Jane Austen, sa vie et son œuvre/2/3
Les femmes, l’amour et le mariage.
Souriante et vive, parfois enveloppant sa grâce d’un voile de timidité ou d’une ombre de mélancolie, une jeune fille est toujours la figure centrale du roman de Jane Austen. Autour d’elle gravite un petit monde d’oisifs et d’inutiles, amis ou parents, prétendants sérieux ou ridicules, tandis que, à l’arrière-plan de la scène, on voit passer rapidement quelques figures — toujours intéressantes et parfois délicieusement comiques — indiquées d’un trait. Si tous les personnages créés par Jane Austen paraissent appartenir à la réalité parce que leurs gestes, leurs attitudes, leurs conversations ont toujours un accent de vérité qui fait naître en nous l’illusion de la vie elle-même, aucun, sauf l’héroïne, ne nous livre toute sa personnalité. Avec elle seule nous pénétrons, dans le secret d’une pensée. Nous l’entendons se parler à elle-même, elle nous initie aux souhaits qu’elle n’oserait formuler tout haut, aux jugements qu’elle porte sur ceux qui l’entourent, à ses fluctuations d’opinion, en un mot à tout ce qui, dans le domaine de la conscience, prépare l’action, la rend possible puis inévitable. Devant nous, Emma, Elizabeth ou Fanny, pense tout haut ; nous recevons ainsi l’involontaire confidence de choses que ne soupçonnera jamais personne, fût-ce même le meilleur ami de la jeune fille, celui qui deviendra plus tard le compagnon de son existence.
Vivant dans un milieu qui varie très légèrement, opposant aux influences extérieures la résistance d’un caractère et d’une personnalité différente, réagissant suivant la loi de son tempérament et le penchant de sa nature, chaque héroïne nous montre une nouvelle attitude en face de la réalité. Elle possède une physionomie bien distincte, elle sait aux heures décisives donner aux problèmes de sa vie une solution originale et neuve. Cependant, nous trouvons en elle sous les variations individuelles les nuances de la personnalité, des traits communs, une sorte de parenté spirituelle qui la rapproche des autres figures juvéniles peintes par Jane Austen. C’est que, malgré les nuances très subtiles qui donnent à Emma Woodhouse ou à Anne Elliot un rang un peu plus élevé que celui d’Elizabeth Bennet ou d’Ellinor Dashwood, les héroïnes des six romans appartiennent à la même classe sociale, « la gentry ». Chose plus significative encore, elles appartiennent à la même famille morale, représentent et expriment le même idéal féminin. De leur temps, elles le sont à n’en pas douter, aussi bien par leurs atours que par leurs façons de penser, leurs préjugés et leurs scrupules. Elles portent avec une élégance juste et discrète la mode d’une certaine époque, — bien plus, d’une certaine année — non seulement sur leurs robes mais aussi dans leurs préférences intellectuelles ou sentimentales. En 1798, elles lisent Cowper et s’étonnent qu’on puisse écouter sans une émotion profonde les vers de leur poète favori, elles discutent les théories de la beauté pittoresque et du roman à la Radcliffe ; en 1814, elles vantent l’héroïsme des marins, parlent de « Mr. Scott » et de Lord Byron, hésitent à préférer « Marmion » à « La Dame du Lac » et peuvent citer les beautés du « Giaour » ou de « La Fiancée d’Abydos ». Mais si elles sont parées de grâces qui répondent au goût du jour, la fraîcheur de leur beauté, la droiture et la noblesse morale de leur âme, la force de leur caractère, sont des qualités de tous les temps. De ces mêmes qualités, l’imagination des poètes et des romanciers a toujours doté celles en qui s’est incarné l’idéal féminin de la race anglaise. Aussi ces héroïnes de Jane Austen — jeunes filles de condition moyenne dont la vie ne connaît ni tragiques aventures ni grande et douloureuse passion, fleurs de plein air poussées dans un beau jardin, à l’abri du grand souffle de la tempête, — s’apparentent-elles étroitement aux nobles créatures, princesses lointaines ou reines de féerie, que créa le génie de Shakespeare. Dans l’enclos familial ou dans la demeure paternelle, ces jeunes filles qui ne savent presque rien du monde mais qui sont bonnes, droites et sensées, nous apparaissent comme les petites sœurs un peu bourgeoises, un peu guindées, mais cependant fines et charmantes de ces Rosalinde, Silvia ou Béatrice, dont l’altière beauté, la grâce tendre, spirituelle et fière s’épanouissent dans le décor enchanté d’un jardin d’Italie ou de la forêt des Ardennes.
En écrivant ses premiers livres, Jane Austen choisit spontanément un procédé que, plus tard, et lorsqu’elle eut atteint la pleine maturité de son talent, elle recommanda à une de ses nièces : passer rapidement sur l’enfance et la première jeunesse d’une héroïne, car « tant qu’elle n’est pas devenue jeune fille, le charme et l’intérêt d’un livre demeurent imparfaits ». [1] Elle n’emprunta rien aux auteurs aujourd’hui oubliés de tant de romans éphémères dont la lecture charma souvent ses loisirs à Steventon. Mais elle apprit du moins, grâce à leurs fastidieuses et lentes descriptions de l’éducation et du caractère de leurs héros, à éviter de semblables erreurs. Lorsque la clarté du récit le demande ou s’il est nécessaire de préciser, dès le début d’un roman, les traits importants d’une physionomie, Jane Austen donne une esquisse rapide de l’enfance d’une héroïne. Ainsi, dans « L’abbaye de Northanger », l’éducation de Catherine Morland forme le sujet du premier chapitre et, dans le « Château de Mansfield », nous voyons comment Fanny Priée, brusquement transplantée de Portsmouth à la campagne, arrive peu à peu à s’acclimater dans un milieu nouveau. Sur la vie de ses autres héroïnes jusqu’au moment où elles nous sont présentées, nous n’avons que les plus brèves indications. Par une sorte de raccourci dramatique qui donne à ses romans l’allure même de la réalité, les heures du passé, les influences de l’éducation, l’action du milieu sur le caractère et la personnalité apparaissent non point comme des choses mortes ou lointaines, mais connue des forces vives qui l’ont d’Elizabeth Bennet, de Fanny ou d’Emma, ce qu’elles sont au moment même où nous les voyons agir devant nos yeux. Par delà les fantaisies passagères de la sentimentalité à la mode, ces jeunes filles sont parfaitement naturelles, gaies ou songeuses suivant le plus ou moins de joie qui est en elles et en leur vie. Mais la gaieté, la sérénité, l’espérance et la bonne humeur sont presque invariablement les notes dominantes de leur caractère. Un rayon de soleil passe dans leurs yeux et dans leur sourire ; elles sont heureuses non pas seulement parce que la vie leur est douce mais parce qu’elles sont parfaitement adaptées à leur milieu et qu’elles acceptent sans vains désirs, sans aspirations inutiles, l’existence aimable et monotone qui leur est départie. Leur bel équilibre physique et moral ignore l’inquiétude et l’impatience. Elles savent se divertir de peu, remplir leurs journées de moins encore, d’une promenade, d’une causerie, d’une lecture. Chez Elizabeth Bennet et chez Emma Woodhouse, les deux héroïnes les plus gaies, les plus brillantes aussi, dont la joie de vivre se tempère et s’affine par le plaisir d’étudier et de chercher à comprendre la vie, on retrouve les qualités qui caractérisent leur race à ses plus heureux moments. Telles Rosalinde de « Comme il vous plaira » ou Portia du « Marchand de Venise », elles ne sont rien que des jeunes filles « untutored, unlessoned », et cependant leur intuition réalise ce prodige de choisir et de vouloir les choses où elles doivent trouver leur bien. Comme pour Béatrice de « Beaucoup de bruit pour rien », une étoile dansait au moment de leur naissance. Elles sont des créatures faites pour le bonheur et qui d’instinct savent le créer. Elizabeth, sans autres distractions que celles de la société de Meryton, trouve à se divertir et à réfléchir devant les ridicules d’un Sir William Lucas ou d’un Mr. Collins. Emma Woodhouse, auprès d’un père âgé et doucement maniaque, sans une amie de son âge, se juge pleinement heureuse et ne conçoit pas une existence plus agréable. Cependant, cette joie, cette harmonie qui sont le fond du caractère d’Elizabeth et d’Emma, sont loin de ressembler à la satisfaction passive, béate et vulgaire qu’une nature moins délicate et moins intelligente pourrait connaître. Lydia, la jeune sœur d’Elizabeth ; Harriet Smith, la protégée plutôt que l’amie d’Emma, nous font voir quelle différence sépare le plaisir d’être dans le monde, vêtue d’une belle robe et suffisamment admirée par des jeunes gens agréables, de celui qui consiste à regarder avec intelligence le spectacle de la vie.
À côté d’Elizabeth et d’Emma, Ellinor Dashwood, Fanny Price et Anne Elliot expriment avec moins d’entrain et de brillant des goûts et des qualités à peu près semblables. À l’éclat des deux premières, elles ajoutent encore le charme pénétrant d’une grâce un peu penchée. Le ton trop uniforme que Jane Austen elle-même avait remarqué dans « Orgueil et Parti pris » et qui, légèrement adouci, domine dans « Emma » est dû à ce que, chez les personnages comme dans l’intrigue, il n’y a pas assez d’ombres et de demi-teintes ; tout y est peint de couleurs franches et fraîches, mais sans reflets et sans profondeur. Les caractères d’Ellinor, de Fanny, d’Anne Elliot ont, au contraire, une rare finesse de tons. À l’exception d’Anne Elliot, ces héroïnes sont aussi jeunes qu’Elizabeth ou Emma mais elles sont plus vraiment femmes parce qu’il y a en elles une personnalité plus riche et plus complexe. Les remarques un peu mordantes d’Elizabeth comme les raisonnements et les déductions d’Emma sont des variations sur un thème unique tandis que, chez Ellinor ou Anne, nous sommes en présence d’une intelligence et d’une sensibilité plus diverses, plus délicatement nuancées.
