Japonais et Américains - Les vrais difficultés

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Japonais et Américains – Les vraies difficultés
Félix Klein

Revue des Deux Mondes tome 53, 1909


JAPONAIS ET AMÉRICAINS
LES VRAIES DIFFICULTÉS

Parmi les différens problèmes qui se posent aujourd’hui devant la grande démocratie des États-Unis, toujours mouvante et en transformation comme la vie elle-même, le plus grave n’est pas celui des relations entre le capital et le travail, qui se montrent souvent tumultueuses comme ailleurs, mais que préservent du socialisme l’amour, devenu instinctif, de l’initiative et l’habitude invétérée de la décentralisation. Ce n’est pas non plus, malgré la corruption municipale de beaucoup de grands centres, le problème politique : les pouvoirs publics, ayant peu d’attributions, ne sauraient beaucoup nuire, même s’ils n’étaient pas garantis, comme de fait ils le sont, contre leurs propres excès par la vigueur non énervée de la fonction présidentielle, et par la vigilance toute-puissante de la Cour suprême. Inutile d’ajouter que les rapports entre l’Etat et les institutions religieuses ne présentent pas le moindre embarras, la règle consistant, depuis longtemps déjà, dans le respect mutuel et l’indépendance. Le vrai, le grand problème, aux États-Unis, c’est le problème des races, c’est la nécessité de garantir, coûte que coûte, le caractère national contre l’extraordinaire variété de peuples qui affluent chaque année de tous les coins de l’univers. La difficulté de l’assimilation varie, comme il est naturel, selon l’origine des immigrans. Sans entrer dans le détail d’une question qui à elle seule demanderait de longs articles, on peut d’une façon générale affirmer que tous les Blancs, spécialement du Nord-Ouest de l’Europe, deviennent dès la seconde génération, quand ce n’est pas au bout de quelques années seulement, des Américains accomplis, et qu’il ne ferait pas bon les traiter de nouveaux venus ou de fils d’étrangers. Mais il est jusqu’ici deux sortes d’hommes, les Noirs et les Jaunes, qui restent réfractaires à l’assimilation ; et de là, si j’ose le dire, deux nuages qui projettent leur menace, ou du moins leur ombre grandissante, sur le ciel, par ailleurs très brillant, de la grande République.

Ce n’est pas le problème noir qui fera l’objet de cette étude ; il se présente toujours dans les mêmes termes où on l’a maintes fois exposé, et le danger en est limité, puisqu’en définitive nul n’empêchera les Américains de prendre contre lui, si cela devient nécessaire, les mesures qui leur conviendront. La question des Jaunes, au contraire, apparaît à la fois comme nouvelle et comme très urgente. Ecartée depuis peu des cauchemars de l’Europe, elle a émigré vers l’autre hémisphère : vers l’Australie, qui y répond provisoirement par le boycottage ; vers l’Amérique du Sud, qui n’en perçoit pas encore l’importance ; vers l’Amérique du Nord et spécialement les Etats-Unis, où on la croyait résolue par la loi contre l’immigration chinoise, mais où elle se réveille plus ardue que jamais avec l’arrivée de Japonais nombreux, sobres, habiles, et qui se sentent protégés par une nation puissante. Le péril jaune, cette fois, n’est plus une hypothèse, ni une prophétie, mais un phénomène en voie de réalisation ; ce n’est pas l’idée d’un sociologue, ni l’invention de quelques hommes politiques, c’est la rencontre effective et le conflit on peut dire matériel de groupemens humains fort simples et abandonnés aux forces de la nature ; c’est le choc, déjà facile à percevoir, de l’ouvrier japonais et de l’ouvrier américain.

La question ainsi limitée est celle que je voudrais exposer ici, à l’aide du peu d’écrits qu’on commence à y consacrer ; à l’aide de faits qui se succèdent maintenant et auxquels on ne prête pas toujours, parce qu’ils sont lointains, l’attention qu’ils méritent ; mais à l’aide surtout des souvenirs et des impressions que m’a laissés un séjour dans les pays mêmes où le conflit des deux races est le plus douloureux, sur les rivages américains de l’Océan Pacifique, et spécialement en Californie.

Il est vrai qu’au temps de ce séjour, septembre 1907, la question ne traversait pas de phase aiguë. On n’en était plus aux excitations de l’année précédente, alors que beaucoup voulaient, malgré le président Roosevelt et au risque d’allumer une guerre immédiate, interdire aux petits Japonais l’accès des écoles publiques fréquentées par les blancs ; et d’autre part, l’on ne semblait point songer aux tentatives qui allaient se produire au commencement de 1909 pour refuser à tous les Asiatiques, non plus seulement l’entrée des écoles communes, mais les droits ordinaires de propriété. Quand, interrogé, comme tout voyageur, par les journalistes, je répondais qu’une guerre entre le Japon et l’Amérique serait une calamité pour les deux pays et un attentat contre le progrès humain, on reproduisait ces déclarations comme très naturelles et sans y opposer de contradiction. Quand, à mon tour, je posais des questions sur les Japonais, les réponses qui m’étaient faites respiraient, à défaut de sympathie, certaine impartialité. Si les Chinois étaient parqués dans leur quartier nouvellement reconstruit, nul ne pensait à les y inquiéter, et aucune voie ne semblait plus tranquille que la rue principale où se groupaient leurs petites boutiques, rue toute voisine de notre résidence pauliste et qui portait, comme un signe de banalité beaucoup plus que de menace, le nom peu exotique de Dupont Street. Et si les Japonais qui avaient quitté ces quartiers depuis le tremblement de terre, pour se répandre de divers côtés, continuaient toujours à se grouper entre eux, cependant on ne refusait nulle part de leur louer des maisons que, du reste, ils payaient fort cher ; les Blancs que choquait leur voisinage se bornaient à porter tranquillement leurs pénates ailleurs. Mais ce n’était évidemment là qu’un calme apparent et provisoire. Les ouvriers et les petits marchands continuaient à ressentir et à déplorer les effets de la concurrence jaune. Le mouvement anti-japonais, qui alors battait son plein dans la Colombie britannique, éveillait en Californie de profondes sympathies, et la presse faisait chorus avec les journaux de Vancouver contre l’Asie envahissante. Bref, le feu ne faisait que couver sous la cendre, et à la différence du grand incendie allumé par le tremblement de terre, il n’était pas de ceux qui s’éteignent au bout de quelques jours. On n’était plus en face d’un cataclysme passager, mais d’une cause permanente de troubles, et l’on ne faisait, en réalité, qu’en percevoir les premiers symptômes.


I

Les Américains ont remarqué depuis peu le péril qui les menace. Jusqu’à ces dernières années, le Japon ne leur inspirait qu’admiration et que sympathie. Ils en aimaient le courage, l’esprit d’entreprise, l’empressement à s’assimiler en toute espèce de domaine les derniers progrès. Ils se souvenaient d’avoir, les premiers, en 1854, rouvert au commerce international ce pays qui y était fermé depuis deux siècles, et ils étaient fiers du chemin qu’il avait parcouru depuis. Un peu avant qu’il n’entrât en guerre avec la Russie, en 1903, je les avais trouvés pleins de sympathie pour lui et indignés de l’obstination que mettait Pétersbourg à ne pas tenir son engagement d’évacuer la Mandchourie. Ils avaient applaudi aux victoires nippones et aux démarches efficaces de leur Président pour rétablir la paix. S’ils avaient commencé, au moment du traité de Portsmouth et en serrant les problèmes de plus près, à comprendre que les Japonais, libérés par la défaite russe de leur plus grand souci du côté asiatique, pourraient bien désormais diriger leurs efforts sur l’autre versant du Pacifique, ils n’en avaient pas moins continué d’entretenir avec eux les relations les plus amicales, et ils avaient, malgré l’importance de leur colonie à Séoul, retiré, les premiers de tous, pour complaire à Tokio, le représentant qu’ils entretenaient auprès de l’empereur de Corée. Des remerciemens officiels furent adressés, à ce propos, au gouvernement des Etats-Unis pour « les dispositions amicales dont il témoignait une fois de plus ; » et, en retour, l’amitié nippone saisit avec empressement les occasions de se manifester que lui offrirent, un peu plus tard, les voyages de miss Roosevelt, des financiers américains qui avaient joué un rôle si important à l’époque de la guerre, et du secrétaire Taft, considéré déjà comme futur Président.

Chez ceux qui ne jugent encore de la marche des affaires humaines que par les attitudes des personnages officiels ou par les arrangemens, même sincères, qui se concluent dans les chancelleries, la surprise dut donc être grande lorsque, à la fin de 1906, il leur fut révélé soudain qu’entre le Japon et les Etats-Unis des difficultés telles venaient de surgir en Californie, qu’on se demandait si elles n’entraîneraient pas un appel immédiat aux armes. Qu’était-il donc survenu de si grave ? Simplement un arrêté du Conseil de l’Education à San Francisco, ordonnant « d’envoyer tous les enfants chinois, japonais ou coréens à l’écolo orientale publique, » c’est-à-dire, au fond, prenant les mesures qu’il avait annoncées l’année précédente, pour « ne pas exposer les enfans américains au contact des élèves de race mongole. » Et il est vrai que de justes réclamations avaient été faites contre l’inconvénient de laisser parmi les jeunes enfans de l’école primaire une quarantaine d’adolescens en retard qui étaient nés au Japon ; mais, comme ceux-là ne formaient, réunis même à quarante autres Japonais au-dessous de quinze ans, qu’une très infime minorité, on conviendra que le péril n’était pas grand et qu’il y avait, en tout cas, pour le conjurer, d’autres moyens que de représenter par un acte général et aussi retentissant la race japonaise comme une race inférieure et de fréquentation moralement dangereuse. L’émotion, assez naturelle, que suscita pareille offense dans l’opinion nippone encore exaltée de ses victoires russes, fut sans aucun retard prise en sérieuse considération par le gouvernement de Washington. Fort du traité de 1894, qui assurait aux Américains et aux Japonais en résidence les uns chez les autres le traitement dû aux citoyens de la nation la plus favorisée, le pouvoir fédéral engagea contre les autorités de San Francisco un procès pour défendre ses propres prérogatives en matière de relations internationales et pour déterminer la limite de souveraineté laissée aux Etats particuliers. On touchait là à ce qui est devenu le point faible de l’admirable Constitution américaine, à cette nécessité nouvelle, dont il faudra bien quelque jour tenir compte, de préciser par quelque article additionnel l’autorité diplomatique du pouvoir fédéral et de lui donner le moyen d’imposer aux divers Etats de l’Union le respect de ses engagemens internationaux.

