Japoneries d’automne/6

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Calmann-Lévy (p. 125-208).

LA SAINTE MONTAGNE DE NIKKO

À Jean Aicard.
« Qui n’a pas vu Nikko, n’a pas le
droit d’employer le mot : splendide. »
(Proverbe japonais.)

I

Au centre de la grande île Niphon, dans une région boisée et montagneuse, à cinquante lieues de Yokohama, se cache cette merveille des merveilles : la nécropole des vieux empereurs japonais.

C’est, sous le couvert d’une épaisse forêt, au penchant de la Sainte Montagne de Nikko, au milieu de cascades qui font à l’ombre des cèdres un bruit éternel, — une série de temples enchantés, en bronze, en laque aux toits d’or, ayant l’air d’être venus là à l’appel d’une baguette magique, parmi les fougères et les mousses, dans l’humidité verte, sous la voûte des ramures sombres, au milieu de la grande nature sauvage.

Au dedans de ces temples, une magnificence inimaginable, une splendeur de féerie. Et personne alentour, que quelques bonzes gardiens qui psalmodient, quelques prêtresses vêtues de blanc qui font des danses sacrées en agitant des éventails. De temps en temps, sous la haute futaie sonore, les vibrations lentes d’une énorme cloche de bronze, ou les coups sourds d’un monstrueux tambour-à-prière. Autrement, toujours ces mêmes bruits qui semblent faire partie du silence et de la solitude : le chant des cigales, le cri des gerfauts en l’air, le cri des singes dans les branches, la chute monotone des cascades.

Tout cet éblouissement d’or, au milieu de ce mystère de forêt, fait de ces sépultures quelque chose d’unique sur la terre. C’est la Mecque du Japon ; c’est le cœur encore inviolé de ce pays qui s’effondre à présent dans le grand courant occidental, mais qui a eu son passé merveilleux. Ils étaient des mystiques étranges et des artistes bien rares, ceux qui, il y a trois ou quatre cents ans, ont construit ces magnificences, au fond des bois et pour des morts…

Pendant que tout est frais encore dans ma mémoire, je vais conter ici par le menu le pèlerinage que je fis à cette Sainte Montagne, par de belles journées de novembre, par un temps d’été de la Saint-Martin déjà froid, mais tranquille et pur.

D’abord le départ de Yokohama, la ville de tous les pays et de tout le monde ; départ très banal, en chemin de fer, par le train de six heures trente du matin.

Un peu drôle tout de même, ce chemin de fer japonais, avec ses longs wagons étroits, où, dans le plancher, sont percés de distance en distance des crachoirs pour les petites pipes des dames.

Le train file vite, au milieu de campagnes fertiles. Mes quarante premières lieues se feront ainsi, il y en aura pour sept heures environ. Puis, vers deux heures de l’après-midi, à Utsunomya, une grande ville du Nord, je descendrai forcément parce que la voie ferrée finit là. Et je continuerai mon voyage en petit char roulé par deux hommes-coureurs, comme cela se pratique au Japon où les voitures sont encore inconnues.

Dans mon compartiment, deux autres voyageurs : un colonel japonais et la noble dame son épouse.

Lui, qui dans sa première jeunesse a dû porter armure effrayante, casque à longues antennes et masque de monstre, est correctement sanglé aujourd’hui dans un uniforme européen : culottes ajustées, dolman de cavalerie à brandebourgs, large casquette plate à la russe, gants de peau de daim, cigarette turque ; air très militaire, vraiment pas ridicule.

Elle, restée absolument Japonaise d’attitude et de costume. Élégance simple et distinguée de femme comme il faut. Figure pâle et fine poudrée à blanc, long cou d’albâtre. Mains toutes petites, sourcils rasés, dents laquées de noir. Plus jeune, mais des cheveux de jais, où ne se mêle encore aucun fil d’argent ; chignon compliqué, lissé avec tant de soin et tant d’huile de camélia, qu’on dirait une sculpture en laque ; grandes épingles d’écaille blonde, piquées là dedans avec un goût très sûr. Trois ou quatre tuniques superposées, de coupe japonaise ancienne, en soie mince de diverses couleurs sombres : violet, bleu marine, gris de fer, marron ; la tunique de dessus, brodée, au milieu du dos, d’un petit rond blanc dans lequel se dessinent trois feuilles d’arbre — et qui est le blason de famille de la dame. De temps en temps, elle fume sa pipe de poupée et se baisse pour la tapoter par terre contre le rebord d’un crachoir : Pan ! pan ! pan ! pan ! très vite.

Couple irréprochable, assez froid, causant peu.


À mi-route, on prie tous les voyageurs de descendre : une large rivière est là, sur laquelle on n’a pas encore eu le temps de faire un pont ; alors on va nous passer en bateau.

Plusieurs grands bacs sont tenus prêts pour la traversée, et nous nous y entassons avec nos bagages. Tous Japonais, mes compagnons de route, bien que quelques-uns, lancés dans le progrès occidental, portent jaquette et chapeau melon. Il est environ dix heures ; un petit vent froid nous saisit sur cette rivière. Derrière nous, dans le lointain, on aperçoit encore le grand cône étrange du mont Fusiyama avec sa cime blanche de neige ; et on l’a tellement vu et revu, au fond de tous les paysages peints sur papier de riz, qu’il suffirait à lui seul pour donner l’indication du Japon si on l’avait perdue.

Des bateliers, en longues robes bleues bariolées de grecques blanches, nous passent assez lestement, en poussant du fond avec des perches. Et, sur la rive opposée, nous attend un autre train où nous reprenons machinalement nos mêmes places. — Encore mes voisins de tout à l’heure ; nous échangeons, en nous retrouvant, des saluts discrets ; — le colonel m’offre une cigarette.

Et le train file, toujours en plaine avec des montagnes bleuâtres à l’horizon.

Vraiment ce pays ressemble à notre France d’automne : des bois au feuillage jauni, et des vignes vierges courant çà et là en guirlandes rouges ; par terre, des graminées sèches et des scabieuses. Seuls, les laboureurs qui travaillent aux champs diffèrent, avec leurs figures jaunes d’Asie et leurs manches pagodes en coton bleu.

Bientôt deux heures. Une grande ville paraît, le train s’arrête.

— Utsunomya ! Tout le monde descend de voiture ! (Cela se crie en japonais naturellement.)

Il fait déjà plus frais qu’à Yokohama : on sent le changement de latitude, et de plus nous nous sommes éloignés de la mer, — qui toujours réchauffe.

Au sortir de la gare, s’ouvre une rue large et droite, toute neuve, improvisée sans doute depuis l’installation du chemin de fer, mais très japonaise tout de même : boutiques de bonbons, de lanternes, de tabac et d’épices, avec beaucoup d’enseignes à bariolages étranges, beaucoup de banderoles flottant au bout de longues hampes ; maisons-de-thé en bois blanc bien neuf ; petites servantes drôles, aux aguets devant les portes, roulant des yeux en amande. Sur la voie, encombrement de chars-à-bras et d’hommes-coureurs.

Au milieu de cette foule nippone, notre train venu de la capitale jette un instant son déballage de jaquettes et de chapeaux melon, qui bientôt se disperse, se mêle, disparaît dans les magasins et les auberges.


Pas une minute à perdre, si je veux cette nuit même arriver à la Sainte Montagne, et coucher à Nikko, la ville des grands temples.

Du reste, les coureurs m’entourent : je suis seul Européen dans cette rue, et ils se disputent l’honneur :

— Nikko ! répètent-ils, très intéressés, Nikko ! au moins dix lieues ! — Je veux aller jusqu’à Nikko, et y coucher cette nuit ? — Oh ! alors il va falloir des jambes choisies, et des hommes de relève, — et partir tout de suite, et payer cher. — Les plus vaillants me montrent leurs cuisses nues, très jaunes, en se donnant des claques pour me montrer que c’est dur. Enfin, après les contestations d’usage, le choix est fait et le marché conclu.

Déjeuner rapide et quelconque, dans la première maison-de-thé venue, mes hommes m’attendant à la porte.

Éternellement la même chose, ces maisons-de-thé japonaises : les petites baguettes, le riz, la sauce au poisson ; les innombrables tasses et soucoupes en fine porcelaine où sont peintes des cigognes bleues ; les servantes, toutes jeunes et bien peignées, s’inclinant en perpétuelle révérence, leurs robes entre-bâillées sur ces gentilles poitrines où, d’un bout de l’année à l’autre, fourragent les voyageurs, l’été pour toucher des choses fraîches, l’hiver pour se chauffer les doigts.

Il n’est guère que deux heures et demie quand je m’installe sur mon char, d’une petitesse et d’une légèreté extrêmes. Dans un premier élan, mes coureurs, en poussant des cris, m’enlèvent avec une vitesse furieuse. Disparaissent alors sous un nuage de poussière, les auberges, les bariolages, la foule ; tout ce qui est l’avenue de la gare, et le quartier neuf. Puis nous franchissons un pont courbe, sur une rivière pleine de lotus, et le vieux Utsunomya défile à son tour : ici, des rues tortueuses, des maisonnettes en bois noirâtre où se fabriquent activement d’innombrables petites choses drôles : socques à patins pour les dames, cerfs-volants pour les demoiselles, bonbons, lanternes, parasols et guitares.

C’est très grand, très étendu et, malgré tout, cela passe vite et nous voici dehors dans la campagne.

Beau soleil sans chaleur ; temps de novembre, lumineux et cependant mélancolique.

Après deux ou trois kilomètres de chemins ordinaires, à travers une plaine cultivée, nous nous engageons enfin dans cette route unique au monde, qui fut tracée et plantée il y a cinq ou six cents ans pour mener à la Montagne Sainte les longs cortèges funéraires des empereurs. Elle est étroite, encaissée entre des talus qui font muraille ; son luxe incomparable est dans ces arbres gigantesques, sombres, solennels, qui la bordent de droite et de gauche en doubles rangées compactes. Ce sont des Cryptomérias (les cèdres japonais) assez semblables, pour les dimensions excessives et la rigidité de l’aspect, aux Wellingtonias géants de la Californie.

Il faut lever la tête pour apercevoir leur feuillage triste, qui forme une voûte close, à peine ajourée. À hauteur de regard humain, on ne voit que des racines comme des serpents, que des troncs comme des colonnes monstrueuses, si serrés qu’ils se soudent quelquefois les uns aux autres par la base, à la manière de ces piliers doubles ou triples soutenant des églises. En pénétrant là-dessous, on est saisi par une sensation d’humidité froide, et la lumière baisse, devient comme un crépuscule vert. On éprouve aussi une impression d’imposante grandeur, qui, au Japon, est une impression rare, et l’imagination s’inquiète vaguement de savoir si longue cette sorte de nef sans fin, qui fuit toujours à perte de vue dans une demi-obscurité et qui, paraît-il, va continuer de se dérouler ainsi toute pareille pendant six ou sept heures, pendant dix lieues.

— Nous ne rencontrerons presque personne, disent mes coureurs, parce que la saison est trop avancée pour les pèlerinages, et que là-bas, en approchant de Nikko, le chemin défoncé par les pluies est déjà bien mauvais.

Jusqu’ici, pourtant, nous roulons à merveille et très vite sur un sol de galets gris. Peu de voyageurs, en effet ; de loin en loin, nous croisons deux ou trois petits chars comme le mien, qui se suivent en caravane, ou bien un groupe de piétons, gens du centre, circulant pour leurs affaires ; puis, pendant des kilomètres, plus personne dans l’interminable avenue sombre.

Quelquefois, très rarement, nous traversons un hameau, qui est bâti tout au bord de la route et forme un petit bout de rue, écrasé sous ces cèdres toujours droits et immenses. Ce sont des auberges, pauvres, d’étrange aspect, des relais échelonnés pour les coureurs sur ce long parcours. Les maisonnettes ont des jardins où poussent de ces surprenants chrysanthèmes japonais plus larges et plus hauts que nos tournesols.

Les gens me regardent beaucoup. Des enfants viennent à ma rencontre, disant, avec de gentils sourires, ce : — Oh ! ayo ! qui est leur salutation de bienvenue ; d’autres, qui n’ont jamais vu d’Européen, se sauvent.

Aux environs de chaque hameau, un peu à l’écart des habitations humaines, on est sûr de rencontrer un lieu consacré aux Esprits, aux mânes des morts, à l’incompréhensible au-delà qui épouvante. C’est sous quelque bouquet d’arbres antiques, dans quelque bas-fond bien ombreux ; il y a là deux ou trois gnomes en granit assis sur des sièges en forme de lotus ; ou bien des petites niches en bois, d’un aspect funéraire extrêmement singulier et inquiétant. Tout est étrange, dans ces recoins à prières.

De village en village, il semble que le caractère du vieux Japon s’accentue plus fortement.

Et toujours, après ces maisonnettes très vite disparues, la colonnade énorme des cèdres, la haute et étroite nef de branches reprend sa monotonie ; il y fait froid et presque noir.

Au début, la route était bonne ; elle est maintenant très défoncée, inégale, boueuse, et les ruisseaux qui d’abord couraient discrètement de chaque côté prennent des allures de torrents pour envahir la chaussée.

Nous nous élevons vers le plateau central par une pente insensible. Le pays, aperçu par échappées entre les troncs des cèdres, a changé de nature ; plus de champs cultivés comme du côté d’Utsunomya ; nous sommes au milieu des bois. Les arbres ressemblent à nos chênes, à nos ormeaux, l’automne les a déjà pas mal dépouillés et jaunis, et ils font l’effet de broussailles mourantes, à côté de ces alignements de cèdres droits qui les dominent de toute leur verdure éternelle.