Ellinor n’est pas seulement, comme l’indique le titre du roman où elle figure, l’incarnation du bon sens et de la pondération. Gracieuse et douée en même temps que sensée, elle montre que la raison, chez une petite Minerve habillée à la mode de 1798, est essentiellement une vertu aimable. Ellinor sait accepter gentiment les ridicules et les travers des gens qui l’entourent. Elle s’en amuse sans jamais prendre vis-à-vis de personne des airs de supériorité dédaigneuse. Elle sourit avec indulgence devant la sottise ; elle sourit encore devant la désillusion et l’amertume d’un amour déçu. La réserve et la fierté sont ses armes en face de la méchanceté d’une rivale ou des caprices de la destinée et, parmi ses sœurs charmantes, Ellinor est celle en qui s’exprime avec le plus de vérité cette pudeur de sentiment sous laquelle la femme anglaise dérobe souvent aux yeux indifférents le fond de son cœur et de sa pensée. À la fierté d’Ellinor Dashwood, Fanny Price joint la grâce exquise d’un être dont la force morale s’accompagne d’une faiblesse touchante, d’un grand besoin de tendresse et de protection. Le charme de la femme et la douceur de l’enfant s’unissent en elle et, si toutes les héroïnes de Jane Austen sont aimées, Fanny Price seule entend la voix de l’amour prononcer pour elle des paroles de tendresse caressante, des mots qui bercent et consolent. Sans défense devant la vie, livrée par sa timidité, par la sujétion dans laquelle elle a été élevée à l’influence de volontés plus fortes que la sienne, elle trouve dans sa douceur même le moyen de désarmer la colère de son oncle et d’écarter les assiduités importunes d’un prétendant qu’elle n’aime pas. La raison, le bon sens, la noblesse de caractère sont chez d’autres héroïnes les qualités les plus admirables ; c’est une innocence et une timidité presque enfantines chez cette « violette blanche » [2] poussée à l’ombre des futaies de Mansfield. La même inspiration créatrice qui avait fait d’Ellinor Dashwood une héroïne de roman douée d’un bon sens éclairé, fait de Fanny Price autre chose qu’une créature molle et passive, bonne à être choyée ou gourmandée tour à tour par tous ceux qui ont quelques droits sur elle. Dans les grandes pièces du château ou dans le sordide décor de la maison paternelle, Fanny passe silencieuse et légère, occupée à quelque tâche utile, poursuivant de toute son activité et de toute son intelligence un unique but : gagner, sinon l’amour, du moins l’affection inaltérable de celui auquel elle a donné son cœur.
L’héroïne de « Persuasion », cette Anne Elliot dont la
beauté déjà légèrement ternie par les années n’en est que
plus touchante, est une figure encore plus subtilement
nuancée. Du sourire radieux, mais un peu fixe, d’Elizabeth
Bennet ou d’Emma à la grâce sérieuse et fière d’Ellinor,
puis à la douceur de Fanny, tous les modes divers de
qualités exclusivement féminines se retrouvent dans le
caractère de cette Anne Elliot que son auteur trouvait
« presque trop parfaite ». Parfaite, elle ne l’est pas trop,
puisqu’elle a repoussé, par une soumission un peu lâche
aux désirs d’une vieille amie, le grand amour qui s’offrait
à elle et puisqu’elle connaît le regret, presque la jalousie,
lorsqu’à son tour elle se voit dédaignée. Physionomie unique
dans le roman de Jane Austen, cette héroïne qui n’est plus
très jeune et qui doit, avant d’atteindre au bonheur, expier
la souffrance causée jadis à un autre, nous apparaît comme
modelée par l’expérience et affinée par la vie. Sa beauté
moins éclatante revêt par cela même une signification plus
profonde. Elizabeth, Fanny, Emma ou Ellinor, ont malgré
leur jeune sagesse, la belle et robuste confiance de ceux qui
n’ont jamais rencontré la douleur sur leur route. Anne
Elliot, au contraire, garde au fond de ses yeux, dans le pli
délicat de sa bouche, le souvenir d’une amertume, d’une
désillusion. Chez les premières, nous assistons à l’éclosion
du sentiment ; nous les voyons arriver peu à peu au
complet développement de leur sensibilité. Avec Anne
Elliot, nous assistons à un miracle plus émouvant encore,
au renouveau de la beauté et de la joie.
En passant de la foi en la vie que possèdent ses premières héroïnes au charme un peu douloureux de la fine Anne Elliot, Jane Austen retrace moins des aspects opposés du caractère féminin que des heures différentes de son développement. Anne Elliot est ce qu’Emma, Elizabeth on Fanny pourraient être à la fin de leur jeunesse si l’expérience et l’amour, en mûrissant leur caractère, avaient meurtri leur sensibilité. Mais toutes, qu’elles soient triomphantes et radieuses ou que leur grâce s’augmente par la tristesse, elles appartiennent à un milieu semblable. Elles ont reçu la même éducation, sont imbues des mêmes idées et des mêmes principes. Si le ton et l’atmosphère semblent gagner en « élégance » — comme on disait alors pour exprimer une plus grande distinction de ton et de manières, — si le cadre devient un peu plus riche dans les romans écrits à Chawton, il n’y a cependant qu’une différence de degré entre l’aisance des Bennet et la fortune des Bertram ou des Elliot. Une héroïne de Jane Austen, qu’elle soit née dans la famille d’un « squire » ou d’un « baronnet » est élevée d’une même façon, celle dont Mme Austen avait élevé ses filles à Steventon.
Dans les rares indications données sur l’enfance et l’éducation d’une Emma ou d’une Fanny on relève des détails qui expliquent certains traits de leur caractère ; on y trouve également — puisque Jane Austen s’inspire toujours de la réalité — des renseignements intéressants sur les coutumes du temps. Alors que des enfants de condition plus humble — filles de petits bourgeois ou de commerçants — sont élevées dans des pensions comme celle dont il est fait mention dans « Emma », l’éducation des filles de Mr. Bennet, de Mr. Woodhouse et de Sir Thomas Bertram se fait sous la direction de la mère ou d’une gouvernante. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire qu’elles apprennent grand’chose. « On les encourage à faire des lectures, on leur donne tous les maîtres qui leur sont nécessaires, mais s’il leur plaît d’être paresseuses, on ne les en empêche pas ». [3] Lorsqu’elles aiment, comme Catherine Morland, à lire des ouvrages qui ne renferment pas une pensée sérieuse, elles peuvent le faire à loisir. Le savoir appris dans les livres ne peut ni leur être d’un grand secours ni risquer de leur nuire. Acquièrent-elles parla lecture des romans romanesques quelques idées fausses, l’expérience les fera disparaître. Pour se conduire dans la vie, elles n’ont pas besoin de savoir par cœur les meilleures pièces de leur volume de morceaux choisis (Elegant extracts), elles ont besoin d’apprendre à juger, à raisonner sainement, à se défier de l’imagination et des surprises de la sensibilité. Naturellement sensées, comme Elizabeth ou Ellinor, elles sauront d’instinct deviner, entre deux formes d’action ou deux règles de conduite, celle qu’il conviendra d’adopter. Et si, comme Emma ou Marianne, elles ont plus d’intelligence ou de sensibilité que de jugement, elles commettront des méprises, des erreurs même, et l’expérience leur apprendra à leurs dépens à se montrer désormais plus avisées. Elles gagnent ainsi de bonne heure le sentiment de leur propre responsabilité, une grande sincérité vis-à-vis d’elles-mêmes et la notion très exacte des rapports qui unissent l’action à ses conséquences. Elizabeth, par exemple, déclare que son talent sur le « piano-forte » est médiocre parce qu’elle ne s’est pas efforcée de le cultiver : « Mes doigts ne courent pas sur le clavier avec l’agilité que je vois chez tant de personnes. Ils n’ont pas autant de force ni de dextérité et n’atteignent pas à la même puissance d’expression. Mais j’ai toujours pensé qu’il y a là de ma faute, parce que je n’ai pas voulu prendre la peine de travailler ».
L’éducation que reçoivent ces jeunes filles s’adresse au jugement plutôt qu’à l’esprit. Marianne Dashwood, il est vrai, aime la lecture, et surtout celle d’un poète comme Cowper. Anne Elliot peut discuter avec le sentimental capitaine Benwick des mérites respectifs de Byron et de Scott et recommander au jeune homme de lire les œuvres des moralistes, les lettres et la vie de personnages « célèbres par leur valeur ou par les épreuves qu’ils ont connues ». Mais toutes deux sont plus cultivées qu’on ne l’est généralement dans leur milieu et, d’ailleurs, Marianne cherche dans les vers « émouvants » de Cowper un aliment à sa sentimentalité exagérée tandis que la douce Anne Elliot lit poètes et moralistes pour trouver dans leurs ouvrages l’oubli et le réconfort. L’éducation a laissé au caractère de ces jeunes filles toute son individualité. Sur un point seulement, elles ont été pliées à une sévère discipline : on leur a enseigné minutieusement les règles de l’étiquette mondaine. Les deux sœurs Bertram oublient bien vite — et qui les en blâmerait — ces précieuses bribes de savoir que sont les noms des planètes et des plus célèbres philosophes, mais elles ne se lassent pas de répéter leurs duos, leurs morceaux brillants à quatre mains, et, quand elles sont en âge de paraître dans un salon, savent y faire figure de femmes du monde accomplies.
Aux premières années du xixe siècle, l’aphorisme de Swift sur l’éducation des femmes est encore vrai ; « on apprend aux filles à tisser des filets, non pas à faire des cages ». Elles connaissent les arts du monde, brodent des paysages en soies de couleurs, dessinent ou peignent de petites aquarelles, et, munies de si précieuses ressources contre l’isolement possible et l’inévitable vieillesse, font à dix-sept ans leurs débuts dans le monde. Une telle méthode — dont Jane Austen signale, sans la commenter, l’insuffisance — n’a de fâcheux résultats que pour les sottes et les orgueilleuses. Chez les Bennet, où toutes les filles ont été élevées ensemble, Mary, qui a lu de gros livres auxquels elle n’a rien compris, a des prétentions ridicules au bel esprit ; Lydia, paresseuse et frivole, a profité de la liberté qu’on lui laissait pour ne rien apprendre, et, dès qu’elle a été en âge d’aller au bal, pour ne plus penser qu’aux officiers en garnison à Meryton. Jane et Elizabeth, au contraire, ont été préservées par leur bon sens et leur bon goût naturels de l’affectation de Mary comme de la vulgarité de Lydia. Au château de Mansfield, les deux filles de Sir Thomas Bertram et sa nièce Fanny Price reçoivent les mêmes leçons et partagent la même vie, mais Maria et Julia se sentent de bonne heure destinées à devenir « les plus belles jeunes filles de la société du comté », et « comme leurs manières sont pleines d’affabilité et d’obligeance… elles reçoivent d’unanimes louanges et s’imaginent qu’elles n’ont pas un défaut ».
Au moment où l’amour apparaît dans la vie de ces jeunes filles, la première fois qu’il leur faut prendre une décision capitale d’où va dépendre leur bonheur, la force de leur caractère et la valeur de leur éducation sont en même temps mises à l’épreuve. Arrivée à ce point de son récit, Jane Austen ne présente pas au lecteur les conclusions qu’elle s’est abstenue jusqu’alors de formuler sur la valeur d’une éducation toute orientée vers la vie mondaine ; elle se contente d’exposer les faits, nous laissant le soin d’en dégager la morale. Et, si l’on tache de pénétrer le sens des aventures de son Elizabeth, de Maria, de Julia, de Fanny Priée et d’Emma Woodhouse, on découvre que, pour elle, l’éducation qui ne s’applique pas uniquement à développer le bon sens, l’amour du vrai et du bien que chaque être normal doit posséder, ne produit aucun résultat. Parmi ses héroïnes, toutes élevées de la même façon, c’est-à-dire pour le monde, les unes mettent en péril ou détruisent toutes leurs chances de bonheur, les autres s’assurent une vie digne et heureuse. Celles-ci se laissent entraîner par l’orgueil ou la sottise sans que rien dans leur éducation puisse contrebalancer les influences de la nature et du tempérament ; celles-là réagissent instinctivement contre tout ce qui est mauvais ou faux, et doivent ces réactions à la seule force de leur caractère, à la seule clarté de leur jugement.