Comme il arrive entre gens pratiques, la question des écoles de San Francisco fut tranchée en fait sans être résolue en droit. Au bout de cinq mois de négociations, le Conseil de l’Education retira la mesure objet du litige. Les Californiens, du reste, avaient atteint le but qu’ils visaient principalement et qui était d’imposer au pays entier un nouvel examen du problème des Jaunes, de mettre pour ainsi dire à l’ordre du jour de l’opinion publique la question de savoir s’il n’était pas temps d’appliquer aux immigrans du Japon les mesures d’exclusion qui atteignaient les immigrans de Chine.

Quelques désordres, facilement arrêtés, mais déjà significatifs, avaient accompagné cette première phase du conflit. Du 3 au 24 octobre, les restaurans japonais de San Francisco avaient été boycottés par le syndicat des cuisiniers et des garçons ; on empêchait les cliens d’entrer, on jetait des pierres dans les devantures. Mais une offre opportune de 550 dollars avait déterminé le chef des boycotteurs à ramener le calme. Fait un peu plus grave, quelques agressions furent commises dans les rues contre de notables Japonais, par des gens sans aveu ; elles provoquèrent un avertissement énergique de M. Roosevelt aux autorités de la ville, disant que, si elles ne savaient pas protéger les personnes et les biens des Japonais conformément au droit international, « l’entier pouvoir du gouvernement fédéral serait employé, dans les limites que prescrit la Constitution, à imposer promptement et énergiquement le respect des traités, loi suprême du pays, et à assurer au peuple d’une grande puissance amie le traitement qui convenait sur le territoire des Etats-Unis. »

Les deux années suivantes furent plus calmes, peut-être parce que les syndicats ouvriers de San Francisco, s’ils conservaient leur hostilité contre la main-d’œuvre japonaise, étaient un peu moins maîtres d’inspirer des actes vexatoires, n’ayant plus dans leur dépendance comme précédemment l’autorité municipale. Mais la ligue d’exclusion des Asiatiques n’en continua pas moins de se développer en Californie, parallèlement à celles de l’Orégon, du Washington et de la Colombie Britannique ; et, dans une convention tenue à Seattle au mois de février 1908, elle fusionna avec elles toutes sous le nom de ligue d’exclusion nord-américaine. A l’instigation, sans doute, de cette puissante association, les premières semaines de 1909 devaient voir se reformer tout d’un coup l’orage, et cela, au moment où il semblait qu’on dût le moins s’y attendre : quand la grande flotte du périple mondial allait reprendre ses quartiers dans les eaux de l’Atlantique, et juste après que les gouvernemens de Washington et de Tokio avaient signé un accord pour supprimer entre eux toute cause de difficulté.

Il importe d’insister sur cette dernière coïncidence. Elle fait clairement ressortir, d’une part, la profondeur d’un conflit qui se manifeste ainsi entre les peuples dans le temps même où les gouvernemens concluent des ententes publiques, et d’autre part, à ne s’en tenir qu’à l’aspect américain de la question, la gravité intérieure d’une situation qui oppose si nettement le pouvoir fédéral et l’opinion publique de plusieurs Etats. S’il arrivait jamais, — on n’en est point là, — que Washington dût recourir à la force pour imposer aux Etats de l’Ouest le respect de ses traités, ou bien laisser le Japon sous le coup d’une de ces offenses qui entraînent fatalement la guerre, quelle puissance au monde serait capable d’arrêter le cours des destins ?

Le 30 novembre 1908, l’ambassadeur japonais, baron Takahira, et le secrétaire d’État, M. Root, échangent à Washington des notes ainsi conçues :


Du baron Takahira à M. Root.


Washington, 30 novembre 1908.

Monsieur,

L’échange de vues qui eut lieu entre nous, lors des récens entretiens que j’eus l’honneur d’avoir avec vous, a démontré que le Japon et les Etats-Unis ayant d’importantes possessions insulaires dans l’Océan Pacifique, les deux pays poursuivent un but, une politique et des intentions communs dans cette région. Croyant qu’un exposé loyal et réciproque de ce but, de ces intentions et de cette politique, non seulement tendrait à fortifier les relations d’amitié et de bon voisinage qui existèrent de tout temps entre le Japon et les États-Unis, mais encore contribuerait matériellement au maintien de la paix générale, le gouvernement impérial du Japon m’a autorisé à vous soumettre cet aperçu de son interprétation desdits but, politique et intentions communément poursuivis :

1° C’est le désir des deux gouvernemens d’encourager le libre et paisible développement de leur commerce sur l’Océan Pacifique.

2° La politique des deux gouvernemens, sans se laisser influencer par aucune tendance agressive, est dirigée vers le maintien du statu quo dans la région susmentionnée et vers la défense du principe des chances égales pour le commerce et l’industrie de toutes les nations en Chine.

3° Ils sont ensemble fermement résolus au respect réciproque des possessions territoriales qui appartiennent à chacun d’eux dans ladite région.

4° Ils sont aussi déterminés à garantir les intérêts communs de toutes les puissances en Chine en soutenant, par tous les moyens pacifiques à leur disposition, l’indépendance et l’intégrité de la Chine, ainsi que le principe des chances égales pour le commerce et l’industrie de toutes les nations dans cet Empire.

5° Si quelque événement vient à menacer le statu que tel qu’il est défini ci-dessus, ou le principe des chances égales comme il est mentionné, il reste aux deux gouvernemens à se mettre en rapport afin de s’entendre sur les mesures qu’ils pourront juger utile de prendre.

Si ce plan concorde avec les vues du gouvernement des États-Unis, je serai heureux d’en recevoir de vous la confirmation.


De M. Root à M. Takahira.


Excellence,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre note d’aujourd’hui indiquant le résultat des échanges de vues qui eurent lieu entre nous lors de nos récens entretiens et définissant l’entente des deux gouvernemens en ce qui concerne leur politique dans les régions de l’Océan Pacifique. C’est pour moi un plaisir de vous informer que cette expression mutuelle est des plus agréables au gouvernement des États-Unis ; car elle est la résultante des heureuses relations entre les deux pays et elle fournit l’occasion d’une affirmation concise et mutuelle de la politique commune que les deux gouvernemens ont si fréquemment déclaré poursuivre en Extrême-Orient.

Je suis heureux de pouvoir confirmer à Votre Excellence, de la part des États-Unis, la déclaration des deux gouvernemens.


Et le secrétaire d’Etat reprend ici à son compte, mot pour mot, les cinq propositions mentionnées par l’ambassadeur.

Ainsi les deux gouvernemens sont parfaitement d’accord en tout ce qui concerne le développement de leur politique et de leur commerce « dans la région de l’Océan Pacifique. » L’Europe applaudit à cet arrangement ; il recueille l’approbation de la presse américaine, des journaux japonais. L’ambassadeur du Mikado déclare officiellement « que ce qui vient de s’accomplir est une transaction entre loyaux amis, qu’il a l’espoir sincère de voir les deux peuples partager la confiance mutuelle des gouvernemens, que le plus bel avenir s’ouvre donc aux relations d’affaires et aux rapports d’amitié. »

Et il en serait ainsi, en effet, si tout dépendait du commerce et de la politique ; s’il n’existait pas aujourd’hui des aspirations sociales d’un ordre plus profond, plus irréductible ; si, les diplomates et les négocians ayant mis d’accord leurs visées ou leurs intérêts, il ne restait pas à satisfaire aux besoins du monde qui travaille, du peuple en quête de pain suffisant et de meilleures conditions de vie. En réalité, depuis un an ou deux, le gouvernement de Tokio, pour complaire à celui de Washington, avait bien pu déclarer que l’émigration de ses nationaux serait détournée de l’Amérique et dirigée vers la Corée, Formose, la Mandchourie ; cela n’avait guère ralenti leur mouvement vers les îles Hawaï ni vers la côte américaine. Et, de son côté, le gouvernement de Washington pouvait bien rappeler l’énergie de son attitude envers les menées anti-japonaises de San Francisco, ou même promettre pour l’avenir plus d’énergie encore ; il restait à savoir jusqu’à quel point les habitans de l’Ouest consentiraient à en tenir compte.