Voici que peu à peu l’avenue obscure s’éclaire, d’une façon superbe et inattendue : c’est le soleil qui est à présent très bas, très près de disparaître, et qui pénètre par en dessous, jetant, par tous les intervalles des troncs énormes, ses gerbes d’or rouge.

Bientôt cela devient quelque chose de magique.

Du côté du couchant, le bois jauni, aux feuilles rares, est tellement imprégné, tellement transpercé de lumière dorée, que, vu du couloir d’ombre où nous sommes, il a l’air d’être en feu. Et ces grands arbres de la route, ces grands piliers lisses, déjà rougeâtres par eux-mêmes, prennent des reflets de braise ardente. Par terre les ombres allongées alternent avec les lumières, font des séries de raies noires et de raies d’or, qui se prolongent en avant de nous, indéfiniment. Et tous les lointains de la voûte sont traversés de grands rayons comme ceux qui entrent le soir par les vitraux dans l’obscurité des églises. On dirait, dans un temple primitif, un embrasement d’apothéose.

C’était très éphémère, et déjà cela baisse, cela va s’éteindre.

Pendant que cela brille encore, passent en silhouettes noires, en ombres chinoises, à la lisière du bois lumineux, sur le haut des talus qui nous en séparent, cinq ou six chars où sont assises des dames à profil plat, ayant beaucoup d’épingles plantées dans des chignons très hauts. Elles voyagent en sens inverse, les belles, et sont tout de suite perdues dans les lointains d’où nous venons.

Et puis, après cet éclat suprême, cette illumination d’adieu, le jour finit. Brusquement l’ombre revient, plus épaisse, presque sinistre. Tout est éteint, le soleil est couché. Et aussitôt il semble que le froid ait augmenté, le silence aussi, sous cette voûte infiniment longue.

Impossible de continuer d’ailleurs ; mon char cahoté, embourbé, n’avance plus.

Nous allons essayer de faire comme ces dames de tout à l’heure, plus avisées que nous, qui voyageaient à côté de l’avenue, le long du bois.

On est moins mal en effet : une fois sorti de cette route encaissée, le sol est moins détrempé et on y voit plus clair. Tant que dure le long crépuscule de novembre, nous roulons encore vite en côtoyant l’allée majestueuse dans une espèce de sentier latéral où mon char s’emplit de feuilles mortes, et où les arbres du bois de temps en temps me fouettent la figure de leurs branches. Beaucoup d’autres voyageurs ont déjà fait comme moi, du reste, car il y a des ornières profondes tracées par les roues sur la mousse.

Et naturellement cette tombée de nuit d’automne, me prenant si loin, dans la solitude de ces chemins, commence à me serrer un peu le cœur. Par instant, j’ai des impressions de France, ces senteurs dont l’air froid est imprégné, ces mousses, ces feuilles jaunes, ces scabieuses par terre… j’ai beaucoup connu jadis des choses analogues… C’était dans les bois familiers à mon enfance, dans ces chers coins où, depuis tant d’années, je n’ai plus revu l’automne, — l’automne, les soirs d’automne qui me causaient alors des mélancolies bien plus profondes, ayant des dessous bien plus insondables que mes mélancolies d’aujourd’hui…

Nous devons être maintenant dans le voisinage de quelque hameau, car voici un de ces recoins voués au surnaturel comme nous en avons déjà rencontré en plein jour. Dans ce Japon frivole, il y en a pourtant beaucoup, de ces recoins-là, et toujours si bien choisis, si bien trouvés, dans des creux de terrains, à des carrefours solitaires, sous les arbres les plus hauts et les plus sombres. Dans celui-ci, qui passe près de nous aux dernières lueurs crépusculaires, il y a des tombes, de pauvres tombes sauvages, cherchant la protection, groupées le plus près possible d’un petit portique consacré aux dieux. C’est comme, dans nos cimetières de village, ces tombes qui se pressent autour de l’église ; seulement, chez nous, ces morts, dans les préaux religieux, fécondent nos chênes, nos herbes, nos fleurettes de France ; tandis qu’ici, ces corps jaunes, composés d’autres essences, donnent dans la terre japonaise d’autres plantes, des bambous, des cryptomérias, des lotus. Là est toute la différence, mais c’est toujours la même suprême prière, aboutissant au même néant.

La nuit vient tout à fait, et nous trouve dans l’humidité de ces bois, sous les branchages effeuillés, longeant toujours l’allée des cèdres. Le sentier est de plus en plus impraticable ; c’est devenu peu à peu une boue molle, où l’on enfonce, et que traversent en tout sens les racines de ces arbres géants qui bordent l’avenue. Mes coureurs ont ralenti leur allure, mais vont tout de même au pas gymnastique, et, d’une racine à l’autre, mon petit char sautille comme une paume.

On n’y voit plus. Il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que nous courons dans ce même bois, respirant cette même senteur d’automne, frôlant toujours ces mêmes plantes, ces mêmes branches. Des trous, des glissades, des fondrières. De tant de cahots, une fatigue me vient peu à peu, un engourdissement, un mal de tête. Essayons de reprendre l’allée, où cependant les ruisseaux débordés font une musique croissante, dans le silence nocturne.

Nuit noire, nuit compacte, sous cette voûte où nous voilà redescendus. Par terre, c’est de l’eau, mais on est moins secoué, et nous continuons de courir en lançant des éclaboussures. Notre lanterne ronde qui danse est comme un pauvre petit feu follet, tremblotant, mouvant, incapable de percer toute cette épaisseur de noir humide, que les cèdres condensent sur nos têtes…

Sept heures seulement ! Il n’y a encore que quatre heures et demie que nous sommes en route ; il est nuit close depuis longtemps. Tout à coup, mes coureurs s’arrêtent, se concertent à voix basse, et me déclarent qu’ils n’iront pas plus loin. Ils vont m’emmener coucher avec eux dans un village qu’ils connaissent par là, dans une auberge, et demain matin au petit jour, nous repartirons.

— Ah ! non, par exemple ! Jamais !

D’abord je fais mine d’en rire. Puis, devant leur entêtement, je me révolte, je m’indigne, et menace de ne pas payer, d’aller chercher les magistrats, de faire plusieurs choses terribles. Un moment ennuyeux à passer, pendant lequel je sens parfaitement l’impuissance de mes moyens pour sévir ; car, en somme, je suis à leur merci, sans arme, dans un lieu perdu, entouré de choses inconnues et d’obscurité.

Ils obéissent enfin, allument une seconde lanterne éclairant mieux et se remettent à trotter, d’une allure de mauvaise humeur, en rechignant. Encore quatre lieues ; nous n’arriverons guère qu’à dix ou onze heures du soir.

Cahin-caha, nous avançons bien péniblement. Nos lanternes nous font vaguement voir, de droite et de gauche, des talus en murailles, des racines qui se tordent et s’enchevêtrent comme un peuple de serpents échelonnés le long de la route ; de temps en temps, elles jettent aussi des lueurs un peu plus haut, sur les bases de ces grandes colonnes irrégulières qui se perdent ensuite dans l’obscurité profonde de la voûte.

Autour de nous, les bruissements d’eau augmentent toujours, et quelquefois nous nous arrêtons, complètement pris, complètement embourbés dans le gâchis noir ; alors les coureurs raidissent leurs muscles de jambes, poussent des cris ; je saute à bas pour alléger mon char, les aider, et nous finissons par repartir.

Vers neuf heures, un hameau passe assez vite ; c’est comme une image furtive, sortie de quelque lanterne magique que l’on aurait allumée un instant pour rompre la monotonie d’une trop longue nuit. Les maisonnettes sont closes, mais, sur leurs panneaux de papier, les lampes du dedans projettent des silhouettes humaines très caractéristiques : des figures plates fumant des pipes minces, des chignons japonais. Et puis, au bout de la pauvre petite rue, avant que nous rentrions dans la solitude noire de la route, nos lanternes nous révèlent en courant deux monstrueuses bêtes de granit, deux grimaces horribles assises devant une entrée sombre ; je reconnais cela : c’est le refuge pour les âmes de ces bonshommes entrevus en ombres chinoises, c’est la pagode où ces gens prient…

Encore la même nuit épaisse et l’oppression de cette même voûte interminable. Et dire que ces choses seraient très riantes peut-être, vues par un beau matin printanier ! Par cette soirée de novembre, il me semble être roulé dans un souterrain sans issue, n’aboutissant nulle part, et j’ai des envies de revenir en arrière, de m’échouer dans n’importe quel village, comme ils le voulaient tout à l’heure, dans n’importe quelle auberge pour me chauffer, m’étendre, voir des mousmés rieuses, manger du riz, dormir…

Et puis j’aimerais mieux être à pied, courir moi aussi derrière mon char ; j’aurais moins de cahots et moins froid. Mais cela blesserait mes hommes dans leur amour-propre de coureurs ; dès que je mets pied à terre, ils me prient de me rasseoir.

Dix heures et demie. Comme des chevaux sentant la remise, ils vont plus vite. Et enfin, enfin, des feux apparaissent là-bas, là-bas, des lanternes de couleur : Nikko ! Nikko, au bout du tunnel des cèdres !

Nikko ! Oh ! jamais petit Poucet perdu dans la forêt n’accueillit avec plus de joie la lueur de la maison de l’ogre, que nous, cette nuit, les feux de cette ville inconnue.

II

Une surprise à l’arrivée : ce Nikko est un village, rien qu’un village comme tous les autres de la route. Moi qui avais lu dans des livres très gros et d’aspect sérieux que c’était une ville de trente mille âmes ! J’ai un moment de défiance : est-ce que mes coureurs m’auraient égaré, par hasard ?

Devant une maison-de-thé encore ouverte, ils arrêtent mon char et nous entrons.

Dès l’abord, on voit bien cependant que cette maison n’est pas l’auberge d’un village quelconque : les gens ont de grandes manières ; l’hôte, l’hôtesse, les servantes, tout le monde, dès que je parais, se met à quatre pattes, en faisant casse-cou le front contre le plancher ; et puis les vases de bronze remplis de braise, devant lesquels je me chauffe les mains bien vite, ont des formes d’une élégance distinguée ; enfin, les plafonds, les boiseries savonnées, les nattes sont partout d’une blancheur extrême.

Trois jeunes servantes, bien peignées mais qui s’endorment, viennent m’enlever mes chaussures salies et je monte avec elles, par un petit escalier ciré luisant comme miroir, jusqu’à la chambre d’honneur du premier étage où tout est blanc comme neige.

C’est parfait. Nous logerons dans cette maison-de-thé, mes coureurs et moi, pendant notre séjour à Nikko. Je fais le prix d’abord, pour éviter l’impudente volerie d’usage, et je commande le souper.

Pendant qu’on me cuisine en bas toutes sortes de petits mets drôles, les jeunes servantes viennent alternativement me tenir compagnie, me conter des mièvreries charmantes mêlées d’éclats de rire. Et j’estime, ce soir, après tant d’heures passées dans le froid sombre de la route, qu’on est voluptueusement bien, à écouter rire des mousmés aux yeux de chat, étendu sur des nattes fines, la tête soutenue par un coussin de velours noir, les pieds posés contre un brasero de bronze orné de monstres chimériques, dans l’atmosphère tiède et imprégnée de sandal d’un appartement où il n’y a rien — que, sur un trépied, un vase étrange d’où s’élance un svelte bouquet de chrysanthèmes.

L’appartement, cela va sans dire, n’a que des parois en papier. Sur deux de ses faces, un papier opaque formant de grands panneaux pleins. Sur les deux autres, un papier mince, soutenu par un quadrillage en bois léger qui le divise en une infinité de petits carreaux transparents ; c’est par là que, dans le jour, arrive la lumière ; ces châssis délicats sont du reste mobiles, peuvent s’ouvrir comme nos fenêtres vitrées et donnent sur des vérandas que l’on ferme la nuit par des panneaux en bois plein, suivant l’usage universel des maisons japonaises. Près de moi, sur le plancher, pose une petite guérite, en papier également, haute comme un théâtre à guignol ; elle renferme la lampe qui brûlera jusqu’au matin, à demi voilée, veillant sur mon sommeil, éloignant de moi les mauvais Esprits qui flottent toujours dans l’obscurité. Avec le vase de fleurs et les nattes blanches, c’est tout ce que contient ma chambre à coucher. Pour orner les murs, quelques longs tableaux étranges, peints sur des bandes de soie et montés sur des baguettes en bambou, descendent du plafond ; ils représentent des guerriers, livrant des batailles terribles auxquelles s’intéressent les monstres du ciel, tous penchés pour regarder à travers les nuages…

Très laides, ces pauvres petites qui me tiennent compagnie ; l’envie de dormir leur diminue encore plus les yeux, et elles sont tout en joues, en grosses joues pâlottes. Mais elles ont tant de grâce précieuse, de si jolies mains d’enfant et de si adorables chignons montés !…

Enfin, voici mon souper qu’elles m’apportent à deux, avec mille façons mignardes. Sur des plateaux à pied, en laque rouge, c’est une série de petites tasses couvertes, de petites assiettes couvertes, et des rechanges de baguettes pour manger les choses contenues dans cette fine vaisselle de porcelaine.

Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir dans les mignonnes tasses et les mignonnes assiettes ?… Ah ! voilà : pour me faire une gentille petite farce, on ne me le dira pas, il faudra que je devine, et, avec leurs petits doigts qui se manièrent, elles soulèvent à demi les couvercles, bien vite les referment comme si elles craignaient d’en laisser échapper des oiseaux, et se trémoussent et minaudent : non, non, non, bien sûr, elles ne me le diront pas…

Est-ce assez délicieux au moins, ces rires, ces devinettes ! Mais je suis fort en peine, moi, et je donne ma langue aux chats, car il y a certainement, sous les jolis couvercles, d’indéfinissables choses, ayant des goûts impossibles à prévoir.

