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Jane Eyre/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Lesbazeilles Souvestre.
Librairie Hachette et Cie (p. 128-139).

CHAPITRE XIV.


Les jours suivants, je ne vis que peu M. Rochester. Le matin, il était occupé par ses affaires, et dans l’après-midi, des messieurs de Millcote et du voisinage venaient le voir et restaient quelquefois à dîner avec lui. Quand son pied alla assez bien pour lui permettre l’exercice du cheval, il resta dehors une partie de la journée, probablement pour rendre les visites qu’on lui avait faites, et il ne revenait généralement que fort tard.

Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle ; quant à moi, je ne le vis que lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle ou dans le corridor. Quelquefois il passait devant moi avec hauteur, daignant à peine me saluer légèrement et me jeter un regard froid ; d’autres fois, au contraire, il s’inclinait et me souriait avec affabilité. Ce changement d’humeur ne m’offensait nullement, parce que je voyais que je n’y étais pour rien ; le flux et le reflux provenaient de causes tout à fait indépendantes de ma volonté.

Un jour qu’il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher mon portefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les invités partirent tôt pour se rendre à une assemblée publique à Millcote ; comme le temps était humide, M. Rochester ne les accompagna pas. Après leur départ, il sonna, et on vint m’avertir que j’eusse à descendre avec Adèle. J’habillai Adèle, et, après m’être assurée que j’étais bien moi-même dans mon costume de quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était trop simple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus petite chose pût se déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait si son petit coffre était enfin arrivé ; car grâce à quelque erreur, on ne l’avait point encore reçu. Elle ne s’était pas trompée ; en entrant dans la salle à manger, nous aperçûmes sur la table un petit carton qu’elle sembla reconnaître instinctivement.

« Ma boîte ! ma boîte ! s’écria-t-elle.

— Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie fille de Paris, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde et railleuse de M. Rochester, qui était assis dans un fauteuil au coin du feu ; mais surtout ne m’ennuyez pas avec les détails de votre procédé anatomique. Que votre opération se fasse en silence. Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu ? »

Adèle semblait ne point avoir besoin de l’avertissement ; elle se retira sur un sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes qui entouraient la boîte. Après avoir soulevé le couvercle et retiré un certain papier d’argent, elle s’écria :

« Oh ! ciel, que c’est beau ! et elle demeura absorbée dans sa contemplation.

— Mademoiselle Eyre est-elle ici ? demanda le maître en se levant à demi et en regardant de mon côté. Ah ! bon ; venez et asseyez-vous ici, ajouta-t-il en approchant une chaise de la sienne ; je n’aime pas le babillage des enfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut rien rappeler d’agréable à un vieux célibataire comme moi ; ce serait une chose intolérable pour moi que de passer toute une soirée en tête-à-tête avec un marmot. N’éloignez pas votre chaise, mademoiselle Eyre ; asseyez-vous juste où je l’ai placée, comme cela, s’il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses ; moi je les oublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles dames dont l’intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je fasse venir la mienne ; elle est une Fairfax, ou du moins a épousé un Fairfax ; je ne dois pas la négliger. On dit que le sang est plus épais que l’eau. »

Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son tricot.

« Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un service. J’ai défendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai fait ; je vois qu’elle en a bien envie : ayez la bonté de lui servir d’interlocutrice ; vous n’aurez jamais accompli un acte de bienveillance plus réel. »

En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu’elle l’appela, et jeta sur elle la porcelaine, l’ivoire et tout ce que contenait sa boîte, en manifestant son enthousiasme par des phrases entrecoupées, car elle ne possédait l’anglais que très imparfaitement.

« Maintenant, dit M. Rochester, j’ai accompli mes devoirs de maître de maison ; j’ai mis mes invités à même de s’amuser réciproquement, et je puis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez un peu votre chaise ; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas vous voir sans me déranger, ce que je n’ai nullement l’intention de faire. »

Je fis ce qu’il me disait, bien que j’eusse infiniment préféré rester un peu en arrière ; mais M. Rochester avait une manière si directe de donner un ordre, qu’il semblait impossible de ne pas lui obéir promptement.

