Japoneries d’automne/1

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 1-64).

JAPONERIES D’AUTOMNE

KIOTO, LA VILLE SAINTE

À Edmond de Goncourt.

Jusqu’à ces dernières années, elle était inaccessible aux Européens, mystérieuse ; à présent, voici qu’on y va en chemin de fer ; autant dire qu’elle est banalisée, déchue, finie.

C’est de Kobé qu’on peut s’y rendre par des trains presque rapides, et Kobé est un grand port, situé à l’entrée de la mer Intérieure et ouvert à tous les navires du monde.

départ de kobé

I

Départ du bord un peu avant le jour, car la frégate qui m’a amené est mouillée bien loin de terre. Sur rade, un ciel clair et froid avec de dernières étoiles. Beaucoup de brise debout, et mon canot avance péniblement, tout aspergé d’eau salée.

À cette heure, le quai de Kobé est encore un peu obscur, désert, avec seulement quelques rôdeurs en quête d’imprévu. Pour aller au chemin de fer, il faut traverser le quartier cosmopolite des cabarets et des tavernes ; c’est au tout petit jour, frais et pur. Les bouges s’ouvrent ; on voit, au fond, des lampes qui brûlent ; on y entend chanter la Marseillaise, le God save, l’air national américain. Tous les matelots « permissionnaires » sont là, s’éveillant pour rentrer à bord. En route, j’en croise des nôtres qui reviennent, leur nuit finie, se carrant comme des seigneurs dans leur djin-richi-cha[1]. Incertains de me reconnaître dans la demi-obscurité, ils m’ôtent leur bonnet au passage.

Au bout de ces rues joyeuses, c’est la gare. Le jour se lève. Un drôle de petit chemin de fer, qui n’a pas l’air sérieux, qui fait l’effet d’une chose pour rire, comme toutes les choses japonaises. Ça existe cependant, cela part et cela marche.

Au guichet, on examine avec soin mon passeport, qui serait presque un bibelot tant il y a dessus de petits griffonnages drôles. Il est en règle et on me délivre mon billet. Très peu de monde ; c’est surtout le public des troisièmes qui donne, et dans ma voiture me voilà installé seul.

Cela s’ébranle à tous ces bruits connus de sifflets, de cloches, de vapeur, qui se font au Japon comme en France, et nous sommes en route.

II

Des campagnes fraîches et fertiles traversées au soleil du matin, d’un beau matin d’automne. Tout est extrêmement cultivé et encore vert : champs de maïs, champs de riz, champs d’ignames avec ces grandes feuilles ornementales très connues sur nos squares. Dans ces champs, beaucoup de monde qui travaille. C’est en plaine, toujours, seulement on longe des chaînes de hautes montagnes boisées ; en fermant un peu les yeux, on dirait l’Europe, le Dauphiné, par exemple, avec les Alpes à l’horizon.

Il y a dans le vert des prairies une profusion de fleurs rouges, espèce de liliacées de marais aux pétales minces et frisés ressemblant à des panaches d’autruches. Dans toutes les petites rigoles qui entourent en carré les champs de riz, ces fleurs abondent, formant partout comme d’élégantes bordures de plumes.

Petites stations à noms bizarres ; à côté des bâtisses du chemin de fer, à côté des tuyaux et des machines apparaissent, très surprenants, des vieux temples à toit courbe, avec leurs arbres sacrés, leurs pylônes de granit, leurs monstres.

Il est disparate, hétérogène, invraisemblable, ce Japon, avec son immobilité de quinze ou vingt siècles et, tout à coup, son engouement pour les choses modernes qui l’a pris comme un vertige.

La première grande ville sur la route, c’est Oasaka, où l’on s’arrête. Ville marchande ; peu de temples, des milliers de petites rues tracées d’équerre, des canaux comme à Venise, des bazars de bronze et de porcelaine ; une fourmilière en mouvement.

D’Oasaka à Kioto, mêmes campagnes vertes, mêmes cultures plantureuses, mêmes chaînes de montagnes boisées. C’est monotone et le sommeil me vient.

À l’avant-dernière des stations, monte dans mon compartiment, avec de gracieuses révérences, une vieille dame du monde comme il faut, qui semble échappée d’un écran à personnages. Dents laquées de noir, sourcils rasés soigneusement ; robe de soie brune avec des cigognes brochées ; grandes épingles d’écaille piquées dans les cheveux rares. Quelques mots aimables s’échangent entre nous en langue japonaise, et puis je m’endors.

III

Kioto ! C’est la vieille dame qui me réveille, très souriante, en me frappant sur les genoux.

Okini arigato, okami-san ! (Grand merci, madame !) et je saute à terre, un peu ahuri au sortir de ce sommeil.

Alors me voilà assailli par la pléiade des djin-richi-san[2]. Étant le seul en costume européen parmi cette foule qui débarque, je deviens leur point de mire à tous. (À bord, nous avons coutume de dire simplement des djin ; c’est plus bref et cela va bien à ces hommes coureurs toujours en mouvement rapide comme des diablotins.)

C’est à qui m’emportera, on se dispute et on se pousse. Mon Dieu, cela m’est égal à moi, je n’ai aucune préférence, et je me jette dans la première voiture venue. Mais ils sont cinq qui se précipitent, pour s’atteler devant, s’atteler en côté, pousser par derrière. Ah ! non, c’est beaucoup trop, et deux me suffisent. Il faut parlementer longtemps en ayant l’air de se fâcher, pour se débarrasser des autres. À la fin c’est compris : un djin entre les brancards, un djin attelé en flèche par une longue bande d’étoffe blanche, et nous partons comme le vent.

Quelle immense ville, ce Kioto, occupant avec ses parcs, ses palais, ses pagodes, presque l’emplacement de Paris. Bâtie tout en plaine, mais entourée de hautes montagnes comme pour plus de mystère.

Nous courons, nous courons, au milieu d’un dédale de petites rues à maisonnettes de bois, basses et noirâtres. Un air de ville abandonnée. C’est bien du vrai Japon par exemple, et rien ne détonne nulle part. Moi seul je fais tache, car on se retourne pour me voir.

Ha ! ha ! ho ! hu ! Les djin poussent des cris de bête pour s’exciter et écarter les passants. Assez dangereuse, cette manière de circuler dans un tout petit char d’une légèreté excessive, emporté par des gens qui courent, qui courent à toutes jambes. Cela bondit sur les pierres, cela s’incline dans les tournants brusques, cela accroche ou renverse des gens ou des choses. Dans certaine avenue très large, il y a un torrent qui roule, encaissé entre deux talus à pic, et tout au ras du bord nous passons ventre à terre. À toute minute, je me vois tomber là dedans.

Une demi-heure de course folle pour arriver à l’hôtel Yaâmi dont j’ai donné l’adresse à mes djin. C’est, paraît-il, un vrai hôtel, tout neuf, qu’un Japonais vient de monter à la manière anglaise, pour loger les aimables voyageurs venus d’Occident. Et il faut bien aller là pour trouver quelque chose à manger, la cuisine japonaise pouvant servir d’amusement tout au plus.

Il est situé d’une façon charmante, à cinquante mètres de haut dans les montagnes qui entourent la ville, parmi les jardins et les bois. On y monte par des escaliers fort mignons, par des pentes sablées avec bordure de rocailles et de fleurs, tout cela trop joli, trop arrangé, trop paysage de potiche, mais très riant, très frais.

L’hôte, en longue robe bleue, me reçoit au perron avec des révérences infinies. À l’intérieur, tout est neuf, aéré, soigné, élégant : des boiseries blanches et légères, d’un travail parfait. Dans ma chambre on m’apporte tant d’eau claire que j’en puisse désirer pour mes ablutions ; mais cela se passe sans le moindre mystère ; porte ouverte, l’hôte, les garçons, les servantes, entrent pour m’aider et pour me voir ; de plus, les fenêtres donnent sur le jardin d’une maison voisine, et là, deux dames nippones qui se promenaient dans les allées en miniature s’arrêtent pour regarder aussi.

Un premier repas léger, servi tout à fait à l’anglaise avec accompagnement de thé et de tartines beurrées, et puis je fais comparaître deux djin que je loue au prix fixé de soixante-quinze sous par tête et par jour ; pour cette somme-là ils courront du matin au soir à ma fantaisie, sans s’essouffler ni gémir, en m’entraînant avec eux.

Ces courses en djin sont un des souvenirs qui restent, de ces journées de Kioto où l’on se dépêche pour voir et faire tant de choses. Emporté deux fois vite comme par un cheval au trot, on sautille d’ornière en ornière, on bouscule des foules, on franchit des petits ponts croulants, on se trouve voyageant seul à travers des quartiers déserts. Même on monte des escaliers et on en descend ; alors, à chaque marche, pouf, pouf, pouf, on tressaute sur son siège, on fait la paume. À la fin, le soir, un ahurissement vous vient, et on voit défiler les choses comme un kaléidoscope remué trop vite, dont les changements fatigueraient la vue.