C’est d’abord un mimono (autant dire une espèce de soupe, mais je conserve le mot japonais qui me semble en lui-même d’une préciosité intraduisible). Donc, un mimono très liquide, dans lequel flottent deux ou trois petites algues d’un vert de vert-de-gris, deux ou trois champignons gros comme des noisettes et un microscopique poisson, d’un demi-pouce de longueur, vidé et bouilli. Pas de pain ni de vin naturellement ; ce sont choses tout à fait inconnues ; j’ai, pour boire, de l’eau tiède mélangée d’un peu d’eau-de-vie de riz.

Au dessert, après l’énorme platée de riz traditionnelle, quand j’en suis aux infiniment nombreuses et petites tasses de thé, la conversation ayant langui, une des jeunes servantes agenouillées près de moi tombe tout à coup le nez en avant, vaincue par le sommeil. Alors, c’est un fou rire général dans la maison ; l’hôte et l’hôtesse, qui n’étaient pas présents, montent pour se faire conter la chose ; on en informe aussi mes coureurs qui soupent en bas, et d’autres voyageurs déjà endormis dans des chambres voisines ; bientôt tout le monde en est pâmé…

— Ah ! eh bien ! à présent je demande à me coucher, par exemple…

À me coucher ? Je veux me coucher ? De plus en plus drôle, en vérité ! Croirait-on que ces jeunes servantes avaient deviné que ça allait bientôt finir par là et qu’elles avaient précisément tout disposé en conséquence, et que tout est derrière la porte et prêt à servir. Comment ne pas rire d’une si heureuse rencontre de nos pensées ?

Voici d’abord les deux ou trois couvertures ouatées qui se superposent par terre pour former matelas ; voici les oreillers en peluche noire, et enfin la couverture supérieure également ouatée, ayant deux trous, garnis de manches pagodes, par lesquelles on passe les mains.

Les mousmés assistent à mon petit coucher, s’informent de l’heure à laquelle il faudra m’éveiller demain, baissent la lampe, éloignent les fleurs, s’attardent à mille détails, plus du tout endormies, mais lentes à se retirer, comme nourrissant un secret espoir d’être un peu retenues.

Cependant les voilà parties, un panneau de papier se referme sur elles, et je reste seul.

Elles rôdent longtemps encore à l’extérieur de la véranda, en promenant des lampes. Et, sur les châssis dé papier mince, je vois passer et repasser en ombres chinoises leurs belles coques de cheveux piquées d’épingles, et leurs petits bouts de nez camus. Tout cela pour me faire bien comprendre qu’elles sont encore sous les armes, au cas où j’aurais besoin de les rappeler pour quelque service plus spécial. Mais non, j’ai vraiment tout ce qu’il me faut, merci ; et je ne désire plus rien, que dormir.

À la fin, le silence se fait dehors, l’obscurité aussi : les mousmés se sont lassées. La maison-de-thé, que mon arrivée avait tenue en éveil à une heure indue, s’est endormie profondément, comme le village et comme les grands bois d’alentour. À présent que c’est fini, tous ces rires, un immense calme solennel, qui enveloppait déjà ce pays perdu, pénètre peu à peu ma chambre, où la lampe discrète, dans sa guérite de papier, éclaire vaguement les images du mur, les guerriers qui se battent, et les chimères qui, du haut des nuages, les regardent.

Un bruit lointain, continu, que j’avais remarqué tout à l’heure, augmente de minute en minute, maintenant que les petites voix humaines se sont tues et que les mouvements ont cessé : on dirait des torrents, des cascades…

L’air un peu lourd, chauffé par les braseros de bronze, se refroidit : on sent que la nuit de novembre doit être piquante dehors, avec sans doute de la gelée blanche sur les toits.

Le bruit de cascades s’affirme de plus en plus ; il semble s’être rapproché, il est devenu très net dans ce silence.

Il me berce, et je m’endors, — en songeant à cette Sainte Montagne qui est là tout près, à ces mystérieuses merveilles que je verrai demain.

III

Oh ! ayo !Oh ! ayo !Oh ! ayo !

Par l’entre-bâillement d’un panneau de papier qui vient de glisser sur ses rainures, ce même bonjour matinal m’est dit sur trois tons différents, par trois petites figures comiques, inclinées en révérences extrêmes.

Mon Dieu ! dans mon rêve interrompu, je ne me rappelais plus du tout que j’étais dans un village du Japon central, et, au réveil, ce pays me fait l’effet d’être le plus amusant du monde.

Elles ajoutent, les petites servantes, de leur voix rieuse : Rokoudji-han ! (Il est six heures et demie !) — Oh ! il doit être plus que cela même, car il fait déjà bien jour.

Puis les voici qui ouvrent bruyamment tous les panneaux de bois du dehors, et, après, comme si ça ne suffisait pas, tous les panneaux intérieurs en papier mince, me livrant ainsi à l’air glacé du matin, à l’éblouissante lumière du soleil qui se lève. En un tour de main c’est fait, ma chambre est démontée, n’a plus que deux faces sur quatre ; je suis en plein vent.

Au Japon, le lever est impitoyable, même en hiver, et c’est en somme une façon comme une autre d’abréger un moment toujours ennuyeux.

Pour moi surtout, qui suis arrivé hier dans l’obscurité épaisse, comme si on m’avait amené les yeux bandés, c’est une surprise presque charmante que de tout voir apparaître ainsi, de cette manière brusque et imprévue. Il semble que ce rideau de la nuit se soit levé d’un seul coup, comme un rideau de théâtre, sur un décor préparé derrière et baigné dans la plus fraîche et la plus pure lumière d’or.

Au premier plan, le jardinet de la maison, avec ses rocailles, ses arbustes nains, ses pièces d’eau, ses pagodes en miniature. Derrière, un fond très haut, escaladant le ciel, un fond composé de montagnes aux dentelures bizarres, de forêts nuancées par l’automne. Et les premiers rayons du soleil, se promenant gaiement sur les cimes avec un bel éclat de rose.

Je reste saisi devant cette révélation subite d’une chose invraisemblablement jolie, et j’écoute une musique de cigales, bien inattendue, qui m’arrive de tous ces bois : comme si les bêtes mêmes, au Japon, refusaient de prendre l’hiver au sérieux, elles chantent, malgré le froid, et sont plus bruyantes à présent que les cascades, dont le fracas adouci semble s’être éloigné beaucoup.

Dans les maisons nippones, la toilette du matin est toujours très sommaire. Cela se fait dans la cour, tout le monde ensemble, à l’eau chaude dans des cuves de cuivre. (C’est le soir ensuite, avant souper, qu’ont lieu les ablutions complètes, les grandes baignades quotidiennes.)

Le premier déjeuner est rapide aussi : pruneau vert, au vinaigre, saupoudré de sucre ; tasse de thé. Et je suis prêt maintenant, pour commencer mon pèlerinage aux grands temples.

J’ai hâte de sortir. Une des mignonnes servantes m’accompagnera jusqu’au bureau de l’état civil où l’on examinera mes papiers avec soin avant de m’admettre dans la Montagne Sainte.

Nous voici donc tous deux dans la rue, la mousmé et moi, au frais matin lumineux, les boutiques ouvrant partout leurs panneaux à glissières.

Un tout petit village ; une rue large mais unique, continuant toujours cette même route que j’ai suivie depuis Utsunomya pendant dix lieues. Mais plus de ces cèdres écrasants sur nos têtes ; nous sommes à ciel ouvert, respirant un air beaucoup plus vif qu’à Yeddo, plus froid aussi : le bon air épuré des régions élevées. Presque toutes les maisonnettes sont occupées par des marchands de peaux d’ours gris (les montagnes sont pleines de ces bêtes) et de peaux d’une espèce de putois jaune. Il y a aussi des auberges, pour les pèlerins, qui, paraît-il, sont nombreux au printemps, et des boutiques d’objets de piété, de petits dieux taillés dans le bois blanc des arbres de la forêt sainte.

La rue suit une légère pente ascendante et, de chaque côté, par-dessus les maisons toujours basses, apparaissent les vertes montagnes, très rapprochées, montant à de grandes hauteurs dans le ciel clair.

À l’état civil, il faut parlementer longuement avec des vieux bonshommes accroupis devant des tablettes à écrire. Souriants, toujours courbés en saluts profonds, ils examinent mon passeport, le permis spécial du Mikado qui m’a été délivré à l’ambassade pour visiter les temples, et se concertent sur le péage exorbitant qu’ils vont exiger de moi. Puis ils me donnent un guide, que je garderai jusqu’au soir, et me griffonnent, du bout de leurs pinceaux, sur des papiers de riz, différents petits mots de passe pour les bonzes gardiens : ça me coûtera très cher, mais j’aurai le droit de tout voir.

Un remerciement à la jeune servante qui me quitte avec une révérence exquise, et enfin, je me dirige avec mon guide vers ce lieu de repos et de splendeur qui est le but de mon voyage.

Au bout de cette rue, elle se dresse là tout près, la Sainte Montagne, couverte d’un manteau de verdure sombre ; d’où nous sommes, elle semble encore n’être qu’une épaisse forêt de cèdres.

Le village finit juste à ses pieds, mais il en est séparé par un torrent large et profond, qui roule avec un fracas de fureur sur un chaos de roches effondrées.

Deux ponts courbes sont jetés très haut au-dessus de ces eaux bouillonnantes ; l’un, en granit, le pont des pèlerins, le pont de tout le monde, celui par lequel nous allons passer ; l’autre, là-bas, le merveilleux, interdit aux simples humains, qui fut construit il y a cinq siècles pour les empereurs d’alors et leurs étonnants cortèges ; tout en laque rouge, que le temps n’a pu ternir ; soigné comme un meuble de salon, celui-ci, et revêtu de garnitures en bronze, finement ciselées et dorées. Il est soutenu en l’air par une sorte d’échafaudage qui prend pied dans les profondeurs du lit de ce torrent ; on dirait des poutres grises, et ce sont de longues pièces de granit passées en clefs les unes dans les autres, assemblées en charpente. Malgré ces solides jambes de force sur lesquelles il s’appuie, il conserve un air de légèreté extrême.

En franchissant le pont de tout le monde, quand j’arrive en son milieu, je m’arrête pour admirer la courbe de ce pont de luxe qui se dessine, surprenante d’élégance, sur les lointains sauvages du pays d’alentour : le torrent gronde en dessous dans un creux sinistre, en répandant une vapeur blanche, et, derrière, c’est un fond bleuâtre de forêts et de montagnes où ne s’aperçoit aucune trace humaine. Alors, me rappelant certaines vieilles images conservées dans des pagodes, je cherche à reconstituer, au milieu de ce décor immuable, les cortèges d’autrefois défilant sur cet arc de laque rouge ; les masques de guerre, les princes effrayants dans leur bizarrerie magnifique ; les empereurs qu’il ne fallait pas voir autour desquels des « guerriers-à-deux-sabres » faisaient voler les têtes des curieux qui regardaient ; toute cette pompe inouïe du vieux Japon, qui est à jamais disparue et qui excède nos conceptions d’aujourd’hui.

Arrivés à l’autre rive, nous posons enfin le pied sur le versant même de la Sainte Montagne, nous entrons dans la forêt consacrée. Ici les cèdres, pareils à ceux de la route d’hier, ayant ce même aspect de colonnes de temple, ce même élancement gigantesque, sont innombrables et recouvrent tout de leur ombre ; une fraîcheur plus pénétrante, plus humide, nous prend là-dessous, en même temps que le soleil nous quitte et que la lumière décroit, subitement. Partout nous entendons les bruissements d’une eau glacée, qui ruisselle des cimes en mille cascades petites ou grandes, en torrents, ou bien en simples filets cachés sous l’épaisseur des mousses : c’est l’éternelle musique qui berce les empereurs morts ; l’été, paraît-il, elle s’adoucit beaucoup, jusqu’à n’être plus qu’un murmure ralenti ; dans cette saison d’automne, elle reprend comme un grand ensemble d’orchestre, sur un mouvement accéléré en fugue générale. Dans toute là description que je vais essayer de faire maintenant, je voudrais pouvoir rappeler à chaque ligne le bruit de ces eaux, que l’on devine si froides, et la voûte de ces feuillages d’un vert noirâtre étendue au-dessus des choses, et cette pénombre toujours, et cette sonorité profonde de dessous bois…

Nous montons par une imposante allée, entre deux rangs de cèdres, et déjà commencent à paraître çà et là, dans les intervalles des branches, des fragments de hautes toitures contournées, compliquées, en bronze noir semé de rosaces d’or ; c’est tantôt un angle, tantôt une corne, ou bien un sommet de tourelle, une arête courbe quelconque sur laquelle s’alignent des légions de chimères d’or. Tout cela monte sous l’ombre mystérieuse des arbres avec une apparence de désordre ; on dirait quelque ville, d’une splendeur inouïe et d’une architecture très rare, qui serait ensevelie pêle-mêle sous cette verdure.

Un premier temple, auquel nous nous arrêtons. Il est dans un lieu un peu dégagé, dans une sorte de clairière. On y monte par un jardin en terrasses superposées ; jardin avec rocailles, pièces d’eau et arbres nains aux feuillages violacés, jaunes ou rougeâtres.