Nous étions dans la salle à manger, comme je l’ai déjà dit ; le lustre qu’on avait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce. Le feu était rouge et brillant ; les rideaux pourpres retombaient avec ampleur devant la grande fenêtre et l’arche plus grande encore ; tout était tranquille ; on n’entendait que le babillage voilé d’Adèle, car elle n’osait pas parler haut, et la pluie d’hiver qui battait les vitres.

M. Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembla différent de ce que je l’avais vu auparavant. Il n’avait pas l’air tout à fait aussi sombre et aussi triste. J’aperçus un sourire sur ses lèvres ; le vin lui avait probablement procuré cette gaieté relative, mais je ne puis pourtant pas l’affirmer ; son caractère de l’après-dînée était plus expansif que celui du matin. Cependant il avait encore quelque chose d’effrayant lorsqu’il appuyait sa tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que la lumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit, éclairait ses grands yeux noirs ; car il avait de fort beaux yeux noirs qui, changeant quelquefois tout à coup de caractère, exprimaient, sinon la douceur, du moins un sentiment qui s’en rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il contempla le feu, et, lorsqu’il se retourna, il aperçut mon regard fixé sur lui.

« Vous m’examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il ; me trouveriez-vous beau ? »

Si j’avais eu le temps de réfléchir, j’aurais fait une de ces réponses conventionnelles, vagues et polies ; mais les paroles sortirent de mes lèvres presque à mon insu.

« Non, monsieur, répondis-je.

— Savez-vous qu’il y a quelque chose d’étrange en vous ? me dit-il. Vous avez l’air d’une petite nonne, avec vos manières tranquilles, graves et simples, vos yeux généralement baissés, excepté lorsqu’ils sont fixés sur moi, comme maintenant, par exemple ; et quand on vous questionne ou quand on fait devant vous une remarque qui vous force à parler, votre réponse est sinon impertinente, du moins brusque.

— Pardon, monsieur, j’ai été trop franche ; j’aurais dû vous dire qu’il n’était pas facile d’improviser une réponse sur les apparences, que les goûts diffèrent, que la beauté est de peu d’importance, ou quelque chose de semblable.

— Non, vous n’auriez pas dû répondre cela. Comment ! La beauté de peu d’importance ! Ainsi, sous prétexte d’adoucir le coup, vous enfoncez la lame plus avant ! Continuez ; quel défaut me trouvez-vous, je vous prie ? Il me semble que mes membres et mes traits sont faits comme ceux des autres hommes.

— Veuillez oublier, monsieur, ma réponse ; je n’ai nullement eu l’intention de vous blesser, c’est pure étourderie de ma part.

— Justement, c’est ce que je pense aussi ; mais vous êtes responsable de cette étourderie ; critiquez-moi. Mon front vous déplaît-il ? »

Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et laissa voir un front large et intelligent, mais où rien n’indiquait la bienveillance.

« Eh bien ! madame, suis-je un idiot ? me demanda-t-il.

— Loin de là, monsieur ; mais vous me trouverez peut-être trop brusque lorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope.

— Encore une pointe, et cela parce que j’ai déclaré ne pas aimer la société des enfants et des vieilles femmes… Ça, parlons plus bas… Non, jeune fille, je ne suis généralement pas un philanthrope ; mais j’ai une conscience, ajouta-t-il en posant son doigt sur la bosse qui, à ce qu’on prétend, indique cette faculté, et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grande largeur à la partie supérieure de la tête ; même autrefois j’ai eu une sorte de tendresse dans le cœur. À votre âge, je sentais, j’avais pitié des faibles et de ceux qui souffrent ; mais la fortune m’a frappé de ses mains vigoureuses, et maintenant je puis me flatter d’être aussi dur qu’une balle de caoutchouc, pénétrable peut-être par deux ou trois endroits, mais n’ayant plus qu’un seul point sensible. Croyez-vous qu’on puisse encore espérer pour moi ?