Comme c’est inégal, changeant, bizarre, ce Kioto ! Des rues encore bruyantes, encombrées de djin, de piétons, de vendeurs, d’affiches bariolées, d’oriflammes extravagantes qui flottent au vent. Tantôt on court au milieu du bruit et des cris ; tantôt c’est dans le silence des choses abandonnées, parmi les débris d’un grand passé mort. On est au milieu des étalages miroitants, des étoffes et des porcelaines ; ou bien on approche des grands temples, et les marchands d’idoles ouvrent seuls leurs boutiques pleines d’inimaginables figures ; ou bien encore on a la surprise d’entrer brusquement sous un bois de bambous, aux tiges prodigieusement hautes, serrées, frêles, donnant l’impression d’être devenu un infime insecte qui circulerait sous les graminées fines de nos champs au mois de juin.

Et quel immense capharnaüm religieux, quel gigantesque sanctuaire d’adoration que ce Kioto des anciens empereurs ! Trois mille temples où dorment d’incalculables richesses, consacrées à toutes sortes de dieux, de déesses ou de bêtes. Des palais vides et silencieux, où l’on traverse pieds nus des séries de salles tout en laque d’or, décorées avec une étrangeté rare et exquise. Des bois sacrés aux arbres centenaires, dont les avenues sont bordées d’une légion de monstres, en granit, en marbre ou en bronze.

IV

Pour voir de haut se déployer cet ensemble, le matin au gai soleil de neuf heures, je monte sur une tour, comme jadis madame Marlborough ; — c’est la tour d’Yasaka ; — elle ressemble à ces pagodes à étages multiples comme on en voit sur le dos des éléphants de bronze où les Chinois brûlent de l’encens. À l’étage inférieur, au rez-de-chaussée, c’est arrangé en temple : de grands bouddhas dorés, perdus de vétusté et de poussière, des lanternes, des vases sacrés avec des bouquets de lotus.

Deux vieilles femmes, les gardiennes, me réclament un sou d’entrée, un sou nippon naturellement, marqué d’un chrysanthème et d’un monstre. Ensuite, avec un geste aimable :

— Tu peux monter, disent-elles, sans être accompagné, nous avons confiance, voici le trou par où l’on passe.

Et je commence à grimper, enchanté d’être seul, par des séries d’échelles droites ayant pour rampes des bambous que les mains humaines ont longuement polis. La tour est en bois, comme toutes les constructions japonaises ; les poutres antiques sont littéralement couvertes, du bas jusqu’en haut, d’inscriptions à l’encre de Chine : les réflexions des visiteurs, sans doute, mais je ne sais pas les lire et c’est dommage, il doit y en avoir de si précieuses !

À l’étage supérieur, une armoire-à-bouddha dans un coin. Je l’ouvre, pour regarder le dieu qui l’habite : il paraît très âgé et caduc, affaissé dans son lotus, avec un sourire mystérieux sous une couche de poussière.

De cette galerie d’en haut, on voit, comme en planant, la ville immense, étendue en fourmilière sur la plaine unie, avec son enceinte de hautes montagnes où les bois de pins et de bambous jettent une admirable teinte verte. Au premier coup d’œil on dirait presque une ville d’Europe ; des millions de petits toits avec des tuiles d’un gris sombre, qui jouent les ardoises de nos villes du Nord ; çà et là des rues droites, faisant des lignes claires au milieu de cette couche de choses noirâtres. On cherche malgré soi des églises, des clochers ; mais non, rien de tout cela ; au contraire, une note étrange et lointaine donnée par ces hautes toitures monumentales, trop grandes, trop bizarrement contournées, qui surgissent au milieu des maisonnettes basses, et qui sont des palais ou des pagodes. Aucun bruit ne monte jusqu’à moi, de la vieille capitale religieuse ; de si haut, on la dirait tout à fait morte. Un beau soleil tranquille l’éclairé, et on voit flotter dessus, comme un voile, la brume légère des matins d’automne.

V

Le temple de Kio-Midzou, un des plus beaux et des plus vénérés. — Il est, suivant l’usage, un peu perché dans la montagne, entouré de la belle verdure des bois. — Les rues par lesquelles on y monte sont assez désertes. — Les abords en sont occupés surtout par les marchands de porcelaine dont les étalages innombrables miroitent de vernis et de dorures. Personne dans les boutiques, personne dehors à les regarder. — Ces rues ne se peuplent qu’à certains jours de pèlerinage et de fête ; aujourd’hui on dirait d’une grande exposition ne trouvant plus de visiteurs.

À mesure que l’on approche en s’élevant toujours, les marchands de porcelaine font place aux marchands d’idoles, étalages plus étranges. Des milliers de figures de dieux, de monstres, sinistres, méchantes, moqueuses ou grotesques : il y en a d’énormes et de très vieilles, échappées des vieux temples démolis, et qui coûtent fort cher ; surtout il y en a d’innombrables en terre et en plâtre, débordant jusque sur le pavé, à un sou et même à moins, tout à fait gaies et comiques, à l’usage des petits enfants. Où finit le dieu, où commence le joujou ? Les Japonais eux-mêmes le savent-ils ?

Les marches deviennent vraiment trop rapides, et je mets pied à terre, bien que mes djin affirment que ça ne fait rien, que cette rue peut parfaitement se monter en voiture. À la fin, voici un vrai escalier en granit, monumental, au haut duquel se dresse le premier portique monstrueux du temple.

D’abord on entre dans de grandes cours en terrasse d’où la vue plane de haut sur la ville sainte ; des arbres séculaires y étendent leurs branches, au-dessus d’un pêle-mêle de tombes, de monstres, de kiosques religieux, et de boutiques de thé enguirlandées. Des petits temples secondaires, remplis d’idole, sont posés çà et là au hasard. Et les deux grands apparaissent au fond, écrasant tout de leurs toitures énormes.

Une eau miraculeuse, que l’on vient boire de très loin, arrive claire et fraîche de la montagne, vomie dans un bassin par une chimère de bronze, hérissée, griffue, furieuse, enroulée sur elle-même comme prête à bondir.

Dans ces grands temples du fond, on est saisi dès l’entrée par un sentiment inattendu qui touche à l’horreur religieuse : les dieux apparaissent, dans un recul dont l’obscurité augmente la profondeur. Une série de barrières empêchent de profaner la région qu’ils habitent et dans laquelle brûlent des lampes à lumière voilée. On les aperçoit assis sur des gradins, dans des chaises, dans des trônes d’or. Des Bouddha, des Amiddha, des Kwanon, des Benten, un pêle-mêle de symboles et d’emblèmes, jusqu’aux miroirs du culte shintoïste qui représentent la vérité ; tout cela donnant l’idée de l’effrayant chaos des théogonies japonaises. Devant eux sont amoncelées des richesses inouïes : brûle-parfums gigantesques, de formes antiques ; lampadaires merveilleux ; vases sacrés d’où s’échappent en gerbe des lotus d’argent ou d’or. De la voûte du temple descendent une profusion de bannières brodées, de lanternes, d’énormes girandoles de cuivre et de bronze, serrées jusqu’à se toucher, dans un extravagant fouillis. Mais le temps a jeté sur toutes ces choses une teinte légèrement grise qui est comme un adoucissement, comme un coup de blaireau pour les harmoniser. Les colonnes massives, à soubassement de bronze, sont usées jusqu’à hauteur humaine par le frôlement des générations éteintes qui sont venues là prier ; tout l’ensemble rejette l’esprit très loin dans les époques passées.

Des groupes d’hommes et de femmes défilent pieds nus devant les idoles, l’air inattentif et léger ; ils disent des prières cependant, en claquant des mains pour appeler l’attention des Esprits ; et puis s’en vont s’asseoir sous les tentes des vendeurs de thé, pour fumer et pour rire.

Le second temple est semblable au premier : même entassement de choses précieuses, même vétusté, même pénombre ; seulement il a cette particularité plus étrange d’être bâti en porte à faux, suspendu au-dessus d’un précipice ; ce sont des pilotis prodigieux qui depuis des siècles le soutiennent en l’air. En y entrant, on ne s’en doute pas, mais quand on arrive au bout, à la véranda du fond, on se penche avec surprise, pour plonger les yeux dans le gouffre de verdure que l’on surplombe : des bois de bambous, d’une délicieuse fraîcheur et vus par en dessus en raccourcis fuyants. On est là comme au balcon de quelque gigantesque demeure aérienne.

D’en bas montent des bruits très gais d’eau jaillissante et d’éclats de rire. C’est qu’il y a là cinq sources miraculeuses, ayant le don de rendre mères les jeunes mariées, et un groupe de femmes s’est installé à l’ombre pour en boire.

