suprême tressaillement de l’immortel amour, cet élancement du cœur qui est la prière. Quel bienfait que la prière ! elle naît en tout lieu, surtout dans les cachots, dans la cabane désolée, dans les déserts, dans la pauvreté, dans la douleur, elle a toujours une voie ouverte vers le ciel ; elle trouve Dieu partout, tout près des lèvres de celui qui souffre ; qu’elle soit un balbutiement, un soupir, un regard, une pensée elle arrive à celui qui a dit : « Vous m’appellerez votre père. »

George s’y abandonna longtemps.


XXV

Le froid de la nuit, mais surtout la forte rosée du matin qui vint ruisseler sur le front de Marie, ranimèrent peu à peu ses sens et sa raison. L’aube commençait à poindre quand elle ouvrit les yeux. Elle n’avait la conscience de rien de ce qui lui était arrivé depuis le moment où elle était tombée évanouie sous le bosquet funèbre, après la sortie de Winslow de l’église.

En promenant son premier regard autour d’elle, elle aperçut George assis au pied de la croix : — Quoi, vous ici ! dit-elle avec un air effaré : mais où suis-je donc !… Et après un moment de réflexion pendant lequel elle essayait de recueillir ses pensées longtemps égarées et d’analyser les événements, elle ajouta, en faisant un effort pour se lever : — Oh ! mon Dieu, c’est vrai !… J’ai donc passé la nuit ici… parmi ces gens… et ma pauvre mère restée seule avec sa douleur !

George voyant qu’elle allait tomber, s’approcha pour lui offrir son bras : — Permettez-moi, dit-il, de vous soutenir et de vous accompagner jusqu’à votre maison.

— Non, dit la jeune fille, chancelante, non monsieur, laissez-moi, je ne m’appuierai jamais sur le bras d’un homme que je méprise ; je me traînerai plutôt sur cette terre, elle me souillera moins.

— Ah ! Marie, l’appui d’un honnête homme ne souille personne !

— Vous avez pris part au conseil qui a dicté la proclamation mensongère du 3, et, hier même, vous nous avez laissés sous la fausse impression que nous n’avions rien à craindre de vous autres : ce sont là deux actes déshonnêtes.

— Marie, vous êtes injuste dans votre douleur, vous m’enveloppez dans la réprobation que mérite mon gouvernement, vous m’imputez la cruauté et la perfidie de mes supérieurs ; mais ne devais-je pas obéir ?…

— Monsieur George, le premier devoir qui commande est celui de l’honnêteté ; un homme est toujours libre de ne pas participer à un acte infâme, un soldat peut briser son épée devant le déshonneur : il vous est facile de vous passer du salaire et du pain qu’on vous donne ; et un gentilhomme n’en accepte pas de mains souillées. Ce n’est donc pas une injustice de laisser peser sur vous une honte que vous avez acceptée vous-même. Eh ! monsieur, qui pouvait vous pousser si ardemment à demander la main d’une pauvre Acadienne, quand vous aviez signé l’arrêt de proscription de tous ses parents ? Pourquoi tant de hâte ?… Vous vouliez sans doute garder sur cette terre que vous alliez vider de ses habitants, et où vous êtes, dit-on, condamné à rester, pour des raisons peu recommandables, un objet de plaisir… un passe-temps… car il paraît que vous regardez peu aux moyens de vous amuser…

— Ah ! Marie ! Marie ! vous avez le droit de torturer un Anglais, fût-il innocent, pour les cruels supplices que vous infligent sa nation ; mais, je vous en prie, n’en abusez pas : par le sens de la justice qui est en vous, par la reconnaissance que vous m’aviez gardée, veuillez m’écouter.

— Eh bien ! parlez… Mais ma mère, ma pauvre mère, qui est restée seule, durant cette longue nuit !…

— Je ne vous retarderai pas, dit George ; il est d’ailleurs nécessaire que nous quittions ce lieu ! Si Butler m’apercevait ici, avec vous, il me mettrait peut-être dans l’impossibilité de vous être utile ; mon heure de service est passée, je puis donc m’éloigner ; si vous daignez m’accorder encore un peu de confiance, prenez mon bras, je vais vous conduire jusque chez vous.

Marie hésita quelques instants ; elle regarda l’officier avec un regard où le doute se confondait encore avec la douleur ; puis elle lui dit : — Je suis votre prisonnière, je vais devant vous ; — et elle s’achemina vers un sentier détourné. Sa démarche incohérente, ses pas irréguliers peignaient assez l’effort qu’elle faisait pour soutenir son corps brisé par cette nuit de défaillance et de lutte.