Le doute, sur ce dernier point, ne dura pas longtemps. Dès le commencement de janvier 1909, six semaines après l’échange des notes amicales, on apprenait que des projets de loi étaient soumis aux Chambres de Californie pour interdire aux Asiatiques, Japonais compris, de posséder des immeubles, dans cet État, d’être trustees de corporations, c’est-à-dire membres de conseils d’administration, enfin, comme en 1906, d’envoyer leurs enfans aux mêmes écoles que les blancs La presse de Tokio, sans se départir d’un grand sang-froid, déclara que le vote de pareilles mesures n’irait évidemment pas sans beaucoup refroidir l’amitié dont témoignait le récent accord. M. Roosevelt télégraphia au gouverneur de Californie qu’il eût à user de tout son pouvoir pour empêcher le vote des projets et, s’il le fallait, à y opposer son veto ; il insista sur le récent accord, qu’on allait compromettre, et dont l’un des avantages devait être justement, d’empêcher l’immigration en masse des ouvriers japonais. La législature, très républicaine et fort attachée à M. Roosevelt, s’empressa de lui céder sur deux des bills en question, ceux qui interdisaient aux Japonais le droit de posséder des terrains et d’exercer les fonctions de trustees. Mais elle vota, au début de février, le bill sur les écoles séparées, qui était bien le plus blessant de tous pour l’orgueil nippon. Le gouverneur protesta et demanda qu’on revînt sur ce vote ; le Président menaça de le faire annuler, comme anticonstitutionnel, par la Cour suprême des Etats-Unis. Enfin, après plus d’un mois d’agitation passionnée, M. Roosevelt l’emporta encore, et le 12 février, par 41 voix contre 37, la Chambre californienne, se déjugeant comme malgré elle, rejeta le bill provocateur. Mais on voit à quel petit nombre de suffrages avait tenu la victoire de l’intérêt national sur les passions particulières. Il est à noter, de plus, que l’émotion s’était répandue assez pour que les Chambres du Nevada eussent encouragé de leurs votes celles de Californie à demeurer intransigeantes, et pour que des propositions anti-japonaises fussent également soutenues dans les Chambres de l’Orégon, de l’Idaho, voire du Nébraska. C’était donc tout l’Ouest qui menaçait de prendre parti contre les Japonais et de leur refuser des droits accordés sans nulle distinction à n’importe quels émigrans de race blanche ; cela, nous le répétons, au début de 1909, immédiatement après la conclusion d’un très important accord entre Tokio et Washington.


II

Il faut qu’un antagonisme aussi singulier et contre lequel se brisent impuissantes les plus amicales intentions, les plus formelles ententes des gouvernemens, tienne à des causes profondes ; L’opinion européenne n’en connaît qu’une seule, la question des salaires, la différence des prix qu’exigent pour un même travail l’ouvrier japonais et l’américain ; et, si ce n’est point là, comme nous le verrons, que s’arrêtent les difficultés, c’est bien de là, en effet, qu’elles partent. Il faut tout d’abord nous en rendre nettement compte.

« Dans l’Ouest américain, écrit un excellent juge, M. Louis Aubert, c’est un heurt entre la main-d’œuvre la plus ambitieuse du monde, la plus exigeante par ses besoins, la plus aristocratique de manières, la plus gâtée de hauts salaires, et une main-d’œuvre humble, résistante, très capable, et pourtant moins exigeante que la plus basse main-d’œuvre d’Europe[1]. » En comparant ce que gagnent au Japon les ouvriers du bâtiment, qui sont les mieux rétribués, avec le salaire des mêmes ouvriers à San Francisco, on s’aperçoit que le travail d’une heure est payé deux fois plus en Californie que celui d’une journée au pays du Soleil Levant : d’après des chiffres cités au Sénat de Washington, le 7 janvier 1907, les charpentiers gagnent 29 sous par jour au Japon contre 50 par heure à San Francisco ; les plâtriers, 30 contre 75 ; les tailleurs de pierre, 34 contre 56 et un quart ; les poseurs de briques, 37 contre 75 ; les forgerons, 26 contre 40 et un tiers. Et sans doute l’ouvrier japonais ne se contente point, en Amérique, de ce qu’il gagnait chez lui ; ce n’est pas pour cela qu’il a émigré. Mais, alors même qu’il triple et quadruple son salaire, il n’atteint pas encore celui des ouvriers blancs, et, par conséquent, il fait tort à ceux-ci. Arrivât-il, du reste, à se faire payer autant qu’eux, — et c’est la solution que suggère d’abord un examen superficiel du problème, — il ne leur serait pas pour cela un rival moins à craindre ; car, dépensant deux ou trois fois moins, il aurait vite fait, par ses économies, de s’élever au-dessus d’eux. En réalité, les Japonais gagnent toujours moins. Comme ils possèdent maintenant tous les métiers, ceux de leurs compatriotes qui ont su devenir patrons et qui les emploient, peuvent soumissionner des entreprises ou exercer le commerce à des conditions notablement plus douces que leurs concurrens américains. Et l’on s’explique par-là, soit dit en passant, que les partisans de l’exclusion ne se recrutent plus seulement dans le monde ouvrier : en même temps que les salaires, c’est le négoce, c’est l’entreprise agricole, c’est la profession libérale elle-même, qui se trouvent menacés et qui cherchent à se défendre. Du reste, il arrive depuis une dizaine d’années, en Californie et en d’autres États de l’Ouest, une classe de Japonais capitalistes qui exploitent des fermes, des magasins, voire des usines ; et ils possèdent à San Francisco un club important.

Mais pourquoi le travailleur asiatique n’entrerait-il pas dans les syndicats, comme y entrent, au bout d’un certain temps et aussitôt qu’ils commencent à s’élever, les travailleurs arrivés d’Europe ?

Le fait est que jamais il n’y entre, qu’il n’en aurait même pas l’idée, et que les syndiqués ne songeraient pas davantage à l’admettre. Il a ses associations à lui, ses groupemens fermés, où les employeurs, même Américains, sont tout heureux de trouver en nombre suffisant et prête à leurs conditions une main-d’œuvre que la tyrannie syndicale très souvent les empêche de se procurer ailleurs ; mais de s’unir avec les ouvriers blancs, voilà qui constitue plus qu’une difficulté de rancune ou de jalousie : une impossibilité morale et psychologique. En dépit des erreurs, des passions, des abus, qui s’y trouvent mêlés, le syndicat n’est point une simple coalition d’intérêts matériels, un moyen seulement d’obtenir de plus forts salaires ; il est encore, il est surtout, même chez ceux qui ne le comprennent que confusément, un effort collectif pour améliorer la vie, une tendance généreuse et capable, au besoin, de très durs sacrifices, vers un avenir plus heureux, vers plus de bien-être, plus d’instruction, plus de développement moral. Élever le standard of life, le niveau de l’existence, voilà, dans le fond, le but que poursuivent les syndicats, surtout en Angleterre et en Amérique. C’est un idéal que ne peuvent pas comprendre, au moins présentement, les ouvriers asiatiques même de l’esprit le plus ouvert. Ils n’éprouvent pas les besoins, ils n’ont pas les aspirations, ils ne connaissent pas les exigences, les ambitions, des ouvriers européens, ni, à plus forte raison, des ouvriers qui ont laissé l’Europe pour vivre mieux en Amérique, laissé les États de l’Est pour chercher, par-delà déserts et montagnes, Ici rivages, plus favorisés encore, du Grand Océan. Quoi que puisse réserver l’avenir, il existe là un écart formidable entre deux civilisations, entre deux humanités ; et, si les habiles, si les politiques, si les diplomates, si les philosophes réussissent momentanément à le faire oublier, les masses profondes et moins affinées du monde qui travaille en aperçoivent clairement et en proclament très haut la réalité, surtout lorsqu’elles en souffrent.


Mais qu’on ne s’y trompe point. Ce qui est menacé aux Etats-Unis par l’arrivée des Jaunes, ce n’est pas seulement l’idéal d’une classe, c’est l’idéal de la nation elle-même. La principale contribution des Etats-Unis au progrès humain est de former, avec les élémens les plus disparates, un peuple qui ait de l’unité et qui tout entier se gouverne lui-même, sans distinction de fortune, de métier, ni même d’origine. Comme les Américains élèvent souvent leurs édifices en matériaux artificiels, mais amalgamés de façon qu’ils égalent ou dépassent la pierre en solidité, ainsi construisent-ils leur nation de toutes sortes d’autres peuples fondus en un seul et qui rentrent invariablement dans la forme essentielle de la démocratie. Tout ce qui résiste à pareille unification et se montre inassimilable, compromet le bon fonctionnement de l’ensemble, la santé du corps social, et doit par conséquent être éliminé. Or l’expérience prouve que, si d’une part toutes les races blanches subissent en une ou deux générations les effets de la puissance assimilatrice dont se trouve douée, à un degré surprenant, la civilisation américaine, d’un autre côté les Noirs et les Jaunes demeurent impénétrables à cette influence et n’arrivent pas à fusionner avec les Blancs.

Et sans doute le problème se pose en termes différens pour les deux races récalcitrantes. En ce qui touche les Noirs, la question n’est plus entière. S’ils habitaient encore l’Afrique, une bonne loi d’exclusion trancherait vite la difficulté et, dût la république de Libéria en prendre quelque ombrage, on ne s’en tourmenterait guère. Mais il ne s’agit plus de leur défendre d’entrer ; on les a importés jadis, et ils sont là une dizaine de millions qu’on ne peut ni renvoyer, ni détruire, ni traiter en esclaves, ni même, jusqu’à nouvel ordre au moins, priver de leurs droits civiques. Comment on se tirera de cette difficulté, nul ne le sait encore ; ce qu’on sait bien, c’est que s’il vient un jour où elle compromette vraiment la paix nationale, alors on y avisera ; et c’est aussi que, tout en traitant les nègres avec équité, tout en leur facilitant les moyens d’existence et de développement, jamais on ne les laissera, pas même où ils seraient la majorité, contrôler en maîtres les affaires publiques et abaisser jusqu’à eux le niveau de la nation[2]. Pour les Jaunes, il n’en va point de même. Ils ne sont encore qu’un petit nombre, deux cent mille peut-être ; et il s’agit simplement de ne pas les laisser croître. Mieux vaut leur fermer la porte qu’avoir ensuite à les expulser. Les précautions qu’on a prises à temps contre les Chinois, il faut les prendre contre tous les Asiatiques et avec plus de soin contre ceux d’entre eux qui se montrent à la fois les plus empressés à venir et les plus dangereux par leurs capacités mêmes, c’est-à-dire contre les Japonais. Malgré de vaines apparences, ils ne s’assimilent pas mieux que le nègre. Ils s’assimilent moins bien, en un certain sens, car celui-ci, du moins, aime l’Amérique pour elle-même et la considère comme sa vraie patrie ; eux ne la regardent jamais que comme un champ d’exploitation, un moyen de s’instruire ou de faire fortune. Campés sur ce versant du Pacifique, ils ont laissé leur âme sur l’autre bord, obstinément fidèles à leur premier pays et à ses institutions. Tandis que le Noir, malgré tout ce qui lui manque, est cependant un Américain, les Japonais, aussi bien que les Chinois, les Coréens, les Hindous, restent des Asiatiques. Et si jamais ils étaient installés à demeure et gagnaient en nombre, comme a fait la race nègre, l’embarras qu’ils créeraient serait autrement redoutable, puisqu’ils auraient pour eux, en plus de leur intelligence, la protection d’un puissant Empire qui les regarderait toujours comme ses nationaux.