Il n’est pas étonnant que, dans ces romans écrits par une femme, l’amour occupe une grande place. Mais Jane Austen nous montre l’amour et étudie son influence d’une Façon originale, neuve et surtout prοfondément vraie. Jusque-là, l’amour avait été envisagé dans les romans de Richardson et de Fielding aussi bien que dans ceux de Miss Burney ou de Mrs. Radcliffe, sous les deux principaux aspects qu’il revêt dans la vie des hommes et non pas tel qu’il apparaît aux yeux d’une femme. Sentiment idéalisé ou passion, il avait été représenté, même par les romancières, tel que l’avaient conçu et analysé les grands maîtres du roman au commencement du xviiie siècle. Dans « Evelina », Miss Burney n’avait pas songé à s’écarter de la traditionnelle peinture de l’amour qui, depuis « Clarissa », faisait le fond du roman sentimental ou romanesque. Son œuvre si vraiment féminine par d’autres côtés ne l’est guère, — si ce n’est par sa délicatesse et sa réserve, — sur ce point essentiel qu’est la peinture de l’amour. Peut-être parce que l’auteur savait juger des actions plutôt que des caractères et qu’elle était plus capable de reproduire le langage, le geste, l’attitude de ses personnages que d’étudier les mouvements de leur âme, la psychologie, et surtout la psychologie de l’amour, est absente d’« Evelina » et de « Cecilia ». Les héroïnes de Miss Burney peuvent, il est vrai, éprouver de tendres sentiments et sont aussi habiles à repousser les avances d’un soupirant qui leur déplaît qu’elles excellent à encourager celui qui a gagné leur cœur. Mais nous ne voyons là rien qui dépasse un adroit manège ou une innocente ruse. Nous ignorons le plus important, les motifs qui guident une jeune fille dans le choix d’un fiancé, les raisons du cœur et de l’intelligence qui l’entraînent vers l’amour.
Éprise d’un bel inconnu dès la première rencontre. Evelina, comme Clarissa, comme Sophia Western, est simplement amoureuse de l’amour. La vérité, que Jane Austen nous montre la première, est que les femmes envisagent l’amour d’une tout autre façon. Étudiant du dedans l’âme féminine, Jane Austen n’hésite pas à la peindre telle qu’elle est. Elle la dépouille sans regret des qualités fictives dont l’homme se plaît à la parer quand il formule à son égard un jugement qui ne saurait être celui d’un observateur direct ou désintéressé. Et son analyse pénétrante et sincère est assez belle pour que nous n’ayons pas à regretter les mirages de la tendresse, les illusions de l’amour, non plus que celles de la rancune ou de la haine apportées par l’homme à son étude d’une âme qu’il est condamné à ne jamais comprendre entièrement. Seule jusque-là, l’intuition d’un Shakespeare avait su deviner que, chez la femme, l’amour le plus grand, le plus noble et le plus tendre n’exclut pas nécessairement toute considération pratique, tout lien avec la réalité quotidienne. Alors que, dans le jardin de Capulet, Roméo sent la beauté de la nuit pénétrer en son cœur pour y exalter encore la beauté de sa merveilleuse ivresse, Juliette n’oublie pas un instant les conditions matérielles qui pèsent sur l’amour comme sur toutes choses humaines. Elle indique à Roméo un rendez-vous pour le lendemain, lui rappelle l’heure et le danger et, dans chacune de ses paroles, ramène à la mesure du bonheur terrestre le rêve que l’amoureux laissait s’envoler par delà les limites du temps et de l’espace. Ce qu’avait deviné le génie de Shakespeare, ce sens du réel que rien n’abolit chez une femme, Jane Austen en fait l’élément essentiel de l’amour chez ses héroïnes. Elizabeth, Ellinor ou Fanny ne voient pas en l’amour seulement le dispensateur de quelques heures infiniment belles et douces ; il est le sentiment sur lequel elles veulent fonder à la fois le bonheur et la prospérité de leur vie. Femmes, elles sont d’instinct les créatrices et les gardiennes du foyer ; elles savent que l’amour, pour avoir des chances de durée, doit se baser sur autre chose que sur la vive mais fugitive sympathie que fait naître la beauté d’un visage, le son d’une voix, le charme d’un sourire. Saines et sensées, elles veulent que l’amour satisfasse à la fois aux exigences de leur cœur et à celles de leur raison. Si jeunes soient-elles, elles n’ignorent pas que l’amour qui trouve sa réalisation dans le mariage — car pour elles il n’est point d’autre amour — doit s’appuyer, aussi bien sur l’affinité des sentiments et des goûts que sur des conditions de fortune et de situation destinées à assurer la dignité et le bien-être de la vie de tous les jours. Aussi sont-elles en garde contre les méprises du cœur. Quand elles sont tentées d’aimer, elles demeurent capables de réflexion ; lorsqu’elles s’engagent, ce n’est point à la légère et elles l’ont alors de leur tendresse un don volontaire, plus complet encore que s’il était fait avec moins de clairvoyance. Ce n’est pas que ces jeunes filles soient, à vingt ans, froidement calculatrices, comme il est naturel à leur âge et à leur inexpérience, elles sont parfois attirées par des mérites tout extérieurs. À sa première rencontre avec le séduisant Wickham, jeune officier dont l’uniforme met en valeur la physionomie expressive et l’élégante tournure, Elizabeth est charmée, bien plus, elle est infiniment flattée des attentions que le jeune homme a pour elle. Wickham occupe pendant quelque temps son imagination ; elle pense à lui, elle sent qu’elle pourrait l’aimer. S’il lui demandait de devenir sa femme, elle accepterait peut-être, bien que Mr. Wickham ne possède apparemment d’autre fortune que sa solde. Mais cette inclination, dont l’origine ne va pas plus loin que la belle mine et les manières agréables du jeune officier, cesse aussi brusquement qu’elle a commencé lorsque Wickham, après s’être empressé auprès d’Elizabeth, fait la cour à une jeune fille plus riche. Elizabeth, à ce moment, comprend qu’elle a seulement cru aimer Wickham. Le sentiment qu’elle avait pour lui n’était qu’imagination et vanité. Elle l’avoue très simplement à sa tante : « Je suis convaincue, ma chère tante, que je n’ai jamais été vraiment éprise… car, si je l’avais été, je ne pourrais pas même supporter d’entendre prononcer le nom de Wickham et je lui souhaiterais tous les malheurs possibles. Mes sentiments ne sont pas seulement bienveillants à son égard, mais je n’ai pas la moindre rancune envers Miss King… Il n’y a donc pas d’amour en toute cette affaire… Je serais certainement bien plus intéressante si j’aimais Wickham à la folie, mais, en toute franchise, je ne regrette pas de demeurer relativement insignifiante. On peut parfois payer trop cher sa gloire. Kitty et Lydia, bien plus que moi, ont à cœur cet abandon. Elles sont jeunes et n’ont pas d’expérience; elles ne connaissent pas encore cette déplorable vérité : à savoir que les jeunes gens les plus séduisants, aussi bien que les plus laids, ont besoin d’argent pour vivre ». [4]
De même qu’Elizabeth Bennet, flattée par l’admiration et les compliments du beau Wickham, avait pris un moment pour de l’amour les satisfactions de sa vanité, Emma Woodhouse veut se croire éprise de Frank Churchill : « Elle ne pouvait douter qu’il eut pour elle une très grande admiration, une préférence bien marquée, et cette conviction, jointe à tout le reste, lui faisait penser que, sans aucun doute, elle l’aimait aussi… À n’en pas douter, je l’aime, se dit-elle, je m’en aperçois à cette sensation de désœuvrement, de lassitude, de confusion, à ce peu d’envie que j’ai de m’occuper et à cette façon de trouver tout ce qui m’entoure insupportable et ennuyeux ! Je dois l’aimer. Je serais l’être le plus singulier du monde si je ne l’aimais pas pendant au moins quelques semaines… Emma demeurait persuadée qu’elle aimait, son opinion ne variait que sur la grandeur de son amour. Elle pensa tout d’abord qu’elle aimait beaucoup Mr. Churchill et reconnut ensuite qu’elle l’aimait fort peu ». [5]
Moins intelligente qu’Emma ou moins sensée qu’Elizabeth une jeune fille pourrait se laisser prendre plus aisément au piège de la vanité satisfaite. Mais — comme Jane Austen fait de la sottise parfaite et totale une exception — seules sont poussées à quelque irrémédiable folie ou à quelque fâcheuse aventure celles qu’aveuglent l’orgueil ou le manque de bon sens. Maria Bertram, courtisée pendant quelques jours par l’irrésistible Henry Crawford, se voit brusquement dédaignée. Henry Crawford, sûr d’avoir fait la conquête de la belle Miss Bertram, pense qu’il n’y a plus rien à dire ni à souhaiter et, tel un Don Juan dont les victoires seraient toutes platoniques, part à la recherche de quelque objet nouveau. Dans son désespoir, Maria est soutenue par l’orgueil : « Après trois ou quatre jours, ne recevant de lui ni une visite, ni une lettre, ni un message, son esprit se rasséréna assez pour envisager l’apaisement que l’orgueil et la joie de la revanche pouvaient lui procurer. Henry Crawford avait détruit à jamais son bonheur, mais il n’aurait pas la satisfaction de l’apprendre… Il lui serait impossible de penser à Maria attendant en vain son retour dans la solitude de Mansfield et renonçant à Sothernon, à Londres, à l’indépendance et à l’opulence à cause de lui… Elle voulait maintenant échapper à Mansfield et à tous ses souvenirs aussitôt que possible et trouver dans la fortune, dans la considération et les divertissements du monde, un adoucissement à sa blessure… Sa résolution était prise, du moins sur tous les points importants, car elle était préparée au mariage par le dégoût de la maison paternelle, l’horreur de toute contrainte et d’une vie paisible, par la douleur d’un désespoir d’amour et par son mépris pour celui qu’elle allait épouser. Le reste pouvait attendre… » [6]
Maria Bertram, devenue Mme Rushworth, sait bien qu’Henry Crawford, même au moment où il la courtisait avec le plus d’empressement, ne cherchait auprès d’elle qu’une distraction. Une fois mariée, elle apprend qu’Henry Crawford est très sincèrement épris de Fanny Price. L’orgueil blessé, la passion peut-être, mais non pas l’amour, suggèrent à l’altière Maria l’idée d’attirer de nouveau le jeune homme. Cette fois, elle calcule toutes ses chances de succès; elle joue la froideur et l’indifférence pour piquer au jeu l’infidèle, et faire naître en lui — malgré qu’il reste attaché à Fanny — un caprice. Bientôt, Maria, dont l’intrigue n’est plus ignorée que de son mari, oblige Henry à partir avec elle pour l’Écosse. L’orgueil et la rancune de Maria sont enfin satisfaits mais elle sacrifie une brillante position pour obtenir sa revanche et s’attacher un instant un homme qui ne l’a jamais aimée.