— Espérer quoi, monsieur ?

— Mais que le caoutchouc redeviendra chair.

— Décidément, il a bu trop de vin, » pensai-je, et je ne savais quelle réponse faire à sa question. Comment pouvais-je dire s’il était capable d’être transformé ?

« Vous avez l’air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez pas plus jolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé vous va bien : d’ailleurs cela me convient, c’est un moyen d’éloigner de ma figure vos yeux scrutateurs et de les reporter sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vais continuer à vous embarrasser, jeune fille ; je suis disposé à être communicatif aujourd’hui. »

En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de la cheminée. Je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa poitrine, dont le développement n’était pas en proportion avec la longueur de ses membres. Presque tout le monde l’aurait trouvé laid ; mais il avait dans son port tant d’orgueil involontaire, tant d’aisance dans ses manières ; il semblait s’inquiéter si peu de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer un charme extérieur, qu’en le regardant on partageait son indifférence, et qu’on était presque tenté de partager aussi sa confiance en lui-même.

« Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c’est pourquoi je vous ai envoyé chercher ; le feu et le chandelier n’étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il ne parle pas ; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n’était pas encore là ce qu’il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais ; vous m’avez intrigué le premier soir où je vous ai vue ; depuis, je vous avais presque oubliée ; d’autres idées vous avaient chassée de mon souvenir ; mais, aujourd’hui, je veux éloigner de moi ce qui me déplaît et prendre ce qui m’amuse. Eh bien, cela m’amuse d’en savoir plus long sur votre compte ; ainsi donc, parlez. »

Au lieu de parler, je souris ; et mon sourire n’était ni aimable ni soumis.

« Parlez, répéta-t-il.

— Sur quoi, monsieur ?

— Sur ce que vous voudrez ; je vous laisse le choix du sujet, et vous pourrez même le traiter comme il vous plaira. »

En conséquence de ses ordres, je m’assis et ne dis rien. « Il s’imagine que je vais parler pour le plaisir de parler ; mais je lui prouverai que ce n’est pas à moi qu’il devait s’adresser pour cela. » pensai-je.

« Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre ? »

Je persistai dans mon silence ; il pencha sa tête vers moi et plongea un regard rapide dans mes yeux.

« Opiniâtre et ennuyée, dit-il ; elle persiste ; mais aussi j’ai fait ma demande sous une forme absurde et presque impertinente. Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon ; sachez, une fois pour toutes, que mon intention n’est pas de vous traiter en inférieure, c’est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent donner vingt ans de plus et une expérience d’un siècle. Celle-là est légitime et j’y tiens, comme dirait Adèle, et c’est en vertu de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d’avoir la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées qui souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se rongent comme un clou rouillé. »

Il avait daigné me donner une explication, presque faire des excuses ; je n’y fus pas insensible, et je voulus le lui prouver.

« Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le puis. Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse ? Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux.

— D’abord acceptez-vous que j’aie le droit d’être un peu le maître ? Acceptez-vous que j’aie le droit d’être quelquefois brusque et exigeant à cause des raisons que je vous ai données : d’abord parce que je suis assez âgé pour être votre père ; ensuite parce que j’ai l’expérience que donne la lutte ; que j’ai vu de près bien des hommes et bien des nations ; qu’enfin, j’ai parcouru la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restée tranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison ?

— Faites comme il vous plaira, monsieur.

— Ce n’est pas une réponse, ou du moins c’en est une très irritante, parce qu’elle est évasive ; répondez clairement.

— Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me donner des ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et que vous connaissez mieux le monde que moi ; votre supériorité dépend de l’usage que vous avez fait de votre temps et de votre expérience.