Fût-il même possible de les dominer, que ce ne serait point encore pour les Etats-Unis une solution admissible. Le peuple Américain ne veut pas plus de sujets qu’il ne veut de maître ; il considère comme essentiel à l’idée de démocratie, qui lui tient à cœur par-dessus tout le reste, non pas l’égalité des situations, qu’il sait chimérique, mais l’égalité des chances, la possibilité ouverte à chacun d’atteindre le meilleur sort et le plus haut rang ; et le seul gouvernement qu’il lui plaise d’admettre est celui auquel tous participent, qui est contrôlé par tous, qui travaille pour tous. Qui n’est pas capable de self government ne peut pas être Américain. C’est de là, dans le fond, que vient toute la gravité de la question nègre. Ou, si l’on veut un autre exemple, qu’on étudie aux Philippines les progrès accomplis depuis dix ans sous le régime des Etats-Unis, si admirablement organisé par le gouverneur Taft : on y trouvera la constante préoccupation de former les indigènes à se conduire eux-mêmes ; on les verra appelés peu à peu à contrôler par leurs élus l’administration des villes, des provinces, et enfin de l’Etat lui-même. Au temps de mon séjour dans l’Ouest, il y a dix-huit mois, la presse américaine rendait compte avec sympathie des premières élections parlementaires des Philippines, et elle enregistrait sans colère que la majorité des votes était allée aux partisans d’une indépendance immédiate. Or, ce contrôle des affaires publiques n’intéresse pas les Japonais des Etats-Unis, si ce n’est dans la mesure où elles touchent à leurs affaires privées. Et si l’on suppose qu’un jour ils y veuillent prendre part, ce sera pire encore ; ils y apporteront des idées, des préoccupations et des intérêts qui ne sont pas ceux des Américains. Devenus citoyens, par une hypothèse qui est encore loin de se réaliser puisque très peu d’entre eux semblent désirer ce titre et qu’on le leur refuse, devenus citoyens et fixés çà et là, comme ils y ont tendance, en des groupes compacts et fermés, ils constitueront, au cœur du pays, comme autant de forteresses d’un peuple étranger, odieuses en temps de paix, dangereuses en temps de guerre.

Et qu’on ne dise pas qu’en regard des 80 millions d’habitans que compte la République, leur nombre même, 140 000 peut-être, suffit pour qu’ils ne puissent nuire. Sans compter que cette petite colonie s’appuiera, dans ses difficultés, sur le grand Japon, elle ne laisse pas d’être en elle-même fort appréciable pour le peu d’années qu’elle a mis à se réunir ; et, d’autre part, ce n’est pas à la population totale des Etats-Unis qu’il convient de la comparer, mais à la population encore si peu dense de la Californie, de l’Orégon, du Washington, où les Jaunes se concentrent, et où ils ont, en somme, plus facile accès par mer que les Yankees de l’Est par voie continentale. Est-ce qu’aux îles Hawaï, cette position avancée et indispensable des Etats-Unis dans le grand Océan, refuge et halte nécessaire de la flotte en cas de guerre, les Japonais, à eux seuls, n’étaient pas en 1905 dans la proportion inquiétante de 31735 sur 48 229 habitans, alors que, dans ce total, ne figuraient pas plus de 1 006 Américains ? N’est-il pas, en réalité, formidable que les citoyens de l’Union y représentent 2 pour 100 de la population, et les sujets du Mikado 65 pour 100, c’est-à-dire trente fois plus[3] ? La proportion, sans doute, dans l’ensemble des Etats-Unis, est en sens contraire, mais il ne faut pas se dissimuler que cette situation heureuse est déjà compromise, et que le pourcentage des Jaunes augmente rapidement, la population blanche croissant avec trop de lenteur, surtout en Californie. Exemple inquiétant, les Chinois, malgré les lois d’exclusion, augmentent d’année en année ; ils passent par le Mexique, par le Canada, et trouvent, pour la plupart, quelque moyen de fournir la preuve, nécessaire à leur admission, qu’ils sont nés aux Etats-Unis ; d’après le calcul d’un juge fédéral, le nombre de ces assertions supposerait, pour être conforme aux réalités, que chaque Chinoise, vivant en Amérique il y a vingt-cinq ans, y a mis au monde plus de 500 enfans ! Que sera-ce des Japonais, s’il leur est loisible d’entrer sans aucun obstacle ? Arrivés depuis très peu d’années, ils forment déjà, pour ne parler que des villes, des colonies qui atteignent la chiffre approximatif de 10 000 à San Francisco, de 7 000 à Seattle et à Los Angeles, de 4 000 à Oakland ; ou, si l’on veut une indication de leur activité, ils possédaient en Californie 224 magasins en 1904, 376 en 1905, 561 en 1906, et le nombre des restaurans exploités par eux était passé en deux ans de 98 à 198, celui des auberges, de 245 à 462.

C’est qu’on a beau ne pas les aimer, on a besoin d’eux ! Devant les immenses possibilités du commerce, de l’industrie, et surtout de la culture, la main-d’œuvre manque ; et ils en apportent. Tandis qu’en vertu même de sa rareté et appuyé sur son syndicat, l’ouvrier blanc impose des conditions vraiment draconiennes, ils offrent, eux, au capital un travail docile et peu exigeant, qui les fait accueillir. Écartés par le sentiment, ils se voient appelés par les intérêts ; tandis que l’idée les combat, les faits sont pour eux. Et d’autant plus ample est le résultat de cette situation qu’elle correspond, chez les Japonais, à une impulsion dans le même sens. Ce n’est point par caprice qu’ils quittent la terre gracieuse et aimée qui est celle de leurs ancêtres, c’est par nécessité, parce qu’elle est trop petite pour les nourrir tous. Ce n’est point par plaisir qu’à Formose et à la Corée plus voisines, et où ils sont maîtres, ils préfèrent les lointains rivages d’Amérique où les attendent la malveillance et l’humiliation ; c’est parce qu’ils savent que là ils trouveront moins de concurrens de leur race et feront fortune plus vite ; c’est aussi parce qu’ils s’y instruisent mieux, qu’ils y acquièrent une connaissance plus complète de tout ce qui assure la prospérité des individus et de la nation.


III

À ce double et grandissant conflit de l’idéal et des intérêts, à cet antagonisme qui est à la fois moral et économique, n’y a-t-il vraiment aucun remède, et, s’il en existe, où peut-on le chercher ? Des nombreux problèmes qui agitent aujourd’hui le monde, il n’en est peut-être pas de plus grave, s’il est vrai que celui-là nous montre allant à l’encontre l’un de l’autre, et exposés par-là même à un choc formidable, les deux peuples qui représentent, chacun de son côté, la portion la plus énergique et, à maints égards, la plus avancée des races jaune et blanche, des deux espèces d’humanité qui, après s’être jusqu’ici partagé la terre, commencent à se la disputer.

Un des héros de Wells, Japonais du XXIIe siècle, suggère une solution qui serait sûrement la plus douce et la plus élégante. « Enfin, dit-il, vous, Européens, vous avez fini par reconnaître que nous aussi, nous étions des Blancs ! » De nier ainsi la difficulté est une attitude qui plaît aux philosophes, aux artistes, aux sociologues en chambre, et il se peut que dans deux cents ans elle se trouve, en effet, justifiée ; pour le moment, la réalité est autre, et les deux races sont irréductibles. Du moins elles se croient telles, et par le fait même elles le sont, puisque cette conviction les empêche d’associer leur travail et leur vie de famille, puisqu’elles ne veulent ni loger ensemble, ni faire partie des mêmes groupemens, encore moins s’unir par mariage.

Des solutions plus précises et d’apparence pratique sont quelquefois proposées, mais qui ne résistent pas à un examen réfléchi. Telle est, par exemple, l’idée d’une conférence internationale qui soumettrait à des règles convenues les conditions de l’immigration, presque entièrement abandonnées jusqu’ici aux Compagnies de transport. Croire à l’efficacité de tels règlemens dans le conflit qui nous occupe, c’est oublier que les Japonais n’accepteront jamais d’autres conditions que celles qui seront faites aux Européens, et que, d’autre part, les Etats-Unis, s’ils souhaitent de réduire au minimum l’immigration jaune, éprouvent le besoin, au contraire, d’une forte immigration de Blancs ; en même temps que, pour une année, ils jugent excessif le chiffre de quinze ou vingt mille Japonais, ils absorbent sans peine, et même avec profit, plus d’un million d’Européens. Mais alors, va-t-on suggérer, qu’on n’emploie pas les Jaunes, et ils ne viendront plus ; ou qu’on les paie comme les Blancs, et ceux-ci n’auront plus de raison de se plaindre ! Nous avons montré que, dans l’extrême Ouest, ni le capital ne peut se passer d’eux, ni eux-mêmes ne peuvent se hausser aux exigences, d’ailleurs outrées, des syndicats d’ouvriers blancs. Les salaires n’obéissent pas dans leurs mouvemens de hausse ou de baisse à des lois factices ; ce n’est pas arbitrairement qu’ils se règlent, c’est sur les conditions matérielles et morales d’une société donnée, principalement sur les besoins réellement sentis du monde ouvrier. Des travailleurs de formation et d’exigences totalement différentes ne se feront jamais payer de même.