Aussitôt qu’ils furent sortis du cimetière et hors de la vue des soldats, le lieutenant prit la parole :

— Voilà plus de deux ans que j’habite Grand-Pré : quand vous ai-je donné le droit de soupçonner ma conduite passée, et de croire à toutes ces calomnies que mes gens ont popularisées parmi vous ?

— Jamais, monsieur, avant ces derniers événements.

— Quand je vous aurai dévoilé tous les motifs qui ont dirigé ma conduite durant ces derniers événements, et que vous aurez jugé combien mon cœur était honnête, croirez-vous les détails que je vais vous donner sur ma vie antérieure ?

— Oui, monsieur, et cela me fera du bien ; on ne croit pas tout-à-coup à tant de mal, sans faire violence à tous les bons instincts de sa nature.

— Parlons d’abord des années passées, reprit George. J’ai perdu mes parents bien jeune : à vingt ans, je me trouvai à la tête d’une grande fortune, avec un grade dans l’armée. Une partie de mon éducation avait été négligée. On ne m’avait bien appris qu’une chose : celle de jouir de tous les biens de la terre ; cela devait être le but de mon existence. Je me trouvai donc lancé dans cette vie de garnison, la plus agitée, la plus frivole, la plus vide où un jeune homme puisse être jeté. Pendant cinq ans, j’ai fait des visites, j’ai accepté des invitations à tous les bals, j’ai pris part à toutes les parties de plaisirs, je me suis étourdi dans les valses et les menuets, j’ai torturé mon esprit pour lui faire produire des madrigaux et d’autres fadeurs moins prétentieuses mais aussi futiles, aussi mensongères. Je fut bientôt entouré de cette troupe de mères et de filles que le démon de la frivolité et des folles ambitions vient saisir dans leur heureuse médiocrité intellectuelle et sociale, pour les ronger au cœur : malheureuses créatures qui peuplent nos villes de provinces et surtout celles de nos colonies : sorties de la petite bureaucratie et des comptoirs des négociants fortunés, elles aspirent à notre société pour jouir de la vaine gloriole d’être vues en compagnie de nos épaulettes et de nos épées ; elles n’ont qu’un instant le rêve d’enchaîner notre existence ; elles se contentent de quelques petits morceaux de notre fortune. Nous les trouvons sur notre chemin, faciles et sans souci ; elles font presque toutes les démarches ; elles viennent orner nos équipages, se prêtent à nos fêtes, charment nos heures inutiles avec une aisance qui rend les mères bien coupables, même si les filles ne le deviennent pas toujours.

Je crus un moment que j’étais un être extraordinaire, en me voyant au milieu de cette triple enceinte de voix insinuantes et câlines, de cajoleries extravagantes, de relations familières. J’étais un des plus riches de mon régiment, par conséquent un des plus heureux… Pendant quelque temps, je fus absorbé dans ce milieu délétère, subissant le charme qu’il offre à l’inexpérience et à la sotte présomption de la jeunesse. Je changeai de lieu (fort heureusement pour moi), ce ne fut qu’un changement de scène et de décor ; je trouvai là les mêmes acteurs, à peu près, avec d’autre fard et d’autres oripeaux. Tout cela finit par me donner une lassitude morale que je ne sus pas m’expliquer de suite. Instinctivement, j’avais cherché dans ce tourbillon de monde le but et l’exercice d’un sentiment sain, pur et profond de mon cœur, et je n’avais trouvé que la satisfaction éphémère de caprices toujours plus nombreux, toujours plus exigeants. Les hommes n’ont qu’un engouement passager, et bien peu d’estime et de respect pour ces idoles empressées, qui s’offrent à tous les cultes et glissent sur le chemin, quand elles devraient attendre des hommages moins abondants et mieux choisis, au milieu du sanctuaire embaumé de vertu, de réserve et de grâces vierges que leur préparent des parents véritablement sages.

À la fin, il me vint le désir de changer de lieux tous les jours, afin de briser, le lendemain toutes les liaisons contractées la veille : le départ de mon pauvre frère pour l’Amérique me surprit dans cette idée extravagante ; je voulus le suivre ; il en fut charmé ; il était non-seulement le meilleur des frères, mais aussi le plus tendre de mes amis, toujours disposé à me donner d’aimables conseils et surtout de beaux exemples. Nous partîmes donc ensemble, lui avec une provision de sagesse à ma disposition, moi avec le regret de beaucoup de temps perdu, le dégoût des misères qu’enfantent notre vieille société et un peu de sceptiscisme à l’endroit de la sincérité et de l’élévation du caractère de la femme.