D’autres motifs que l’orgueil et l’amertume d’avoir vu sa beauté dédaignée décident Lydia Bennet à s’enfuir avec le séduisant Wickham. Lydia n’a point de bon sens et son animalité vigoureuse est si inconsciente, si loin de toute perversité, qu’elle apparaît, telle la bruyante Hoyden de « La rechute ou la Vertu en danger », incapable de ruse ou de mensonge. Pour elle, il n’est d’autre mal que d’être contrainte à ce qui l’ennuie. Légèrement et délicatement tracé, ce portrait d’une jeune et saine créature dont l’instinct et les sens gouvernent seuls les actions, mérite d’être placé à côté de celui de l’héroïne de Vanbrugh. À cent ans de distance, c’est bien là le même type, un peu adouci, un peu affiné, non pas seulement parce qu’une femme l’étudie, mais parce que, de 1690 à 1797, les mœurs de la « gentry » sont devenues moins brutales. La grossièreté du langage et des façons s’est atténuée d’année en année sous le double effort des moralistes qui prêchent la vertu et des gens du monde qui exigent de leurs pareils la politesse des manières et la décence des propos. Miss Hoyden s’explique avec une franchise plus complète que Lydia et ne laisse rien à deviner de ses aspirations ni de ses intentions. Il lui pèse d’être enfermée à la campagne entre son père et sa vieille nourrice, et, surtout, il lui tarde d’être mariée : « C’est heureux qu’il m’arrive un mari, ou, pardieu, j’épouserais plutôt le boulanger ! » [7] Lydia Bennet pense de même, à cette différence près que son envie d’avoir un mari s’augmente à l’idée du triomphe qu’il y aurait pour elle, la plus jeune de la famille, à se marier avant ses aînées. « J’espérais bien, dit-elle à Elizabeth, que l’une de vous aurait trouvé un mari avant votre retour. Jane sera bientôt une vieille fille, elle a presque vingt-trois ans ! Grand Dieu, que j’aimerais me marier avant vous toutes ! C’est moi, alors, qui vous chaponnerais à tous les bals ! »[8] Et quand elle part avec Wickham, Lydia annonce son escapade à une amie comme « une bonne plaisanterie ». Le goût qu’elle a pour son « cher Wickham » ne lui permet de songer à autre chose qu’au plaisir de le suivre. Elle n’a pas le moindre désir de l’épouser, puisque sans être sa femme elle peut vivre avec lui. Lorsque la famille Bennet arrange un mariage auquel Wickham consent quand on lui promet de payer ses dettes, Lydia se réjouit seulement de faire voir à tout le monde son anneau de mariage, et de s’entendre appeler « Madame ».
Que les illusions créées par l’orgueil et la sottise fassent
le malheur d’une vie, que Maria paye de sa situation et de
sa fortune le triomphe de reconquérir pour quelques jours
un cœur volage, que l’inclination de Lydia devienne
bientôt de l’indifférence, il n’y a là qu’une juste et légitime
punition. Mais il est une autre illusion, plus noble et
cependant plus cruelle, que font naître la sensibilité et la
tendresse quand elles ne sont pas gouvernées et réfrénées
par la raison et le bon sens. Pareille à l’exquise Viola de
Shakespeare qui, dans « Twelfth Night », aime le duc dès
le premier instant où elle le voit, Marianne Dashwood, seule
parmi les héroïnes si pondérées de Jane Austen, s’éprend
à la première rencontre. Willoughby, chevaleresque, beau,
cultivé, captive entièrement son cœur et son intelligence.
Mais si la patrie de Viola est cette somptueuse et galante
Italie, évoquée par l’imagination d’un poète-artiste, où les
princes courtisent en vain de nobles dames et se consolent
en épousant l’amoureuse la plus tendre qui ait jamais
souffert pour eux et par eux, Marianne vit dans l’Angleterre
du xviiie siècle. Elle n’apparaît pas dans un décor de
féerie mais dans un village où, comme partout ailleurs ici-bas,
il faut savoir mesurer sa dépense à son revenu. De là, chez cette amoureuse si tendre, si vibrante, vivant si exclusivement
dans le monde du sentiment, une série de déceptions
amères. Elle a donné son cœur à Willoughby, se
croit aimée de lui, espère un instant devenir sa femme.
Cependant cet amour spontanément éclos en son cœur a
quelque chose de trop passionné, de trop exclusif. Malgré
les sages avertissements de sa sœur Ellinor, Marianne ne
veut pas comprendre que le bonheur dans le mariage dépend
pour une certaine partie de considérations prosaïques
telles que l’argent et la situation. Elle se jette éperdument
vers l’amour. Quand Willoughby l’abandonne, elle veut
mourir, incapable de supporter la douleur de vivre sans
lui. Pourtant, les forces de la vie sont plus grandes en elle
qu’elle ne le soupçonne. Et parce qu’un chagrin d’amour,
à dix-huit ans, doit inévitablement être adouci, puis effacé,
par le temps, parce que, aussi, Jane Austen nous montre
dans ses romans la vie telle qu’elle est pour la plupart
des humains, Marianne accueille un jour un nouvel amour
bien différent de celui que lui avait inspiré Willoughby. Une
dure leçon lui a appris le danger de vouloir créer, à force
d’imagination et de tendresse, un monde idéal pour abriter
un amour d’exception. La sensibilité qu’elle avait exaltée
chez elle à plaisir, qui lui faisait trouver froide et calculatrice
la prudence de sa sœur, n’a servi qu’à la faire souffrir.
Pour qu’elle apprécie la valeur du bon sens et de la raison,
il faut qu’une cruelle expérience lui prouve combien ils
sont indispensables, et même en amour. Car, s’il n’est que
sentiment et imagination, fleur de rêve au lieu d’être une
fleur, moins belle peut-être, mais moins tôt fanée au grand
jour delà réalité, il n’engendre que déceptions et souffrance.
Marianne Dashwood — l’unique héroïne de Jane Austen
dont le cœur gouverne la raison — après avoir cru sa vie à
jamais brisée par la ruine de ses plus chères illusions,
s’accommode, comme il faut le faire en ce monde, d’un
bonheur relatif et moyen et d’un amour que son inexpérience
et sa sentimentalité avaient jugé d’abord inacceptable.
À l’exception de Marianne, les héroïnes de Jane Austen réalisent ce prodige de savoir aimer sans être jamais des amoureuses. Tous les sommets de l’émotion sont pour elles des régions inaccessibles. Leurs petits pieds sont trop habitués à fouler le gazon velouté des parcs pour s’aventurer parmi les contrées dangereuses et inconnues de la passion. Elles préfèrent suivre, pour trouver l’amour, les chemins familiers de l’amitié et de la tendresse. Souvent même, l’amour leur apparaît sous les traits accoutumés d’un ami d’enfance, d’un cousin longtemps chéri comme un frère. C’est par une gradation lente et insensible que leur affection presque fraternelle devient amour. Une Emma ou une Fanny Price comprend qu’elle aime seulement lorsqu’elle sent son amour menacé et qu’elle redoute de ne plus occuper la première place dans le cœur et la pensée de son meilleur et premier ami.
Sur quoi se fonde cet amour, si profond dans sa tendresse calme et sure ? Plus que sur aucun autre sentiment, il se fonde sur le respect qu’inspire un être doué de qualités, non pas nécessairement plus grandes, mais entièrement différentes de celles qu’on possède soi-même. Malgré l’indépendance de leur esprit, leur capacité de penser, de réfléchir et de prendre une décision, les héroïnes de Jane Austen ne se sentent pas faites pour aller seules à travers la vie. Elles ont besoin de protection et de tendresse et toutes, les plus brillantes comme les plus douces, ne peuvent concevoir un amour auquel l’admiration et l’estime ne seraient point mêlées. Elizabeth Bennet commence à aimer Darcy dès qu’elle reconnaît avoir été envers lui injuste et dure ; Emma, qui accueille avec une grâce si triomphante la déférence et les hommages dont on l’entoure, comprend combien Mr. Knightley lui est cher lorsqu’elle compare le jugement sain et le clairvoyant bon sens de son meilleur ami à son propre aveuglement. Pour qu’elles aiment vraiment, avec toute la profondeur dont leur âme saine et droite est capable, il leur faut avoir compris que Darcy ou Mr. Knightley, leur égal par l’intelligence et les qualités morales, leur est supérieur par la façon dont il emploie cette même intelligence et ces mêmes qualités. L’amour et le mariage leur apparaissent alors, non pas comme un renoncement, ni comme un abandon de leur personnalité, ils leur ouvrent une voie de développement et de perfection.
Mais le moment où deux êtres faits pour se comprendre arrivent, après bien des hésitations ou des méprises, à l’entente qui va décider du sort de leurs deux vies est un moment fait de trop d’éléments complexes pour qu’il soit possible de faire plus que de l’indiquer. Aussi n’est-ce pas une réserve — bien superflue d’ailleurs — qui arrête Jane Austen et l’empêche, après avoir étudié si minutieusement l’éclosion du sentiment chez ses héroïnes, de mettre une grande scène d’amour et d’aveux mutuels aux derniers chapitres de ses romans. Ni la réserve d’une « femme bien née », ni l’intuition d’une incomparable artiste, ne suffirait à expliquer que, dans toute une série de romans dont une histoire d’amour forme invariablement le sujet, cette scène ne soit jamais écrite, mais seulement indiquée. Quelques phrases brèves, l’échange d’un regard, puis la réponse définitive qui dissipe tous les malentendus et fait cesser toutes les craintes : voilà le dénouement de tout un petit drame psychologique. Parce que ce moment est décisif et qu’en cet instant toutes les aspirations du cœur et de la raison vont être comblées ou déçues, les acteurs de ce drame intime ne connaissent d’abord qu’une attente douloureuse, puis une joie si complète, si entière, qu’elle n’a pas besoin de paroles. Cet amour, en effet, dépasse la joie de l’heure présente. Les héroïnes de Jane Austen lui demandent et obtiendront de lui, puisqu’elles ont su l’attendre et le choisir, toute une vie pleine d’une félicité tranquille, embellie par la protection d’un être cher dont l’affection demeurera constante, car elle est faite d’estime autant que de tendresse.