Doit-on compter sur la guerre pour trancher le différend, et est-ce la force des armes, cette « raison suprême » ou jadis crue telle, qui fera à chacun sa place et mettra tout en ordre ? C’est, au fond, l’idée la plus répandue, et dès que la difficulté traverse une phase plus menaçante, on commence à supputer, jusqu’en Europe, les chances des rivaux probables, l’état de leurs finances et de leur armée, principalement la puissance de leurs flottes, le nombre de leurs cuirassés et de leurs torpilleurs, la qualité de leur commandement et de leurs équipages. A vrai dire, même, on est étonné du sang-froid et de la sagesse que témoignent, au moment des crises, le gouvernement de deux peuples aussi fiers ; on n’en revient pas de voir les précautions qu’ils prennent, les concessions qu’ils s’accordent ; on se demande pourquoi tant d’égards, où l’on n’attendait que protestations, et pourquoi des ententes où l’on prévoyait des ultimatums.

Il faut le comprendre et s’en réjouir : à moins d’accidens qui restent toujours possibles, mais ne sont pas ici plus probables qu’ailleurs, la guerre n’est pas prochaine entre le Japon et les États-Unis, parce qu’elle n’est jugée opportune ni à Tokio, ni à Washington. Quoi que prétende une opinion superficielle, ou, en tout cas, localisée, les deux gouvernemens ont les raisons les plus décisives de s’opposer au conflit armé. Non seulement ils sont assez sages et assez humains pour n’aimer pas la guerre en soi et pour comprendre les maux affreux qu’elle entraîne même pour le vainqueur ; mais, ce qui compte encore plus chez des esprits aussi réalistes, ils ne se sentent ni l’un ni l’autre en état de la faire avec avantage, ils ne sont pas prêts à l’entreprendre, ils ne peuvent sans péril abandonner pour elle les œuvres extrêmement urgentes qu’ils sont en train d’accomplir.

Le Japon a besoin de recueillement et d’une période de paix pour se relever complètement des sacrifices en hommes et en argent que lui a imposés la guerre russe ; pour faire fructifier la confiance qu’il a retirée de ses succès et bénéficier de l’élan acquis ; pour laisser aboutir les efforts encore bien nouveaux de son peuple vers l’instruction moderne, vers le perfectionnement de l’agriculture, vers le développement surtout du commerce et de l’industrie. Même en ne doutant pas de la victoire, qui cependant doit lui apparaître plus difficile à remporter que sur la Russie, quel avantage obtiendrait-il qui pût valoir ce qu’elle lui aurait coûté, balancer la perte de ses transactions présentes avec les États-Unis, compenser le retard apporté aux progrès de tout genre qu’il sent le besoin de réaliser soit au dedans, soit à l’extérieur ?

Voudrait-il prendre pied sur le continent américain ? Rêve d’autant plus absurde que ce serait déjà très difficile d’y débarquer et presque impossible d’y maintenir un sérieux corps de troupes. S’emparer des îles Hawaï ? Ce ne serait point trop malaisé, en effet, mais combien il est préférable d’en continuer la conquête pacifique, en les peuplant de nationaux fidèles ! Annexer les îles Philippines ? Pour plus tard, certes, on y compte bien ; mais, actuellement, que de peine pour les mettre en valeur et comme il paraît plus sage de laisser ce gros travail aux Américains ! Pourrait-on, en outre, s’y maintenir après la conquête, devant l’hostilité certaine des populations et lorsqu’on a tant de mal déjà à dompter la Corée, cette terre convoitée depuis des siècles, enfin réoccupée, et où il importe à tout prix, cette fois, de s’installer pour n’en plus sortir ? C’est là, non pas ailleurs, qu’est pour le Japon l’œuvre capitale, celle qui lui assurera, en même temps qu’un riche domaine de culture, un point d’attache et de défense, de pénétration et de conquête sur le grand continent. Or pour y réussir, étant donné l’hostilité profonde des habitans, ce n’est pas trop de tout son effort colonial, financier, militaire, politique, surtout si l’on pense à ce que déjà lui impose de souci et de dépenses sa volonté bien arrêtée, malgré l’Europe, les États-Unis et la Chine elle-même, d’occuper le premier rang, comme influence, prestige et affaires, en Mandchourie et dans tout le Céleste-Empire. Il est possible que l’ambition nippone se complaise d’avance dans l’établissement d’une domination qui comprendrait du côté asiatique toutes les îles et peut-être même tous les rivages du Pacifique Nord, depuis les Philippines, ou, qui sait ? depuis les îles de la Sonde, jusqu’aux Aléoutiennes et au détroit de Behring. Mais les hommes qui dirigent avec tant de sagesse les conseils du Mikado, savent bien que, pour réaliser une si vaste ambition, il ne suffirait pas de quelques victoires navales.

Le gouvernement des États-Unis n’est pas moins éloigné de vouloir aujourd’hui la guerre ; et, si la fière impétuosité de M. Roosevelt a toujours su se contenir, témoigner même de constans égards, dans les rapports avec le Japon, ce n’est pas de son successeur que l’on peut redouter une attitude provocante. Prudent et pacifique par nature, M. Taft a, de plus, l’avantage de connaître à fond et directement tous les aspects du grand problème. Sans compter qu’il fut ministre de la Guerre, il a organisé les îles Philippines au nom des États-Unis, il a fait plusieurs séjours au Japon, il a visité la Chine, la Russie, l’Europe, et l’on peut dire que ce chef électif d’une démocratie a été préparé au gouvernement de son pays comme pas un successeur de monarque héréditaire. Enfin il est allé, quelques semaines avant de prendre les rênes du pouvoir, — ce qui n’est point, à la Maison Blanche, une vaine métaphore, — se rendre compte par lui-même de l’état des travaux dans l’isthme de Panama. Ce dernier soin est significatif. Là gît présentement le nœud de la question. Tant que les deux Océans ne communiqueront pas, tant que la flotte américaine restera coupée, les États-Unis tâcheront d’éviter la guerre. Leur marine, à tout prendre, équivaut, réunie, à celle du Japon, sur laquelle elle l’emporte même par le nombre des unités, quoique peut-être inférieure par les équipages ; mais la plupart des navires de guerre stationnent dans l’Atlantique, et il leur faudrait de longs mois, en faisant le tour du cap Horn, pour arriver sur l’éventuel champ de bataille. Dans quelques années, ce sera, grâce au Canal, une affaire de trois semaines ; et les chances, de ce chef, seront devenues égales. En réalité, on pense qu’elles auront fait mieux, et que les arsenaux américains auront pris une grande avance… Jusque-là, la prudence ajoute ses conseils à ceux que prodiguent déjà un amour, d’ailleurs sincère, de la paix et la crainte, efficace chez un peuple pratique, d’arrêter les affaires. Un jour sans doute le développement commercial du Japon et des Etats-Unis créera entre eux une rivalité analogue à celle qui aujourd’hui mine sourdement les rapports de l’Angleterre et de l’Allemagne, et ce sera là une cause possible de guerre, le principe d’une hostilité, non plus localisée, mais vraiment nationale. Cette jalousie, pour le moment, est à peine indiquée ; et, bien que la marine marchande des Etats-Unis souffre déjà de la concurrence que lui font les paquebots japonais grâce au moindre coût de leurs équipages, cependant, comme les besoins grandissent encore plus vite que les ressources sur les rivages infinis de l’Océan Pacifique, les moyens de transport, d’où qu’ils viennent, et les débouchés, où qu’ils s’offrent, font le profit de tout le monde. Chacun des deux peuples est pour l’autre le meilleur client, et tous deux sentent que ce n’est pas trop de leur commun effort pour mettre en valeur le champ incommensurable qui s’étend devant eux.

Ainsi, la guerre, à moins d’accidens, ne saurait avoir lieu avant plusieurs années, cinq, dix, peut-être beaucoup plus. Mais, pour les raisons ci-dessus exposées, à cause des élémens naturels et irréductibles qui sont à la base du conflit, il n’est malheureusement pas certain qu’elle puisse être toujours évitée. D’ailleurs on s’y prépare, ne serait-ce, conformément au dicton, qu’afin de maintenir la paix. Que les deux peuples travaillent à augmenter leurs flottes, nul ne l’ignore. On sait aussi que les Japonais travaillent à faire de Formose une base navale de premier rang, avec une station de torpilleurs et de puissantes batteries. Les Américains, de leur côté, agrandissent leurs chantiers, surtout sur le Pacifique, et fortifient, en même temps que les points stratégiques de leur littoral et des Philippines, la position si importante, mais si exposée, qu’ils occupent aux îles Hawaï[4]. Leur budget de l’année en cours (1908-1909) a prévu un accroissement de dépenses de 180 millions pour la guerre et de 130 pour la marine. Comme puissance navale, ils viennent immédiatement après l’Angleterre, dépassant l’Allemagne même, et nous à plus forte raison, soit en effectif réel, soit en constructions projetées.

Si donc il fallait attendre des armes la solution du problème, ce pourrait n’être qu’une question de temps et de patience. Mais il est clair que, quelle que soit l’issue de la rencontre, elle n’aura rien de définitif. Aucune des deux puissances ne saurait anéantir l’autre ni la mettre complètement sous le joug. Le vaincu ne songera qu’à la revanche, et l’on n’imagine pas que sa précédente antipathie pour les adversaires deviendra de l’amour aussitôt qu’ils l’auront battu. Or, l’un des deux fût-il comme anéanti, le problème, au fond, resterait entier : il n’y a pas seulement en cause le Japon et les Etats-Unis, mais, au sens le plus large des mots, tout l’Est contre tout l’Ouest de l’Océan Pacifique. Après comme avant la guerre, il restera en présence deux races, le monde blanc contre le monde jaune, c’est-à-dire, ainsi que nous l’avons vu, deux humanités qui ne se comprennent pas et qui ne peuvent pas se fondre.


Le rapprochement qu’il n’y a pas lieu d’attendre de la guerre, pourrait-on l’espérer, dans un avenir plus ou moins éloigné, d’une conversion des Japonais au christianisme ?