C’est joli et singulier, un bois uniquement composé de ces bambous du Japon. Ainsi vu par en dessus, cela parait une série d’immenses plumes régulières et pareilles, teintes du même beau vert nuancé qui s’éclaircirait vers les pointes ; et le tout est si léger, qu’au moindre souffle cela s’agite et tremble. Et ces femmes, au fond de ce puits de verdure, ont l’air de petites fées nippones avec leurs tuniques aux couleurs éclatantes bizarrement combinées, avec leurs hautes coiffures piquées d’épingles et de fleurs.

Ces choses fraîches à regarder sont un repos inattendu, après tous ces dieux terribles que l’on vient de voir à la lueur des lampes, et qu’on sent toujours là, derrière soi, alignés dans les sanctuaires obscurs.

VI

À l’hôtel Yaâmi, les repas sont ordonnés d’une manière très correctement britannique : morceaux de pain minuscules, rôtis tout rouges et pommes de terre bouillies.

Du reste, les seuls voyageurs en ce moment sont quatre touristes anglais, deux gentlemen grisonnants, aux allures comme il faut, et deux misses d’un âge mûr. Hautes de six pieds, et d’une extrême laideur, elles sont habillées dans des espèces de guérites en mousseline blanche qui laissent saillir tout autour de leur taille des baleines rétives. À mes yeux déjà habitués aux gentilles guenons japonaises, elles apparaissent comme deux grands singes mâles qu’on aurait costumés pour quelque représentation à la foire.

Il y a pour moi dans cet hôtel une heure assez charmante ; c’est après le dîner de midi quand je suis seul assis sous la véranda d’où l’on domine la ville, fumant une cigarette dans un demi-sommeil de l’esprit. Au premier plan est le jardin, avec son labyrinthe en miniature, ses toutes petites rocailles, son tout petit lac, ses arbustes nains, dont les uns ont des feuilles, les autres des fleurs seulement, toujours comme dans les paysages sur porcelaine. Par-dessus ces gentilles choses, maniérées à la japonaise, se déploie dans les grands lointains toute la ville aux milliers de toits noirs, avec ses palais, ses temples, sa ceinture de montagnes bleuâtres. Toujours la légère vapeur blanche de l’automne flottant dans l’air, et le tiède soleil éclairant tout de sa lumière pure. Et la campagne toute remplie de la musique éternelle des cigales.

Mon Dieu ! voici les deux misses échappées de leur appartement qui viennent folâtrer dans les allées du jardin, avec des gaietés enfantines de babies et des grâces d’orang-outang ! Ah ! non, alors, la position n’est plus tenable ici.

— Monsieur Yaâmi, je vous en prie, qu’on fasse vite avancer mes djin, et en route… pour le palais de Taïko-Sama !

Pour la dix ou vingtième fois nous devons traverser ce large torrent qui coupe en deux la ville. (En ce moment, il est à peu près desséché, étalant au soleil son grand lit de cailloux.)

Mais le pont de bois que nous voulions prendre aujourd’hui vient précisément de s’écrouler en son milieu. Alors il faut descendre, par une échelle improvisée, dans le lit du fleuve, tandis que mes djin me suivent portant ma voiture sur leurs épaules. Du reste, une quantité de djin qui couraient par derrière nous, traînant des dames de qualité, imitent notre manœuvre et voici les belles passant à gué, troussées, trébuchant sur leurs hautes chaussures de bois, avec un grand tapage d’exclamations et d’éclats de rire.

Sur l’autre rive, un grouillement de pauvres et une affreuse pouillerie. C’est la foire des marchands à la toilette ; c’est la friperie, la guenille. Des deux côtés de la rue sont entassées sur les pavés d’incroyables loques, traînées, déchirées, sordides, quelques-unes ayant été somptueuses, et encore éclatantes ; vieux matelas, vieilles couvertures, vieilles chaussettes à doigts de pieds séparés ; belles ceintures de dames, en satin multicolore, belles robes de soie brodées de cigognes, de papillons, de fleurs ; un vieux chapeau haut de forme européen, qui a dû avoir un roman bien semé d’aventures, est même là à vendre, affaissé sur ces débris japonais. Il y aurait peut-être des trouvailles à faire, mais c’est repoussant à fouiller. Passons vite, tout cela sent la race jaune, la moisissure et la mort.

Après, viennent des revendeurs de ferrailles : un pêle-mêle d’ustensiles baroques, où gisent même, dans la poussière grise, de vieilles lampes de pagodes et des colliers d’idoles. Les dames de qualité, qui sont aussi remontées en voiture, courent derrière moi ; j’ai l’air de traîner ce sérail à ma suite et, en file indienne, nous traversons à toutes jambes cet immense bric-à-brac.

Les rues s’élargissent, les quartiers changent d’aspect. Maintenant ce sont des avenues larges plantées d’arbres, des places. Et voici le palais de Taïko-Sama qui montre au-dessus de la verdure ses hauts toits sombres et superbes.

Une enceinte de grands murs. Mes djin s’arrêtent devant un premier portique d’un style ancien sévère et religieux : colonnes massives à base de bronze ; frise droite, sculptée d’ornements étranges ; toiture lourde et énorme.

Alors je pénètre à pied dans de vastes cours désertes, plantées d’arbres séculaires, dont on a étayé les branches comme on met des béquilles aux membres des vieillards. Les immenses bâtiments du palais m’apparaissent d’abord dans une espèce de désordre où ne se démêle aucun plan d’ensemble. Partout de ces hautes toitures monumentales, écrasantes, dont les angles se relèvent en courbes chinoises et se hérissent d’ornements noirs.

Ne voyant personne, je me dirige au hasard.

Ici s’arrête absolument le sourire, inséparable du Japon moderne. J’ai l’impression de pénétrer dans le silence d’un passé incompréhensible, dans la splendeur morte d’une civilisation dont l’architecture, le dessin, l’esthétique me sont tout à fait étrangers et inconnus.

Un bonze gardien qui m’a aperçu se dirige vers moi en faisant la révérence, puis me demande mon nom et mon passeport.

C’est très bien : il va me faire visiter lui-même le palais entier à condition que je veuille bien me déchausser et ôter mon chapeau. Il m’apporte même des sandales en velours, qui sont à l’usage des visiteurs. Merci, je préfère marcher pieds nus, comme lui, et nous commençons notre promenade silencieuse dans une interminable série de salles tout en laque d’or, décorées avec une étrangeté rare et exquise.

Par terre, c’est toujours et partout cette éternelle couche de nattes blanches, qu’on retrouve aussi simple, aussi soignée, aussi propre, chez les empereurs, dans les temples, chez les bourgeois et chez les pauvres. Aucun meuble nulle part, c’est chose inconnue au Japon, ou peu s’en faut ; le palais entièrement vide. Toute la surprenante magnificence est aux murailles et aux voûtes. La précieuse laque d’or s’étale uniformément partout, et sur ce fond d’aspect byzantin tous les artistes célèbres du grand siècle japonais ont peint des choses inimitables. Chaque salle a été décorée par un peintre différent, et illustre, dont le bonze me cite le nom avec respect. Dans l’une, ce sont toutes les fleurs connues ; dans l’autre, tous les oiseaux du ciel, toutes les bêtes de la terre : ou bien des chasses et des combats, où l’on voit des guerriers, couverts d’armures et de masques effrayants, poursuivre à cheval des monstres et des chimères. La plus bizarre assurément n’est décorée que d’éventails : des éventails de toutes les formes, de toutes les couleurs, déployés, fermés, à demi ouverts, jetés avec une grâce extrême sur la fine laque d’or. Les plafonds, également laqués d’or, sont à caissons, peints avec le même soin, avec le même art. Ce qu’il y a de plus merveilleux peut-être, c’est cette série de hautes frises ajourées qui règne autour de tous les plafonds ; on songe aux générations patientes d’ouvriers qui ont dû s’user pour sculpter dans de telles épaisseurs de bois ces choses délicates, presque transparentes : tantôt ce sont des buissons de roses, tantôt des enlacements de glycines, ou des gerbes de riz ; ailleurs des vols de cigognes qui semblent fendre l’air à toute vitesse, formant avec leurs milliers de pattes, de cous tendus, de plumes, un enchevêtrement si bien combiné, que tout cela vit, détale, que rien ne traîne ni ne s’embrouille.

Dans ce palais, qui n’a aucune fenêtre, il fait sombre ; une demi-obscurité favorable aux enchantements. La plupart de ces salles reçoivent une lumière frisante par les vérandas du dehors, sur lesquelles un de leurs quatre côtés, composé seulement de colonnes laquées, est complètement ouvert ; c’est l’éclairage des hangars profonds, des halles. Les appartements intérieurs, plus mystérieux, s’ouvrent sur les premiers par d’autres colonnades semblables, et en reçoivent une lumière plus atténuée encore ; ils peuvent être fermés à volonté par des stores de bambou d’une finesse extrême, dont le tissu imite par transparence les dessins de la moire, et que relèvent aux plafonds d’énormes glands de soie rouge. Ils communiquent entre eux par des espèces de portiques dont les formes sont inusitées et imprévues : tantôt des cercles parfaits dans lesquels on passe debout comme dans de grandes chatières ; tantôt des figures plus compliquées, des hexagones ou des étoiles. Et toutes ces ouvertures secondaires ont des encadrements de laque noire qui tranchent avec une élégance distinguée sur le ton général des ors, et que renforcent à tous les angles des ornements de bronze merveilleusement ciselés par des orfèvres d’autrefois.