Si leur conception de l’amour est éloignée de toute passion et mérite plutôt le nom d’amitié conjugale, ce n’est pas seulement que les femmes soient moins exclusivement gouvernées par le sentiment et l’imagination qu’on ne le croit d’ordinaire. C’est aussi que, subissant très fortement l’influence de leur milieu, elles sont accoutumées à considérer l’amour non point comme une condition essentielle de tout mariage mais comme un élément d’où dépendent et le bonheur et la dignité d’une union. Dans l’Angleterre du xviiie siècle, et surtout dans la « gentry », l’existence des femmes n’est honorée et relativement indépendante que dans le mariage. Les filles de la « gentry » n’ont pas, comme celles de la noblesse française, la ressource d’entrer au couvent, de gouverner une petite ruche monastique si elles n’ont pas l’espoir d’être reines dans la maison d’un mari. Se marier est pour elles une nécessité, presque un devoir envers elles-mêmes et envers leurs familles. Réussissent-elles à trouver celui qu’elles pourront aimer ou qu’elles aiment au moment où elles s’engagent à l’épouser, leurs chances de bonheur en sont d’autant augmentées, mais, même sans amour et à moins d’éprouver à son égard une véritable aversion, elles ne doivent pas refuser un prétendant qui leur offre une situation acceptable aux yeux de leur monde. Tout humoristique qu’elle soit, la définition du mariage que donne Jane Austen dans « Orgueil et Parti pris » n’est pas sans exprimer une grande partie de la vérité. « Sans qu’elle eût une très haute opinion des hommes ou de la vie conjugale, le mariage avait toujours été son but : c’était d’ailleurs la seule situation honorable pour des filles bien élevées et presque sans fortune. S’il était très douteux qu’il pût assurer leur bonheur, il était leur plus agréable ressource contre le besoin ».[9] Elizabeth Bennet, en repoussant la demande d’un prétendant dont la fortune est pourtant suffisante, donne dans ce refus une preuve plus grande qu’il ne paraît tout d’abord de son désintéressement. Elle fait plus que dire « non » à un soupirant ridicule, elle néglige une occasion — peut-être la seule — de trouver un établissement convenable. Et ce n’est pas faute d’avoir envisagé la nécessité de consentir un jour à un mariage de raison qu’elle n’écoute pas favorablement la belle déclaration de Mr. Collins.
Seule, Emma Woodhouse envisage avec une réelle complaisance la perspective du célibat. Mais elle est précisément celle à qui le sort a départi la fortune et l’indépendance que ne possèdent ni Elizabeth Bennet, ni Anne Elliot, ni Fanny Price. Lorsqu’il lui faut choisir entre le mariage avec un mari tel que Mr. Collins et le risque de rester fille, Elizabeth n’hésite pas. Elle sait qu’il lui faut choisir entre deux alternatives déplaisantes et se décide en faveur de la moins odieuse. Quand Fanny Price repousse la demande du riche et brillant Henry Crawford, Sir Thomas Bertram ne laisse pas ignorer à sa nièce qu’elle commet là une sottise dont elle se repentira probablement toute sa vie : « Vous ne pensez qu’à vous-même et, parce que vous n’éprouvez pas envers Mr. Crawford ce qu’une imagination trop inexpérimentée et trop ardente croit nécessaire au bonheur, vous repoussez sa demande, sans même vouloir prendre un peu de temps pour réfléchir, pour penser à cette affaire à tête reposée et vous bien rendre compte de vos propres sentiments. Par un caprice qui n’a pas de nom, vous faites fi de l’occasion qui vous est offerte d’un établissement acceptable, que dis-je, plus qu’acceptable, honorable, magnifique. Cette occasion ne se représentera peut-être jamais… Sachez-le bien, Fanny, vous pouvez passer dix-huit ans encore dans le monde sans jamais être recherchée par un homme qui possède une fortune de moitié aussi grande que celle de Mr. Crawford ou la dixième partie de son mérite ». [10]
Emma Woodhouse, qui par sa situation est au-dessus de toutes les considérations d’argent, ailleurs d’un si grand poids, n’admet cependant le célibat que lorsqu’il est voulu et choisi par une femme riche. Le mariage n’apporterait à celle-là aucun des avantages qu’il procure aux jeunes filles pauvres ou de fortune médiocre. Emma s’explique là-dessus avec sa protégée Harriet Smith : « Je n’ai aucune des raisons qu’ont la plupart des femmes de vouloir se marier. Si je m’éprenais de quelqu’un, ce serait autre chose, mais je n’ai jamais aimé, ce n’est pas dans mon caractère ni dans ma nature et je ne crois pas que j’en serai jamais capable. Et, sans amour, je serais bien sotte de renoncer à une position comme la mienne. Je ne manque pas d’argent, je ne manque pas d’occupations, je ne manque pas d’importance aux yeux du monde. Peu de femmes mariées, j’imagine, sont, à beaucoup près, aussi parfaitement maîtresses dans la maison de leur mari que je le suis à Hartfield. Je ne peux espérer être jamais aussi tendrement chérie, aussi indispensable, aussi invariablement parfaite et aussi importante aux yeux de personne que je le suis aux yeux de mon père.
— Mais alors, être une vieille fille comme Miss Bates ?
— Voilà l’image la plus terrible que vous puissiez évoquer, Harriet, et si je pensais ressembler un jour à Miss Bates, devenir aussi sotte, aussi souriante, aussi contente, aussi ennuyeuse, aussi incapable de juger et de trouver à redire à quoi que ce soit, aussi prête à raconter tout ce qui concerne ceux qui m’entourent, je me marierais demain. Mais, soit dit entre nous, je ne pourrais jamais lui ressembler même en étant comme elle célibataire.
— Cependant, vous serez vieille fille, et cela c’est affreux !
— Cela ne fait rien, Harriet, puisque je ne serai pas à la fois et pauvre et vieille fille. La pauvreté seule rend le célibat méprisable aux yeux bienveillants du monde. Une femme seule, avec de très petites rentes, ne peut moins faire que de paraître une vieille fille ridicule et désagréable. Mais une femme seule, qui possède une belle fortune, est toujours un objet de respect, et peut être aussi sensée, aussi agréable que n’importe qui. La distinction qu’on établit ne témoigne point autant contre la sincérité et le bon sens des gens qu’on le croirait au premier abord, car de très petites rentes tendent à rétrécir l’esprit et à aigrir le caractère…
— Mon Dieu ! mais que deviendrez-vous ? À quoi vous occuperez-vous en vieillissant ?
— Si je me connais, Harriet, j’ai un esprit actif, toujours en mouvement, avec beaucoup de ressources en soi-même et je ne conçois pas que je doive manquer d’occupations à quarante ou à cinquante ans plutôt qu’à vingt-cinq. Les choses auxquelles les femmes occupent d’ordinaire leurs yeux, leurs doigts et leur intelligence seront alors à ma disposition aussi bien qu’aujourd’hui, ou à peu de chose près. Si je dessine moins, je lirai davantage; si je renonce à la musique, je ferai de la tapisserie. Quant à avoir des êtres auxquels je m’intéresse et que j’aime, ce qui, à dire vrai, est le grand point d’infériorité du célibat, ce qu’on peut redouter lorsqu’on ne se marie pas, je serai bien partagée : j’aurai tous les enfants d’une sœur qui m’est si chère. Je trouverai en eux, selon toute probabilité, assez pour me procurer toute l’affection et toutes les satisfactions qu’on peut désirer au déclin de la vie ». [11]
S’il est de règle de considérer le célibat comme une condition fâcheuse, la valeur de cette opinion lorsqu’il s’agit d’une Elizabeth, d’une Anne Elliot ou d’une Fanny est subordonnée à leur idéal moral et au sentiment de leur propre dignité. Leur conception du devoir, qui ne comprend point de sacrifices héroïques, mais plutôt de menus renoncements, de petites concessions faites pour assurer la paix et l’harmonie de la vie journalière, est parfaitement juste et sensée. Sans l’avoir jamais formulée, elles mettent en pratique cette idée chère à l’individualisme et à la volonté de vivre de leur race, que le devoir envers les autres s’accompagne toujours d’un devoir envers soi-même et que celui-ci est d’une importance peut-être aussi grande que le premier. Aussi une jeune fille, en consentant à épouser un homme qu’elle sait indigne ou inférieur à elle, parce qu’il lui assurera une situation brillante ou aisée manque-t-elle, en dépit de toutes les apparences contraires, à un devoir essentiel. Le mariage auquel elle consent, qu’elle a désiré même, devient un marché dont elle ne pourra jamais retirer les avantages espérés. Elle aura pour le conclure refusé d’écouter la voix du bon sens et se sera laissée entraîner par une vaine ambition ou par la crainte de devenir « une vieille fille ridicule et désagréable ». Tôt ou tard, le bon sens prendra sa revanche. Elle jugera alors que c’est avoir acheté bien cher la situation et le nom de femme mariée que d’être condamnée à vivre toute une vie aux côtés d’un homme avec lequel elle n’a aucune communauté d’idées, de goûts et de sympathies. Elizabeth Bennet se refuse à devenir la femme de Mr. Collins tandis que Charlotte Lucas manœuvre de façon à prendre bientôt possession du cœur dédaigné de l’excellent jeune homme. Charlotte annonce ses fiançailles à Elizabeth, et, ne doutant pas que son amie s’étonne et la blâme, elle se croit obligée de lui expliquer les raisons qui lui ont fait accepter la demande de Mr. Collins : « Je pense que vous êtes surprise, très surprise, dit-elle, d’autant plus que, il y a si peu de temps encore, Mr. Collins souhaitait vous épouser. Mais quand vous aurez eu le loisir de réfléchir à cette affaire, je crois que vous ne serez pas mécontente de ma façon d’agir. Vous le savez, je ne suis pas romanesque et ne l’ai jamais été. Je ne demande rien de plus qu’un établissement convenable et, d’après ce que je sais du caractère, de la famille et de la position de Mr. Collins, je suis persuadée que j’ai autant de chances d’être heureuse avec lui qu’en ont la plupart des gens en se mariant ». En quelques petits traits expressifs et rapides, car Jane Austen se contente de suggérer la leçon qu’on peut tirer d’un mariage conclu dans de telles conditions, nous apprenons à quoi aboutissent les calculs de Charlotte Lucas. Pour être heureuse, la femme de Mr. Collins doit apprendre à se contenter de bien peu de bonheur. « On attendit les premières lettres de Charlotte avec une certaine impatience : il était impossible de ne pas se demander comment elle allait parler de sa nouvelle demeure, ce qu’elle penserait de Lady Catherine et jusqu’à quel point elle aurait le courage de se déclarer satisfaite. Quand elle lut ces lettres, Elizabeth vit bien que Charlotte s’exprimait absolument comme on aurait pu le prévoir. Elle écrivait sur un ton de gaieté, se disait entourée de tout le bien-être possible et ne faisait mention de rien dont elle ne put faire des compliments. Sa maison, ses meubles, la société du voisinage et l’état des routes lui plaisaient également… Elizabeth comprit qu’il faudrait attendre jusqu’à sa visite à Charlotte pour savoir le reste ». [12]
Pendant son séjour chez les Collins, Elizabeth, malgré sa propre discrétion et la réserve de la jeune femme, n’est pas longtemps sans s’apercevoir que les meilleurs instants de la vie de son amie sont ceux où elle peut oublier que la maison, le jardin dont elle fait ses délices, sont accompagnés d’un objet moins aimable : « Quand Mr. Collins disait quelque sottise dont sa femme pouvait à juste titre être vexée, — ce qui n’était pas rare, — Elizabeth jetait involontairement un coup d’œil à Charlotte. Une ou deux fois, elle put voir le rouge lui monter aux joues, mais en général, Charlotte avait la sagesse de ne rien entendre… De son jardin, Mr. Collins aurait voulu mener ses invités dans les deux prés, mais les dames n’ayant pas des souliers assez épais pour s’exposer à patauger dans le terrain amolli par le dégel revinrent sur leurs pas, et tandis que Sir William allait avec lui, Charlotte emmena son amie et sa sœur. Elle leur fit visiter sa maison, étant probablement ravie de pouvoir le faire sans son mari. La maison était assez petite, mais bien bâtie et commode. Tout y était arrangé avec un soin et un goût dont Elizabeth attribua tout le mérite à Charlotte. Quand on pouvait oublier Mr. Collins, la maison avait vraiment bon air, et comme Charlotte semblait aussi le penser, Elizabeth supposa qu’on devait souvent l’oublier ».
