Jadis et naguère (1902)/Don Juan pipé

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DON JUAN PIPÉ


À François Coppée.


 Don Juan qui fut grand Seigneur en ce monde
Est aux enfers ainsi qu’un pauvre immonde
Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux,
Et si ce n’étaient la lueur de ses yeux
Et la beauté de sa maigre figure,
En le voyant ainsi quiconque jure
Qu’il est un gueux et non ce héros fier
Aux dames comme aux poêles si cher
Et dont l’auteur de ces humbles chroniques
Vous va parler sur des faits authentiques.

Il a son front dans ses mains et paraît
Penser beaucoup à quelque grand secret.
Il marche à pas douloureux sur la neige,
Car c’est son châtiment que rien n’allège
D’habiter seul et vêtu de léger
Loin de tout lieu où fleurit l’oranger

Et de mener ses tristes promenades
Sous un ciel veuf de toutes sérénades
Et qu’une lune morte éclaire assez
Pour expier tous ses soleils passés.
Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable
S’est vu réduire à l’état pitoyable
De tourmenteur et de geôlier gagé
Pour être las trop tôt, et trop âgé.
Du Révolté de jadis il ne reste
Plus qu’un bourreau qu’on paie et qu’on moleste
Si bien qu’enfin la cause de l’Enfer
S’en va tombant comme un fleuve à la mer,
Au sein de l’alliance primitive.
Il ne faut pas que cette honte arrive.

Mais lui, don Juan, n’est pas mort et se sent
Le cœur vif comme un cœur d’adolescent
Et dans sa tête une jeune pensée
Couve et nourrit une force amassée ;
S’il est damné, c’est qu’il le voulut bien,
Il avait tout pour être un bon chrétien,
La foi, l’ardeur au ciel, et le baptême,
Et ce désir de volupté lui-même,
Mais s’étant découvert meilleur que Dieu,
Il résolut de se mettre en son lieu.
À cet effet, pour asservir les âmes
Il rendit siens d’abord les cœurs des femmes.
Toutes pour lui laissèrent là Jésus,

Et son orgueil jaloux monta dessus
Comme un vainqueur foule un champ de bataille.
Seule la mort pouvait être à sa taille
Il l’insulta, la défit. C’est alors
Qu’il vint à Dieu sans peur et sans remords
Il vint à Dieu, lui parla face à face
Sans qu’un institut hésitât son audace.

Le défiant Lui, son Fils et ses saints ?
L’affreux combat ! Très calme et les reins ceints
D’impiété cynique et de blasphème,
Ayant volé son verbe à Jésus même,
Il voyagea, funeste pèlerin,
Prêchant en chaire et chantant au lutrin,
Et le torrent amer de sa doctrine,
Parallèle à la parole divine,
Troublait la paix des simples et noyait
Toute croyance, et, grossi, s’enfuyait.
Il enseignait : « Juste, prends patience.
« Ton heure est proche. Et mets ta confiance
« En ton bon cœur. Sois vigilant pourtant,
« Et ton salut en sera sûr d’autant.
« Femmes, aimez vos maris et les vôtres
« Sans cependant abandonner les autres…
« L’amour est un dans tous et tous dans un,
« Afin qu’alors que tombe le soir brun
« L’ange des nuits n’abrite sous ses ailes
« Que cœurs mi-clos dans la paix fraternelle. »


Au mendiant errant dans la forêt
Il donnait un sol que s’il jurait.
Il ajoutait : « De ce que l’on invoque
« Le nom de Dieu celui-ci ne s’en choque,
« Bien au contraire, et tout est pour le mieux.
« Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux. »
Puis il disait : « Celui-là prévarique
« Qui de sa chair faisant une bourrique
« La subordonne au soin de son salut
« Et lui désigne un trop servile but.

« La chair est sainte ! Il faut qu’on la vénère.
« C’est notre fille, enfants, et notre mère,
« Et c’est la fleur du jardin d’ici-bas !
« Malheur à ceux qui ne l’adorent pas !
« Car, non contents de renier leur être,
« Ils s’en vont reniant le divin maître,
« Jésus fait chair qui mourut sur la croix,
« Jésus fait chair qui de sa douce voix
« Ouvrait le cœur de la Samaritaine,
« Jésus fait chair qu’aima Madeleine ! »

À ce blasphème effroyable, voilà
Que le ciel de ténèbres se voila.
Et que la mer entre-choqua les îles.
On vit errer des formes dans les villes,
Les mains des morts sortirent des cercueils,
Ce ne fut plus que terreurs et que deuils,

Et Dieu voulant venger l’injure affreuse
Prit sa foudre en sa droite furieuse
Et maudissant don Juan, lui jeta bas
Son corps mortel, mais son âme, non pas !

Non pas son âme, on l’allait voir ! Et pâle
De mâle joie et d’audace infernale,
Le grand damné, royal sous ses haillons,
Promène autour son œil plein de rayons,
Et crie : « À moi l’Enfer ! ô vous qui fûtes
« Par moi guidés en vos sublimes chutes,
« Disciples de don Juan, reconnaissez
« Ici la voix qui vous a redressés.
« Satan est mort, Dieu mourra dans la fête,
« Aux armes pour la suprême conquête !

« Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés,
« C’est le grand jour pour le tour des damnés. »
Il dit. L’écho frémit et va répandre
L’appel allier, et don Juan croit entendre
Un grand frémissement de tous côtés.
Ses ordres sont à coup sûr écoutés :
Le bruit s’accroît des clameurs de victoire.
Disant son nom et racontant sa gloire.
« À nous deux, Dieu stupide, maintenant ! »
Et don Juan a foulé d’un pied tonnant

Le sol qui tremble et la neige glacée
Qui semble fondre au feu de sa pensée…

 
Mais le voilà qui devient glace aussi
Et dans son cœur horriblement transi
Le sang s’arrête, et son geste se fige.
Il est statue, il est glace. Ô prodige
Vengeur du Commandeur assassiné !
Tout bruit s’éteint et l’Enfer réfréné
Rentre à jamais dans ses mornes cellules.
« Ô les rodomontades ridicules »,
Dit du dehors Quelqu’un qui ricanait,
« Contes prévus ! farces que l’on connaît !
« Morgue espagnole et fougue italienne !
« Don Juan, faut-il afin qu’il t’en souvienne,
« Que ce vieux Diable, encor que radoteur,
« Ainsi te prenne en délit de candeur ?
« Il est écrit de ne tenter… personne.
« L’Enfer ni ne se prend ni ne se donne.
« Mais avant tout, ami, retiens ce point :
« On est le Diable, on ne le devient point. »