Les siècles aussi se sont chargés d’embellir ce palais, en voilant un peu l’éclat des choses, en fondant tous ces ensembles d’or dans une sorte d’effacement très doux ; avec ce silence et cette solitude, on dirait la demeure enchantée de quelque « Belle au bois dormant », princesse d’un monde inconnu, d’une planète qui ne serait pas la nôtre.

Nous passons devant des petits jardins intérieurs qui sont, suivant l’usage japonais, des réductions en miniature de sites très sauvages. Contrastes inattendus au milieu de ce palais d’or. Là encore le temps a passé, verdissant les petits rochers, les petits lacs, les petits abîmes ; effritant les petites montagnes, donnant un air réel à tout cela qui est minuscule et factice. Les arbres, créés nains par je ne sais quel procédé japonais, n’ont pas pu grandir ; mais ils ont pris un air de vétusté extrême. Les cycas sont devenus à plusieurs branches, à force d’être centenaires ; on dirait des petits palmiers à tronc multiple, des plantes antédiluviennes ; ou plutôt de massifs candélabres noirs, dont chaque bras porterait à son extrémité un frais bouquet de plumes vertes.

Ce qui surprend aussi, c’est l’appartement particulier qu’avait choisi ce Taïko-Sama, qui fut un grand conquérant et un grand empereur. C’est très petit, très simple, et cela donne sur le plus mignon, le plus maniéré de tous les jardinets.

La salle des réceptions, qu’on me montre une des dernières, est la plus vaste et la plus magnifique. Environ cinquante mètres de profondeur et, naturellement, tout en laque d’or, avec une haute frise merveilleuse. Toujours pas de meubles ; rien que les étagères de laque sur lesquelles les beaux seigneurs, en arrivant, déposaient leurs armes. Au fond, derrière une colonnade, l’estrade où, à l’époque déjà reculée de notre Henri IV, Taïko-Sama donnait ses audiences. Alors on songe à ces réceptions, à ces entrées de seigneurs étincelants dont les casques étaient surmontés de cornes, de mufles, d’épouvantails ; à tout le cérémonial inouï de cette cour. On y songe, à tout cela, mais on ne le voit pas bien revivre. Non seulement c’est trop loin dans le temps, mais surtout c’est trop loin dans l’échelonnement des races de la Terre ; c’est trop en dehors de nos conceptions à nous et de toutes les notions héréditaires que nous avons reçues sur les choses. Il en est de même dans les vieux temples de ce pays ; nous regardons sans bien comprendre, les symboles nous échappent. Entre ce Japon et nous, les différences des origines premières creusent un grand abîme.

— Nous allons traverser encore une autre salle, me dit le bonze, et ensuite une série de couloirs qui nous mèneront au temple du palais.

Dans cette dernière salle, il y a du monde, ce qui est une surprise, toutes les précédentes étant vides ; mais le silence reste le même. Des gens accroupis autour des murailles paraissent très occupés à écrire : ce sont des prêtres qui copient des prières, avec des petits pinceaux, sur des feuilles de riz, pour les vendre au peuple. Ici, sur les fonds d’or des murailles, toutes les peintures représentent des tigres royaux un peu plus grands que nature, dans toutes les positions de la fureur, du guet, de la course, de la câlinerie ou du sommeil. Au-dessus des bonzes immobiles ils dressent leurs grosses têtes expressives et méchantes, montrant leurs crocs aigus.

Mon guide salue en entrant. Comme je suis chez le peuple le plus poli de la terre, je me crois obligé de saluer aussi. Alors la révérence qui m’est rendue se propage en traînée tout autour de la salle, et nous passons.

Des couloirs encombrés de manuscrits, de ballots de prières, et nous voici dans le temple. Il est, comme je m’y étais attendu, d’une grande magnificence. Murailles, voûtes, colonnes, tout est en laque d’or, la haute frise représente des feuillages et des bouquets d’énormes pivoines très épanouies, sculptées avec tant de finesse qu’on les dirait prêtes à s’effeuiller au moindre souffle, à tomber en pluie dorée sur le sol. Derrière une colonnade, dans la partie sombre, se tiennent les idoles, les emblèmes, au milieu de toute la richesse amoncelée des vases sacrés, des brûle-parfums et des lampadaires.

Justement c’est l’heure de l’office (culte bouddhique). Dans une des cours, une cloche, aux sons graves de contrebasse, commence à tinter avec une extrême lenteur. Des bonzes, en robe de gaze noire avec surplis vert, font une entrée rituelle dont les passes sont très compliquées, puis viennent s’accroupir au milieu du sanctuaire. Il y a peu de fidèles ; à peine deux ou trois groupes, qui paraissent perdus dans ce grand temple. Ce sont des femmes, étendues sur les nattes ; ayant apporté leurs petites boîtes à fumer, leurs petites pipes, elles causent tout bas, étouffant des envies de rire.

Cependant la cloche commence à tinter plus vite et les prêtres à faire de grands saluts à leurs dieux. Plus vite encore, les vibrations du bronze se précipitent, tandis que les prêtres se prosternent tout à fait la face contre terre.

Alors, dans les régions mystiques, quelque chose se passe qui me paraît ressembler beaucoup à l’élévation de la messe romaine. En dehors, la cloche, comme exaspérée, sonne à coups rapides, ininterrompus, frénétiques.

Je crois bien que j’ai tout vu maintenant dans ce palais ; mais je continue à n’avoir pas compris l’agencement des salles, le plan d’ensemble. Seul, je me perdrais là dedans comme dans un labyrinthe.

Heureusement, mon guide va me reconduire, après m’avoir rechaussé lui-même. À travers de nouvelles cours silencieuses, en passant auprès d’un vieil arbre gigantesque, qui est miraculeux, paraît-il, et qui depuis plusieurs siècles protège ce palais contre les incendies, il me ramène à cette même porte par laquelle je suis entré, et où mes djin m’attendent.

Je me fais conduire au Gos-Sho, l’ancien palais impérial que les Mikados ont délaissé. C’est très loin au milieu d’esplanades désertes, de terrains vagues. Mais cette interminable muraille massive, inclinée comme un rempart, me tente beaucoup à franchir.

Là, comme je le craignais, avec mille formes aimables, on me refuse l’entrée. C’est à peu près interdit en tout temps, m’assure-t-on. En ce moment surtout c’est impossible : on se hâte de faire de grands préparatifs pour recevoir la vieille impératrice mère, qui veut revenir dans sa capitale d’autrefois.

Quel dommage en vérité de ne pouvoir être présenté à cette douairière ! Comme ce doit être drôle à voir, à étudier, dans la vie privée, dans le secret du gynécée, une vieille impératrice nippone !

Bien que cela m’intéresse assez peu, il faut cependant visiter aussi ces fabriques de porcelaine, qui fonctionnent depuis tant de siècles, ayant semé par le monde d’innombrables milliers de tasses et de potiches. Là, rien de moderne n’est encore venu. On est surpris de la manière simple, primitive, dont tout cela se pétrit, se tripote, se tourne, se fait cuire, comme il y a mille ans. Entré deux cuissons, une armée de peintres enlumine ces choses avec une prestesse prodigieuse, recopiant toujours ces mêmes cigognes, ces mêmes poissons, ces mêmes belles dames, qu’on était pourtant agacé d’avoir déjà tant vus.

Ces peintres des fabriques sont payés en moyenne dix sous par jour ; exceptionnellement, on en donne jusqu’à quarante ou cinquante à ceux qui sont tout à fait célèbres, qui décorent les pièces précieuses destinées à être vendues très cher.

On ne peut s’empêcher d’admirer cependant la sûreté avec laquelle s’exerce cet art industriel. Aussi vite que nous griffonnerions une lettre, eux groupent des bonshommes appris par cœur ; en deux coups de pinceau, les colorient, sans jamais dévier d’une ligne ; puis négligemment, tracent des filets de la précision la plus rigoureuse. Il a fallu sans doute une longue hérédité de calme et de tempérance pour former ces virtuoses à main si posée. Bientôt, quand le Japon sera tout à fait lancé dans le mouvement moderne, et ses ouvriers, dans l’alcool, ce sera fini à tout jamais de ces petits peintres-là.

VII

Le temple du Daï-Boutsou (du Grand-Bouddha) semble un temple pour rire, une énorme plaisanterie pour amuser les fidèles.

De ce « Grand-Bouddha » on ne voit qu’une tête et des épaules (d’au moins trente mètres de haut), ayant l’air de surgir des profondeurs du sol ; le dieu a le cou tendu, comme quelqu’un qui se dégagerait péniblement de la terre. À lui seul il remplit tout son temple et ses cheveux crépus en touchent la toiture.

