James Watt (Arago)/04

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 391-401).
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HISTOIRE DE LA MACHINE À VAPEUR DANS LES DERNIERS SIÈCLES.


Dans les machines de nos usines, de nos paquebots, de nos chemins de fer, le mouvement est le résultat immédiat de l’élasticité de la vapeur. Il importe donc de chercher où et comment l’idée de cette force a pris naissance.

Les Grecs et les Romains n’ignoraient pas que la vapeur d’eau peut acquérir une puissance mécanique prodigieuse. Ils expliquaient déjà, à l’aide de la vaporisation subite d’une certaine masse de ce liquide, les effroyables tremblements de terre qui, en quelques secondes, lancent l’Océan hors de ses limites naturelles ; qui renversent jusque dans leurs fondements les monuments les plus solides de l’industrie humaine ; qui créent subitement, au milieu des mers profondes, des écueils redoutables ; qui font surgir aussi de hautes montagnes au centre même des continents.

Quoi qu’on en ait dit, cette théorie des tremblements de terre ne suppose pas que les auteurs s’étaient livrés à des appréciations, à des expériences, à des mesures exactes. Personne n’ignore aujourd’hui qu’au moment où le métal incandescent pénètre dans les moules en terre ou en plâtre des fondeurs, il suffit que ces moules renferment quelques gouttes de liquide pour qu’il en résulte de dangereuses explosions. Malgré les progrès des sciences, les fondeurs modernes n’évitent pas toujours ces accidents : comment donc les anciens s’en seraient-ils entièrement garantis ? Pendant qu’ils coulaient des milliers de statues, splendides ornements des temples, des places publiques, des jardins, des habitations particulières d’Athènes et de Rome, il dut arriver des malheurs ; les hommes de l’art en trouvèrent la cause immédiate ; les philosophes, d’autre part, obéissant à l’esprit de généralisation qui était le trait caractéristique de leurs écoles, y virent des miniatures, de véritables images des éruptions de l’Etna.

Tout cela peut être vrai, sans avoir la moindre importance dans l’histoire qui nous occupe. Je n’ai même tant insisté, je l’avoue, sur ces légers linéaments de la science antique au sujet de la force de la vapeur d’eau, qu’afin de vivre en paix, s’il est possible, avec les Dacier des deux sexes, avec les Dutens de notre époque[1]

Les forces naturelles ou artificielles, avant de devenir vraiment utiles aux hommes, ont presque toujours été exploitées au profit de la superstition. La vapeur d’eau ne sera pas une exception à cette règle générale.

Les chroniques nous avaient appris que sur les bords du Weser, le dieu des anciens Teutons leur marquait quelquefois son mécontentement, par une sorte de coup de tonnerre auquel succédait, immédiatement après, un nuage qui remplissait l’enceinte sacrée. L’image du dieu Bustérich, trouvée, dit-on, dans les fouilles, montre clairement la manière dont s’opérait le prétendu prodige.

Le dieu était en métal. La tête creuse renfermait une amphore d’eau. Des tampons de bois fermaient la bouche et un autre trou situé au-dessus du front. Des charbons, adroitement placés dans la cavité du crâne, échauffaient graduellement le liquide. Bientôt la vapeur engendrée faisait sauter les tampons avec fracas : alors elle s’échappait violemment en deux jets, et formait un épais nuage entre le dieu et ses adorateurs stupéfaits. Il paraîtrait que dans le moyen âge des moines trouvèrent l’invention de bonne prise, et que la tête de Bustérich n’a pas seulement fonctionné devant les assemblées teutonnes[2]

Pour rencontrer, après les premiers aperçus des philosophes grecs, quelques notions utiles sur les propriétés de la vapeur d’eau, on se voit obligé de franchir un intervalle de près de vingt siècles. Il est vrai qu’alors des expériences précises, concluantes, irrésistibles, succèdent à des conjectures dénuées de preuves.

En 1605, Flurence Rivault, gentilhomme de la chambre d’Henri IV, et précepteur de Louis XIII, découvre, par exemple, qu’une bombe à parois épaisses et contenant de l’eau, fait tôt ou tard explosion quand on la place sur le feu après l’avoir bouchée, c’est-à-dire lorsqu’on empêche la vapeur d’eau de se répandre librement dans l’air à mesure qu’elle s’engendre. La puissance de la vapeur d’eau se trouve ici caractérisée par une épreuve nette et susceptible, jusqu’à un certain point, d’appréciations numériques[3] ; mais elle se présente encore à nous comme un terrible moyen de destruction.