Lorsque Mme Collins passe une matinée à des travaux d’aiguille, elle s’installe dans une petite chambre. Elizabeth s’étonne tout d’abord que son amie ne préfère pas travailler dans la salle à manger, plus grande et bien mieux exposée. Son étonnement ne dure pas : « Elle vit bientôt que Charlotte avait de fort bonnes raisons pour agir de la sorte, Mr. Collins aurait certainement passé moins de temps dans son cabinet, si sa femme s’était installée dans une pièce tout aussi gaie. Elle pensa donc que cet arrangement était dû à la prévoyance de Charlotte ». En quittant les Collins, Elizabeth se dit « qu’il est bien triste de laisser la pauvre Charlotte en cette compagnie qu’elle a pourtant choisie de son plein gré ». Elle prévoit que l’existence de la jeune femme sera plus triste encore lorsque sa maison, son jardin et toutes ses occupations domestiques auront perdu à ses yeux le charme de la nouveauté.
Par un de ces souples retours qui permettent à la morale anglaise de s’adapter aux contradictions, à l’apparent illogisme de certains aspects et de certaines formes du réel, Jane Austen, en étudiant au point de vue féminin la question du mariage, blâme un choix uniquement guidé par l’intérêt mais admet qu’une jeune fille, dont le cœur s’était donné à un autre, épouse un homme pour lequel elle pourra avoir, à défaut d’amour, quelque peu de sympathie. De même que, dans la vie matérielle, l’individu est constamment obligé de céder de ses exigences et de se plier aux désirs ou aux volontés de ceux qui l’entourent, il y a des compromis subtils dans les questions de dignité, de sentiment et de situation qu’une femme doit envisager avant le mariage. D’un côté, le mariage sans amour est un indigne marché, bien plus, un marché de dupe ; de l’autre, le mariage fondé sur un amour qui n’est qu’un caprice fugitif des sens et de l’imagination est pure folie.
Entre ces deux extrêmes et bien au-dessous d’une union parfaite comme celle d’Elizabeth et de Darcy ou d’Emma et de Mr. Knightley, il est des mariages de raison auxquels les jeunes filles peuvent et doivent consentir. Persuadée « que des chagrins d’amour n’ont jamais tué personne », [13] et, surtout, observant de trop près la réalité pour ne pas savoir que le besoin d’aimer peut ramener à l’amour un cœur que l’amour a déjà meurtri, Jane Austen représente comme possible et même comme probable un second attachement chez une jeune fille qui n’est cependant ni légère ni sentimentale. Fanny Price, si Edmond Bertram épousait Miss Crawford, consentirait au bout d’un certain temps à devenir la femme d’Henry Crawford. Anne Elliot également, envisage un instant avec complaisance la perspective d’un mariage avec son cousin, bien qu’elle n’ait pas cessé d’aimer le capitaine Wentworth. Si les circonstances ont détruit un rêve tendrement caressé, après une saison de deuil, il faut recommencer à vivre. Il n’est pas de douleurs qu’on ne saurait guérir ni de catastrophes irréparables tant que les forces de la vie peuvent encore agir. Malgré les désillusions et parce que nous tendons tous instinctivement à une condition d’équilibre réalisée lorsque nous nous sentons en harmonie avec nous-mêmes et avec la vie, nous échafaudons un nouveau bonheur sur les ruines d’un bonheur détruit. Et, merveille plus grande encore, nous savons puiser dans la satisfaction moyenne de l’heure présente le réconfort qui nous fait oublier les grandes joies et les grandes douleurs du passé. Aussi Fanny ne serait-elle point volage, mais seulement fidèle à la loi de sa nature et de la vie, en épousant Henry Crawford : « S’il avait persévéré et s’il avait agi honnêtement, Fanny aurait certainement été sa récompense — récompense accordée de grand cœur — dès qu’un laps de temps raisonnable se serait écoulé entre ce mariage et celui d’Edmond ». De même, Fanny qui a été la confidente de l’amour d’Edmond pour une autre, accepte enfin joyeusement et sans arrière-pensée la tendresse que son cousin n’avait pas su tout d’abord lui donner. « C’est à dessein que je m’abstiens d’indiquer la date de ces événements, afin que chacun puisse choisir celle qui lui plaira. Car je n’ignore pas que la guérison d’une passion inguérissable, ou le changement de son objet, quand il s’agit d’un attachement inébranlable, est nécessairement l’œuvre d’un temps plus ou moins long, suivant les gens. Je demande en grâce à tous de croire que les choses se passèrent au moment où elles étaient devenues très naturelles, et pas une heure plus tôt ». [14]
La galerie de figures féminines tracées par Jane Austen, qui contient tant de visages spirituels, naïfs ou rêveurs, ne nous offre, en ce qui concerne les mères, les tantes, les femmes âgées, que des images déplaisantes, ridicules et même odieuses. Épouses sottes ou tyranniques, mères indifférentes ou aimant leurs enfants sans discernement, toutes, Mme Bennet, Mme Ferrars, Lady Bertram, Mme Norris, Mme Jennings et Mme Dashwood sont invariablement présentées sous un jour peu flatteur et leurs défauts, leurs travers, sont soulignés sans indulgence. La sottise ou la méchanceté, excusables ou moins offensantes chez un être sans expérience et que la jeunesse pare, malgré tout, de quelque chose d’aimable, se révèlent chez des femmes au déclin de la vie dans toute leur triste et laide vérité. Sont-elles bonnes, comme Mme Bennet ou Mme Jennings, leur bonté qu’aucun tact, aucun bon sens ne guident, leur sert seulement à se dépenser en attentions inutiles et souvent nuisibles. Mme Bennet, par exemple, nourrit le louable dessein de marier avantageusement ses enfants, mais cette intention lui est un prétexte à infliger à tout propos de cruelles humiliations à Elizabeth et à Jane. Elle vante leurs talents, s’ingénie à des combinaisons maladroites ou à des manœuvres ridicules pour leur trouver des maris. Néanmoins, si Elizabeth et Jane n’étaient vraiment en tout, sauf pour la beauté, l’opposé de leur mère, l’ambition de Mme Bennet risquerait fort de n’être jamais satisfaite. Il est encore de pires défauts, dont nous voyons les effets chez Mme Ferrars de « Bon sens et Sentimentalité » et chez la prolixe Mme Norris du « Château de Mansfield ». « Mme Ferrars était une petite femme maigre, droite jusqu’à la raideur, au visage austère jusqu’à la maussaderie. Elle avait le teint blême, des traits insignifiants, sans beauté et naturellement sans expression, mais un froncement de sourcils habituel chez elle relevait fort à propos l’ensemble plutôt terne de sa physionomie en lui imprimant la marque d’un caractère altier et irascible. Elle parlait peu, car, à l’encontre de la plupart des gens, elle mesurait ses paroles au nombre de ses idées, et parmi les quelques syllabes qu’elle laissa tomber de ses lèvres, aucune ne fut adressée à Miss Dashwood qu’elle regardait de l’air d’une personne bien résolue à la détester, quoi qu’il advînt ». [15] Avec plus d’hypocrisie et plus d’adresse, Mme Norris est le digne pendant de Mme Ferrars. Mme Norris n’a jamais assez de flatteries pour ses deux nièces préférées et ne cesse de reprocher durement à Fanny, qu’elle considère comme une intruse, la charité et la bienveillance que d’autres ont témoignées à la jeune fille. L’amour de la domination et l’avarice — ces deux passions que l’âge augmente au lieu de les atténuer — occupent le cœur et la pensée de Mme Norris. Lorsque son mari meurt, « elle se console de sa perte en réfléchissant qu’elle peut très bien se passer de lui ». Lorsque son beau-frère. Sir Thomas Bertram, revient à l’improviste au château de Mansfield, elle est offensée de n’avoir pas été prévenue. « Elle était blessée de cette façon de revenir chez soi. Au lieu d’être appelée et de voir Sir Thomas la première, d’être chargée par lui de répandre l’heureuse nouvelle, il n’avait eu besoin d’autre confident que le maître d’hôtel et était entré presque tout droit au salon. Mme Norris se sentait dépossédée d’un office sur lequel elle avait toujours compté, qu’il s’agît d’annoncer la mort ou le retour de Sir Thomas. » La remuante et bavarde personne trouve des moyens ingénieux de se donner l’illusion de la libéralité. Voici comment elle envoie un souvenir à sa petite filleule : « Fanny n’apportait rien de la part de tante Norris, n’étaient ses souhaits de voir sa filleule devenir bien sage et bien studieuse. À un moment donné, on avait entendu à Mansfield, au salon, quelques vagues remarques au sujet d’un livre de prières que Mme Norris voulait envoyer à l’enfant mais cela n’était jamais allé plus loin. Cependant, Mme Norris, en rentrant chez elle, avait déniché deux vieux livres de prières de son mari, mais en les examinant, son beau feu de générosité s’était refroidi. Un des livres était imprimé en caractères trop fins pour les yeux d’une enfant, et l’autre était par trop volumineux pour que la petite pût s’en servir. » [16]
Bonnes le plus souvent, car les femmes comme Mme Ferrars et Mme Norris sont assez rares, leur très réelle tendresse maternelle n’a d’autre source que l’instinct. « À l’égard de sa mère, le désappointement de Fanny fut plus grand encore. Elle avait espéré beaucoup et ne recevait presque rien. Non pas que Mme Price se montrât pour elle une mauvaise mère, mais, au lieu de gagner son affection et sa confiance, sa fille avait reçu le jour de son arrivée tout ce que la tendresse maternelle avait à lui donner. L’instinct maternel fut bientôt satisfait et l’attachement que Mme Price portait à sa fille n’allait pas plus loin. Son cœur et son temps étaient déjà complètement occupés, il ne lui restait pour Fanny ni affection ni loisir superflus ». [17] Mme Dashwood aime tendrement Marianne et cet amour, qui s’exerce mal à propos, cause dans une large mesure les chagrins que la romanesque jeune fille éprouve avant de se soumettre aux dures lois de l’expérience. La sottise, l’indifférence, l’amour égoïste de Mme Price, de Mme Bennet ou de Lady Bertram sont mis en lumière avec une franchise qui, parfois, ne nous laisse pas de nous surprendre et dont il faut trouver l’explication dans l’attitude de l’auteur en face du réel.