— Voilà qui est promptement répondu. Mais je n’admets pas votre principe ; il me serait trop défavorable, car j’ai fait un usage nul, pour ne pas dire mauvais, de ces deux avantages. Mettons de côté toute supériorité ; je vous demande simplement d’accepter de temps en temps mes ordres sans vous blesser de mon ton de commandement : dites, le voulez-vous ? »

Je souris. « M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même ; il semble oublier qu’il me paye trente livres sterling par an pour recevoir ses ordres.

— Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas ; parlez.

— Je pensais tout à l’heure, monsieur, répondis-je, que bien peu de maîtres s’inquiètent de savoir si les gens qu’ils payent sont ou non contents de recevoir leurs ordres.

— Les gens qu’ils payent ! est-ce que je vous paye ? Ah ! oui, je l’avais oublié ; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire, voulez-vous me permettre d’être un peu le maître ?

— Pour cette raison, non, monsieur ; mais parce que vous avez oublié que je dépendais de vous. Oui, je consens du fond du cœur à ce que vous me demandez, parce que vous cherchez à savoir si le serviteur est heureux dans sa servitude.

— Et vous consentez à me dispenser des formes conventionnelles, sans prendre cette omission pour une impertinence ?

— Je suis sûre, monsieur, de ne jamais confondre le manque de forme avec l’impertinence : j’aime la première de ces choses ; quant à l’autre, aucune créature libre ne peut la supporter, même pour de l’argent.

— Erreur ! La plupart des créatures libres acceptent tout pour de l’argent. Je vous conseille donc de ne pas proclamer des généralités dont vous êtes incapable de juger l’exactitude. Néanmoins, je vous sais gré de votre réponse, tant pour elle-même que pour la manière dont vous l’avez faite : car vous avez parlé avec sincérité, ce qui n’est pas commun ; l’affectation, la froideur, ou une manière stupide de comprendre votre pensée, voilà ce qui, en général, répond à votre franchise. Sur cent sous-maîtresses, pas une peut-être ne m’eût répondu comme vous. Mais ne croyez pas que je veuille vous flatter. Si vous avez été faite dans un moule différent des autres, vous n’en êtes nullement cause ; c’est l’œuvre de la nature. Et, d’ailleurs, je ne puis pas conclure encore ; peut-être n’êtes-vous pas meilleure que les autres ; peut-être avez-vous des défauts intolérables pour balancer vos quelques bonnes qualités.

— Peut-être en avez-vous vous-même, » pensai-je. Et à ce moment mon regard rencontra le sien ; il lut ma pensée, et y répondit comme si je l’avais exprimée par des paroles.

« Oui, oui, vous avez raison, dit-il ; j’ai bon nombre de défauts moi-même, je le sais, et je ne cherche pas à m’excuser. Je n’ai pas le droit d’être trop sévère pour les autres ; mes actes et la nature de ma vie passée devraient arrêter le sourire sur mes lèvres ; je devrais ne pas critiquer trop sévèrement mon voisin, et reporter mes regards sur mon propre cœur. J’entrai, ou plutôt, car les pécheurs aiment à jeter le blâme sur la fortune ou les circonstances, je fus précipité à l’âge de vingt ans dans une route dangereuse, et depuis je n’ai jamais repris le droit chemin ; mais j’aurais pu être différent de ce que je suis ; j’aurais pu être aussi bon que vous, plus expérimenté, peut-être presque aussi pur ; j’envie la paix de votre esprit, la pureté de votre conscience et votre passé sans tache. Enfant, un passé sans tache doit être un trésor exquis, une source inépuisable de bonheur, n’est-ce pas ?

— Quel était votre passé à dix-huit ans, monsieur ?