Il n’est certainement pas de plus profond obstacle à l’assimilation des Jaunes et des Blancs que la différence extrême de leurs âmes. Très opposée est leur nature physique, mais bien davantage leur nature morale, puisque plus ils vivent ensemble, plus ils se sentent divers, et qu’après les rapports faciles des débuts, rapports que, de bonne foi, on croyait intimes, on s’aperçoit très vite qu’une cloison de glace sépare les idées et les senti m eus. C’est que, — dans la mesure où l’on peut essayer de comprendre et de résumer des questions aussi mystérieuses, — il y a, d’un côté, des siècles de christianisme, avec l’idée profonde, sinon claire, de la personnalité appliquée au concept de Dieu même, qu’elle rend plus accessible, et au concept de notre nature, à qui elle attache une telle dignité qu’une âme en arrive à valoir des mondes, bien plus encore, la mort même d’un Dieu. Et il y a, d’autre part, des siècles de boudhisme, avec le rêve de se fondre dans le grand Tout vague ; des siècles de confucianisme, avec un esprit de routine qui empêche le progrès intérieur ; mais principalement des siècles de shintoïsme, avec la pensée de ne vraiment compter qu’en fonction de l’être collectif, avec la volonté, d’ailleurs grande et noble, de ne se regarder, vivant ou mort, que comme un élément de la race qui dure, une chose qui doit contribuera la gloire de l’Empereur, fils du Ciel, incarnation visible de la divinité et de la nation[5].

De ces causes primordiales, intimement liées à la formation religieuse, on tirerait aisément d’autres différences par voie de déduction, et l’observation en montrerait aussi d’importantes quoique moins abstraites, comme la secrète irritation de ne pouvoir se comprendre et de constater, tout en se méprisant, qu’il faut tenir compte les uns des autres. Mais ce n’est pas ici le lieu de tant philosopher, et peut-être voudra-t-on reconnaître, sans qu’il soit besoin de creuser plus à fond, qu’un grand pas serait fait vers le rapprochement le jour où Blancs et Jaunes, pénétrés d’Evangile, se regarderaient comme les enfans d’un même Père céleste et des frères obligés de s’aimer. Ou, si l’on objectait que l’Evangile ne fait pas l’unité chez les chrétiens mêmes, je répondrais que leurs divergences n’ont pourtant rien de comparable à celle qui nous inquiète ici et qu’au surplus l’accord entre eux a toujours dépendu, pour une très grande part, de la fidélité qu’ils montraient à suivre l’idéal commun.

Mais, s’il est vrai que l’entrée des Japonais dans le christianisme contribuerait très efficacement à rendre possible leur fusion avec la race blanche, où en est aujourd’hui cette œuvre capitale, et l’Evangile est-il en voie de se faire accepter, au Japon, tout au moins d’une élite morale qui répandrait autour d’elle, par une sorte d’heureuse contagion, l’essentiel de nos idées et de nos sentimens ? Il s’en faut qu’à pareille question la réponse des faits soit encourageante. Cent cinquante mille chrétiens peut-être sur cinquante millions d’habitans, voilà le bilan religieux du pays que saint François-Xavier évangélisa avec de si remarquables succès au XVIe siècle. Le catholicisme implanté par ce grand apôtre, et qui avait gagné un million d’adeptes, fut étouffé dans le sang par la persécution de 1614 ; quand, après deux cent cinquante ans d’exclusion absolue, nos missionnaires purent revenir au Japon (1860), ils trouvèrent 30 000 catholiques restés fidèles, dans le secret, à leur ancienne foi ; et les conversions, depuis lors, c’est-à-dire en un demi-siècle, ont doublé ce modeste nombre. Les différentes sectes du protestantisme, avec des ressources huit fois plus grandes en hommes et en argent, mais sans s’appuyer sur un premier contingent de fidèles, sont parvenues dans le même intervalle à égaler à peu près les chiffres catholiques. Un évêque russe, nommé Nicolas, d’un zèle et d’une habileté hors ligne, en s’entourant de convertis qu’il a faits catéchistes et même prêtres sans obligation de célibat, a su conquérir, lui seul, environ 30 000 âmes à l’Eglise orthodoxe. Et voilà, toutes confessions chrétiennes réunies, l’état présent de l’évangélisation chez les Japonais : trois baptisés pour mille païens.

Si nous cherchons quelles causes pourraient expliquer la médiocrité ou du moins la lenteur de ces résultats, nous en trouvons une première et fondamentale dans ce fait que les Japonais regardent le christianisme comme une religion étrangère, la religion de ces Blancs dont ils ont bien voulu accepter les sciences et les industries, parce qu’elles l’emportaient trop clairement sur les leurs et qu’elles étaient indispensables à leur avancement matériel, mais dont les croyances, les mœurs, les inclinations ne leur paraissent en aucune façon préférables aux leurs. Et il est certain que, pour la dignité de vie, la pratique religieuse, les préoccupations morales de n’importe quel ordre, les voyageurs, négocians, marins, d’origine chrétienne qui fréquentent le Japon ne sont généralement pas faits pour y donner de notre foi une bien haute idée. Il en va autrement, par bonheur, des missionnaires de toute confession ; mais l’impression plus favorable que ne manquerait point de produire leur vertu, est tristement contre-balancée par leur diversité même et par l’opposition de leurs enseignemens : pour des infidèles que l’Evangile commencerait d’ébranler, rien de troublant comme de le voir tiré en des sens contraires par ceux qui viennent le proposer.

Or les difficultés seraient déjà bien assez grandes sans cette contradiction. La masse est retenue loin du christianisme par les mœurs et les habitudes ; et la chasteté durant la jeunesse ou dans le mariage monogamique suffirait, parmi les autres exigences de la loi chrétienne, à la rendre peu engageante. D’un autre côté, l’élite savante ou soi-disant telle n’a guère lu, en fait d’ouvrages religieux, que les écrits de nos incroyans ou de nos hypercritiques, et son information, assez étendue, mais superficielle, suffit tout juste à lui faire connaître les objections, sans la rendre désireuse, ni capable, d’entendre les réponses. Et il est triste de constater que ces réponses mêmes ne leur seraient pas toujours faciles à trouver ; les rares bons livres ne sont pas traduits, et ce ne sont pas tous les missionnaires qui peuvent expliquer l’histoire des religions, résoudre les problèmes d’exégèse biblique, discuter l’Essence du Christianisme ou la Religion de l’Esprit, détruire les insinuations de Renan et d’Anatole France, réfuter le positivisme anglais, le relativisme allemand, l’évolutionnisme et le monisme presque universels, abattre par le raisonnement, ou en touchant le cœur, ce dédain transcendant de la foi que les petits Japonais ont rapporté de Berlin ou de Paris et qu’ils tiennent pour inséparable de la vraie formation moderne.

Faudrait-il donc désespérer de la conversion des Japonais an christianisme ? Nous constatons simplement, en essayant d’en comprendre les causes, qu’elle procède jusqu’ici avec grande lenteur ; cela ne veut pas dire que nous la jugions impossible. Des trois principaux obstacles auxquels se heurte l’Evangile, dans l’ordre intellectuel, moral, national, il n’en est pas un seul qui ne soit lui-même battu en brèche par des influences contraires et destiné avec le temps à s’affaiblir. Les difficultés rationnelles, qui, du reste, n’atteignent que les classes cultivées, perdront de leur vigueur à mesure que des études plus approfondies guériront les savans de leur infatuation, et à mesure aussi que l’apologétique chrétienne se fera plus convaincante. En second lieu, s’il est vrai que la morale chrétienne, par sa valeur même et par sa pureté, rebute des natures accoutumées à se satisfaire sans beaucoup de scrupule, il est également certain que le besoin d’une loi qui s’impose et d’un frein contre les passions devient de plus en plus conscient chez ceux qui dirigent aujourd’hui le Japon et qui s’effraient, non pas sans motif, du désarroi jeté dans les mœurs par la rapidité des transformations de tout genre, par l’affaiblissement des croyances anciennes, par la disparition brusque d’une société féodale, où chacun ses reposait sur tous et vivait de coutumes, par l’avènement enfin d’une civilisation industrielle qui oblige les individus à trouver en eux-mêmes, dans des convictions personnelles, leur vrai, leur seul point d’appui. Et avec la même simplicité qu’il mettait naguère à demander partout des officiers ou des ingénieurs, voici que le gouvernement réclame maintenant des professeurs de morale, et qu’il convie ses fonctionnaires à en faire donner des leçons publiques par tous les maîtres qui en seront capables, quelle que soit leur philosophie ou leur religion. Que de cet appel significatif les partisans et les ministres de l’Evangile ne se trouvent pas exclus, mais qu’au contraire les dirigeans éclairés commencent, dans le fond d’eux-mêmes, à compter sur eux plus que sur les autres, c’est une preuve déjà que l’origine étrangère du christianisme n’inspire plus autant de préjugés. Ajoutons que ce qui en reste eût vite fait de disparaître, si les missionnaires venus du dehors pouvaient bientôt laisser la place à des catéchistes, à des prêtres, à des évêques indigènes. L’esprit de sacrifice, le zèle, la sobriété du peu de convertis qu’on a jusqu’ici associés au ministère religieux, témoignent de la confiance qu’il est juste de mettre dans l’avenir d’un clergé autochtone. Après tout, quelle nation, dans le passé, est devenue ou restée chrétienne en suivant d’autres méthodes ? Du jour où l’on aurait clergé et épiscopat japonais, le Japon ne tarderait peut-être plus beaucoup à embrasser le christianisme et, converti lui-même, il évangéliserait, mieux que nous ne pouvons le faire, la Corée, la Chine, tout l’Extrême-Orient[6].


IV

En attendant que ce vaste, mais lointain espoir, devienne une réalité et que, depuis l’Orient jusqu’à l’Occident, confondus cette fois et rejoints de telle sorte qu’on ne sache plus à quels rivages en donner les noms, la lumière de l’Evangile se soit levée sur tous les peuples et les ait amenés à se comprendre, il reste à considérer une solution beaucoup plus modeste et uniquement locale, mais qui, à défaut d’autre, mérite pourtant qu’on y réfléchisse : je veux parler de l’atténuation qu’apporterait au conflit des deux races, sur la côte américaine du Pacifique, et spécialement en Californie, une prédominance plus marquée, un accroissement plus rapide, de la population blanche.