Voilà quelle a été ma vie jusqu’au moment où je suis arrivé dans votre village ; j’ai voulu ne vous en rien cacher.

Maintenant, puisque je suis devant vous pour recevoir ma sentence, et que c’est un de mes plus ardents désirs qu’elle ne soit pas injuste, je me dois un témoignage que je tairais dans toute autre occasion : c’est que cette existence fausse et cette atmosphère viciée dont j’ai si abondamment vécu, n’ont rien détourné, rien oblitéré, rien détruit de ce qui était droit et juste en moi. Il y a quelque chose dans ma nature de plus fort que la volonté et que la passion ; c’est ce dégoût hâtif qui me saisit devant tout ce qui s’offre trop facilement et se prodigue à tout le monde, devant tout ce qui n’est pas l’expression spontanée et vraie de l’âme ; si, dans ces cœurs usés, sur toutes ces bouches repeintes, dans tous ces yeux aguerris j’avais vu s’échapper un sentiment et un mot sincères, une larme pure de tout intérêt, je n’aurais jamais eu le courage de m’en faire un jouet, et j’aurais horreur de moi-même, si je l’avais fait. Je me suis donc amusé d’une plaie de notre monde, j’ai dissipé près de cinq ans de ma vie en frivolités, j’ai négligé l’exercice des facultés les plus élevées qui m’ont été données, voilà mon crime, tout mon crime : jugez-le…

Ici, vous savez ce que j’ai fait aussi bien que moi. Le hasard m’ayant conduit à Grand Pré, j’y suis resté cloué par le devoir. Les grandes aventures que j’avais rêvées, les découvertes étonnantes que je devais faire en me distrayant, m’ont manqué ; je suis resté seul avec mon cœur vide et mon esprit impatient et lassé devant les grandeurs de votre continent et les mœurs simples, essentiellement honnêtes de vos compatriotes. Ces deux spectacles m’ont touché : mon esprit laissé sans entraves et mon cœur sans séductions ont retrouvé devant tant de beautés nouvelles de la nature et de l’âme leur voie et leur élan naturels. Et puis, Marie (laissez-moi vous le dire, puisque c’est une partie de ma confession et une nécessité de ma défense), j’ai trouvé, dans mes relations avec vous, la vertu si aimable, si belle, si entraînante que sa vue, son contact, sa puissance féconde, ont purifié et développé la mienne ; et un jour, j’ai pensé que ce trésor de bien que je sentais naître en moi, par vos soins, deviendrait peut-être assez grand pour mériter de vous être offert en hommage… j’ai osé l’espérer. »

George s’arrêta ; Marie tressaillit et parut touchée ; son visage était devenu pourpre ; ses pas se ralentirent, et semblèrent irrésolus, mais après quelques instants, ils se raffermirent et parurent même se précipiter davantage. George avait suivi ses moindres mouvements, avec une angoisse indicible ; il tendait l’oreille pour compter et mesurer chacun de ses soupirs oppressés ; il tremblait à chacune des oscillations que décrivait sa taille ; il souffrait peut-être plus que Marie en la regardant aller ainsi, devant lui, victime pure, morne, chancelante, mais plus grande, plus noble, plus adorable sous le poids du malheur. Quand il remarqua l’altération momentanée qui se produisit dans sa contenance, il crut que ses dernières paroles avaient fait une impression favorable, et il attendit un mot, un regard… mais elle continua sa marche silencieuse, et il fut forcé de reprendre son récit.

— Le 25 août dernier, le conseil militaire s’assembla ; je dus y assister, malgré la répugnance que cela m’inspirait : j’avais le pressentiment d’une perfidie. On discuta les moyens à prendre pour accomplir votre expatriation : Murray et Butler, qui s’étaient entendus d’avance, proposèrent le plus lâche et le plus traître, celui qui devait vous prendre par surprise au moyen de la proclamation que vous connaissez. Je m’emportai d’abord contre un acte politique aussi inhumain, et ensuite contre un guet-à-pens aussi indigne d’une nation civilisée : on me traita de transfuge, on me menaça des arrêts, on me fit un crime de mes relations avec vos parents, enfin, je fus seul de mon parti, seul pour vous défendre : le projet infâme fut arrêté devant moi, on me désigna mon rôle ; je dus me résigner à servir à l’exécution de votre sentence, à porter pendant dix jours le secret de votre désolation. Et, si je n’ai pas brisé mon épée, Marie, si j’ai obéi, si j’ai souffert le supplice d’infamie que m’ont imposé mes chefs, quand toute mon indignation s’échappait de mon âme, quand ma main allait faire tomber sur vous la foudre, quand je savais qu’au jour de l’exécution je serais peut-être flétri pour toujours dans votre esprit, rejeté parmi les soldats sans honneur… eh bien ! savez-vous pourquoi, Marie ?… j’espérais vous sauver à ce prix !…