On arrive chez lui comme chez tous les dieux, par une suite d’escaliers, de portiques, de cours. De la porte du sanctuaire, au premier coup d’œil, on ne s’explique pas bien ce que c’est que ce monticule d’or, ce tas informe, qu’on a devant soi (les épaules du Bouddha). Ce n’est qu’après, en levant beaucoup la tête, qu’on aperçoit en l’air cette colossale figure dorée, ces gros yeux fixes, abaissés de trente mètres de haut pour vous regarder avec une placidité niaise.

Je me trouve faire ce pèlerinage en même temps qu’une brave famille nippone de la province, qui visite pour la première fois la ville sainte, et ils n’en reviennent pas, ces bonnes gens, les dames surtout, de voir un dieu si gros ; et ce sont des ah ! des oh ! des exclamations de surprise, des petits cris et des petits rires. Non, vraiment, il est trop drôle ce Bouddha, avec son cou de cigogne et son air bête ; drôle à la manière de ces bonshommes de neige que les gamins font au coin des rues ; drôle à la manière d’une gigantesque caricature, dont on aurait confié la confection à des petits enfants. Et voilà cette bonne petite famille provinciale, riant, sous le nez de ce dieu, riant aux larmes ; ce que voyant, les autres visiteurs et même les bonzes gardiens, commencent à rire aussi. On me regarde, pour savoir quelle figure je vais faire : alors naturellement cela me gagne, c’était inévitable. Quel pays, que ce Japon, où tout est bizarrerie, contraste ! Comment imaginer que ce petit peuple frivole, avec ses révérences et son éternel rire, ait pu vivre des siècles enfermé dans un si farouche mystère, et enfanter des milliers de temples avec leurs monstres et leurs épouvantes ?

En payant deux sous, on a le droit de faire le tour du « Grand-Bouddha » ; on monte par des pentes de bois très raides qui vous font passer derrière la tête du colosse, un peu plus haut que sa nuque. Je m’engage là dedans, en compagnie toujours de la famille voyageuse ; c’est glissant, cette pente, c’est vieux, crevassé, vermoulu ; les dames manquent de tomber, j’avance la main pour les soutenir et nous voilà tout à fait amis. Derrière cette tête énorme, dans un recoin sombre, un vieux bonze se tient accroupi ; pour un sou il nous montre une armure et un masque de guerre ayant appartenu au grand Taïko-Sama ; puis nous ouvre de très antiques armoires à idoles où sont conservées des divinités à tête d’animal, des reliques de sinistre aspect. Là, on ne rit plus.

Dans la cour de ce temple est la plus monstrueuse de toutes les cloches de Kioto : au moins six ou huit mètres de tour. On la sonne au moyen d’une énorme poutre garnie de fer, sorte de bélier suspendu horizontalement par des cordes.

Pour deux nouveaux sous, on a le droit d’expérimenter la chose : je m’attelle aux courroies, alors on fait cercle et les enfants accourent. Deux ou trois jeunes filles viennent même bien vite s’atteler derrière moi, pour m’aider, me gênant beaucoup, pouffant de rire, tirant à rebours, faisant ensemble à peu près la force de trois bons chats.

Cependant le bélier cède, peu à peu se met en branle. Boum !… boum !… Un son caverneux, effroyable, prolongé en puissantes vibrations d’orchestre, et qui doit s’entendre dans toute la ville sainte.

Alors dans l’assistance, c’est une joie, un délire ; on n’en revient pas, tout le monde en rit, tout le monde en est pâmé.

Quand le soir approche, on est un peu ahuri par tant de choses singulières que l’on a vues ; un peu fatigué par ces courses folles dans le petit char sautillant qui vous a heurté à toutes les pierres de la route. On est lassé surtout de la monotonie sans fin des petites rues japonaises, de ces milliers de mêmes petites maisonnettes grises, ouvertes toutes, en hangar, comme pour montrer leur contenu pareil, leurs mêmes nattes blanches, leurs mêmes petites boîtes à fumer, leurs mêmes petits autels voués aux ancêtres. Et puis ces odeurs de race jaune, de cuisine au riz, de musc, de je ne sais quoi, vous écœurent. Et tout ce monde se retournant pour vous regarder comme une bête de ménagerie ; ces rassemblements de jeunes femmes curieuses, formés tout de suite si l’on s’arrête : minois pareils, jaunes, enfantins, à tout petits yeux mignards, à traits vagues comme une ébauche. Et constamment cette politesse, et constamment ce rire. À la longue un agacement insurmontable vous vient de toutes ces choses.

Et tant de temples, tant de temples où l’on est entré. Tant de figures de dieux, de figures souriantes, ou mauvaises, ou funèbres, grimaces immobiles, contorsions figées, symboles inquiétants. Dans l’esprit tout cela finit par se mêler, se confondre, se déformer comme en rêve.

De tous ces temples, les plus lugubres sont ceux du dieu du riz. Tout petits toujours, presque en miniature, ils se tiennent cachés dans des recoins, ou sous des arbres, avec des airs de demeures malfaisantes ; ils sont d’une simplicité, d’une rudesse voulues qui contrastent avec le luxe raffiné des autres. À leurs grillages de bois sont accrochés, noués partout, des morceaux de papier contenant des prières ou des sorts.

Au dedans de ces temples, on ne trouve jamais que des renards blancs, assis sur leur derrière dans la même pose consacrée, oreilles droites, comme les chacals, avec l’intérieur peint en rose ; museau blême, rusé, méchant ; lèvres retroussées en rictus de mort, sur des dents fines qui tiennent un mystérieux petit objet doré ; posés sur des autels en miniature, ils se regardent entre eux, — et quelques-uns tombent en poussière…

Je ne sais pas bien ce que représente cette petite chose dorée, toujours la même, qui se retrouve entre toutes les dents pointues de ces renards des temples.

VIII

La nuit tombée, il y a, dans un quartier spécial, l’Exposition des femmes, qui est une chose amusante.

Rien de cet air triste, honteux, que prend la prostitution dans nos pays d’Occident. Ici cela se passe avec une impudeur inconsciente, une bonhomie enfantine et drôle. Les jeunes personnes exposées sont alignées en devanture, derrière de petites barrières en bois ; assises, très parées, très éclairées par des lampes ; blanches comme du linge blanc, à force de poudre de riz mise à paquets sur les joues ; les yeux agrandis de noir, et ayant, sous la lèvre d’en bas, un rond de peinture rouge qui leur fait comme l’exagération de ce qu’on appelle chez nous « la bouche en cœur ».

La tranquillité des exposées est une des choses qui frappent le plus. Elles ne s’occupent jamais des clients qui les regardent ; elles se tiennent dignes, indifférentes et immobiles, comme des idoles.

À moins cependant que ne passe quelque groupe de femmes appartenant au monde honnête, dans lequel elles retrouvent une parente ou une amie ; alors le sourire vient, et la conversation s’engage. Ce quartier est, le soir, la promenade aimée des jeunes filles, qui ont toujours, derrière les petites barrières ajourées, quelque connaissance, une cousine ou une sœur. C’est aussi le rendez-vous des familles : on y vient tous ensemble, avec les grands-parents et les petits-enfants.

IX

Un reste d’été brille sur tout mon voyage. De bonne heure, le matin, dans ma chambre d’hôtel m’arrive un gai soleil, par ma véranda ouverte. Alors je vois, dans le jardin d’à côté, minauder les deux dames nippones mes voisines ; leurs bébés font voler des cerfs-volants très extraordinaires, qui représentent de gros bouddhas ventrus…

Un de mes étonnements, dans cette ville, est de rencontrer un immense temple en construction. Il n’était pas de première nécessité, puisqu’il y en avait déjà trois mille.

Cela implique une contradiction de plus chez ce peuple si subitement affolé de vapeur et de progrès.

Et ce temple nouveau ne le cédera, ni en grandeur ni en magnificence, à ceux du passé. Une forêt de colonnes est là, disposée par terre, et pour chacune d’elles il a fallu choisir à grands frais quelque arbre rare et gigantesque. L’agencement de toutes ces pièces de bois est préparé avec un soin minutieux, une précision d’horlogerie ; les mortaises, les tenons finement taillés sont enveloppés dans des étuis provisoires en bois blanc qui en prennent très exactement les contours de peur que la pluie, ou la main des passants, ou le soleil ne nuisent plus tard à leur étonnant ajustage. Et sans doute, quelque part, une armée d’ouvriers cisèle des vases et des girandoles, confectionne des dieux magnifiques ayant les attitudes immuables et les sourires d’il y a mille ans.