C’est le procédé même par où les États-Unis ont pu conjurer les menaces de la question noire, — le nombre des Blancs, grâce aux immigrans d’Europe, augmentant toujours en proportion très supérieure à celui des Nègres, bien que ceux-ci soient plus prolifiques. Il est vrai que, dans ce cas, l’on doit aussi tenir compte de l’infériorité intellectuelle, et qu’il n’en serait point de même pour les Japonais, aussi adroits, aussi laborieux, et moins dépensiers que les Américains ; mais c’est une raison de plus pour ceux-ci de maintenir et de développer autant que faire se peut leur avance numérique, incomparablement plus forte à l’égard des Jaunes qu’à l’égard des Noirs. Qu’ils accélèrent, dans les territoires qui commencent à être menacés, l’arrivée d’habitans de race blanche, et qu’ils y attirent par tous les moyens leurs compatriotes de l’Est ou les Européens. Arriveraient-ils seulement à maintenir par-là les proportions actuelles, qui, sauf pour Hawaï, sont encore excellentes, les dangers de l’immigration jaune se trouveraient presque conjurés, ou du moins ils resteraient réduits à ces inconvéniens et à ces ennuis qui ne peuvent pas troubler à fond la vie d’un grand peuple.

Si abondante qu’on la suppose ou qu’on la provoque, l’affluence des blancs ne saurait avant longtemps dépasser les ressources de tout genre que possède la côte Pacifique[7]. Les richesses du Washington et de l’Orégon sont encore presque neuves et apparaissent comme inépuisables ; le chiffre de 2 millions d’habitans que comptent ces États pourrait être décuplé sans les appauvrir, et c’est à peine s’il suffirait à en mettre en valeur tout le sol cultivable, toutes les forêts, toutes les eaux fécondes et navigables. Quant à la Californie, l’Etat le plus menacé par les Jaunes, elle n’offre pas, bien que fréquentée depuis plus longtemps, moins de chances que les deux autres aux travailleurs sérieux qui viendraient y gagner leur vie ; et c’est ce que, en terminant, je voudrais montrer avec plus d’insistance, après m’en être convaincu moi-même par ce que j’ai pu voir ou entendre durant les quelques semaines de mon séjour et par les documens, de plus facile accès, que distribue fort généreusement le Comité de promotion de San Francisco.

Depuis sa découverte par Fernand Cortez en 1536, jusqu’à son annexion par les Etats-Unis en 1848, l’année même où John W. Marshall y trouva des gisemens aurifères, la Californie n’avait accompli que d’assez lents progrès. Elle fut alors, comme tous les pays de mines d’or, l’objet d’un engouement extraordinaire, mais incapable de survivre aux riches exploitations des premières années. Aujourd’hui, le précieux métal, qui a fourni, en tout, 8 ou 9 milliards, donne encore un nombre respectable de millions par an ; mais il s’y est adjoint heureusement des ressources plus normales, et l’on s’est aperçu que la vraie richesse, en Californie comme dans le champ du fabuliste, consiste à cultiver le sol où sont signalés des trésors enfouis. Dans ce vaste Etat, large en moyenne de 200 milles et long de 800, il est vrai que 60 millions d’acres consistent en montagnes et déserts inaccessibles à la charrue, mais là même le bétail trouverait plus de pâturages qu’il n’en peut brouter ; et il reste 40 millions d’acres propres à la culture. Les glaciers et les neiges de la Sierra-Nevada alimentent, sans danger d’épuisement, des cours d’eau et des réservoirs naturels qui assureront autant qu’on le voudra l’irrigation des contrées où la pluie est insuffisante ; et il est juste de reconnaître que d’admirables travaux s’exécutent pour en profiter. Cependant, à tout prendre, et qu’il s’agisse des terres naturellement fertiles ou de celles qui peuvent le devenir, la proportion des parties cultivées demeure extrêmement faible ; des millions et des millions d’acres continuent d’attendre l’arrivée du colon, et la population totale, qui n’est pas tout à fait de 2 millions et demi, pourrait doubler et quadrupler sans excéder en rien les possibilités, comme on dit là-bas, de ces riches territoires.

Ce n’est pas, il s’en faut, que l’on n’ait rien fait jusqu’ici pour les mettre en valeur. D’après les statistiques publiées l’année de mon séjour, en 1907, l’Etat comptait, — en dehors des noyers, figuiers, oliviers, considérés comme des productions spontanées, — 30 millions d’arbres à fruits : pommiers, abricotiers, cerisiers, pêchers, poiriers, orangers, citronniers. La vigne y donne d’excellent raisin de table, bien qu’on ne sache guère le favoriser, et des vins qui, déjà renommés, pourraient, avec des soins semblables à ceux de France, acquérir très probablement la valeur de nos crus. Même avec une culture assez primitive, vignobles et vergers rapportent en moyenne 250 dollars l’acre ; avec une culture intensive, ils rapporteraient, et le font quelquefois, jusqu’à 1 000 dollars. L’exploitation des forêts donne 8 500 000 dollars de bois pour la construction, et autant pour les autres usages. L’arbre rouge de Californie n’existe pas ailleurs, et les dimensions qu’il atteint en font une curiosité qui attire les touristes ; il en est dans lesquels on a creusé un tunnel pour le passage des voitures. Et ils sont si nombreux qu’en continuant d’en abattre, comme on le fait, 400 millions par an, il faudrait, même s’ils ne reproduisaient pas, deux siècles et demi pour qu’ils disparussent. L’élevage, si on le voulait bien, réussirait aussi parfaitement en Californie ; avec ce climat tempéré, qui presque partout reste le même en hiver et en été, — à tel point que les vêtemens de janvier servent au mois d’août, — on peut laisser les troupeaux au grand air et à une nourriture plus saine tout le long de l’année, économisant ainsi la dépense du foin et de l’étable. C’est un avantage, du reste, qui commence à être compris d’un nombre de colons déjà appréciable, mais qui devrait augmenter plus vite. Et que d’autres moyens de faire fortune attendent les trop rares fermiers ! Ne suffit-il pas d’indiquer, par exemple, que la Californie envoie tous les ans au dehors une vingtaine de millions pour les œufs et les poulets qu’il serait si facile de produire sur son territoire ? Mais, pour n’insister que sur les sources de richesse les plus importantes maintenant, constatons que l’industrie, magnifiquement favorisée par les gisemens de gaz naturel ainsi que par la force hydraulique dérivée en surabondance des torrens de la Sierra, donne déjà pour plus de 400 millions de dollars par an d’objets manufacturés ; — ajoutons que l’exploitation minière n’est pas limitée à l’or, mais s’étend à quantité d’autres substances, comme le cuivre, le pétrole, les glaises, pour atteindre une valeur totale qui était en 1906 de 54 millions de dollars ; — enfin n’oublions pas que tous ces produits, aussi bien que ceux de la culture, trouvent un écoulement facile dans quatre lignes transcontinentales et dans les services de paquebots qui font communiquer avec l’Extrême-Orient, non seulement la rade admirable de San Francisco, mais les ports de San Diego, San Pedro, Eurêka, Santa Barbara, Monterey. Le commerce maritime de la Californie dépasse déjà 400 millions de dollars par an, et le canal de Panama lui sera bien plutôt un adjuvant qu’une concurrence, par le fait même de le mettre en relations directes avec les ports de l’Atlantique dans le Vieux et le Nouveau Monde.

Mais qu’il y ait place en Californie pour de nouveaux venus, c’est ce que montrerait, à elle seule, la densité de la population, n’y étant que de 9,5 par mille carré, alors qu’elle s’élève à 152 dans l’Etat de New York, à 140 en Pensylvanie, à 86,1 en Illinois, et, pour avancer vers l’Ouest, à 40,2 en Iowa, à 38 en Wisconsin, à 22,1 en Minnesota, à 18 encore dans le Kansas. Et que, d’autre part, il y ait avantage à prendre place parmi les 2 millions à peine d’habitans[8] qui se partagent les 156 172 milles carrés de ce territoire, on n’en doutera plus lorsqu’on aura vu, dans les statistiques officielles, que par tête la fortune moyenne est de 751 dollars en Allemagne, de 1 125 dans l’ensemble des Etats-Unis, de 1 145 dans la Grande-Bretagne, de 1 228 en France, de 1 247 en Australie, de 2 800 en Californie. Mais, pour que notre invite ne semble pas s’inspirer uniquement de motifs grossiers, ajoutons qu’il n’est peut-être pas au monde un meilleur climat, une terre plus fleurie, un ciel plus enchanteur, une aussi grande douceur de vivre ; ou bien élevons-nous plus haut encore, dût l’efficacité de nos motifs s’abaisser d’autant, et rappelons l’idée dominante de cet article, à savoir qu’il s’agit, pour les Américains, de maintenir leur prépondérance et leur idéal en face de la menaçante invasion des Jaunes.


Ce ne sont ni les escadres en route sur l’Océan, ni les batteries protectrices des côtes qui constituent la vraie défense d’un peuple. Sa force est en lui-même, dans la valeur et le nombre de ses citoyens. Et c’est ce qui rend plus incertaine l’issue des rivalités, ou des combats possibles, entre le Japon et les Etats Unis, les deux nations du monde, peut-être, aujourd’hui les plus énergiques et les plus sûres d’elles-mêmes.