— Il était beau et limpide ; aucune eau impure ne l’avait transformé en mare fétide ! J’étais votre égal à dix-huit ans ; la nature m’avait fait pour être bon, mademoiselle Eyre, et vous voyez que je ne le suis pas ; vos yeux me disent que vous ne le voyez pas (car, à propos, prenez garde à l’expression de votre regard ; je suis rapide à l’interpréter). Croyez ce que je vais vous dire : je ne suis pas méchant ; n’allez pas voir en moi un de ces princes du mal. Non ; grâce aux circonstances plutôt qu’à ma nature, je suis un pécheur vulgaire, plongé dans toutes les misérables dissipations que recherchent les riches pour égayer leur vie. Ne vous étonnez pas si je vous avoue toutes ces choses ; sachez que, dans le cours de notre vie à venir, vous vous trouverez souvent choisie pour être la confidente involontaire de bien des secrets. Beaucoup sentiront instinctivement comme moi que vous n’êtes pas faite pour parler de vous, mais pour écouter les autres parler d’eux ; ils comprendront aussi que vous ne les écoutez pas avec un mépris malveillant, mais avec une sympathie naturelle qui console et encourage, bien qu’elle ne se manifeste pas très vivement.

— Comment pouvez-vous savoir, comment avez-vous pu deviner tout cela, monsieur ?

— Je le sais, et c’est pourquoi je continue aussi librement que si j’écrivais mes pensées sur mon journal. Vous me direz que j’aurais dû dominer les circonstances, c’est vrai, mais, vous le voyez, je ne l’ai pas pu ; quand la fortune m’a frappé, j’aurais dû demeurer froid, et je suis tombé dans le désespoir. Alors a commencé mon abaissement ; et maintenant, quand un imbécile vicieux excite mon dégoût par ses honteuses débauches, je ne puis pas me vanter d’être meilleur que lui. Je suis obligé de confesser que lui et moi nous sommes sur le même niveau. Que ne suis-je resté ferme ! Dieu sait si je le désire. Craignez le remords, quand vous serez tentée de succomber, mademoiselle Eyre ; le remords est le poison de la vie.

— On dit que le repentir en est le remède, monsieur.

— Non ; le seul remède possible, c’est une conduite meilleure, et je pourrais y arriver ; j’ai encore assez de force si… Mais pourquoi y penser, accablé et maudit comme je le suis ? et d’ailleurs, puisque le bonheur m’est refusé, j’ai droit de chercher le plaisir dans la vie, et je le trouverai à n’importe quel prix.

— Alors, monsieur, vous tomberez encore plus bas.

— C’est possible ; et pourtant non, si je trouve un plaisir frais et doux ; et j’en trouverai un aussi frais et aussi doux que le miel sauvage recueilli par l’abeille sur les marais.

— Prenez garde, monsieur, qu’il ne vous semble bien amer.

— Qu’en savez-vous ? vous ne l’avez jamais goûté. Comme votre regard est sérieux et solennel ! et vous êtes aussi ignorante de tout ceci que cette tête de porcelaine, dit-il en en prenant une sur la cheminée. Vous n’avez pas le droit de me prêcher, néophyte qui n’avez pas passé le seuil de la vie, et qui ne connaissez aucun de ses mystères.

— Je ne fais que vous rappeler vos propres paroles, monsieur ; vous avez dit que la faute conduisait au remords, et que le remords était le poison de la vie.

— Eh ! qui parle de faute ? je ne pense pas que l’idée que je viens de concevoir soit une faute ; c’est plutôt une inspiration qu’une tentation ; oh ! elle était douce et calmante ! la voilà qui revient encore. Ce n’est pas l’esprit du mal qui me l’a inspirée, ou bien alors il a revêtu la robe d’un ange ; il me semble que je dois admettre un tel hôte lorsqu’il me demande l’entrée de mon cœur.

— Défiez-vous de lui, monsieur, ce n’est pas un ange véritable.

— Encore une fois, qu’en savez-vous ? Par quel instinct prétendez-vous distinguer le séraphin déchu du messager de l’Éternel ; le guide, du séducteur ?