Dans le premier moment de trouble, je vous écrivis cette lettre qui n’a pas eu de réponse, cette demande en mariage que je croyais bien trop précoce ; mais c’était la seule et la plus sûre voie qui me paraissait s’offrir à votre salut, et celle-là conduisait aussi à mon bonheur : en acceptant, vous étiez, vous et votre famille, à l’abri des rigueurs de l’exil. Je savais bien ne pas avoir assez mérité votre main, je n’ignorais pas, non plus, le nœud sacré qui lie votre existence à celle d’un autre ; mais j’avais l’espoir qu’après cinq ans d’attente inutile, après les événements qui se sont passés du côté de Beau-Bassin, au milieu de circonstances aussi précaires, vous trouveriez peut-être dans votre raison des motifs assez forts, et dans ma conduite auprès de vous assez de garanties de protection, de respect et d’amour, pour vous faire accueillir mes vœux… Vous ne m’avez pas répondu… Dans quelles angoisses vous m’avez laissé !… J’étais gardé à vue ; connaissant en partie l’attachement qui m’unissait à vous et aux vôtres, mes gens épiaient mes pas, craignant une trahison. Le soir de la fête de la ferme, la veille de l’assemblée, je n’en pouvais plus ; le désir de vous voir et de vous parler m’entraîna du côté de votre maison ; mais elle était pleine de monde. Cependant j’entrai, j’espérais vous voir encore sourire avant les jours de larmes !… Et comme j’ai souffert !… Ma langue a été fausse, et vous m’en avez accusé ; mais que pouvais-je dire ? Si j’avais laissé apercevoir dans ma réponse le but de l’assemblée, cela aurait sans doute produit un soulèvement désespéré au milieu de la population, qui n’aurait eu d’autre résultat qu’un massacre horrible ; et d’ailleurs, j’étais lié par mes serments d’office : je puis désobéir à mes supérieurs et désapprouver ma nation, je ne suis pas libre de les trahir.

Voilà, Marie, tout ce que je puis dire pour ma justification ; maintenant, si je mérite encore votre mépris, il ne me reste plus qu’à jeter ces épaulettes souillées à la face de Winslow, quoiqu’il arrive… Mais si vous me jugez encore digne de votre estime, je reste sous les armes avec le faible espoir de protéger votre sort. Aujourd’hui, je ne puis ni formuler de nouveau ni retirer ma demande de l’autre jour. Avant ces funestes événements, je pouvais demander votre main, les malheurs ne pesaient pas sur votre volonté ; mais maintenant, vous pourriez peut-être croire encore que je veux m’en faire un auxiliaire… Soyez libre, Marie… Seulement, je vous déclare sur l’honneur que le jour où mon nom vous paraîtra assez réhabilité pour que vous puissiez le porter, il vous appartiendra. Je suis déjà catholique de cœur et de foi, je le serai publiquement le jour de mon mariage…

En entendant ces dernières paroles, Marie mit ses deux mains sur son visage et resta un instant silencieuse. Elle éprouvait un combat terrible dans son âme : elle voyait tout à la fois, comme dans un seul tableau, ses vieux parents exposés à une longue suite de tortures qu’elle pouvait leur épargner ; Jacques, dont le retour était désormais impossible et d’ailleurs inutile, traîné dans les fers, élevant vers elle ses bras enchaînés ; ses compatriotes la regardant passer avec un Anglais, rougissant d’elle dans leurs angoisses ; et sa mère, toujours sa mère, l’accusant de faire le malheur des siens… Enfin, faisant un effort pour chasser ces images, elle se retourna du côté de l’officier :

— Monsieur George, dit-elle, vous êtes un cœur noble et généreux ! Pardonnez-moi les aveugles accusations que le délire m’a dictées ; je vous rends toute mon estime… Quant à ma main, vous l’avez plus que méritée par votre dévouement ; mais je ne puis pas en disposer sans le consentement de mes parents ; puisque leur sort dépend de ma décision, j’attendrai qu’ils me la dictent. — Et Marie tendit sa main avec confiance au lieutenant, qui, dans le premier abandon de son bonheur, la porta jusqu’à ses lèvres ; mais la jeune fille la lui retira violemment : sa vue venait de se fixer sur quelqu’un qui accourait devant elle, et elle s’écria toute éperdue, en étendant les bras : — Jacques ! mon pauvre Jacques !…


fin de la première partie.
  1. C’est la traduction du document historique.
  2. Haliburton.