Jane Austen se refuse à faire de ses héroïnes des créatures douées de toutes les grâces et de toutes les perfections ; [18] elle ne consent pas davantage à adopter, lorsqu’elle parle des mères de famille, le point de vue conventionnel de la plupart des romanciers. Elle sait trop bien que la vérité humaine ne ressemble guère aux touchantes et flatteuses peintures du roman sentimental et qu’une femme vaine, sotte ou dénuée de jugement ne peut être pour ses enfants une amie à la fois chérie et respectée, une conseillère sûre et prudente. Le mariage et la maternité n’ont pas donné à une Mme Bennet la justesse d’esprit et le tact qu’elle ne possédait pas. « Son mari, séduit par sa jeunesse et sa beauté, captivé par cette apparence aimable et attachante qui accompagne ordinairement la jeunesse et la beauté, avait épousé une femme dont le manque d’intelligence et le peu de jugement avaient bientôt fait disparaître à jamais la première tendresse qu’il avait éprouvée pour elle. » [19] La jeune sotte qu’était Mme Bennet à dix-huit ans ne peut pas être à quarante une femme pleine de bon sens. Que d’autres romanciers imaginent, s’il leur plaît, de tels miracles. La réalité ne nous en offre que peu d’exemples si, en l’observant, on n’est point dupe de ses propres illusions et si l’on ne confond pas ce qui est avec ce qui pourrait ou devrait être. Les romans dont les personnages sont des hommes et des femmes « sensibles » nous montrent des parents dont l’affection [20] pour leurs enfants demeure toujours ardente malgré des années de séparation. La première entrevue d’Evelina et du père qui l’a abandonnée est baignée de plus de larmes, emplie de plus de tendresse que si un père passionnément attaché à son enfant la retrouvait après de longues et cruelles angoisses. Mme Price, au contraire, quand Fanny revient au bout de dix ans d’absence, ne peut aimer cette fille qui lui est presque devenue étrangère autant qu’elle aime les enfants dont elle n’a jamais été séparée.
De même, les enfants auxquels il est si facile d’attribuer une obéissance, une douceur angéliques, apparaissent dans l’œuvre de Jane Austen sous un aspect bien éloigné de celui que leur attribuent l’imagination et la sensibilité de certains auteurs. Comme dans la vie dont son roman nous offre l’image, les enfants sont le plus souvent bruyants, capricieux et querelleurs. Lady Middleton peut se vanter d’avoir en sa petite Anne-Marie « l’enfant la plus docile et la plus douce qui soit au monde ». Mais il faudrait qu’Ellinor ait l’oreille bien dure pour ne pas convenir, quand ce modèle de douceur et de sagesse se met à pousser des cris perçants, « que l’enfant la plus bruyante n’aurait guère pu faire mieux ». Une seule figure gracieuse et aimable se détache parmi les silhouettes d’enfants gâtés que Jane Austen mêle parfois à ses groupes de famille : le petit garçon qui danse avec Emma Watson et dit à son oncle en voyant passer la jeune fille : « Regardez ma danseuse, mon oncle, voyez comme elle est jolie ! »
Non plus que l’amour maternel, la tendresse conjugale n’est une grande vertu chez Mme Bennet ou chez Lady Bertram. Après un mariage d’inclination, il ne leur reste plus envers leur mari, au bout de vingt ans de vie commune, qu’une affection d’habitude, qu’une familiarité dont la douceur première s’est aigrie ou changée en indifférence. Les fiancées joyeuses et confiantes en l’avenir que nous voyons aux dernières pages des romans doivent puiser en elles-mêmes leur foi au succès de leur vie conjugale, car elles voient autour d’elles bien peu d’exemples encourageants. La mésentente d’un couple mal assorti fournit dans « Orgueil et Parti pris » le sujet de plusieurs scènes humoristiques et cette ironique remarque : « Si Elizabeth s’était fait une opinion sur le mariage d’après ce qu’elle voyait chez ses parents, elle aurait eu une idée peu flatteuse de la félicité conjugale ou du bonheur domestique ». Cependant, ce n’est pas une impression de désenchantement qui se dégage pour elle — et pour nous — de ces tableaux. Elizabeth est assez sensée pour comprendre que, si Mr. et Mme Bennet ne sont point parfaitement heureux en ménage, la faute en est surtout à eux-mêmes et très peu au mariage. Le bonheur qu’on peut trouver dans une union bien assortie est peint dans « Persuasion ». Ce bonheur est rare, il est vrai, mais il peut toujours être atteint par une femme assez bonne et assez intelligente pour devenir, avec les années, une compagne de plus en plus chère à son mari. L’amirale Croft a suivi l’amiral dans toutes ses campagnes et « n’a jamais eu le temps de se croire malade ou malheureuse que l’année où elle est restée à Deal pendant que son mari naviguait dans la mer du Nord ». La tendresse mutuelle de ces vieux époux est, aux yeux d’Anne Elliot, « une parfaite image du bonheur ». Anne prend plaisir à les voir se promener ensemble et à remarquer comment « lorsqu’ils rencontrent des amis et qu’un petit groupe se forme autour d’eux, Mme Croft a l’air de s’intéresser aussi vivement à la conversation et d’y prendre autant de part qu’aucun des officiers de marine qui sont venus les saluer ». Les femmes dont la vie est inutile et ennuyée, mères sans tendresse ou épouses indifférentes, celles dont les années ont terni la beauté mais non pas développé l’esprit ni le cœur, sont nombreuses dans le roman de Jane Austen parce que le milieu qu’elle peint est un milieu d’oisiveté et d’inaction. Mais nous savons — comme le savent ses jeunes héroïnes — que les années ne sont point à redouter et ne sauraient nous rendre odieux à nous-mêmes et aux autres si nous leur demandons de nous apporter, en même temps qu’elles nous acheminent vers l’inévitable déclin, un peu plus d’intelligente sympathie.
Avant Jane Austen, une héroïne de roman, qu’elle se nomme Clarissa, Sophia Western ou Evelina, qu’elle soit la pauvre Maria du « Voyage Sentimental » ou la vertueuse Pamèla Andrews, a toujours quelque chose d’un peu conventionnel, une grâce, une timidité, ou une sensibilité un peu apprêtées. Par sa beauté, par ses aventures ou ses infortunes, elle est un être d’élite, dont les perfections et les malheurs nous sont présentés sous un jour spécial qui leur donne un éclat inconnu à la vie réelle. Quelque chose de l’optique du théâtre demeure dans le roman, au moins en ce qui concerne l’héroïne, que nous voyons surtout dans des situations exceptionnelles et rarement dans sa vie journalière ou dans le négligé de sa toilette. À moins que la belle ordonnance de sa coiffure ne soit dérangée par une lutte soutenue contre de cruels ravisseurs, elle ne se montre d’ordinaire que pimpante et parée. Nous sommes conviés à contempler sa beauté souveraine ou à déplorer ses infortunes sans pareilles, mais nous ne connaissons d’elle qu’un seul aspect. Est-elle bonne, l’auteur ne la met en scène que pour lui donner l’occasion de manifester sa bonté, et si elle est prudente et avisée, il nous faudra l’apprendre jusqu’à ce que sa prudence nous devienne insupportable. Cette héroïne bourgeoise, qui appartient à la même classe que ses lecteurs et vit à la même époque ressemble encore, par certains côtés, à ces abstractions personnifiées que sont les Una, les Duessa, ou les Gloriana de Spenser. L’auteur la rapproche de la réalité vivante, il la fait évoluer dans un décor familier, et cependant elle n’atteint pas entièrement à la vie. Si, à certains moments, nous voyons en elle une personne, elle est parfois la personnification de la vertu, du malheur ou de la beauté, plutôt qu’une jeune fille vertueuse, belle ou infortunée. Fielding, qui peint Sophia Western de couleurs si vraies, nous la présente d’abord dans une nuée d’encens et de louanges. Elle est déesse avant de devenir pour nous la plus délicieuse créature qui ait jamais aimé un mauvais sujet. Paméla est à chaque page la « Vertu Récompensée » que nous annonce le titre choisi par Richardson, et le louable souci qu’elle manifeste sans cesse de se faire payer cette vertu à bon prix dépasse ce que la plus marchandeuse des honnêtes et jolies servantes pourrait jamais concevoir. Clarissa est l’innocence persécutée, mais cette fois, il est vrai, le titre de Richardson ne le dit pas.
Ce procédé qui consiste à insister sur un seul aspect d’une figure ou d’un caractère est d’ailleurs souvent imposé à l’auteur par sa conception du roman. Richardson est avant tout un moraliste, il vise en écrivant à l’édification ou à l’instruction du public et, pour que ses leçons ne manquent pas d’être suivies, il y revient sans craindre de se répéter. Ses intentions ne sauraient être trop évidentes puisqu’elles sont inspirées par le désir de faire régner le bien et la vertu.
Les tendances didactiques et moralisatrices de Richardson, qui donnent à ses héroïnes la valeur d’un type plutôt que celle d’une image individuelle, sont également visibles dans le roman de Miss Burney. La morale prêchée a changé d’objet ; voilà la seule différence entre « Evelina » et « Clarissa ». L’héroïne de Miss Burney n’est plus « la vertu » ou « la beauté », elle est — puisque la vie mondaine s’est développée si rapidement de 1740 à 1770 — « la bienséance ». Le principal souci de l’auteur est de mettre en valeur la « délicatesse », la « distinction » d’Evelina, les « scrupules » que met la jeune fille à ne pas plus s’écarter des règles de l’étiquette mondaine que de celles de la morale et de la vertu les plus strictes. Evelina est représentée comme ayant toujours vécu à l’écart du monde, dont elle est censée ignorer les usages, mais, en fait, ses « scrupules », ses « réserves », sont d’une jeune personne qui n’a rien de la naïveté ou de la rusticité villageoises. Elle est « une jeune fille du monde » destinée à servir de modèle aux jeunes personnes qui, dans la vie réelle, tâcheront d’égaler en sensibilité, en timidité et en délicatesse, l’incomparable Evelina.