Mes djin sont petits, comme tous les Japonais ; coiffés, comme presque tous les djin, d’un chapeau large en forme d’ombrelle ; habillés d’une veste à manches pagodes, très courte de taille, comme nos plus courts vestons, et bariolée d’une façon saugrenue, ayant dans le dos un tas de choses écrites en grosses lettres nippones. Pas de pantalon ni de chemise ; une étroite bande d’étoffe, nouée d’une façon très particulière, joue pour eux l’office confié chez nous aux feuilles de vigne, ou plus anciennement aux feuilles de figuier. Du reste, ces jambes, nues jusqu’aux reins, sont superbes de nerfs et de muscles, absolument sculpturales sous leur peau jaune.

Jamais fatigués, jamais haletants, les djin. Dans les montées seulement, un peu de sueur leur perle sur la poitrine ; alors ils enlèvent leur veste. Ils poussent des cris dans les foules, pour avertir que nous passons ; mais ils courent toujours, au risque d’accrocher les gens.

Je vis en parfaite intelligence avec Kalakawa, mon djin de flèche ; il entre avec moi dans les temples, chez les marchands, et m’explique beaucoup de choses, dans un japonais très clair que je comprends sans peine. Il est très gentil et sait bien l’histoire, la théologie, les légendes. L’autre, Hamanichi, celui d’entre les brancards, est taciturne et revêche ; nos rapports, bien que courtois, sont d’une certaine froideur, même un peu tendus.

Tout s’assombrit, les quartiers deviennent plus déserts et plus morts, à mesure que nous approchons de « Kita-no-tendji », le grand temple shintoïste du Bœuf. C’est très loin, très loin, presque à la campagne, tout au bout d’un long faubourg triste. Une heure au moins de course échevelée en djin-richi-cha, pour arriver à l’entrée.

C’est du vieux Japon, par exemple, ce faubourg, du très vieux, du vermoulu, du noirâtre. Les maisonnettes de bois ont des aspects branlants et caducs de centenaires ; les charpentes saugrenues se gondolent, se fendillent et s’émiettent ; tout cela semble abandonné, on n’aperçoit personne nulle part.

On devine cependant l’approche de quelque grand temple, où doivent se célébrer en ce moment même de solennelles cérémonies, car, suivant l’usage consacré pour les fêtes religieuses, on a disposé des deux côtés de ces rues des séries de potences d’où pendent des lanternes. Elles se dressent de deux en deux pas, en files interminables ; les lanternes sont d’énormes ballons gris, sur lesquels on a peint en noir des chauves-souris vues de dos, volant à tire-d’aile. Une si étrange décoration de fête n’égayé en rien ces quartiers ; au contraire, toutes ces choses grises, ces alignements de lanternes qui n’en finissent plus, avec leurs bêtes nocturnes en guise de fleurs… on croirait voir les préparatifs de quelque vaste kermesse macabre, dont les invités ne viendront que la nuit.

Nous arrivons sans doute, car devant nous apparaissent, en masses sombres, les hautes ramures séculaires d’un de ces bois qui sont toujours consacrés aux dieux. Puis voici les portiques qui commencent : ils sont en granit fruste, et de ce style religieux très ancien qui se retrouve surtout dans les pagodes des villages, dans les lieux d’adoration perdus au milieu des forêts. La forme a dû en être léguée aux Japonais par une antiquité extrêmement lointaine et disparue, car elle ne leur ressemble pas ; elle est sévère, grandiose, et surtout elle est simple ; elle frappe comme une chose jamais vue. Mais il faudrait la dessiner, car elle n’est pas descriptible : deux piliers massifs, sortes de cônes s’élargissant par la base, réunis en haut par une première architrave qui est droite, et, un peu au-dessus, par une seconde qui est courbe, débordante, les pointes en l’air comme un croissant de lune ; c’est tout, pas le moindre ornement, pas la moindre sculpture ; l’ensemble est mystique et farouche : il tient du pylône égyptien et du dolmen celtique ; il détonne très étrangement avec les choses compliquées, tourmentées qui l’entourent.

Après les portiques viennent les séries de monstres, rangés des deux côtés du chemin sur des socles de pierre. Les grands arbres étendent au-dessus leur ombre, leurs branchages contournés comme les bras multiples des idoles.

Cela commence par des espèces de tigres énormes en granit, assis sur leur arrière-train, ayant au milieu de la figure une corne à la rhinocéros et riant d’un rire à faire peur. À leurs grosses pattes sont attachés, noués, des petits bandages blancs, comme s’ils avaient du mal : ce sont des prières, qu’on leur a apportées là, sur bandelettes de papier de riz, pour les apaiser.

Cela se continue par des bœufs, un peu plus grands que nature, en granit, en bronze, ou en marbre précieux veiné de nuances rares ; puis, par des alignements de tombes, ou de hautes lanternes de pierre ressemblant à des tourelles chinoises.

Au milieu de ces choses extraordinaires, dans la fraîcheur ombreuse de ce bois sacré, des gens se promènent. Plus nous approchons, plus nous rencontrons des groupes serrés ; cela nous explique pourquoi ce faubourg était vide : tous les habitants se sont réunis là pour la fête ; on a même dû venir de bien plus loin encore, car voici une vraie foule. Foule enfantine et frivole, comme on en voit de peintes sur les éventails ou les tasses à thé, foule qui babille, qui s’agite, et d’où partent des éclats de rire. Elle a beau être bizarre, elle cadre mal avec l’ombre de ce bois, où habitent tant de sinistres bêtes.

Beaucoup de dames souriantes, avec des piquets de fleurs artificielles dans leurs beaux chignons gommés. Tuniques très collantes aux bas de jambes, longues manches pagodes, longues ceintures nouées en pouf. Sur leurs socques en bois qui font du bruit, elles marchent les pieds en dedans, ce qui est la manière élégante. Et minaudent, et roulent leurs petits yeux retroussés, tenant le corps tout penché en avant, tout prêt pour les plus gracieuses révérences.

Des hommes en grande robe bleue ; d’autres, jambes nues, montrant leur derrière. Des bonzes à sonnettes, drapés dans un flot de mousseline brune, figures invisibles sous d’immenses chapeaux pointus, marchant à pas lents, la main tendue pour mendier, au bruit continuel de leurs mille petites cloches. Des bandes d’enfants, se tenant par la main avec des airs d’importance : petits garçons bien potelés ; petites filles habillées déjà comme les dames avec des fleurs et de grosses épingles dans leurs chignons de poupée ; toujours jolis, ces bébés japonais, qui deviendront si laids plus tard ; et puis très comiques, avec le retroussement exagéré de leurs yeux d’émail, avec l’ampleur de leurs robes bariolées, avec l’imprévu de leurs tonsures de cheveux, laissant par places des petites mèches impayables.

Il y a maintenant des boutiques de marchands de thé, où les familles nippones viennent s’asseoir. Beaucoup de kiosques religieux renfermant toutes sortes de choses. Dans l’un, demeure un gros taureau noir, bête sacrée, qui paraît d’humeur farouche ; sa litière est d’une propreté minutieuse, il est attaché par des cordes de soie blanche, et, dans ses naseaux, est passé un mors de sûreté incrusté de nacre. Un autre contient une voiture pour les dieux, ciselée magnifiquement ; c’est ce taureau noir qui la traîne, m’explique mon djin, lorsque ces dieux sortent, suivis de la longue procession de leurs prêtres. Ailleurs, ce sont des bannières, des cartouches et des hampes d’or, tous les accessoires des grands défilés rituels, qui s’exécutent chaque année d’après une étiquette millénaire et immuable.

La foule devient plus pressée, et nous voici devant le grand temple. Sa haute toiture compliquée se dresse en face de nous en montagne grise, dépassant les branches des vieux arbres, masquant tout le fond du tableau. On monte au sanctuaire par d’immenses gradins qui sont absolument encombrés de Nippons et de Nippones. Ces gens sont pieds nus, ou marchent sur leurs chaussettes blanches à orteil séparé ; aussi y a-t-il en bas, sous la surveillance d’un bonze, une incroyable quantité de socques de bois, de sandales de paille ; comment tout ce monde s’y reconnaîtra-t-il au départ ? Cela me semble un mystère. Je me déchausse aussi, ne craignant aucune confusion pour mes bottines, qui sont là uniques dans leur genre, et je monte, en compagnie de mon ami Kalakawa, poussant un peu, pour arriver plus vite, les groupes nonchalants et stationnaires. Beaucoup de figures jaunes, à petits yeux en amande, se retournent pour me regarder avec une curiosité bienveillante ; un léger murmure d’étonnement parmi les mousmés, même quelques révérences à mon adresse, qui s’ébauchent au passage, et auxquelles je réponds par des petits saluts de tête avec une envie de rire.