— J’ai jugé d’après votre apparence, qui était troublée au moment où vous avez dit que la même pensée vous revenait, et je suis persuadée que, si vous agissez selon votre désir, vous deviendrez plus malheureux encore.

— Pas du tout ; cet ange m’a apporté le plus gracieux message du monde. Du reste, vous n’êtes pas chargée de ma conscience, ainsi donc ne vous troublez pas. Entre, joyeux voyageur ! »

Il semblait parler à une vision aperçue de lui seul ; puis il croisa ses bras sur sa poitrine comme pour embrasser l’être invisible.

« Maintenant, continua-t-il en s’adressant à moi, j’ai reçu le pèlerin ; je crois que c’est une divinité déguisée ; il m’a déjà fait du bien : mon cœur était tout charnel, le voilà devenu un reliquaire.

— À dire vrai, monsieur, je ne vous comprends pas du tout ; je ne puis pas continuer cette conversation, elle n’est plus à ma portée. Je ne sais qu’une chose : c’est que vous n’êtes pas aussi bon que vous le désirez et que vous regrettez votre imperfection ; je n’ai compris qu’une chose : c’est que les souillures de votre passé étaient une torture pour vous. Il me semble que, si vous le vouliez, vous seriez bientôt digne d’être approuvé par vous-même et que si, à partir de ce jour, vous preniez la résolution de modifier vos actes et vos pensées, au bout de quelques années vous auriez un passé pur et que vous pourriez contempler avec joie.

— Bien pensé et bien dit, mademoiselle Eyre, et dans ce moment je pave l’enfer de bonnes intentions.

— Monsieur ?

— Oui, je prends de bonnes résolutions que je crois aussi durables que le bronze. Mes actes seront différents de ce qu’ils ont été jusqu’ici.

— Et meilleurs ?

— Oui, meilleurs. Vous semblez douter de moi, et pourtant moi, je ne doute pas ; je connais mon but et mes motifs ; et, dès ce moment, je fais une loi inaltérable comme celle des Mèdes et des Perses, pour déclarer que l’un et les autres sont droits.

— Ils ne le sont pas, monsieur, puisque vous avez besoin pour eux de lois nouvelles.

— Vous vous trompez, mademoiselle Eyre ; des combinaisons et des circonstances inouïes demandent des lois inouïes.

— C’est une maxime dangereuse, monsieur ; car il est facile d’en abuser.

— Vous avez raison, philosophe sentencieux ; mais je jure sur tout ce qui m’appartient que je n’en abuserai pas.

— Vous êtes homme et faillible.

— Oui, de même que vous ; eh bien ! après ?

— Les hommes faillibles ne devraient pas s’arroger un pouvoir qui ne peut être sûrement confié qu’aux êtres parfaits et divins.

— Quel pouvoir ?

— Celui de dire de toute action, quelque étrange qu’elle soit : Ce sera bien.

— Oui, repartit M. Rochester, vous l’avez dit, je déclare que ce sera bien.

— Dieu fasse que ce soit bien ! » répondis-je en me levant, car je trouvais inutile de continuer une conversation si obscure pour moi.

Je comprenais d’ailleurs que je ne pouvais arriver à pénétrer le caractère de mon interlocuteur, du moins pour le moment, et je sentais enfin cette incertitude, ce vague sentiment de malaise qu’entraîne toujours la conviction de son ignorance.

« Où allez-vous ? me demanda M. Rochester.

— Coucher Adèle, répondis-je ; il est plus que temps.

— Vous avez peur de moi, parce que mes paroles ressemblent à celles du Sphinx.

— Vous parlez en effet par énigmes ; mais, bien que je sois étonnée, je n’ai pas peur.

— Si, vous avez peur ; votre amour-propre craint une méprise.

— Dans ce sens-là, oui, j’ai peur ; je désire ne pas dire de sottises.