Les héroïnes de Jane Austen — et c’est là ce qui tout d’abord les distingue des Clarissa et des Evelina — n’ont en elles, comme Catherine de « L’abbaye de Northanger », « rien qui semble les destiner à devenir des héroïnes de roman ». Elles sont héroïnes par l’accident qui leur fait occuper le premier rôle dans une histoire d’amour, mais ne montrent point ces mérites ou ces infortunes éclatantes qui élèvent une jeune fille au-dessus du commun des mortelles. Ne possédant ni vertu surhumaine, ni beauté nonpareille, elles nous apparaissent dans toute la simplicité et dans toute la variété de leur caractère. Elles n’ont point d’attitude à prendre, ni de pose à garder. Elles n’ont qu’à être à chaque moment de la journée simplement ce qu’elles sont : gentilles, assez ignorantes, tristes lorsque les circonstances les obligent à l’être, et gaies, parce qu’elles sont jeunes et bien portantes, aussi souvent que la gaieté n’est pas hors de propos. Pour la première fois, le roman nous montre des héroïnes qui ne s’élèvent jamais au-dessus du niveau de la réalité, qui ne sont ni des anges ni des divinités, et qui, placées dans un milieu bourgeois et tranquille, sont faites pour y vivre heureuses. Elles sont soumises à toutes les contingences auxquelles, jusqu’alors, les héroïnes de roman avaient le plus souvent été supérieures. Au retour d’une longue promenade à travers la campagne, sous une pluie battante, elles arrivent « les chevilles rompues, avec des bas tachés de boue et les joues empourprées par l’exercice ». [21]
Leur vie de tous les jours est, comme leur caractère, tranquille et unie. Elles s’occupent à broder, à faire des franges, jouent sans grand talent quelques morceaux de piano, dessinent ou peignent, et surtout reçoivent leurs amies et font à celles-ci de fréquentes visites. Leur personne nous est moins connue que leur vie. Les traits de toutes ces héroïnes dont nous pouvons nous former une image si nette et si vivante, ne sont pas une seule fois décrits par l’auteur. Le seul « portrait » contenu dans l’œuvre tout entière se trouve dans « Emma », et il est tracé au cours d’une conversation entre deux amis de la jeune fille. « Pouvez-vous imaginer quelque chose plus près de la perfection que le visage et la personne d’Emma ?… Elle a de si beaux yeux, si vifs, des traits réguliers, une physionomie ouverte et un teint ! Quel éclat de santé, qu’elle est d’une jolie taille et bien proportionnée ! La santé se lit, non seulement dans sa fraîcheur, mais dans son air, dans son port de tête, dans son regard. On entend dire parfois qu’un enfant est « l’image de la santé », et, avec Emma, j’ai toujours cette même impression. Elle est la grâce et le charme mêmes, n’est-ce pas, Mr. Knightley ? ».[22] Si leurs charmantes personnes ne méritent pas de plus hautes louanges que d’être appelées « l’image de la santé », comment pourraient-elles nous être jamais données en exemple, comment pourraient-elles fournir le thème d’utiles enseignements moraux ? Car la santé et le bonheur sont des mérites qu’un auteur peut difficilement exhorter ses lecteurs à imiter. Il ne peut que les offrir à leur admiration et peut-être à leur envie.
Puisqu’elles ne répondaient ni à l’image que les romanciers du xviiie siècle avaient donnée jusqu’alors des héroïnes de roman, ni à l’idée des « vertus héroïques » sans lesquelles une jeune personne n’était point digne d’intéresser les lecteurs pendant quatre ou six volumes, le jugement du public à leur égard ne leur fut point, en général, très favorable. Non pas qu’Elizabeth Bennet, Emma ou Anne Elliot, aient jamais manqué d’admirateurs. Elles furent appréciées, mais seulement d’un petit nombre, tandis que la majorité des lecteurs de romans leur préférait d’obscures Rosanne ou Matilda. Alors qu’une poupée sentimentale et romanesque comme l’héroïne de « Self-Control » de Mary Brunton, comme « Clarentine » [23] ou « Ida d’Athènes », [24] étaient admirées pour l’« élégance » de leurs manières et la « délicatesse » de leurs sentiments, les héroïnes de Jane Austen pouvaient, en effet, sembler trop simples. Leur naturel, leur aisance, leur gaieté, leur franchise choquaient, comme autant de défauts, les lecteurs habitués à des grâces fades et artificielles.
Une lettre écrite par Miss Mitford, en 1814, exprime une opinion partagée à l’époque par beaucoup de ceux et de celles qui avaient lu « Bon sens et Sentimentalité » ou « Orgueil et Parti pris ». « La distinction est presque la seule chose qui manque à Miss Austen. Je n’ai pas lu « Le Château de Mansfield », mais il est difficile de ne pas sentir à chaque ligne d’« Orgueil et Parti pris », dans chaque parole d’Elizabeth, le manque de goût qui lui fait peindre une héroïne si effrontée, si terre à terre, comme aimée par un homme semblable à Darcy…. Je suis d’accord avec vous quand vous préférez Miss Austen à Miss Edgeworth. Si la première avait un peu plus de goût, un peu de sentiment du beau et de l’aimable en même temps que du ridicule, je ne connais personne à qui je ne la préférerais. Dans l’œuvre de Miss Austen il n’y a rien qui se rapproche du froid égoïsme de Miss Edgeworth, elle est plus satisfaite de la vie et ne vous sermonne pas. Il ne lui manque pour être un écrivain hors de pair que d’avoir dépeint le beau idéal de la nature féminine. » [25] Le jugement porté par une petite maîtresse comme Miss Mitford se nommait elle-même, fut aussi, sous une forme un peu différente et encore moins flatteuse, celui de Mme de Staël. Sir J. Mackintosh recommanda un jour à Mme de Staël de lire un roman de Miss Austen. Mais « peut-être parce qu’il est impossible à un étranger d’apprécier l’œuvre de Miss Austen à sa juste valeur », l’auteur de « Corinne » et de « Delphine » après avoir lu le roman sans y trouver rien d’intéressant ni d’agréable, déclara qu’elle le jugeait « vulgaire ». [26]
Un roman sans passion comme sans aventures et dont les héroïnes ne sont ni des intellectuelles ni des amoureuses, devait, en effet, sembler à Mme de Staël une reproduction sans intérêt de cette réalité plate et vulgaire que sa propre imagination aimait à hausser constamment au ton de l’enthousiasme et du drame. Aujourd’hui, les Laura, les Margiana sont oubliées, la noble Corinne elle-même est délaissée et ce qui faisait qualifier Elizabeth de « vulgaire » en 1814, nous la fait maintenant trouver vraie. Comme au jour où Jane Austen peignit leur gracieuse image, les héroïnes d’« Orgueil et Parti pris », du « Château de Mansfield », de « Persuasion », sont restées jeunes. Elles n’ont pas même été atteintes par les caprices de la mode. Il faut parfois l’aide d’un illustrateur comme Hugli Thomson [27] pour rappeler au lecteur que leur jeunesse date du temps où le Prince Régent gouvernait l’Angleterre et où les femmes se paraient de châles de linon et de coiffures à la mameluk.
De même qu’il ne contient pas de portrait d’héroïne, le roman de Jane Austen ne fournit jamais la description d’une toilette. Mais l’absence de détails trop minutieux sur leur parure, si elle permet qu’on oublie l’âge de ces héroïnes, ne suffirait pas à expliquer pourquoi elles n’ont pas vieilli. Comparées à Sophia Western, à Clarissa, à Evelina, Elizabeth Bennet ou Fanny Price semblent étrangement modernes. Chaque parole, chaque pensée des héroïnes de Richardson, de Fielding et de Miss Burney porte la marque du xviiie siècle, révèle des idées, des sentiments, des goûts que nous ne partageons plus. Avec Jane Austen, rien ou presque rien n’indique une date. On pourrait encore — à quelques différences près — retrouver ses héroïnes dans plus d’un presbytère ou d’un château anglais. Clarissa, Sophia ou Evelina sont des personnages en lesquels s’incarne un type, leur image ressemble à un portrait collectif et possède une valeur synthétique plutôt qu’une valeur individuelle. L’idéal moral, sentimental et social du xviiie siècle en Angleterre s’exprime en elles. Elles ont du siècle de la raison, qui fut aussi l’âge d’or de la sentimentalité, le bon sens profiteur, la vertu pratique tout orientée vers des avantages matériels et immédiats, la délicatesse aussi, les pleurs faciles à jaillir, la timidité et la touchante faiblesse. À ceux que la nature a mis en elles s’ajoutent les dons ou les charmes que le goût et la mode du temps recherchent au-dessus de tous les autres, si bien que les traits invariables et permanents sont subordonnés dans leur portrait à des caractères acquis et artificiels. C’est pourquoi ces créatures aimables ou touchantes nous apparaissent aujourd’hui parées de grâces désuètes et de vertus démodées alors que les héroïnes de Jane Austen vivent et agissent dans un milieu psychologique peu différent du nôtre. Car, en peignant ses héroïnes, Jane Austen a su voir la vie et le réel par delà les conventions passagères de la mode et du goût. Au lieu de les adapter à un idéal préconçu, à une conception artificielle de la femme, elle a voulu atteindre à l’éternelle vérité humaine. Pour la première fois, une jeune fille apparaît dans le roman telle qu’on la voit dans la vie réelle. Rien en elle n’est idéalisé, rien dans son caractère ou dans ses actions n’est un sacrifice de la vérité au désir d’embellir ou de modifier la réalité. Comme si cette innovation ne suffisait pas, Jane Austen donne à ses héroïnes un charme dont personne avant elle n’avait su parer la femme sans l’élever au-dessus du commun niveau de l’humanité. Et c’est peut-être là le plus rare mérite des héroïnes qu’elle façonna, — nous aimons à le penser, — un peu à son image, que de plaire, non point par l’intelligence ou la beauté, mais seulement par la simplicité, la gaieté et la grâce.
- ↑ Lettres. 9 septembre 1814.
- ↑ Dans son étude intitulée « Jane Austen and her Works » (London. 1880) Sarah Tytler appelle l’héroïne du « Château de Mansfield » a white violet.
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. XXIX.
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. XXVI.
- ↑ Emma. Chap. XXX et XXXI.
- ↑ Le Château de Mansfield. Chap. XXI.
- ↑ The Relapse or Virtue in Danger, by John Vanbrugh. « It’s well I have a husband a coming, or i’cod, I’d marry the baker. » (Act IV, scene IV.)
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. XXXIX.
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. XXII.
- ↑ Le Château de Mansfield. Chap. XXXII.
- ↑ Emma. Chap. X.
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. XXVI.
- ↑ Lettres. 23 septembre 1813.
- ↑ Le Château de Mansfield. Chap. XLVIII.
- ↑ Bon sens et Sentimentalité. Chap. XXXIV.
- ↑ Le château de Mansfield. Chap. XXXVIII.
- ↑ Le Château de Mansfield. Chap. XXXIX.
- ↑ « Pictures of perfection… make me sick and wicked ». Lettres. 23 mars 1816.
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. XLII.
- ↑ Voir les derniers chapitres « d’Evelina ».
- ↑ Orgueil et Parti pris. Chap. VII.
- ↑ Emma. Chap. V.
- ↑ « Clarentine », by Miss Sarah Burney.
- ↑ « Women, or Ida of Athens », by Miss Owenson (1809).
- ↑ 20 décembre 1814. Life and Letters of Mary Russel Mitford (London. 1870). « She wants nothing but the beau ideal of the female character to be a perfect novel writer, and perhaps even the beau ideal would only be missed by such a petite-maîtresse in books as myself. »
- ↑ Life of Sir J. Mackintosh, cité par J. E. Austen Leigh. « Memoir ». Page 137.
- ↑ Jane Austen’s novels, with illustrations, by Hugh Thomson and introductions by Austin Dobson. (Macmillan. London. 1895-97). Seul, « Orgueil et Parti pris » n’est pas illustré par Hugh Thomson. Les illustrations de ce volume sont de Ch. E. Brock.