En haut, une longue véranda à colonnes, sur laquelle le temple est complètement ouvert. On s’assied sur des nattes blanches, très encombrées par les petites boîtes à fumer des dames. Une balustrade, qui coupe le temple en son milieu, sépare les fidèles des bonzes ; ceux-ci se tiennent accroupis dans la partie intérieure, déjà un peu obscure et mystérieuse, qui leur est réservée ; ils sont vêtus de blanc, et coiffés d’un casque noir. Derrière eux, une seconde balustrade, au-dessus de laquelle brillent, sur des étagères d’au moins cinquante mètres de long, des amoncellements de vases sacrés et d’emblèmes. C’est bien un temple du culte shintoïste pur ; on n’aperçoit nulle part aucune figure bouddhique, aucune représentation humaine ni animale, et cela repose et change, après ces prodigieuses débauches d’idoles auxquelles on était habitué ailleurs ; parmi les brûle-parfums et les vases, aucune tête grimaçante ; rien que ces miroirs ronds, en acier poli, qui symbolisent la vérité.

Comme les autres fidèles, je jette dans l’enceinte des bonzes quelques pièces de monnaie ; il y en a tant déjà, que les nattes en sont jonchées, couvertes ; mais les prêtres, qui les ramasseront ce soir avec des râteaux, ne semblent pas les voir. Mon offrande fait bien dans le public ; on échange autour de moi quelques mots d’approbation : « Cet étranger est vraiment un bon jeune homme. »

Tous les assistants murmurent à voix basse de longues prières et, de temps à autre, frappent dans leurs mains pour rappeler autour d’eux les Esprits distraits. Quelquefois un prêtre se lève, va tout au fond du temple, monte un précieux escalier de laque rouge, et salue, là-haut, le plus grand des miroirs qui pose sur une gerbe de fleurs d’argent. Alors, tous les autres bonzes tombent la face contre terre ; derrière chacun d’eux, traînent la queue de sa robe blanche et les deux pointes de ses manches pagodes ; ainsi aplatis sur le sol, ils ressemblent à de grandes bêtes ailées, dont on ne comprend plus la structure. Là-bas, dans la demi-obscurité, on voit courir sur les étagères, parmi les vases et les symboles, des petites choses grises, empressées, furtives, qui sont des rats et des souris.

Et pendant tout l’office, un prêtre, au moyen d’une bande d’étoffe blanche qui descend d’en haut, agite une sorte de monstrueux grelot de cuivre pendu à la voûte ; il en sort un bruissement voilé, lointain, inconnu, qui semble le bourdonnement d’une énorme mouche…

X

Très loin de ce temple et de ce faubourg triste, fonctionnent les théâtres, groupés tous ensemble dans le quartier le plus central et le plus bruyant de la ville, au milieu des étalages de laques, d’étoffes éclatantes et de porcelaines. Ce sont de très hautes maisons de bois, construites légèrement, comme à faux frais. Elles disparaissent sous les banderoles multicolores, les papiers peints, les tableaux encadrés de dorures, les miroirs : un bariolage de saltimbanque, d’un goût inférieur. De plus, tout autour, sont plantés des bambous d’une hauteur démesurée, d’où pendent des oriflammes qui flottent au vent.

À l’intérieur, des boiseries grossières, un aspect de foire. Dans des loges de tribune se tiennent les personnes comme il faut. Par terre, sur des nattes, est assise la foule rieuse des gens communs, avec des centaines de petites boîtes à fumer, de petits réchauds, de petites pipes.

On joue là dedans du matin au soir des drames qui durent jusqu’à huit jours, et d’un réalisme atroce, avec du vrai sang qui coule. À l’orchestre, des gongs, des claque-bois, des guitares, des flûtes ; tout cela grince, gémit, détonne, avec une étrangeté inouïe et une tristesse à faire frémir.

Comme chez nous, ce n’est plus guère qu’au théâtre qu’on retrouve encore les splendides costumes, les armures, le luxueux cérémonial des temps passés. Les acteurs déclament du gosier, lentement, distinctement, en chantant presque, avec une monotonie de mélopée. Comme chez nous toujours, il en est pour qui l’on se passionne, et la plupart d’entre eux font payer leur luxe par quelque belle dame qui minaude aux tribunes.

Quant aux actrices, elles ont beau être gentilles, avoir des voix douces, des airs câlins, il ne faut pas s’y laisser prendre : ce ne sont jamais que des hommes, grimés et portant perruque.

Les planches sont une plaque tournante, en très grand comme celles des chemins de fer. Une cloison, qui supporte le décor et forme le fond de la scène, est bâtie sur cette plaque et la partage en son milieu, de manière à n’en laisser visible que la moitié. Et quand l’acte est fini, toute la vaste machine commence avec lenteur, au bruit des gongs, son mouvement circulaire ; alors on voit tourner et fuir ensemble le décor et le groupe final subitement immobilisé dans son dernier geste. Peu à peu la cloison centrale découvre au public son autre face, à laquelle est accroché le décor suivant ; du même coup, l’autre moitié de la plaque amène les nouveaux acteurs, tout prêts, tout posés, servis comme sur un plateau.

Pendant un intermède, je visite les dessous, les loges d’acteurs, les coulisses. Une vieille dame noble, magnifiquement parée, a joué son rôle avec une distinction extrême et de beaux accents de tendresse maternelle. Alors j’ai désiré la voir de près.

Elle me reçoit avec un engageant sourire. Mais elle est un homme, naturellement, une espèce de mauvais drôle d’un âge ambigu, qui, pour changer de costume pendant cet entr’acte, étale la laideur de son corps jaune, s’est mis nu comme un sauvage, gardant toutefois son chignon monumental piqué d’épingles et sa figure de vieille dame.

En passant dans la rue, si l’on entend sortir d’une maison un bruit de guitares jouant en fièvre comme les czardas hongroises, on peut entrer pour voir : c’est un entrepôt de guéchas (musiciennes et danseuses de profession) qui se louent le soir pour les dîners et les fêtes. Presque toutes sont jolies, fines, distinguées, nerveuses, avec des mains exquises. On les a triées dès l’enfance parmi les bébés les plus réussis ; c’est ensuite à Yeddo, au collège des guéchas, qu’elles ont été formées, comme au Conservatoire. De très bonne heure on les a dressées à n’être qu’un objet de luxe et de plaisir. Elles font toutes les danses que l’on veut, gracieuses, mystiques, obscènes ou terribles, à visage découvert ou avec des masques. Il y en a parmi elles qui ont bien dix ans à peine, très charmantes petites poupées sans âme, caressantes comme des chattes, drôlement costumées, drôlement peintes, sentant bon, ayant des amours de petites mains frêles.

XI

Dans Kioto la ville sainte, l’étonnement des étonnements, pour moi, c’est le temple des Trente-trois Coudées[3] ou Temple des Mille Dieux, conçu il y a huit siècles par je ne sais plus quel mystique en délire, qui avait entre les mains de prodigieux moyens d’exécution. Celui-là ne ressemble à aucun autre : ni autels, ni brûle-parfums, ni enceintes sacrées ; dix étages de gradins de deux ou trois cents mètres de long, quelque chose comme une gigantesque tribune de courses sur laquelle une légion de dieux sortis de tous les sanctuaires, de tous les empyrées, seraient venus se ranger pour assister à quelque spectacle apocalyptique, à quelque écroulement de mondes.

Au centre, dans la loge d’honneur, sur une fleur de lotus d’or épanouie, large comme la base d’une tour, trône un colossal Bouddha d’or, en avant d’un nimbe d’or qui se déploie derrière lui comme la queue étalée d’un paon monstrueux. Il est entouré, gardé, par une vingtaine d’épouvantails ayant la forme humaine agrandie et paraissant tenir à la fois du diable et du cadavre. Quand on entre par la porte centrale, qui est basse et sournoise, on recule en voyant, presque devant soi, ces personnages de cauchemar. Ils occupent tous les gradins inférieurs de la loge ; ils descendent menaçants jusqu’en bas.

Ils lèvent les bras, ils font des gestes de fureur avec des mains crispées ; ils grincent des dents, ils ouvrent des bouches sans lèvres, roulent des yeux sans paupières, avec une expression intense et horrible. Leurs veines et leurs nerfs, mis à nu, courent sur leurs membres qui sont dessinés avec une vérité anatomique frappante. Ils sont peints en rouge saignant, en bleuâtre, en verdâtre, comme des écorchés ou des morts, en toutes les teintes de la chair au vif ou de la pourriture. Vers l’an 1000 de notre ère, alors que nous en étions, nous, aux saints naïfs des églises romanes, le Japon avait déjà des artistes capables d’enfanter ces hideurs raffinées et savantes.

De chaque côté de cette grande loge centrale, s’étendent les gradins des mille dieux, cinq cents à droite, cinq cents à gauche, debout et alignés, étagés sur dix rangs et occupant autant d’espace qu’un corps d’armée. Tous pareils, dans une symétrie interminable ; de taille surhumaine, étincelants d’or de la tête aux pieds, et ayant chacun quarante bras. De toutes les hautes coiffures entourées d’auréoles, s’élancent les mêmes rayons d’or ; les mêmes vêtements d’or serrent étroitement tous les reins avec une rigidité égyptienne. Chacun d’eux sourit doucement du même mystérieux sourire, et tient six ou huit de ses mains jointes dans l’attitude calme de la prière, tandis que ses autres paires de bras, déployées en éventail, brandissent en l’air des lances, des flèches, des têtes de morts, des symboles inconnus.