— Si vous en disiez, ce serait d’une manière si tranquille et si grave, que je ne m’en apercevrais pas. Est-ce que vous ne riez jamais, mademoiselle Eyre ? Ne vous donnez pas la peine de répondre ; je vois que vous riez rarement, mais que néanmoins vous pouvez le faire, et même avec beaucoup de gaieté. Croyez-moi, la nature ne vous a pas plus faite austère qu’elle ne m’a fait vicieux ; vous vous ressentez encore de la contrainte de Lowood, vous composez votre visage, vous voilez votre voix, vous serrez vos membres contre vous, et vous craignez devant un homme qui est votre frère, votre père, votre maître, ou ce que vous voudrez enfin, vous craignez que votre sourire ne soit trop joyeux, votre parole trop libre, vos mouvements trop prompts. Mais bientôt, je l’espère, vous apprendrez à être naturelle avec moi, parce qu’il m’est impossible de ne pas l’être avec vous ; alors vos mouvements et vos regards seront plus vifs et plus variés. Quelquefois, vous jetez autour de vous un coup d’œil curieux comme celui de l’oiseau qui regarde à travers les barreaux de sa cage ; vous ressemblez à un captif remuant, résolu, qui, s’il était libre, volerait jusqu’aux nuages ; mais vous êtes encore courbée sur votre route.

— Monsieur, neuf heures ont sonné.

— N’importe, attendez une minute. Adèle n’est pas prête à aller se coucher. Je viens d’examiner ce qui se passait ici ; pendant que je vous parlais, j’ai regardé Adèle de temps en temps (j’ai mes raisons pour la croire curieuse à étudier, et ces raisons je vous les dirai un jour). Il y a dix minutes environ, elle a tiré de sa boîte une petite robe de soie rose ; aussitôt ses traits se sont illuminés. La coquetterie coule dans son sang, remplit son cerveau et nourrit la moelle de ses os. « Il faut que je l’essaye, » s’est-elle écriée, et, à l’instant même, elle est sortie de la chambre pour aller se faire habiller par Sophie ; dans quelques minutes elle rentrera. Je le sais, je vais voir une miniature de Céline Varens dans le costume qu’elle portait sur le théâtre au commencement de… Mais n’y pensons plus, et pourtant ce qu’il y a de plus tendre en moi va recevoir un choc, je le pressens ; restez ici pour voir si j’ai raison. »

Au bout de quelques minutes, on entendit les pas d’Adèle dans la grande salle. Elle entra transformée comme me l’avait annoncé son tuteur : une robe de satin rose très courte et très ornée dans le bas avait remplacé sa robe brune ; une couronne de boutons de roses entourait son front ; elle était chaussée de bas de soie et de souliers de satin blanc.

« Est-ce que ma robe va bien ? s’écria-t-elle en bondissant, et mes souliers, et mes bas ? tenez, je crois que je vais danser. »

Et, étalant sa robe, elle se mit à sauter dans la chambre. Arrivée près de M. Rochester, elle fit une pirouette sur la pointe des pieds, puis se mit à genoux devant lui.

« Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté, » s’écria-t-elle ; puis, se relevant, elle ajouta : « C’est comme cela que maman faisait, n’est-ce pas, monsieur ?

— Ex-ac-te-ment ! répondit-il, et c’est ainsi qu’elle a charmé mes guinées et les a fait sortir de mes culottes britanniques. J’ai été jeune, mademoiselle Eyre ; certes mon visage a eu autant de fraîcheur que le vôtre. Mon printemps n’est plus, mais il m’a laissé cette petite fleur française. Il y a des jours où je voudrais en être débarrassé ; car je n’attache plus aucune valeur au tronc qui l’a produite, parce que j’ai vu qu’une poussière d’or pouvait seule lui servir d’engrais. Non, je n’aime pas cette enfant, surtout quand elle est aussi prétentieuse que maintenant. Je la garde peut-être conformément au principe des catholiques, qui croient expier par une seule bonne œuvre de nombreux péchés ; mais je vous expliquerai tout ceci plus tard. Bonsoir. »