Au point de vue matériel, les forces du Japon ne semblent pas inférieures à celles des Etats-Unis, puisque, s’il compte moins d’habitans, son armée régulière est la plus nombreuse ; et puisque sa marine, si elle possède et si elle construit un peu moins d’unités navales, reste toujours maîtresse de les assembler, de les mobiliser en quelques jours seulement, tandis que la flotte américaine, pour un certain nombre d’années encore, voit ses escadres séparées par un long continent. Mais ce qui doit donner au Mikado le plus de confiance, c’est bien encore la qualité de ses soldats et de ses marins. Leur bravoure, dans la guerre contre la Russie, a étonné les plus valeureux. Un eût dit que ni eux ni leurs chefs ne faisaient cas de la vie humaine. L’héroïsme régnait parmi eux à l’état normal, et dans tous les rangs. Des milliers de petits fantassins, sur les navires qui les transportaient, dans les fossés de Port-Arthur, sur les champs de Moukden, se faisaient tuer anonymement avec la noblesse d’un chevalier d’Assas ; et leurs familles, quand elles l’apprenaient, ne s’y résignaient pas, elles s’en réjouissaient, elles fêtaient sincèrement cette entrée enviable dans la gloire commune des ancêtres. Mourir pour l’Empereur, qui représente en même temps la patrie, la religion, l’autorité divine et humaine, quoi de plus naturel, de plus désirable, quelle plus belle récompense pour ces soldats disciplinés, ces croyans fidèles, ces sujets loyaux ? Bien forts sont les peuples qui ont gardé de tels principes !

Est-ce donc à dire que l’Amérique nous paraisse inférieure comme ressources et comme idéal ? Si je l’écrivais, on saurait bien que je ne suis pas sincère. Elle prépare, dans le percement de Panama, une plus rapide conjonction de ses flottes ; et, en attendant, elle consacre chaque année de plus larges crédits à la marine, tandis que les Japonais se voient obligés de diminuer les leurs. Son armée, en temps de paix, n’est pas comparable à celle des ennemis éventuels ; mais on conviendra que l’Océan Pacifique lui donnerait quelque temps pour se préparer contre une invasion d’ailleurs presque invraisemblable ; et d’autre part, elle possède assez de richesses en tout genre, mais surtout assez d’hommes, et d’hommes sincèrement dévoués, pour arrêter, user, détruire à la longue, n’importe quels ennemis. Moins féodal, moins collectif, moins impersonnel, moins fanatique, si l’on veut, que le patriotisme japonais, celui des Américains, n’en est pas moins profond, moins prêt aux sacrifices. Il faut avoir vécu dans leur intimité et, j’ose le dire, vibré de leurs émotions, pour savoir ce que représente à leurs yeux le drapeau étoile. Soit qu’ils se vantent de descendre des fondateurs de l’Indépendance, soit qu’ils aient trouvé aux États-Unis, directement ou dans la personne de leurs pères, la contrée de leur choix, celle qui a réalisé leurs rêves ambitieux ou qui les a reçus au temps de leur détresse et relevés des misères endurées ailleurs, ils aiment leur pays et leurs institutions avec une passion, avec un orgueil, où la raison, l’instinct, la volonté semblent avoir condensé leurs forces, et dont je ne sais si aucun nationalisme dans l’histoire a jamais égalé la farouche ardeur.

La veille de mon départ de San Francisco, un jeune Pauliste, né dans la ville même, me conduisit au Parc de la Porte d’Or, qui s’étend des dernières maisons jusqu’au rivage de l’Océan. A traverser ces prairies vertes, ces parterres, ces arbustes en fleurs, ces bois de pins et de cyprès, ces longues allées d’eucalyptus qui entourent des lacs transparens, on ne se serait guère douté qu’il y a trente et quelques années, cette péninsule n’était qu’un amas de sables dénudés. Mais si la nature condescend parfois à se laisser embellir par les hommes, les moyens ne lui manquent pas d’affirmer à nouveau, dès qu’il lui convient, sa supériorité. Quand il m’eut fait assez admirer les beautés du Parc, mon ami m’emmena au sommet d’une colline, Strawberry Hill, qui en occupe la partie centrale, et d’où la vue commande un immense horizon. Au Nord-Ouest, le Tamalpaïs dressait sa tête dans les cieux, tandis que ses pentes descendaient mollement sur les rivages de la grande baie. Les hauteurs de Berkeley lui faisaient au Nord-Est un pendant harmonieux, et tout au fond le mont Diablo dressait hardiment ses deux crêtes cornues. Mais plus bleu que ces bleues montagnes, et pareil à l’azur profond du zénith lui-même, l’Océan Pacifique écrasait de sa grandeur tout ce splendide panorama. Et sans doute l’imagination n’y était pas étrangère, mais il m’apparaissait réellement plus vaste que les autres mers. Pas n’est besoin de monter très haut pour voir s’amplifier beaucoup les étendues de plaine, à condition seulement qu’à des distances variées quelques points de repère viennent les déterminer. Tandis qu’au Sud et au Nord la mer, pourtant sans limite, se perdait très vite dans l’indécision de flots tous semblables, au contraire devant nous, à l’Ouest, elle marquait très nettement son immensité soit par des alternances de lumière et d’ombre, soit par les silhouettes inégalement distantes de quatre ou cinq navires qui découpaient la perspective et la multipliaient. Mais, si loin que portât la vue, la pensée, plus libre et plus rapide encore, allait de flots en flots jusqu’aux îles Hawaï, aux Philippines, au Japon, en Chine, jusqu’à ces rivages de l’Extrême-Orient devenus pour nous ceux du couchant même, puisque aussi bien, le soleil, comme pour aviver notre sensation d’exotisme et de lointain, s’apprêtait, en dépit des noms, à descendre par-là dans les flots. L’Asie alors, avec ses centaines de millions d’hommes jaunes, nous apparaissait comme une ombre gigantesque et pleine de mystère : énigme troublante pour toutes les nations de race blanche, et, pour les Etats-Unis particulièrement, réserve inépuisable d’ennemis à redouter. Mon jeune Pauliste, cependant, ne témoignait d’aucune inquiétude. Des horizons par trop vagues et lointains, il ramenait en souriant mes idées et mes regards sur les casernes toutes proches du Presidio, sur les canons des forts, sur les puissantes batteries qui, de chaque côté de la Porte d’Or, défendent l’entrée de l’Amérique. Mais ce n’était point de là, disait-il, que lui venait le réconfort vraiment efficace. Avec bien plus de confiance, il reposait ses yeux, du côté opposé à la mer, sur le grand dôme de l’Hôtel de Ville, où ses concitoyens, énergiques, optimistes et indépendans, réglaient eux-mêmes leurs destinées et conduisaient les affaires publiques. Symbole frappant de la nation entière, cet édifice hardi avait soutenu sans s’écrouler le choc effrayant du tremblement de terre ; et, si quelques parties trop hâtivement construites en avaient été lézardées, les ouvriers de la cité travaillaient tranquillement à les raffermir.


FELIX KLEIN.


  1. Américains et Japonais, par Louis Aubert, 1 vol. in-16, A. Colin, p. 170.
  2. Avec beaucoup d’éloquence, à son ordinaire, M. Henry van Dyke soutient ces mêmes idées dans son Génie de l’Amérique. Un vol. in-12 ; Calmann Lévy.
  3. Encore faudrait-il déduire du chiffre américain de 1 006 quelques Européens, et rapprocher du chiffre japonais de 31 735 celui de 4 409 Chinois et de 4 683 Coréens.
  4. Le Parlement de Washington décidait encore, au mois de janvier 1909, de fortifier le port de San Pedro, près de Los Angeles.
  5. De ces trois doctrines, c’est le boudhisme qui répond le mieux à l’idée que nous nous faisons d’une religion. Introduit au Japon vers le VIe siècle de notre ère, il y a joui de la plus grande faveur jusqu’à la Révolution de 1868, qui a restauré le pouvoir impérial. Celui-ci a, depuis lors, beaucoup plus favorisé le shintoïsme, ou culte des ancêtres, qui s’adresse principalement à l’Empereur, mais sans exclure les héros, les hommes éminens, les soldats morts en combattant ; il est le grand obstacle à la foi chrétienne, en tant qu’il paraît la reléguer, parce qu’incompatible avec le culte des Empereurs, au rang d’une religion antinationale. Quant au confucianisme, qui fut importé aussi vers le VIe siècle, il constitue, au Japon comme en Chine, un code de morale sociale plutôt qu’une religion ; tout ce qu’il recommande peut se résumer dans la loyauté envers l’Empereur, la fidélité et l’obéissance des inférieurs à leurs supérieurs, des enfans aux parens, des serviteurs aux maîtres.
  6. Que personne n’aille soupçonner un reproche sous ces vœux. Il s’en faut tellement, qu’au contraire nous tenons à dire qu’ils commencent à se réaliser. A la fin de décembre 1906, les quatre diocèses catholiques du Japon comptaient pour 60 282 fidèles, 4 évêques et 119 missionnaires étrangers, mais aussi 32 prêtres indigènes ; les sectes protestantes, qui sont au nombre d’une vingtaine, comptaient, pour 60 862 adeptes, 889 missionnaires étrangers et 1 319 ministres ou catéchistes japonais. Pour faibles qu’apparaissent de tels chiffres, lorsqu’on les compare à celui des populations, ils ne laissent pas d’entr’ouvrir quelque perspective sur un avenir plus favorable, et ils suffisent à prouver, tout au moins, qu’il n’y a rien de foncièrement incompatible entre la race jaune et l’accession au culte ou au sacerdoce chrétiens. — On se fera une idée exacte de l’état du catholicisme au Japon en feuilletant les Missions Catholiques, les Annales de la Propagation de la foi, les Bulletins des diverses sociétés de Missionnaires, comme l’Apôtre de Marie, ou en lisant l’excellente conférence de l’abbé Lebon (Paris, Beauchesne) sur l’Apostolat par l’Éducation au Japon. — Nous signalons, d’autre part, comme très instructif le livre de M. Raoul Allier sur le Protestantisme au Japon (Félix Alcan).
  7. Cf. Le développement des États du Pacifique, par M. Pierre Leroy-Beaulieu, dans l’Économiste français du 26 juin 1909.
  8. Exactement 1 485 053, d’après le recensement décennal de 1900 ; 1 648 000 en 1906, d’après l’estimation du Statesman’s Yearbook de 1903.