Le temple, très vaste, est tout rouge, d’un rouge de sang ; une énorme toiture, noir et or, retroussée aux angles, semble l’écraser de son poids. Il en sort une musique religieuse, douce et lente, interrompue de temps en temps par un effroyable coup sourd.

Il est ouvert en grand, ouvert sur toute sa façade à colonnes ; mais l’intérieur en est masqué par un velum blanc, immense. Le velum est en soie, orné simplement, dans toute son étendue blanche, de trois ou quatre larges rosaces héraldiques noires dont le dessin très simple a je ne sais quoi de distingué et d’exquis, et, derrière cette première tenture, à demi soulevée, des stores légers en bambou sont abaissés jusqu’à terre.

Nous montons plusieurs marches de granit, et mon guide, pour me faire entrer, écarte un pan du voile ; le sanctuaire apparaît.

Au dedans, tout est laque noire et laque d’or, laque d’or surtout. Au-dessus de l’enchevêtrement compliqué des frises d’or, s’étend une voûte à caissons, en laque ouvragée, noir et or. Derrière la colonnade du fond, la partie reculée où sans doute se tiennent les dieux, est cachée par de longs rideaux en brocart, toujours noir et or, dont les plis rigides tombent du haut jusqu’en bas. À terre, sur les nattes blanches, sont posés de grands vases d’or d’où s’échapper des gerbes de lotus d’or aussi hauts que des arbres. Et enfin, du plafond, pendent comme des serpents morts, comme des cadavres de boas monstrueux, une quantité d’étonnantes « chenilles » de soie, d’une grosseur de bras humain, teintes de blanc, de jaune, d’orangé, de brun rouge et de noir, en nuances bizarrement dégradées comme on en voit sur la gorge de certains oiseaux des Îles.

Des bonzes psalmodient dans un coin, assis en rond autour d’un tambour-à-prières qui pourrait les contenir tous. Ils chantent des espèces de strophes sans cesse reprises sur le même air mélancolique ; chaque couplet, avant de finir, se prolonge en agonie, se traîne comme un souffle, comme un souffle mourant qui tremble, en même temps que les têtes s’abaissent toujours plus vers la terre, — puis s’arrête brusquement sur un coup du gigantesque tambour. Et alors les têtes se relèvent et le couplet suivant commence, tout pareil, pour se terminer bientôt de la même surprenante manière.

Évidemment ce temple, bien que semblable à ceux d’il y a un millier d’années, est complètement neuf : ses ors sont étincelants, sa magnificence est toute fraîche.

Son luxe rayonne tranquillement, éclairé par une lumière atténuée qui lui donne un aspect de rêve. Entre les colonnes de laque, à travers le tamisage des stores de bambou, apparaît, voilé, le très bizarre jardin extérieur, avec ses arbustes rouges ou violets au soleil du matin, et par derrière se dessinent les grands horizons sauvages, les montagnes et les forêts.

La musique des prêtres continue de se traîner, avec la monotonie inquiétante, avec la persistance d’une incantation qui serait assurée d’agir à la longue et d’en venir à ses fins mystérieuses. Et c’est une des scènes les plus idéalement japonaises qui m’aient jamais frappé l’esprit ; mon impression diffère de celles que j’avais éprouvées jusqu’à aujourd’hui, dans les vieux temples où il fallait un effort pour retrouver, à travers la poussière, ce passé qui semblait si loin ; ici pour la première fois, j’ai le sentiment d’avoir pénétré au cœur même de ce pays étrange, mais dans son cœur en pleine vie, en pleine activité d’art, de rites et de religion. Mon imagination est consciente de la présence cachée de ces idoles, sans doute monstrueuses, qui, derrière les longs rideaux de brocart, doivent deviner le paysage lumineux d’alentour, et sourire à la fraîcheur matinale, sourire à cette première prière de la journée qui leur arrive si tremblante et légère… Quelque chose de très solennel, de vaguement effrayant, d’incompréhensible surtout, plane dans ce lieu splendide, comme chaque fois qu’il y a rapprochement avec les dieux, quels que soient leurs noms, ou avec le Dieu unique, sous quelque forme qu’on l’adore.

Cependant, l’un des bonzes qui psalmodiaient se détache du groupe, vient à moi, examine mes papiers, puis m’invite à me déchausser et à le suivre. Par un passage latéral, où sont peints sur soie, avec d’horribles détails, tous les supplices de l’enfer, il m’emmène derrière les tentures lourdes et magnifiques, dans la partie intérieure réservée aux dieux.

Ici, il fait presque nuit. La lumière très rare vient d’en bas, se glisse en filets rasant le sol par-dessous les épais voiles de brocart : aussi la région élevée avoisinant la voûte est-elle perdue dans du noir profond. Le lieu très vaste me paraît, à première vue, encombré par trois lotus d’or, larges comme des bases de tours, dont les feuilles luisent comme de grands boucliers dans la pénombre : je connais depuis longtemps ces trônes des dieux, et levant la tête, je cherche à distinguer dans l’obscurité d’en haut les personnages qui doivent être assis sur ces fleurs. D’abord je vois briller leurs genoux énormes ; puis, mes yeux s’habituant davantage, les trois idoles d’or, gigantesques, se dessinent pour moi, écrasantes de hauteur, dans ces ténèbres voulues : c’est Kwanon-aux-onze-visages-et-aux-mille-bras, Kwanon-à-tête-de-cheval, et Amiddah-Nioraï à la figure ricanante et horrible. Les têtes et les nimbes, en or bruni, sont à peine visibles, on les devine plus qu’on ne les aperçoit ; des reflets indiquent le dessous des arcades sourcilières et des narines, l’émail des yeux, et les dents pointues d’Amiddah, que découvre son mauvais rire ; son nimbe à lui est tourmenté, tandis que les nimbes des deux autres sont calmes, il semble agité par un vent terrible et entouré de flammèches d’enfer.

La musique qu’on leur fait à tous trois derrière les voiles, et qui nous arrive ici assourdie, est maintenant changée : c’est devenu une mélopée rapide, sautillante, accompagnée des claquements d’une de ces grosses mâchoires de bois, en forme de gueule de monstre, qui sont en usage dans les cérémonies pour réveiller l’attention des dieux distraits…

Mon guide me presse de partir. Il trouve que je m’attarde beaucoup trop dans ce temple de l’entrée, qui n’est rien, paraît-il, auprès des étonnements échelonnés plus haut.

Et nous sortons par une porte du fond, qui nous mène dans le jardin le plus singulier du monde : c’est un carré plein d’ombre, enfermé entre les cèdres de la forêt et la haute paroi rouge du sanctuaire ; en son milieu se dresse un très grand obélisque de bronze, flanqué de quatre autres plus petits, et couronné d’une pyramide de feuillages d’or et de clochettes d’or ; — on dirait, dans ce pays, que le bronze et l’or ne coûtent pas ; à profusion, on les emploie partout, comme chez nous les matériaux vils, le plâtre et la pierre. — Tout le long de cette muraille couleur de sang qui forme le derrière du temple, il y a, à hauteur humaine, pour animer ce jardin mélancolique, une série alignée de petits dieux en bois, de toutes formes et de toutes nuances, qui regardent l’obélisque, les uns bleus, les autres jaunes, les autres verts ; les uns ayant des figures d’homme, les autres des figures d’éléphant : compagnie de nains d’un comique trop extraordinaire, qui n’égaie pas.

Pour nous rendre à d'autres temples, nous cheminons de nouveau sous bois, à l’ombre humide et obscure, dans les avenues de cèdres qui montent, descendent, se croisent en sens divers, et sont les rues de cette ville des morts.

Dans les allées, nous marchons sur un sable fin, semé de ces petits piquants bruns qui tombent des cèdres. Toujours en pente, elles sont bordées maintenant de rampes à balustres, en granit revêtu des plus délicieuses mousses ; on dirait qu’on a garni toutes les mains courantes avec un beau velours vert. Et de chaque côté de la voie sablée, courent invariablement de minces ruisseaux, clairs et frais, qui joignent leur bruit de cristal à celui que font dans le lointain les torrents et les cascades.

À une hauteur de cent ou deux cents mètres, nous arrivons devant l’entrée de quelque chose qui doit être magnifique : au-dessus de nous, sur la montagne, dans le fouillis des branches, s’étagent des murailles, des toitures en laque et en bronze, avec un peuple de monstres, partout perchés et étincelants d’or. Devant cette entrée, il y a une sorte d’esplanade, d’étroite clairière où tombe un peu de soleil. Et voici que dans ce rayon lumineux passent, sur les fonds sombres, deux bonzes en costume de cérémonie : l’un, en longue robe de soie violette avec surplis de soie orange ; l’autre en robe gris perle, avec surplis bleu de ciel ; tous deux portant la haute coiffure rigide en laque noire dont l’usage est presque perdu. (Du reste les deux seuls êtres humains rencontrés par les routes pendant tout notre pèlerinage.) Il se rendent probablement à quelque office religieux et, en passant devant l’entrée somptueuse, ils s’inclinent en saluts profonds.

Ce temple en face duquel nous sommes est celui de l’âme divinisée de l’empereur Yeyaz (XVIe siècle), qui est peut-être la plus merveilleuse des demeures de Nikko.

On y monte par une série de portes et d’enceintes, de plus en plus belles à mesure qu’on arrive plus haut, plus près du sanctuaire où l’âme de ce mort s’est retirée.

Cela commence par un lourd et énorme portique de granit. Puis on entre dans une première cour, dont la muraille relativement simple n’est qu’en laque rouge à rosaces d’or. Les grands cèdres poussent dans cette cour comme en pleine forêt et y entretiennent une ombre triste. Des lampadaires d’une forme très spéciale (qu’on appelle au Japon toro) y sont alignés sur deux rangs. Je vais définir une fois pour toutes ces toro qui sont la base de l’ornementation pour les jardins sacrés et les avenues funéraires : des espèces de lanternes, posées sur des tourelles de cinq à six pieds de haut et surmontées de petits toits à angles retroussés qui sont une réduction en miniature des toits des pagodes. Les toro de cette première cour sont en granit ; la mousse, l’épaisse mousse des siècles les a tous coiffés d’un uniforme bonnet de velours vert. Un demi-jour bleuâtre descend d’en haut, glisse le long des troncs polis des cèdres, tombe ici sur toutes choses, atténue les couleurs, donne une vague impression de souterrain. Le principal ornement du lieu est une tour à cinq étages qui dépasse la cime des plus grands arbres et s’en va baigner dans le soleil sa pointe dorée : elle fut, dit l’histoire, offerte vers 1650 à l’âme de l’empereur mort, par le prince Sakaï-Wakasa-no-Kami. Le nom de tour convient mal à cette extravagante superposition de cinq petites pagodes semblables, ayant chacune son toit courbe qui déborde outre mesure, tout hérissé de gargouilles, de cornes et de griffes ; la teinte générale du monument est le rouge sombre, le rouge sang rehaussé d’or ; mais, de près, on distingue une fine ornementation polychrome qui court du haut en bas ; de près, on s’aperçoit que les murailles de ces cinq étages sont de vrais musées de peinture et de sculpture ; dans l’épaisseur du bois fouillé à jour, se découpe tout un monde de dieux, de bêtes, de chimères, de fleurs ; une dentelle de petits êtres de toutes formes, figés là dans des attitudes vivantes.

Un grand portique vient ensuite : tout de bronze celui-ci, et d’une forme calme, reposante, orné discrètement de quelques rosaces d’or ; puis des marches de granit, et on arrive à la seconde enceinte, remplie de choses encore plus rares. Toujours l’ombre des cèdres ; ici comme dans la première cour, ils poussent en rangs serrés, les arbres géants ; leurs troncs lisses et droits, ayant çà et là des plaques de mousse, se dressent comme des obélisques et semblent amener d’en haut cette pâle lumière glissante qui fait briller doucement les choses splendides. En désordre, comme amoncelés, apparaissent des kiosques précieux en laque et en bronze, aux toitures luisantes, étoilées d’or et surmontées de lotus d’or. Ils ont les formes les plus étranges, les plus inusitées, les plus inconnues : les uns légers, d’une élégance raffinée et excessive ; les autres lourds, trapus, ayant pour angles des têtes d’éléphant et se ramassant sur eux-mêmes comme pour mieux enfermer des mystères. Cependant toutes les portes sont ouvertes, et on peut aller où l’on veut, il n’y a personne pour garder ces richesses. Par une ouverture basse, entre deux battants de cuivre ciselé, je me glisse au hasard dans l’un de ces kiosques qui est en bronze, en laque rouge et en laque d’or, et dont toutes les lignes architecturales sont des courbes tourmentées. Ce que je vois là dedans est pour moi inexplicable : une sorte d’armoire circulaire ornée avec un goût funèbre, ayant forme de gigantesque lanterne et ne reposant sur le sol que par un pivot central, comme si elle était destinée à tourner ; et deux dieux de grandeur humaine, à visage de vieillard couleur de chair cadavérique, assis sur des trônes, veillant sur cette encombrante chose ronde qui remplit presque entièrement le lieu où ils se tiennent. Tout dans cette magnificence est bizarre, compliqué de symboles millénaires et d’énigmes…

Parmi ces kiosques, deux sont entièrement en bronze ; l’un contient la cloche sans prix, surmontée de dragons impériaux, qui fut offerte jadis à l’âme du mort par je ne sais quel roi de Corée ; l’autre, à colonnade, abrite un monstrueux candélabre, également en bronze, de huit à dix pieds de haut, dont le style rappelle tout à coup notre Renaissance occidentale et surprend au milieu de ces étrangetés fantastiques : vers 1650, il arriva d’Europe, envoyé en hommage par les Hollandais qui, comme on sait, avaient trouvé moyen à cette époque de nouer des relations de commerce avec le Japon alors impénétrable. Depuis des siècles, cette Sainte Montagne a été un lieu où se sont entassés des richesses, des présents inestimables de peuples amis ou tributaires.