Des esprits éminents ne s’arrêtèrent pas à cette réflexion chagrine. Ils conçurent que les forces mécaniques doivent devenir, ainsi que les passions humaines, utiles ou nuisibles, suivant qu’elles sont bien ou mal dirigées. Dans le cas particulier de la vapeur, il suffit, en effet, de l’artifice le plus simple, pour appliquer à un travail productif la force élastique redoutable qui, suivant toute apparence, ébranle la terre jusque dans ses fondements, qui entoure l’art du statuaire de dangers réels, qui brise en cent éclats les parois épaisses d’une bombe !

Dans quel état se trouve ce projectile avant son explosion ? Le bas renferme de l’eau très-chaude, mais encore liquide ; le reste de la capacité est rempli de vapeur. Celle-ci, car c’est le trait caractéristique des substances gazeuses, exerce également son action dans tous les sens : elle presse avec la même intensité, l’eau et les parois métalliques qui la contiennent. Plaçons un robinet à la partie inférieure de ces parois. Lorsqu’il sera ouvert, l’eau poussée par la vapeur en jaillira avec une vitesse extrême. Si le robinet aboutit à un tuyau qui après s’être recourbé en dehors autour de la bombe se dirige verticalement de bas en haut, l’eau refoulée y montera d’autant plus que la vapeur aura plus d’élasticité ; ou bien, car c’est la même chose en d’autres termes, l’eau s’élèvera d’autant plus que sa température sera plus forte. Ce mouvement ascensionnel ne trouvera de limites que dans la résistance des parois de l’appareil.

À notre bombe substituons une chaudière métallique épaisse, d’une vaste capacité, et rien ne nous empêchera de porter de grandes masses de liquide à des hauteurs indéfinies par la seule action de la vapeur d’eau, et nous aurons crée, dans toute l’acception de ce mot, une machine à vapeur pouvant servir aux épuisements.

Vous connaissez maintenant l’invention que la France et l’Angleterre se sont disputée, comme jadis sept villes de la Grèce s’attribuèrent, tour à tour, l’honneur d’avoir été le berceau d’Homère. Sur l’autre rive de la Manche on en gratifie unanimement le marquis de Worcester, de l’illustre maison de Somerset. De ce côté-ci du détroit, nous soutenons qu’elle appartient à un humble ingénieur presque totalement oublié des biographes : à Salomon de Caus, qui naquit à Dieppe ou dans ses environs. Jetons un coup d’œil impartial sur les titres des deux compétiteurs.

Worcester, gravement impliqué dans les intrigues des dernières années du règne des Stuarts, fut enfermé dans la Tour de Londres :

Que faire en pareil gîte, à moins que l’on ne songe ?

Or, un jour, suivant la tradition, le couvercle de la marmite où cuisait son dîner se souleva subitement. Worcester songea donc à ce que présentait d’étrange le phénomène dont il venait d’être témoin. Alors s’offrit à lui la pensée que la même force qui avait soulevé le couvercle pourrait devenir, en certaines circonstances, un moteur utile et commode. Après avoir recouvré la liberté, il exposa, en 1663, dans un livre intitulé Century of inventions, les moyens par lesquels il entendait réaliser son idée. Ces moyens, dans ce qu’ils renferment d’essentiel, sont, autant du moins qu’on peut les comprendre, la bombe à demi-remplie de liquide, et le tuyau ascensionnel vertical que nous décrivions tout à l’heure.

Cette bombe, ce même tuyau sont dessinés dans la Raison des forces mouvantes, ouvrage de Salomon de Cous. Là, l’idée est présentée nettement, simplement, sans aucune prétention. Son origine n’a rien de romanesque ; elle ne se rattache ni à des événements de guerre civile, ni à une prison d’État célèbre, ni même au soulèvement du couvercle de la marmite d’un détenu ; mais, ce qui vaut infiniment mieux dans une question de priorité, elle est, par sa publication, de quarante-huit ans plus ancienne que la Century of inventions, et de quarante et un ans antérieure à l’emprisonnement de Worcester.