Dans la pénombre de leur demeure, ils sourient, les dieux, regardant tous du même côté, au fond des régions qui n’existent pas, attendant toujours, avec la patience des éternels, ce prodigieux spectacle pour lequel ils se sont sans doute rassemblés. Leur armée immobile resplendit tranquillement jusque dans les lointains du temple, toute hérissée de piques, de rayons et de nimbes d’or.

Et à la fin, c’est une fatigue et une obsession de penser que ces attentes, ces sourires, l’éclat de cette magnificence dorée, — et les gesticulements forcenés des autres, les horribles du milieu, — tout cela dure depuis des heures, depuis des jours, depuis des saisons, des années et des siècles, depuis l’an mil !

Derrière le temple, un long enclos est consacré, de temps immémorial, au tir à l’arc. Aujourd’hui encore, quelques hommes sont là, bras nus, s’exerçant à cet art noble des anciens seigneurs. Ils lancent leurs flèches sur des buts très éloignés, qui sont des écrans blancs ; c’est comme une scène du passé.

Kalakawa me fait remarquer ces massives boiseries du temple où sont restés piqués des milliers de tronçons de flèches ; les grosses solives débordant de la toiture servaient de but aux seigneurs passés ; quelques-unes sont tellement criblées de ces tronçons blanchâtres, amoncelés là depuis des siècles, que ce n’est plus vraisemblable : on croirait voir en l’air des porcs-épics, sortant de dessous la charpente en manière de gargouilles.

XII

C’est le soir, déjà un peu au crépuscule, que je me dirige vers la gare pour partir, traîné toujours par les mêmes fidèles coureurs. Mais une seconde djin-richi-cha suit la mienne, portant, dans des caisses, de vieilles choses extraordinaires, surtout des choses religieuses que j’ai ramassées çà et là sous la poussière des bric-à-brac, aux environs des temples.

Mon plus grand embarras est un bouquet de grands lotus bouddhiques en bois doré, acheté à la dernière heure, et que je tiens à la main par les tiges comme on porterait des fleurs véritables. Mes djin m’ont promis de rencontrer en route un emballeur pour ce bouquet-là ; mais je m’inquiète, car nous roulons déjà dans les rues plus pauvres et plus désertes du faubourg qui avoisine le chemin de fer.

Tout à coup, Kalakawa pousse un cri d’oiseau, auquel mon petit char s’arrête net, avec un soubresaut très dur ; au fond d’une échoppe encombrée de planchettes de sapin, il vient d’apercevoir le bonhomme qu’il me faut.

Alors je me présente là dedans, tenant toujours en main ces grands lotus. Un vieux Nippon se précipite, empressé, avec des révérences, qui prend mes fleurs, les compte, les mesure, combine de rapides calculs ; ça va me coûter douze sous pour la caisse : de plus, il faudra au moins trois autres sous pour l’ouate, ce qui fera bien quinze !

Et il me regarde, anxieux, se demandant si je ne vais pas me révolter de ce vol exorbitant. Mon Dieu, non ; je suis même tellement satisfait de la rencontre de ce bonhomme que j’accepte d’un air gracieux, en recommandant de faire au plus vite. Alors c’est une joie dans toute la famille ; pendant que la chose se scie, se cloue, se confectionne au moyen de petits instruments primitifs avec une prestesse de singe, on m’apporte des coussins pour m’asseoir, une tasse de thé, et les deux tout petits mouskos[4] de la maison, qui sont des bébés joyeux, jolis et propres. En même temps, dans la rue, un rassemblement de mousmés s’est formé pour me voir. D’abord elles font mine de se cacher en riant chaque fois que leurs yeux rencontrent ceux de l’étranger qui les regarde ; ensuite, très vite apprivoisées, elles se rapprochent et commencent à questionner : si je suis Français ou Anglais, quel est mon âge, ce que je suis venu faire tout seul, et ce que j’emporte dans mes caisses ?

Un étonnement me vient tout à coup de pouvoir entendre ce qu’elles me disent, et de savoir, sans trop chercher, faire des réponses qu’elles comprennent ; c’est encore si récent, si peu classé dans ma tête, ce Japon et ce langage japonais ; il y a six mois à peine, c’était un recoin de la terre (le dernier, je crois bien) où les hasards de ma vie ne m’avaient pas conduit, un pays que j’ignorais. Et je ne reconnais plus le son de ma voix dans ces mots nouveaux que je prononce, il me semble n’être plus moi-même.

Ce soir, je les trouve presque jolies, ces mousmés ; c’est sans doute que déjà je m’habitue à ces visages d’extrême Asie. C’est surtout qu’elles sont très jeunes, des petites figures aux traits vagues, comme inachevées, et au Japon le charme de la première jeunesse, de l’enfance, n’est pas contestable. Seulement cette fleur mystérieuse du commencement de la vie se fane plus vite qu’ailleurs ; avec les années tout de suite cela se décompose, grimace, tourne au vieux singe.

Elles forment un groupe à peindre, les mousmés, avec leurs petites tournures un peu précieuses, les couleurs fraîches et heurtées de leurs costumes, et leurs larges ceintures nouées en coques bouffantes. La nuit tombe tout à fait, et le temps s’est voilé de gris avec un air d’hiver ; dans l’encadrement sombre de la porte, elles apparaissent très éclairées ; tout ce qui reste de lumière s’est concentré sur elles, bizarrement. Au delà de leurs têtes, on voit fuir la petite rue déserte ; ses maisonnettes de bois noirâtre découpent, en séries de festons et de pointes, leurs toitures débordantes sur le gris crépusculaire de ce ciel où des chauves-souris passent. Au moment de quitter cette ville où je ne reviendrai certainement jamais, une mélancolie m’arrive je ne sais d’où, avec la conscience d’être si seul et d’être si loin.

C’est déjà fini, l’emballage habile de ce vieux. Alors je paye, je dis à la ronde un sayanara (adieu) pour l’éternité, et nous recommençons à courir, emportant la nouvelle caisse des lotus d’or.

Il était écrit sans doute que je n’en finirais pas avec ce Kioto ; voici, au détour d’une rue, dans le clair-obscur, une physionomie tellement attirante que, d’un coup d’éventail dans le dos d’Hamanichi mon premier djin, j’arrête encore mes équipages.

J’ai été absolument captivé : une fascination, un coup de foudre, tout de suite j’ai senti que nos destinées étaient unies pour jamais. C’est, à la porte d’un marchand d’objets de piété, un dieu de grande taille humaine assis les jambes croisées ; un très vieux dieu Amiddah, à six bras, cinq yeux ; gesticulant, ricanant, féroce ; un dieu d’une espèce rare sur les marchés, une vraie trouvaille. Justement celui-ci est dans des prix doux, que je ferai rabattre encore de moitié ; c’est décidé, je l’emmène. Alors on s’agite, me voyant si pressé ; on va confectionner à la hâte une caisse énorme et procéder à la mise en bière. Non, pas du tout, je suis déjà en retard, nous manquerions le train ; j’appelle tout simplement une troisième djin-richi-cha, où le dieu prend place comme une personne naturelle. Nous repartons ventre à terre, ayant maintenant six djin qui poussent des cris, et les Nippons s’ébahissent en route de voir cet Amiddah qui fuit en voiture, enlevé par un Européen.

Quelques contestations avec les employés de la gare, que surprend ce colis imprévu, moitié voyageur, moitié bagage. On finit par s’entendre, et on l’assied comme un homme sur des malles, en me promettant de veiller sur lui tout le long du chemin.

Nous arrivons par un train de minuit à Kobé, où un canot de mon bateau doit m’attendre au quai, à l’heure convenue. Même cortège qu’à Kioto : une voiture pour moi, une seconde pour le dieu, une troisième pour nos bagages. Comme au départ, il faut traverser certain quartier indicible, où nos matelots sont en plein dans leur fête joyeuse. Ceux de mon bord me reconnaissent, malgré mon costume inusité : « Ah ! voilà le capitaine de manœuvre qui revient de son voyage ! » et ils m’ôtent leur bonnet. Mais ce compagnon que je ramène, rouge comme le diable, avec son geste multiple, son air féroce qui saute aux yeux, même la nuit, qui ça peut-il bien être ? Étant déjà un peu gris, ils ne comprennent vraiment pas du tout.

D’autant moins que nous passons très vite, nos djin courant à toutes jambes vers la mer…

  1. Djin-richi-cha, petite voiture à une place, traînée par un homme coureur.
  2. Djin-richi-san, homme qui traîne la djin-richi-cha
  3. Le Temple des Trente-trois Coudées, parce que ses colonnes sont espacées les unes des autres de trente-trois coudées.
  4. Mousko, petit garçon. Mousmé, jeune fille.