Dans cette seconde cour, tous les petits phares d’ornement (les toro, rangés en longues files), sont en bronze ajouré avec ciselures dorées. Je n’avais encore jamais vu de la mousse s’accrocher à du métal bruni et brillant ; cela a lieu ici, dans cette paix et cette ombre éternelles ; la mousse croît sur le bronze ; ces toro portent des plaques de velours vert, ou des houppes de lichen gris, même sur leurs belles dorures encore si fraîches. Et c’est, je crois, un des charmes les plus singuliers de ce lieu, le mélange d’un pareil luxe, unique au monde, avec les dessous intimes de la forêt, avec les petites plantes si frêles et si sauvages qui ne croissent qu’après des siècles de tranquillité sur les ruines. Des mousses, des fougères, des capillaires et des lichens, vivant pêle-mêle et en bonne intelligence avec des laques et des ors, avec de délicates dentelles de cuivre et de bronze à peine ternies par le temps, cela ne se voit nulle part ailleurs : cette communion complète avec de la vraie nature nullement dérangée est ce qui donne surtout à ces magnificences leur air de choses enchantées, magiques.

Il y a aussi dans cette cour deux kiosques spéciaux pour les prêtresses qui font la danse sacrée du « kangoura » : un peu moins beaux ceux-ci, peut-être, et ayant forme de théâtre avec une scène ouverte placée à hauteur d’homme. Dans chaque kiosque, une seule prêtresse se tient sur le devant de la scène, assise et immobile ; jeune ou âgée, mais toujours vêtue du même costume qu’imposent les vieux rites : robe écarlate avec surplis de mousseline blanche ; sur le front, deux larges coques de mousseline blanche rappelant, en plus grand, le nœud des Alsaciennes ; à la main gauche, un éventail, à la main droite un hochet de cuivre, avec des grelots, comme la marotte d’une folie. La prêtresse, impassible comme une idole, tournant à peine les yeux vers le passant qui la regarde, se lève seulement pour danser lorsqu’un fidèle lance sur la scène une pièce de monnaie pour les dieux : elle se lève sans un remerciement, sans un sourire, comme un automate dont on aurait touché le ressort ; les yeux perdus dans le vague, elle danse d’une invariable manière.

La première que je fais ainsi lever en lui jetant mon offrande est une très vieille femme, pâlie à l’ombre de ce bois sacré : bayadère de soixante ans, à la figure émaciée, mystique, qu’une couche de poudre blanchit comme un plâtre. Au tintement du métal contre les planches de son théâtre, elle se dresse dans sa blanche mousseline, elle se dresse lentement avec la grâce savante qu’elle a acquise dans les moindres mouvements de son corps maigre, et elle commence le pas rituel qui ne change jamais. Agitant son éventail large et sa marotte qui sonne, elle avance lentement, — puis recule, revient, recule encore, en trois ou quatre passes de plus en plus recueillies, de plus en plus graves. Et à présent, de sa petite main qui semble tout à coup épeurée, elle déploie l’éventail sur son visage, comme si, en ce monde, rien n’était assez pur pour ses yeux. Oh ! la très chaste créature, oh ! la très pudique, l’éthérée !… Mais maintenant, voici qu’elle défaille, elle va mourir… À reculons, à petits pas chancelants, elle s’éloigne encore une fois, en même temps que son corps s’incline toujours plus, toujours plus, en avant vers la terre comme pour une révérence suprême à la vie qui la quitte ; elle agonise, elle râle ; avec des gestes saccadés de souffrance, elle secoue sa marotte sur le sol, comme on ferait d’une branche mouillée pour en laisser tomber les dernières gouttelettes d’eau. Et son corps est si penché que, de sa tête retombée, les deux coques de mousseline pendent comme les oreilles d’une grande levrette blanche. Un dernier spasme plein de grâce, et elle s’affaisse, la vierge très pure, — c’est fini, elle s’est éteinte, elle est morte…

Indifférente, elle vient se rasseoir dans sa pose première, attendant une offrande nouvelle pour recommencer tout, avec des attitudes absolument pareilles.


Nous allons franchir maintenant la muraille beaucoup plus magnifique de la troisième enceinte, tout en laque d’or celle-ci, avec soubassement de bronze. Elle est divisée en une série de panneaux ajourés, où sont représentées, en sculpture profonde, toutes les bêtes de l’air et de l’eau, toutes les fleurs connues et toutes les feuilles : des méduses d’or étendent leurs tentacules parmi des algues d’or ; sur des branches de glycines d’or, ou sur des roses, des cigognes d’or ouvrent leurs ailes, des phénix d’or déploient leur queue et font la roue. Une toiture de bronze, soutenue par des rangées d’animaux de toutes sortes, recouvre d’un bout à l’autre cette muraille, débordant beaucoup pour abriter tout cela contre les pluies des hivers. La porte d’entrée nous arrête comme une merveille plus étonnante que toutes celles déjà vues ; ses battants énormes sont en laque finement ouvragée ; ses ferrures d’or sont des pièces d’orfèvrerie découpées et gravées avec le goût le plus rare. Elle est gardée, non pas comme celle des temples ordinaires, par deux colosses au ricanement horrible, mais par deux dieux de figure et de grandeur humaines, ayant des rides de vieillard, un teint de cadavre, une expression de tranquillité rusée et pas sûre ; ils siègent, l’un à droite, l’autre à gauche, sur des trônes, dans des niches délicieusement remplies de branches de roses et de pivoines en nacre et en ivoire. La toiture de bronze qui surmonte cette porte ne saurait être ni décrite, ni dessinée, avec sa hauteur monumentale, sa complication extrême, ses courbes qui se superposent, ses fleurons d’or, ses angles retroussés d’où pendent, comme des tulipes renversées, de longues cloches d’or. Elle est soutenue par une armée de « chiens-célestes », de dragons et de chimères, qui s’avancent comme des gargouilles, s’étagent les uns par-dessus les autres en six rangées compactes ; une armée griffue, cornue, méchante ; un cauchemar d’or, figé là en pleine fureur, et s’extravasant par le haut comme une masse qui va tomber, se désagréger, s’élancer ; toutes les gueules ouvertes, tous les crocs dehors, tous les ongles dégainés, toutes les têtes penchées et les gros yeux sortis des orbites pour mieux regarder qui ose venir…

Passant sous cette pyramide de bêtes, nous entrons enfin dans la troisième et dernière enceinte, au fond de laquelle le temple splendide est bâti, ce temple qui s’appelle : « le palais de l’Éclat d’Orient ».

Ici, il n’y a plus rien, plus même de cèdres, cette cour est vide et à air libre, comme pour laisser un peu de repos aux yeux et à l’esprit, avant la merveille finale qui est le sanctuaire.

Toujours personne, que mon guide et moi-même. Mais tout à coup nos pas, qui jusqu’à présent avaient été silencieux sur le sable et la mousse, résonnent bruyamment ; nous marchons sur une couche de galets noirs qui roulent l’un contre l’autre avec un petit fracas particulier, très sonore. (Une chose d’étiquette, paraît-il, ces galets aux abords des temples ; les portes étant constamment ouvertes, les dieux et les esprits doivent être prévenus, par ce bruit de pas, que quelqu’un vient.) Personne, — et un lieu magnifiquement sinistre, une cour déserte, dont le sol est noir et où l’on est emprisonné entre des murailles d’or ; je me prends maintenant à songer à cette idée apocalyptique, en or fin transparent comme verre, dont le premier fondement était de jaspe, le second de saphir, le troisième de calcédoine… D’ailleurs toutes les bêtes de l’Apocalypse, descendues du ciel, sont venues se ranger en légions sur ce temple, qui est maintenant devant nous, occupant tout le fond de cette cour. Sa façade et son portique rappellent la précédente enceinte, avec plus de richesse encore, plus de recherche surtout et de rareté exquise dans les formes ornementales ; la conception d’ensemble en est encore plus étrange et plus mystérieuse ; ses « chiens-célestes » et ses dragons d’or, plus extravagants d’attitudes, semblent plus menaçants, plus furieux de nous voir.

Ce temple a trois cents ans ; il est entretenu avec un soin minutieux ; on n’a pas laissé ternir une seule de ses dorures ; il ne manque pas un pétale à ses milliers de fleurs, ni une main à ses milliers de personnages, ni une griffe à ses milliers de monstres. Et cependant, à je ne sais quoi d’un peu atténué dans son éclat, d’un peu déjeté dans ses grandes lignes, on a parfaitement conscience de sa vieillesse ; et puis il y a ces granits et ces bronzes des soubassements sur lesquels, par un affinement de goût, on a respecté les mousses envahissantes, les lichens lentement rongeurs : tout cela accentue la notion que l’on perçoit, dès l’abord, de son grand âge. Et cette notion, du reste, est nécessaire à apaiser l’esprit ; car, si dans les temples de l’Égypte on s’inquiète malgré soi des générations de travailleurs qui ont dû s’user à remuer ces granits immenses, ici on songe à tant de sculpteurs obstinés qui ont dû, pendant leur existence entière, s’épuiser à fouiller ces prodigieuses murailles en dentelle ; et cela repose vraiment, de se dire qu’ils sont depuis longtemps morts, ces gens fatigués ; qu’ils sont depuis longtemps au grand calme dans cette terre — d’où sortent peu à peu maintenant ces patientes petites mousses attaquant par la base leur œuvre laborieuse, ces fines petites fougères mêlant leurs découpures à celles si pénibles du bois durci et du métal…

Ce peuple qui bâtit avec du bronze, de l’ivoire et de la laque d’or, quelle impression de barbarie doit-il recevoir de nos monuments, à nous, en simple pierre ; plus grands que les leurs, il est vrai, mais d’un aspect si rude et d’une teinte si grise, composée au hasard par la poussière et les fumées. Même les sculptures de nos églises gothiques doivent leur sembler des œuvres d’une inexpérience enfantine, exécutées sur des matériaux vils.

Et comme nous avons peine à nous figurer, devant ces choses si étonnamment conservées, que, depuis trois siècles, des pèlerins innombrables aient pu venir ici tous les ans, quelquefois par milliers ensemble : foules bien différentes des nôtres, évidemment ; foules soigneuses, polies, s’avançant avec des révérences, sur des sandales légères, au frou-frou des soies, au bruit des éventails.

Une telle conservation est déjà, à elle seule, un de ces prodiges japonais qui seraient bien impossibles chez nous, avec nos cohues de gens grossiers et casseurs…


Nous traversons cette cour vide. Le soleil matinal y pénètre ; deux de ces murailles d’or sont dans l’ombre, les deux autres brillent ; les têtes des grands cèdres d’alentour les dépassent ; on sent qu’on est au milieu des bois, et on entend bruire les cascades.

À la porte du palais de l’Éclat d’Orient, nous nous arrêtons sur de grandes marches de bronze pour nous déchausser comme c’est l’usage.

De l’or partout, de l’or resplendissant. Une ornementation indescriptible a été choisie pour ce seuil : sur les montants énormes, sont des espèces de nuages moirés, d’ondulations marines, au milieu desquels apparaissent çà et là des tentacules de méduses, des extrémités de pattes griffues, des pinces de crabes, des bouts de longues chenilles plates et squameuses ; toutes sortes de fragments horribles, imités, en gigantesque, avec une vérité saisissante et donnant à penser que les bêtes auxquelles ils appartiennent sont là, à demi cachées dans l’épaisseur des murailles, prêtes à enlacer, à déchirer les chairs. Cette splendeur a des dessous mystérieusement hostiles ; on la sent pleine de surprises et de menaces. Au-dessus de nos têtes, les linteaux sont ornés cependant de grandes fleurs exquises en bronze ou en or : roses, pivoines, glycines, branches printanières de cerisier aux boutons entrouverts ; mais, plus haut encore, des visages effrayants, immobilisés dans des grimaces macabres, se penchent vers nous ; des épouvantes de toutes formes se tiennent accrochées par leurs ailes d’or aux solives d’or des toitures ; on aperçoit en l’air des alignements de bouches fendues par des rires atroces, des alignements d’yeux à demi perdus dans d’inquiétants sommeils…

Un vieux prêtre, averti par le bruit des galets dans le silence de la cour, paraît derrière nous sur le bronze du seuil. Pour examiner ma permission que je lui présente, il met sur son nez des lunettes rondes qui lui font un regard de chouette.

En règle, mes papiers. Une révérence, et il s’écarte pour me laisser entrer.

Dans ce palais il fait sombre, de cette mystérieuse demi-obscurité où se complaisent les Esprits. Les impressions qu’on éprouve en y entrant sont toutes de splendeur et de calme.

Des murailles d’or, et une voûte d’or soutenue par des colonnes d’or. Une vague lumière frisante, éclairant comme par en dessous, entrant par des fenêtres très grillées, très basses ; des fonds ténébreux, indécis, pleins de miroitements de choses précieuses.

Des ors jaunes, des ors rouges, des ors verts ; des ors vifs ou atténués, discrets ou étincelants ; çà et là, aux frises, aux chapiteaux exquis des colonnes, un peu de vermillon, un peu de vert émeraude ; très peu, rien qu’un mince filet de couleur, juste assez pour relever quelque aile d’oiseau, quelque pétale de lotus, de pivoine ou de rose. Aucune surcharge malgré tant de richesse ; un tel goût d’arrangement sous des milliers de formes diverses, un tel accord dans des dessins d’une complication extrême, que l’ensemble paraît simple et reposé.