Ainsi ramené à une comparaison de dates, le débat semblait devoir être à son terme. Comment soutenir, en effet, que 1615 n’avait pas précédé 1663 ? Mais ceux dont la principale pensée paraît avoir été d’écarter tout nom français de cet important chapitre de l’histoire des sciences, changèrent subitement de terrain dès qu’on eut fait sortir la Raison des forces mouvantes des bibliothèques poudreuses où elle restait ensevelie. Ils brisèrent, sans hésiter, leur ancienne idole ; le marquis de Worcester fut sacrifié au désir d’annuler les titres de Salomon de Caus ; la bombe placée sur un brasier ardent et son tuyau ascensionnel cessèrent enfin d’être les véritables germes des machines à vapeur actuelles !

Quant à moi, je ne saurais accorder que celui-là n’ait rien fait d’utile qui, réfléchissant sur l’énorme ressort de la vapeur d’eau fortement échauffée, vit le premier qu’elle pourrait servir à élever de grandes masses de ce liquide à toutes les hauteurs imaginables. Je ne puis admettre qu’il ne soit dû aucun souvenir à l’ingénieur qui, le premier aussi, décrivit une machine propre à réaliser de pareil effets. N’oublions pas qu’on ne peut juger sainement du mérite d’une invention qu’en se transportant, par la pensée, au temps où elle naquit ; qu’en écartant momentanément de son esprit toutes les connaissances que les siècles postérieurs à la date de cette invention y ont versées. Imaginons un ancien mécanicien, Archimède, par exemple, consulté sur les moyens d’élever à une grande hauteur l’eau contenue dans un vaste récipient métallique fermé. Il parlerait certainement de grands leviers, de poulies simples ou mouflées, de treuils, peut-être de son ingénieuse vis ; mais quelle ne serait pas sa surprise, si, pour résoudre le problème, quelqu’un se contentait d’un fagot et d’une allumette ! eh bien ! je le demande, oserait-on refuser le titre d’invention à un procédé dont l’immortel auteur des premiers et vrais principes de la statique et de l’hydrostatique eût été étonné ? L’appareil de Salomon de Caus, cette enveloppe métallique où l’on crée une force motrice presque indéfinie, à l’aide d’un fagot et d’une allumette, figurera toujours noblement dans l’histoire de la machine à vapeur[4]

Il est fort douteux que Salomon de Caus et Worcester aient jamais fait exécuter leur appareil. Cet honneur appartient à un Anglais, au capitaine Savery[5]. J’assimile la machine que cet ingénieur construisit, en 1698, à celle de ses deux devanciers, quoiqu’il y ait introduit quelques modifications essentielles : celle entre autres, de créer la vapeur dans un vase particulier. S’il importe peu, quant au principe, que la vapeur soit engendrée aux dépens de l’eau à élever et au sein même de la chaudière où elle doit agir, ou qu’elle naisse dans un vase séparé pour se rendre à volonté, à l’aide d’un tuyau de communication portant un robinet, au-dessus du liquide qu’il faut refouler, il n’en est certainement pas de même sous le point de vue de la pratique. Un autre changement encore plus capital, bien digne d’une mention spéciale et dû également à Savery, trouvera mieux sa place dans l’article que nous consacrerons tout à l’heure aux travaux de Papin et de Newcomen.

Savery avait intitulé son ouvrage l’Ami des mineurs (Miner’s friend). Les mineurs se montrèrent peu sensibles à la politesse. À une seule exception près, aucun ne lui commanda des machines. Elles n’ont été employées que pour distribuer de l’eau dans les diverses parties des palais, des maisons de plaisance, des parcs et des jardins ; on n’y a eu recours que pour franchir des différences de niveau de 12 à 15 mètres. Il faut reconnaître, au reste que les dangers d’explosion auraient été redoutables, si on avait donné aux appareils l’immense puissance à laquelle leur inventeur prétendait atteindre.

Malgré ce que le succès pratique de Savery présente d’incomplet, le nom de cet ingénieur mérite d’occuper une place très-distinguée dans l’histoire de la machine à vapeur. Les personnes dont toute la vie a été consacrée à des travaux spéculatifs, ignorent combien il y a loin du projet en apparence le mieux étudié à sa réalisation. Ce n’est pas que je prétende, avec un célèbre savant allemand, que la nature s’écrie toujours non ! non ! quand on veut soulever quelque coin du voile qui la recouvre ; mais en suivant la même métaphore, il est permis du moins d’affirmer que l’entreprise devient d’autant plus difficile, d’autant plus délicate, d’un succès d’autant plus douteux, qu’elle exige et le concours de plus d’artistes et l’emploi d’un plus grand nombre d’éléments matériels ; sous ces divers rapports, et en faisant la part des époques, personne s’est-il trouvé dans des conditions plus défavorables que Savery ?



