Jane Austen (Rague)/Avant-Propos

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Henri Didier (p. 3-5).


AVANT-PROPOS


Objet d’un véritable culte dans son pays, placée par beaucoup de ses compatriotes immédiatement au-dessous de Shakespeare dans la hiérarchie de leurs grands écrivains, Jane Austen est cependant presque inconnue en France. Tandis que les noms de Thackeray, de Dickens, de George Eliot, y sont populaires, celui de l’auteur de Mansfield Park et d’Emma reste ignoré du grand public. Tous ses romans ont bien été traduits dans notre langue, lors de leur apparition, il y a près d’un siècle, mais ils semblent être aujourd’hui complètement oubliés. En 1900, une nouvelle traduction de L’Abbaye de Northanger, la plus faible de ses œuvres, a eu un certain succès, mais insuffisant à rendre familier aux oreilles françaises le nom de Jane Austen.

L’âge quelque peu respectable de ces charmants ouvrages joue sans doute un rôle dans cet ostracisme. On craint, en ouvrant ces volumes d’il y a cent ans, de tomber sur de fastidieuses sentimentalités démodées depuis longtemps. C’est à tort, car les livres de Jane Austen n’ont rien de suranné, sauf un petit parfum de récit d’aïeule qui les rend plus piquants, et que bien des écrivains contemporains cherchent à donner artificiellement à leurs œuvres. Et puis, ils sont très loin d’être passés de mode ; ils n’ont même jamais été plus en faveur chez nos voisins que dans ces dernières années. Il est donc temps que les Français cessent de s’en désintéresser ; ils s’apercevront qu’on ne peut pas plus dire des livres de Miss Austen qu’ils ont vieilli qu’on ne le dit de ceux de Stendhal. Ses romans ont eu, en effet, la même destinée que Rouge et Noir et La Chartreuse de Parme ; passés d’abord presque inaperçus, appréciés uniquement au début par un groupe restreint d’esprits raffinés, ils ne se sont imposés que très lentement à la masse du public et ne sont devenus vraiment en vogue que tout récemment. Actuellement, ses admirateurs constituent une petite église dont le nombre des fidèles, qui sont des plus fanatiques, augmente de jour en jour.

Depuis vingt-cinq ans, une quinzaine de volumes de biographie et de critique ont été publiés sur Jane Austen, les rééditions de ses œuvres se sont multipliées, et les articles de revues qui vantent ses mérites sont innombrables. Dix volumes d’études relatives à sa vie ou à ses romans ont paru depuis 1902 en Angleterre et en Amérique.

On voit qu’il ne s’agit pas d’exhumer une sorte de fossile littéraire pour expliquer l’évolution d’un genre, mais de faire connaître au lecteur français des livres bien vivants, pleins de sève, et dont la renommée, pour être restée de longues années dans une espèce de léthargie, n’en est que plus éclatante aujourd’hui.

Sauf un article de Mr. Boucher, paru en 1878 dans la Revue des deux Mondes, aucune étude en langue française n’a encore été publiée sur Jane Austen. Comme il s’agit de présenter ici un écrivain étranger presque inconnu chez nous, nous avons cru devoir donner un court résumé de chacun de ses romans. Notre but est de rendre ainsi plus aisément compréhensibles nos considérations sur la simplicité des procédés, le naturel des personnages, l’humour et les idées d’un auteur que le lecteur n’a peut-être pas pratiqué. Mais il ne faudrait pas juger de l’intérêt de ces ouvrages délicieux par nos brèves et sèches analyses. Elles ne conservent rien d’un attrait qui résulte plus de la malice des réflexions et de l’acuité de l’observation que des péripéties du récit. On ne peut faire passer que bien peu de chose du charme de Jane Austen dans une étude de ses œuvres ; il faut les lire pour en goûter tout l’agrément, et notre petit livre ne vise qu’à inspirer à nos compatriotes le désir de les mieux connaître.

Il nous reste à adresser tous nos remerciements à MM. L. Morel et Verrier, professeurs à la Faculté des Lettres de Paris, pour leurs bienveillants encouragements à entreprendre cette étude ; et à exprimer à MM. E. Legouis et A. Koszul, professeurs à la Faculté des Lettres de Paris, notre très vive reconnaissance pour l’intérêt qu’ils ont pris à notre travail et les précieux conseils qu’ils ont eu la bonté de nous donner.