Pas de figures humaines, pas d’idoles nulle part dans ce sanctuaire du shintoïsme. Sur les autels, rien que des grands vases d’or remplis de fleurs naturelles en gerbes ou de gigantesques fleurs d’or.

Pas d’idoles, mais des nuées de bêtes, ailées ou rampantes, connues ou chimériques, se poursuivant aux murailles, s’envolant aux frises et aux voûtes, dans toutes les attitudes de la fureur et de la lutte, de l’épouvante et de la fuite. Ici, un vol de cigognes détalant à tire-d’aile le long d’une corniche d’or ; ailleurs des papillons avec des tortues ; de grands insectes hideux parmi des fleurs ou bien des combats à outrance entre bêtes fantastiques de la mer, méduses à gros yeux et poissons de rêve. Des plafonds où se hérissent et s’enchevêtrent des dragons innombrables. Des fenêtres découpées en trèfle multiple, d’une forme jamais vue, et qui éclairent à peine, qui semblent n’être qu’un prétexte à étaler toutes sortes de merveilles ajourées : treillages d’or où s’accrochent des feuillages d’or et sur lesquels jouent des oiseaux d’or ; tout cela accumulé comme à plaisir et laissant entrer le moins de lumière possible dans la profonde pénombre dorée du temple. Seules, les colonnes sont réellement simples, en fine laque d’or tout unie, avec des chapiteaux d’un dessin très sobre formant un peu calice de lotus, comme dans certains palais de l’Égypte antique.

On pourrait passer des journées à admirer séparément chaque panneau, chaque pilier, chaque détail infime ; le moindre petit morceau de la voûte ou des murs serait à lui seul une pièce de musée. Et tant de rares et extravagantes choses, arrivant à composer dans leur ensemble de grandes lignes tranquilles ; tant de formes vivantes, tant de corps contournés, d’ailes rebroussées, de griffes tendues, de gueules ouvertes et de regards louches arrivant à faire du calme, du calme absolu, à force d’harmonie inexplicable, de demi-jour, de silence.

Je crois du reste que c’est ici la quintessence de cet art japonais dont les lambeaux apportés dans nos collections d’Europe ne peuvent donner l’impression vraie. Et comme on est frappé de sentir cet art si éloigné du nôtre, parti d’origines si différentes ; rien qui dérive, même de loin, d’aucune de ces antiquités à nous, grecque, latine ou arabe, auxquelles sont puisées toujours, sans que nous nous en rendions compte, nos notions natives sur les formes ornementales ; ici, le moindre dessin, la moindre ligne, tout nous est profondément étranger, autant que pourraient l’être des choses venues de quelque planète voisine, jamais en communication avec notre côté de la terre.

Tout le fond du temple, où il fait presque nuit, est occupé par de grandes portes de laque noire et de laque d’or, à ferrures d’or ciselé, fermant un lieu très saint que l’on refuse de me montrer. On m’explique du reste qu’il n’y a rien dans ces armoires ; mais ce sont des endroits où les âmes divinisées des héros aiment à se tenir ; les prêtres ne les ouvrent qu’à certaines occasions, pour y déposer des poésies à leur louange, ou des prières écrites savamment sur des papiers de riz.

De chaque côté du grand sanctuaire d’or deux ailes latérales sont tout en marqueteries, en prodigieuses mosaïques, composées avec les bois les plus précieux auxquels on a laissé leurs couleurs naturelles. Cela représente des animaux et des plantes ; sur les murs, des feuillages légers en relief, des bambous, des graminées d’une finesse extrême, des lianes d’où retombent des grappes de fleurs ; des oiseaux à grand plumage, paons, faisans ou phénix la queue déployée. Aucune peinture, aucune dorure ; ici, l’ensemble est sombre, le ton général est celui du bois mort ; mais chaque feuille de chaque branche est faite d’un morceau différent ; et aussi chaque plume de chaque oiseau, de manière à former, sur les gorges et sur les ailes, des nuances dégradées, presque changeantes.

Et enfin, enfin, derrière toutes ces magnificences, le lieu le plus saint, qu’on me montre en dernier, le lieu étrange entre les plus étranges : la petite cour funèbre qui renferme le tombeau. Elle est creusée dans la montagne, entre des parois rocheuses d’où l’eau suinte : les lichens et les mousses y font des tapis humides et les grands cèdres d’alentour y jettent leur ombre noire. Il y a là un enclos de bronze, fermé par une porte de bronze, qui est marquée en son milieu d’une inscription d’or, — non plus en langue japonaise, mais en langue sanscrite pour plus de mystère ; porte massive, lugubre, inexorable, extraordinaire au delà de toute expression, et qui est comme l’idéal même de la porte de sépulcre. Au centre de l’enclos, une sorte de guérite ronde également en bronze, ayant forme de cloche de pagode, forme de bête accroupie, forme de je ne sais quoi d’inconnu et d’inquiétant, et surmontée d’une grande fleur héraldique étonnante : c’est là, sous cette chose singulière, que s’est décomposé le corps du petit bonhomme jaune qui fut l’empereur Yeyaz et pour lequel tant de pompe a été déployée. Dans ce même enclos, un autel funéraire supporte ces trois objets traditionnels : le brûle-parfums à pans carrés ayant sur son couvercle un « chien-céleste » assis, la cigogne symbolique debout sur la tortue, et le vase avec son bouquet de lotus ; — tout cela en bronze ; tout cela un peu plus grand que nature, la cigogne haute comme une autruche, le brûle-parfums pouvant servir de berceau à un enfant, les feuilles du lotus larges comme des boucliers ; mais tout cela relativement simple après le luxe insensé du temple ; d’une simplicité ruineuse, il est vrai, et très exquise…

Un peu de vent ce matin agite les branches des cèdres, et il en tombe une pluie de petits piquants desséchés, une pluie brune sur les lichens grisâtres, sur les mousses en velours vert et sur les sinistres objets de bronze. Les cascades font leur bruit, qui est comme une perpétuelle musique sacrée, dans le lointain. Une impression de néant et de paix suprême plane dans cette dernière cour, à laquelle tant de splendeurs aboutissent.

Dans un autre quartier de la forêt, le temple de l’âme divinisée d’Yemidzou est d’une magnificence à peu près égale. On y arrive par les mêmes séries de marches, de petits phares ciselés et dorés, de portiques de bronze, d’enceintes de laque ; mais le plan d’ensemble se démêle moins bien, parce que la montagne est là plus tourmentée. Les gardiens du seuil, au lieu d’être des vieillards somnolents et pâles assis dans des fauteuils, comme chez Yeyaz, sont deux colosses de dix-huit pieds, debout, nus, musclés comme l’Hercule Farnèse, l’un à peau rouge, l’autre à peau bleue, tous deux horribles, gesticulant, menaçant de la main levée, menaçant du regard, du rire moqueur et des dents pointues qui semblent grincer. Après eux, plus loin, il faut passer encore entre deux autres épouvantes : le dieu du Vent et le dieu du Tonnerre, géants aussi, et furieux, le rire atroce et la main prête à frapper.

Et puis viennent les mêmes portes merveilleuses, fouillées à jour, laquées et dorées ; les mêmes pléiades de « chiens-célestes » et de chimères ; les mêmes enchevêtrements fantastiques de chevrons et de gargouilles sous les hautes toitures en bronze ; les mêmes murailles d’or.

Au dedans, un étincellement d’or pareil à celui de chez Yeyaz. Vraiment, des palais de ces âmes, on ne sait lequel est le plus beau ; l’étonnement est que le même peuple ait trouvé le temps d’en construire deux. Ce qui est particulier à ce dernier, c’est une rangée d’énormes vases en bronze doré, d’une forme religieuse consacrée, qui sont posés à terre, et d’où s’élèvent jusqu’au plafond des arbres d’or de grandeur naturelle : un bambou d’or d’une légèreté de folle-avoine ; un cèdre d’or, avec ses milliers de petits piquants si fins ; un cerisier d’or, en fleurs comme au printemps. Chacune de ces plantes, copiée avec cette fidélité à la fois très naïve et très habile qui est spéciale à l’art japonais, et formant comme un brouillard d’or plus clair, en avant de la pénombre dorée qui est le fond de tout dans cette demeure.

Et ces belles choses aboutissent, cela va sans dire, à la petite cour du Néant, où se tiennent la sinistre guérite de bronze recouvrant le cadavre, et l’autel avec sa cigogne, son vase à encens, son lotus. Sur la petite porte basse du sépulcre, brille l’inscription indéchiffrable ; sur le couvercle du brûle-parfums, le « chien-céleste » ricane, de son ricanement toujours le même ; mais tout cela semble un peu usé, un peu raviné par le temps, par les pluies ; et devant ce délabrement du bronze on s’étonne davantage de la résistance, de la fraîcheur inaltérée des laques et des ors ; on a mieux conscience aussi de l’antiquité du lieu. Et puis il fait plus lugubre ici que chez Yeyaz ; c’est plus encaissé, plus obscur sous les cèdres ; des suintements d’eau partout ; l’humidité verdâtre des fonds de puits, l’envahissement des capillaires et de certaines mousses, voisines des algues, qui, d’ordinaire, ne croissent que dans les fontaines…

Il y a dans la Sainte Montagne encore beaucoup d’autres temples, d’autres portiques de bronze aux architraves relevées en croissant de lune, d’autres kiosques, d’autres tombeaux ; on y monte, sous la même voûte d’arbres gigantesques, par d’autres avenues bordées des mêmes balustres et tapissées des mêmes velours verts ; c’est toute une ville des Esprits, bâtie sous bois et sans habitants visibles.

Mais ces deux temples d’Yeyaz et d’Yemidzou sont d’une beauté trop écrasante ; on passe ensuite indifférent devant les autres, qu’on aurait certainement beaucoup admirés ailleurs. Du reste, à la longue, on éprouve une lassitude à voir tant d’or, tant de laque, tant d’étonnant travail accumulé ; c’est comme un enchantement qui durerait trop ; et puis cela dégoûte de ce qu’on avait vu précédemment, de ce que l’on possède et des lieux qu’on habite, si recherchés qu’ils puissent être ; cela fait prendre en pitié beaucoup de belles choses terrestres. — Et si c’est une fatigue de regarder, à plus forte raison sans doute en est-ce une de lire ces descriptions que je fais, qui ne peuvent être que des espèces de minutieux inventaires de richesses et où le mot or revient fatalement à chaque ligne.

J’ai dit qu’il n’y avait personne dans ces temples, personne que les prêtres gardiens : quelques vieux bonshommes à tête grise et à longs cheveux ; aussi quelques petites filles occupées ce matin à changer les fleurs naturelles, dans ces vases sacrés où depuis des siècles on entretient de sveltes bouquets, hauts sur tige. On n’attendait pas de visites, sans doute, et cependant il y a déjà des fleurs partout : fleurs d’automne, scabieuses et grands chrysanthèmes arrangés là avec ce goût japonais qui leur imprime une certaine élégance à part, très différente de celle que nous saurions leur donner.

Je n’avais encore jamais vu brosser de la mousse. Ici, devant un temple, je trouve deux bonzes occupés à ce travail ; avec des espèces de balais fins, ils époussettent l’incomparable tapis de velours vert qui recouvre les dalles de granit de leur cour, et sur lequel tombent sans cesse, obstinément, les petits piquants bruns des cèdres. À les regarder faire avec tant de soin, on sent qu’ils ont l’admiration de ces mousses et de ces lichens, de tout ce luxe intime de la forêt qui est plus beau à Nikko qu’ailleurs, et que les dieux aiment aussi.

Plus haut, vers les cimes, là où s’arrêtent les avenues bordées de balustres pour faire place aux petits sentiers pleins de fougères et de racines, dorment au bruit des cascades d’autres saints beaucoup plus vieux : tous ces premiers sages qui, dès le IIIe et le IVe siècle, sanctifièrent la montagne ; leurs tombeaux de granit, très modestes, très frustes, rappellent presque nos menhirs celtiques. Il y a aussi de petits temples grossiers, où les femmes apportent, pour devenir mères, des vœux écrits sur des plaquettes de bois ; et ces plaquettes amoncelées pourrissent devant les portes. Il y a des rochers miraculeux que l’on vient, de très loin, toucher pour être guéri de maladies affreuses et qui sont polis et usés par les mains. Il y a-toutes sortes de pierres consacrées possédant des vertus magiques ; il y a toutes sortes de statues de granit, debout dans des recoins ou effondrées sous des herbes, presque informes à force d’être vieilles et moussues. Et puis il n’y a plus rien, que la forêt sauvage ; tout finit, même les sentiers. Les cascades seules, échevelées, plus minces, plus froides, continuent de se démener et de bruire, dégringolant des derniers sommets ; c’est le centre de la grande île japonaise, et on arrive tout de suite à la région où n’habitent plus que ces ours, dont les peaux grises alimentent les boutiques de Nikko.

Il est environ une heure de l’après-midi lorsque je redescends de ma première visite, commencée de si bon matin à la Sainte Montagne. Quand j’approche de nouveau du quartier magnifique des empereurs, le soleil plus élevé et plus clair perce mieux la voûte noire des arbres, ruisselle davantage sur les monstres d’or et les rosaces d’or, aux faîtes des temples. Vue par en dessus, des hauteurs surplombantes, cette ville des morts paraît comme aplatie sous ses toits lourds revêtus de bronze : c’est une des étrangetés, et peut-être un défaut de cette architecture, ces toits trop compliqués, trop débordants, trop énormes, posés comme d’écrasantes carapaces, sur des murailles merveilleuses, mais en somme peu élevées.