  1. Par le même motif, je ne puis guère me dispenser de rapporter ici une anecdote qui, à travers ce qu’elle offre de romanesque et de contraire à ce que nous savons aujourd’hui sur le mode d’action de la vapeur d’eau, laisse voir la haute idée que les anciens se formaient de la puissance de cet agent mécanique. On raconte qu’Anthémius, l’architecte de Justinien, avait une habitation contiguë à celle de Zénon, et que pour faire pièce à cet orateur, son ennemi déclaré, il plaça dans le rez-de-chaussée de sa propre maison plusieurs chaudrons remplis d’eau ; que de l’ouverture pratiquée sur le couvercle de chacun de ces chaudrons, partait un tube flexible qui allait s’appliquer dans le mur mitoyen, sous les poutres qui soutenaient les plafonds de la maison de Zénon ; enfin, que ces plafonds dansaient comme s’il y avait eu de violents tremblements de terre, dès que le feu était allumé sous les chaudrons.
  2. Héron d’Alexandrie attribuait les sons, objets de tant de controverses, que la statue de Memnon faisait entendre quand les rayons du soleil levant l’avaient frappée, au passage, par certaines ouvertures, d’un courant de vapeur que la chaleur solaire était censée avoir produit aux dépens du liquide dont les prêtres égyptiens garnissaient, dit-on, l’intérieur du piédestal du colosse. Salomon de Caus, Kircher, etc., ont été jusqu’à vouloir découvrir les dispositions particulières à l’aide desquelles la fraude théocratique s’emparait ainsi des imaginations crédules ; mais tout porte à croire qu’ils n’ont pas deviné juste, si même, en ce genre, quelque chose est à deviner.
  3. Si quelque érudit trouvait que je n’ai pas remonté assez haut en m’arrêtant à Flurence Rivault ; s’il empruntait une citation à Alberti, qui écrivait en 1411 ; si d’après cet auteur il nous disait que dès le commencement du xve siècle, les chaufourniers craignaient extrêmement, pour eux et pour leurs fours, les explosions des pierres à chaux dans l’intérieur desquelles il y a fortuitement quelque cavité, je répondrais qu’Alberti ignorait lui-même la cause réelle de ces terribles explosions ; qu’il les attribuait à la transformation en vapeur de l’air renfermé dans la cavité, opérée par l’action de la flamme ; je remarquerais, enfin, qu’une pierre à chaux, accidentellement creuse, n’aurait donné aucun des moyens d’appréciations numériques dont l’expérience de Rivault paraît susceptible.
  4. On a imprimé que J.-B. Porta avait donné, en 1606, dans ses Spiritali, neuf ou dix ans avant la publication de l’ouvrage de Salomon de Caus, la description d’une machine destinée à élever de l’eau au moyen de la force élastique de la vapeur. J’ai montré ailleurs que le savant napolitain ne parlait ni directement ni indirectement de machine, dans le passage auquel on fait allusion ; que son but, son but unique était de déterminer expérimentalement les volumes relatifs de l’eau et de la vapeur ; que dans le petit appareil de physique employé à cet effet, la vapeur d’eau ne pouvait élever le liquide, d’après les propres paroles de l’auteur, que d’un petit nombre de centimètres (quelques pouces) ; que dans toute la description de l’expérience, il n’y a pas un seul mot impliquant l’idée que Porta connût la puissance de cet agent et la possibilité de l’appliquer à la production d’une machine efficace.

    Pense-t-on que j’aurais dû citer Porta, ne fût-ce qu’à raison de ses recherches sur la transformation de l’eau en vapeur ? Mais je dirai alors que le phénomène avait été déjà étudié avec attention par le professeur Besson, d’Orléans, vers le milieu du xvie siècle, et qu’un des Traités de ce mécanicien, en 1569, renferme notamment un essai de détermination des volumes relatifs de l’eau et de la vapeur.

  5. Bonnain dit, cependant, qu’après la mort de Kircher, on trouva dans son musée le modèle d’une machine que cet auteur enthousiaste avait décrite en 1656, et qui différait de celle de Salomon de Caus, par cette seule circonstance que la vapeur motrice était engendrée dans un vase totalement distinct de celui qui contenait l’eau à élever.