Il fait plus chaud en redescendant. Les cigales chantent comme au beau mois de juin et des singes sautent dans les branches, en criant avec des voix d’oiseau, aigres et vilaines. Quel pays où tout est bizarre, ce Japon ! Un hiver presque comme celui de France, avec des gelées, des neiges, — et les cycas poussent tout de même, les bambous deviennent grands comme des arbres ; d’un bout de l’année à l’autre les cigales chantent ; les singes frileux trouvent moyen de vivre dans les bois, les campagnards vont presque nus aux champs, et tout le monde grelotte dans des maisons de papier. Vraiment on dirait d’un pays tropical qui serait remonté vers le nord sans s’en apercevoir, étourdiment, sans prendre ses dispositions d’hiver.

Nous voici tout en bas, revenus au pont des pèlerins, puis repassés sur l’autre rive, sortis de la forêt sainte.

Finie, l’ombre triste des cèdres ; à présent, c’est tout à coup la grande lumière, l’air libre, la voûte du ciel bleu. Le village de Nikko se chauffe au soleil, après avoir eu si froid cette nuit. Une légère buée blanche d’automne flotte sur les maisonnettes ; mais au-dessus, l’atmosphère est très pure, les cimes boisées se découpent avec une netteté extrême sur le vide d’en haut. Une quantité de nouvelles peaux d’ours ont été étalées à sécher, en plus de celles qui déjà ce matin pendaient tout le long de la rue. Des messieurs japonais, qui flânent et font la belle jambe devant les petites boutiques d’objets de piété, m’adressent des révérences profondes : mes coureurs d’hier, que je ne reconnaissais pas, en si galantes robes de cotonnade à fleurs ! Ils espèrent toujours, me disent-ils, avoir l’honneur de me ramener à Utsunomya, et me prient de leur renouveler la promesse que je leur en ai faite au départ. — Oh ! très volontiers, car ils courent vraiment fort bien.

Au sortir de ce sombre rêve d’or qui est la Sainte Montagne, tout ce Japon ordinaire semble encore plus saugrenu, plus comique, plus petit.

On m’avait dit à Yeddo que la saison était beaucoup trop avancée pour faire ce voyage ; je la crois au contraire on ne peut mieux choisie : si j’étais venu au printemps, qui rayonne très gaiement sur le Japon, ou bien à la splendeur de l’été, quand il y a ici des pèlerins accourus de toutes les îles de l’empire, je n’aurais pas connu cette impression inoubliable, d’arriver seul visiteur dans cette nécropole splendide, en entendant la grande musique des eaux grossies, en sentant partout dans la forêt la mélancolie de novembre…

Indépendamment de la Sainte Montagne, tous les environs de Nikko, tous les bois d’alentour sont remplis de sépultures vénérées, de lieux d’adoration.

Une après-midi, je remonte le cours du torrent qui sépare le village de la ville dorée des morts, mais cette fois sur la rive opposée à celle des grands temples. Tout au bord du lit creux et profond où se démènent les eaux bruissantes, j’ai pris un sentier plein de campanules et de scabieuses, le long du bois. Et il y a là partout des tombes très antiques, rongées de mousse, des bouddhas en granit cachés sous les verdures jaunies où effeuillées, des inscriptions en langue sanscrite qui doivent dater d’époques bien lointaines. Plus on s’élève, plus le torrent s’agite et fait tapage ; il bouillonne au fond de son abîme, sur un amoncellement de gros blocs d’un gris souris, qui sont tous ronds, tous polis et striés comme des dos de bêtes : on dirait des éléphants morts, effondrés en troupeaux au milieu de l’écume blanche. Des montagnes abruptes, très boisées, encaissent cette vallée de plus en plus ; elles montent dans le ciel verticalement, avec des cimes pointues, des dentelures excessives. Un chaud soleil brille encore, mais on a conscience de l’arrière-automne, à cause de ces graminées desséchées qui jettent sur tous les buissons des nuances grisâtres, à cause de ces tons si variés qu’ont les bois. Il y a des érables qui sont violets, et d’autres qui sont complètement rouges.

De loin en loin, quelques pauvres hameaux, qui ont l’air sauvage. Des paysans à longs cheveux et à chignon ; tout nus, de petite taille, mais qui semblent coulés en beau bronze.

Inutile de leur demander des renseignements sur les chemins à ceux-ci, je sais cela depuis longtemps : avec des sourires et des saluts, ils s’amuseraient à m’égarer.

Dans le sentier, un petit garçon d’une huitaine d’années, vêtu mais déguenillé, vient là-bas devant moi ; il porte, attaché sur son dos, un petit frère naissant, emmailloté et endormi. Au moment où nous nous croisons, il me fait une grande révérence de cérémonie, si inattendue, si comique et si mignonne en même temps que je lui donne des sous. Et puis je continue ma route sans plus penser à lui, ne croyant plus le revoir.

Toujours des bouddhas en granit, de très vieux bouddhas, assis de distance en distance sous les buissons et les épines. En voici maintenant un vrai régiment, au moins une centaine, tous pareils, et très bien alignés, formant une courbe qui suit la direction du torrent ; sans doute ils regardent les eaux courir et bondir au fond de leur lit sombre. Je me rappelle à présent qu’on m’avait parlé de ceux-ci ; il y a même sur eux cette légende, qui circule à Yeddo : personne, paraît-il, n’a jamais pu savoir leur nombre ; les différents pèlerins qui ont essayé de les compter n’ont pas réussi à tomber d’accord, et il en est résulté des disputes, des rancunes.

Ils sont bien laids, ces gnomes, et doivent être malfaisants, c’est certain. Le temps et le lichen leur ont mangé des morceaux de figure, quelquefois une de leurs longues oreilles, ou bien le nez. Devant chacun d’eux traînent dans l’herbe des cendres noires, des débris de baguettes d’encens, restes des pèlerinages de l’été. Des petites bandes blanches ou rouges, portant des caractères’ imprimés, sont collées au hasard sur leurs ventres ; cartes de visite des fidèles qui sont venus, à la saison, leur rendre hommage ou leur demander grâce ; et les pluies ont détrempé ces papiers.

Plus loin, au bord de ce même sentier des bois, une grotte, marquée d’une inscription bouddhique, ouvre dans une roche son trou obscur. Horreur ! elle est jonchée par terre de cheveux humains, jonchée de ces longues mèches noires, rudes et grasses, qui poussent sur les têtes japonaises. À quel usage est-elle donc, cette grotte, et qu’est-ce qui peut bien s’y passer ?…

Plus loin encore, beaucoup plus loin et plus haut, dans une sorte de large cirque tapissé de verdure, neuf cascades dégringolent à la fois, toutes semblables et lancées côte à côte dans le vide.

Et enfin, dans une région très élevée où j’arrête ma promenade, un grand lac mystérieux s’étend, à je ne sais quelle hauteur au-dessus du niveau des mers, entre des montagnes et des forêts profondes où ne se voit plus aucune trace des hommes.

Revenant de ma longue course, le soir, au baisser du soleil, j’aperçois là-bas, au même point où je l’avais rencontré au départ, le petit bonhomme qui m’avait fait une révérence si belle. Il a toujours sa petite poupée de frère sur son dos, et il est posté comme pour me saisir au passage, sachant bien que je n’ai pas d’autre route de retour.

Il m’a vu, et il vient à moi, traînant ses pauvres socques de bois, tout courbé sous le poids du bébé endormi : c’est pour m’offrir, en reconnaissance des sous que je lui ai donnés, un bouquet de campanules qu’il a cueillies pour moi. Une nouvelle révérence très mignonne, et il se sauve, évidemment sans rien attendre.

Eh bien ! c’est le seul témoignage de cœur et de souvenir qui m’ait été donné au Japon, depuis tantôt six mois que je m’y promène. Je rappelle l’enfant, très touché de sa petite idée ; je l’embrasserais presque, s’il n’était pas si laid et si malpropre ; mais vraiment il n’y a pas moyen. Comment s’y est-il pris pour être si mal venu, à ce bon air des montagnes, à cette fraîcheur vivifiante des torrents ? Il a du mal plein les cheveux, son petit frère aussi ; on n’a même pas pu les raser par places pour leur composer cette coiffure en quouettes séparées qui est réglementaire pour les bébés de leur race. Mais il me regarde avec de si bons yeux, si expressifs, si tristes. Pauvre petit être manqué, destiné à végéter misérablement quelques années dans ces bois, sans rien connaître ni jouir de rien, jusqu’à l’heure de s’en retourner féconder les racines des plantes vertes… Quel mystère, qu’un seul regard furtif de lui ait pu faire ce que souvent les beaux discours de mes semblables ne font pas, me pénétrer si profondément, trouver le chemin de ce qu’il y a en moi de meilleur et de plus enfoui, évoquer si vite le sentiment de l’universelle fraternité de souffrance, la pitié douce et profonde !…

Je lui donne tout ce que j’ai de monnaie dans ma bourse, plein sa petite main qu’il laisse ouverte, ne pouvant croire à tant de richesse. Et je m’en vais, emportant mon bouquet de campanules sauvages, le seul souvenir désintéressé qui me restera de ce pays.

Une heure solennelle, dans la Sainte Montagne, est celle de la tombée du jour, quand on ferme les temples. C’est une heure un peu lugubre aussi, surtout à cette saison d’automne où les crépuscules portent en eux-mêmes un recueillement triste. Avec des bruits lourds, qui se prolongent dans la sonorité de dessous bois, les grands panneaux de laque et de bronze roulent sur leurs glissières, murant les demeures magnifiques qui ont été ouvertes tout le jour et où personne n’est venu. Un frisson de froid humide passe sous les hautes futaies noires. À cause du feu, qui pourrait consumer ces merveilles, aucune lumière ne s’allume nulle part, dans cette ville d’Esprits où cependant il fait sombre plus tôt et plus longtemps qu’ailleurs ; aucune lampe ne veille sur ces richesses qui, depuis des siècles, dorment ainsi dans l’obscurité, au centre du pays japonais ; et les cascades grossissent leur musique, à mesure que le silence de la nuit se fait dans le bois plein d’enchantements…

On est très obséquieux à la maison-de-thé, quand je rentre le soir ; l’hôte, mes coureurs et les jeunes servantes s’empressent à délacer mes guêtres et mes bottines, me tirant les jambes en tous sens. Et puis, en pieds de bas, je monte dans ma chambre de papier, par le tout petit escalier luisant qui craque et tremble.

C’est l’heure du bain ; quelqu’une des servantes, qui court toute nue sous la véranda, une lanterne d’une main, une serviette de l’autre, prête à se plonger dans l’eau tiède, s’arrête pour s’informer si je n’irai pas me baigner, moi aussi. Mon Dieu, cela dépend ; j’en ai grande envie, mais comme la cuve est commune à tout le monde, je désire m’assurer d’abord s’il n’y a pas parmi les voyageurs quelques messieurs nippons avec qui cette promiscuité me serait pénible. — Non, rien que des voyageuses, ce soir, rien que des dames ; c’est déjà un grand point. Une mère de famille, encore à la fleur de l’âge, et ses deux filles d’une quinzaine d’années, toutes trois avenantes, saines et fraîches. Alors, oui, je serai de la partie.

Donc, il faut redescendre, à l’aide d’une lanterne et d’une paire de socques appropriés à la circonstance, il faut traverser le jardin, pour gagner la salle isolée où cette baignade se passe. Déjà un froid de loup, dans ce jardin maniéré, qui est envahi complètement par la nuit et où le brouillard des soirées de novembre est descendu sur les rocailles et les plantes naines ; autour de ces petites choses, les montagnes font de grandes murailles noires où l’on entend courir des cascades ; et un peu de lumière reste encore, tout en haut, dans le ciel d’un rose glacial d’hiver, où brillent les premières étoiles ; — tout cela triste, je ne saurais vraiment pas trop définir pourquoi ; tout cela étrange surtout, étrange et lointain, avivant l’impression que j’avais déjà, depuis la tombée du jour, des distances extrêmes entre les pays, des abîmes entre les races, et en particulier de l’isolement de ce village perdu.

Les belles voyageuses m’ont précédé dans l’eau, à ce qu’il paraît, car en approchant j’entends leurs éclats de rire mêlés à des clapotements légers, — et la tristesse des choses me semble s’envoler d’un seul coup, à ces bruits drôles.

Une douce chaleur, en entrant dans la petite salle basse, emplie d’une buée blanchâtre ; la lampe éclaire avec discrétion, enfermée dans une guérite carrée en papier transparent, sur laquelle sont peintes, cela va sans dire, deux ou trois chauves-souris. Tout est en bois, les murs, les bancs, les berges étroites où l’on se déshabille, et la piscine où les voyageuses sont déjà plongées ; un bois blanc, savonné, sur lequel on se sent en danger de perpétuelle glissade ; un bois très propre assurément, mais trop poli par le contact des corps humains et gardant l’odeur fauve de la chair jaune.

Ces trois dames ont le bain extrêmement folâtre ; une barrière à claire-voie, comme celle qu’on met dans les aquariums pour faire des compartiments spéciaux à certains phoques, me sépare de leurs jeux ; mais, par-dessus cette clôture anodine, nous échangeons quelques agaceries charmantes, agitant en l’air ces bandes d’étoffe bleue, ornées de sujets drolatiques blancs et noirs, qui sont les serviettes japonaises. L’hôte et l’hôtesse, debout sur la berge glissante, assistent à ces ébats ; non pour les contrôler, car ils professent un détachement absolu des incidents qui pourraient survenir ; mais par politesse et pour être prêts à essuyer, avec des linges chauds, les personnes des deux sexes qui leur en feraient la demande.

Au sortir de la piscine, je trouve ma dînette de poupée toute prête, dans mon logis que réchauffe une urne de bronze pleine de feu.

Mais quand je suis assis par terre, devant mes petits plateaux, devant mes petites tasses couvertes à devinettes, et mes petites soucoupes, voici que peu à peu cette chambre s’emplit de personnages inconnus, qui entrent l’un après l’autre, sans bruit, furtivement, cauteleusement, avec des révérences, — et s’asseyent — et déballent sur les nattes des objets inouïs : vieux ivoires drolatiques, petits dieux de laque et d’or, vieilles étoffes provenant des temples, vieilles images mythologiques représentant des scènes à faire frémir. Ce sont tous les marchands d’antiquités de Nikko, ameutés autour de ce visiteur européen qui leur est arrivé, unique et inattendu en une saison pareille. Et maintenant, en voici d’autres encore, qui apportent des ballots inquiétants, énormes : tous les marchands de peaux d’ours et de peaux de putois, entrant à la file avec moins de discrétion que les premiers, enhardis par ma tolérance ! Ma chambre est bondée de monde et de choses ; c’est devenu un bazar confus, indescriptible ; je suis absolument débordé par cette marée montante… Avec mille saluts, mille sourires, on me secoue des peaux de bêtes sur ma dînette, pour me faire constater que le poil est fourni et solide ; des gens, pour me montrer des ivoires, me tirent par ma manche, quand j’ai déjà tant de peine à manger convenablement avec mes baguettes.

Je n’avais nulle intention de faire des achats à Nikko, ce dont ces marchands s’aperçoivent et ce qui est une excellente condition pour ne pas payer cher. Ils s’entêtent, baissent leurs prix jusqu’aux dernières limites ; cela devient une espèce de vente à la criée, très comique, aux enchères décroissantes. Et je me trouve enfin embarrassé d’une grande fourrure dont je n’avais aucune envie, de deux éléphants, de plusieurs magots.

C’est assez, par exemple, et comme il n’y a pas moyen de les renvoyer, comme, à ma porte, le monceau menaçant des peaux d’ours grossit toujours, je demande mes couvertures, mon oreiller de peluche noire, puis, résolument, devant tout ce monde, je me couche et ferme les yeux. Alors, lentement, la foule se dissipe, ma chambre se vide. Les derniers qui s’en vont sont assez aimables pour tirer derrière eux les panneaux en papier, et je me trouve seul, dans un lieu clos.

Encore la promenade agitée des jeunes servantes, en ombres chinoises, sous la véranda, et enfin le silence, le sommeil.

Le matin du départ, aux premiers rayons du soleil levant, tout le monde est debout dans la maison-de-thé. L’hôte, l’hôtesse, les mousmés, font à qui aura l’honneur de lacer mes bottines une dernière fois, à qui sera assez heureux pour me verser, à l’heure de la séparation, une suprême tasse de thé. La discussion de la note est longue, comme toujours ; en plus du prix de la pension fixé d’avance, il y a une quantité de surprises qui l’ont beaucoup grossie : mes coureurs ont mené la grande vie à mes frais ; mon guide s’est fait offrir une gratification et un déjeuner, etc., etc. Il faut rectifier tous ces abus, non pour la somme en elle-même, car elle est encore bien minime malgré tant de duperies, mais pour n’avoir pas l’air trop niais, car en ce pays si on se montre trop généreux, les gens vous récompensent en moqueries et en mauvais tours.

Pendant cette vérification, mes coureurs, dans la rue, qui se sont mis en tenue de voyage (petite veste d’indienne très courte et pas de pantalon), grelottent, s’impatientent, sautillent d’un pied sur l’autre, tout courbés, tout ratatinés de froid, leurs respirations faisant autour d’eux des buées blanches, dans l’air matinal, sec et pur.

Il paraît que tout a été convenablement réglé, que j’ai payé suffisamment mais pas trop, car les adieux sont parfaits, — et d’un correct !… Quand je monte dans mon petit char, tout le personnel de la maison-de-thé sort sur la porte, puis se prosterne, tombe à quatre pattes, marmotte en chœur des vœux de bon voyage.

Dès que j’honore d’un coup d’œil ce groupe respectueux, les chignons s’inclinent davantage et les fronts touchent le sol. Et toujours, toujours ainsi ; tandis que nous nous éloignons rapidement, chaque fois que je me retourne pour les apercevoir encore, quand ils sont déjà très loin, devenus tout petits comme des marionnettes, sous mon regard ils recommencent leurs plongeons d’ensemble et remettent leurs bouts de nez par terre.

Nikko, le petit village lointain, qui déjà ouvre ses boutiques, étale au soleil ses peaux d’ours et de putois, disparaît bientôt tout au bout de l’avenue des cèdres sombre et majestueuse.

La nef infinie recommence, la nef de dix lieues de long. L’ombre y est glaciale. Mes coureurs filent à toutes jambes ; mon petit char s’en va bondissant. J’ai tellement froid, par cette vitesse, que de temps à autre je les arrête pour mettre pied à terre, et, malgré leur indignation, courir aussi.

Cette fois, nous avons pour nous la pente descendante, et puis la lumière, le grand jour. De sorte que nous ne mettons que cinq heures à accomplir ce long trajet, et encore le temps passe-t-il étonnamment vite, coupé par des haltes dans ces auberges de relais où nous prenons un peu de thé, un peu de riz, un peu de chaleur pour nos doigts, devant la braise des réchauds.

Vers midi, Utsunomya, la grande ville, reparaît.

Et Utsunomya est en fête : des illuminations préparées pour le soir, des lanternes partout.

C’est la fête des enfants, me disent mes coureurs ; et en effet, ils sont tous dehors, encombrant les petites rues noirâtres, tous bien peignés et en toilette de gala ; gentils et impayables, avec leurs robes longues, leurs grandes ceintures nouées sur le derrière en coques pompeuses.

Et chacun d’eux traîne une voiture, avec une poupée assise sur un trône. Les bébés riches ont des poupées superbes, enguirlandées, enrubannées ; les petits malheureux promènent des pauvres vieilles marottes, comme celles du massacre des Innocents, ornées de papier doré, d’oripeaux. Un de ces derniers s’arrête sur mon chemin pour me faire bien remarquer la sienne, qui est très minable pourtant, mais qu’il aime peut-être beaucoup tout de même ; il la roule dans une voiture fabriquée d’un débris de caisse, — tout ce que ses parents ont pu faire de mieux pour lui, sans doute, — et il me regarde, avec une petite figure anxieuse de deviner si je la trouverai jolie. Alors je m’efforce d’avoir l’air de l’apprécier, en me penchant pour la voir.

Nous approchons maintenant de l’Hôtel de Ville, monument bien remarquable, tout neuf, bâti à l’européenne, en style de gare. Il y a des lanternes vénitiennes alentour, et sur la façade un cadran marque, comme chez nous, des minutes, des heures, toute notre division du temps qui aura bientôt remplacé, au Japon, l’étrange division ancienne, l’heure du coq, l’heure du rat, l’heure du renard… Dans ce quartier neuf, un spectacle charmant s’offre à moi tout à coup, sur lequel je n’avais pas osé compter : le défilé des fonctionnaires ! Redingotes noires, chapeaux hauts de forme posés galamment sur des cheveux longs, figures plates sans yeux, gants de filoselle blancs : un édit de Sa Majesté le Mikado les oblige, deux ou trois fois par année, dans les grandes circonstances, à revêtir ce costume occidental qui sied si bien. Je les croise, et leur beau cortège nous force à ralentir notre course. Ils marchent à la queue leu leu, importants, officiels ; en les regardant je sens que malgré moi un sourire très visible s’accentue peu à peu sur ma figure.

S’accentue jusqu’au moment où passe un vieux qui me jette un regard de douloureux reproche, ayant l’air de me dire : « Tu te moques de nous ? Eh bien ! ce n’est pas généreux de ta part, je t’assure, puisqu’on nous a donné l’ordre d’être ainsi… Je le sais bien assez, va, que je suis laid, que je suis ridicule, que j’ai l’air d’un singe. »

Il paraît tant en souffrir que je redeviens grave.


Contestations au guichet du chemin de fer, où je n’ai que le temps de prendre mon billet pour Yokohama. Même là on essaye de me voler sur le change de mes piastres, qui sont mexicaines avec un soleil au lieu d’être nippones avec une chimère enroulée. Je proteste, d’un ton d’insolence voulue ; alors on voit que je sais, et l’on redevient coulant, aimable, obséquieux.

De une heure de l’après-midi à cinq heures du soir, voyage en train express, avec des Japonais quelconques en costumes mi-partis : ulsters du Pont-Neuf à longs poils, sur des robes nationales en coton bleu.

Vers dix heures, arrêt de quarante-cinq minutes, bien imprévu, à Hakoni, le lieu de bifurcation entre la ligne d’Yeddo que je quitte et celle d’Yokohama que je vais prendre, pour aller rejoindre mon navire en rade. Une petite station de rien du tout, pas de salle d’attente, et le village très loin. Me voilà seul, dehors, dans le noir glacial de la campagne, une nuit de gelée, n’ayant pas dîné et ne sachant que faire.

Au bout d’un sentier, une maisonnette m’apparaît ; un de ses panneaux est entr’ouvert et laisse passer la raie lumineuse d’une lampe. Maison-de-thé, ou habitation particulière ? J’entre pour voir.

Un appartement vide, assez soigné dans sa nudité ; au plafond, une veilleuse suspendue ; des nattes irréprochables. Personne, et pas l’ombre d’un meuble ; mais, accrochés aux murs, trois ou quatre petits cornets en bois, d’une forme distinguée, d’où sortent des fougères sauvages mêlées à des fleurs de roseau, le tout arrangé avec une grâce légère. Et nous sommes dans un hameau perdu, chez de pauvres cultivateurs ou des aubergistes campagnards ! Parmi nos paysans de France, qui donc aurait l’idée d’une ornementation aussi simple et raffinée ; qui comprendrait seulement le premier mot de ces choses ?

Je frappe du talon sur le plancher, et un panneau du fond s’ouvre : — Oh ! ayo ! me dit une figure de mousmé, que, du premier coup d’œil, je trouve étonnamment attachante et jolie.

C’est bien une maison-de-thé, et la petite servante est à mes ordres : alors je demande à manger, à boire, du feu, des cigarettes, toutes sortes de choses qui me seront servies par elle, et je m’assieds la regardant faire.

Il est affreux son dîner, bien plus mauvais et plus énigmatique que ceux de Nikko. Dans le réchaud, de détestables braises fument et ne répandent pas de chaleur ; j’ai les doigts si engourdis que je ne sais plus me servir de mes baguettes. Et, autour de nous, derrière la mince paroi de papier, il y a la tristesse de cette campagne endormie, silencieuse, que je sais si glaciale et si noire… Mais la mousmé est là, qui me sert, avec des révérences de marquise Louis XV ; avec des sourires qui plissent ses yeux de chat à longs cils, qui retroussent son petit nez, déjà retroussé par lui-même, — et elle est exquise à regarder ; elle est la seule Japonaise que j’aie rencontrée si complètement et si étrangement jolie. Et la fraîche santé rayonne en elle ; on la sent dans la rondeur de ses bras nus, dans la rondeur de sa gorge et de ses joues, partout, sous le bronze doucement poli et presque mat de sa peau.

Et puis elle s’exprime très bien, pour une enfant paysanne ; elle se fait un jeu des conjugaisons compliquées et pompeuses en dégosarimas, elle met les particules honorifiques, en o et en go, non seulement devant mon nom, mais devant les choses qui m’appartiennent ou me sont destinées, comme mon thé, mon sucre, mon riz. Oh ! la délicieuse et impayable petite créature !

Je lui demande son âge, par politesse : au Japon, un homme bien élevé doit toujours s’informer de l’âge d’une dame.

— Dix-sept ans ! — Je m’en doutais, toutes les mousmés ont dix-sept ans quand on les questionne. Dans le fond, je pense qu’elle n’en sait rien au juste, celle-ci pas plus que les autres, et puis cela m’est bien égal.

…Mais voici que peu à peu la vision splendide, le rêve d’or de la Sainte Montagne, qui me poursuivait depuis Nikko, s’éloigne, pâlit, me paraît une grande chose fastidieuse, vaine et morte, — comparée à une simple petite fille… Du reste ils donneraient volontiers, je pense, leur éternité de laque et de bronze, ces empereurs passés qui dorment là-bas, pour en être encore à ces instants fugitifs où les yeux sont grands ouverts sur les réalités de ce monde et peuvent, à eux seuls, enivrer le corps tout entier rien qu’avec une image de mousmé

Parce qu’elle est jolie, celle-ci, parce qu’elle est très jeune, surtout parce qu’elle est extraordinairement fraîche et saine, et qu’un je ne sais quoi dans son regard attire le mien, voici qu’il y a un charme subitement jeté sur l’auberge misérable où elle vit : je m’y attarderais presque ; je ne m’y sens plus seul ni dépaysé ; un alanguissement me vient, qui sera oublié dans une heure, mais qui ressemble beaucoup trop, hélas ! à ces choses que nous appelons amour, tendresse, affection, et que nous voudrions tâcher de croire grandes et nobles.

De tels effets sont pour nous donner la très effrayante preuve de la matière, rien que matière, dont nous sommes pétris, et du néant d’après…