Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/05

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Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages
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V.

RAPPORTS DE ROUSSEAU AVEC VOLTAIRE. — ÉTABLISSEMENT À L’ERMITAGE.

Séparateur


I.

Rousseau était célèbre. Ses deux discours l’avaient tiré de la foule des écrivains. Il n’était pas encore au premier rang, au rang de Voltaire et de Montesquieu ; mais il y marchait. Il sentait en lui-même, et son siècle aussi sentait en lui des idées et des sentimens nouveaux. Dans cet entrain de génie et ce commencement de gloire, Rousseau eut envie d’aller revoir sa ville natale. Il mettait son orgueil à revenir déjà célèbre dans sa patrie, qu’il avait quittée comme un fugitif obscur. Nul n’est prophète en son pays ; mais quiconque est devenu prophète aime à revenir en son pays, ne fut-ce qu’un instant, et à y montrer la renommée qu’il s’est faite ailleurs.

Il fut fort bien accueilli à Genève. Sa famille y était ancienne et estimée, et cette famille s’honorait volontiers d’un parent qui s’était fait une réputation à Paris. Nous sommes trop aisément disposés à croire que les grands hommes ne sont ni les frères ni les cousins de personne. Nous les isolons pour les grandir, ou bien encore nous aimons à les faire sortir de familles obscures et pauvres, pour faire contraste et parfois même pour faire affront à la naissance et à la richesse. Nous avons fait de Jean-Jacques Rousseau surtout un homme du peuple, venu d’en bas et s’élevant par son génie à la dictature de l’opinion publique. Pur roman que tout cela. Rousseau était bourgeois de Genève, et de bonne bourgeoisie. Les Rousseau à Genève étaient des réfugiés français du XVIe siècle. C’est en 1529 que Didier Rousseau, fils d’Antoine Rousseau, qui était libraire à Paris, vint s’établir à Genève. Il y fut libraire, et en 1555 il fut admis dans la bourgeoisie. Un de ses petits-fils, Jean Rousseau, eut seize enfans ; sur ces seize enfans, il y avait six garçons, dont deux seulement, David et Noé Rousseau, laissèrent une postérité. David fut père d’Isaac Rousseau, dont Jean-Jacques fut le seul fils. Noé eut deux fils, Jacques Rousseau et Jean-François Rousseau. Jacques Rousseau alla en Perse, et sa branche a suivi la carrière des consulats. Jean-François resta à Genève, et il y reçut Rousseau dans une maison qu’il avait aux Eaux-Vives, sur les bords du lac. Parmi les lettres de Jean-Jacques Rousseau, il y en a plusieurs adressées à son cousin Théodore, un des fils de Jean-François, et il lui rappelle la bonne réception que lui avait faite son père en 1754. Pendant son séjour à Genève, il vit donc beaucoup sa famille, et fut tout-à-fait bon parent. Il avait une tante qui lui avait sauvé la vie dans son enfance par les soins qu’elle avait pris de lui ; ne pouvant pas, dans les premiers momens de son séjour, aller la voir à la campagne, ou elle habitait, il lui écrit : « Il y a quinze jours, ma très bonne et très chère tante, que je me propose chaque matin de partir pour aller vous voir, vous embrasser et mettre à vos pieds un neveu qui se souvient avec la plus tendre reconnaissance des soins que vous avez pris de lui pendant son enfance et de l’amitié que vous lui avez toujours témoignée….. Je ne puis vous dire quelle fête je me fais de vous revoir et de retrouver en vous cette chère et bonne tante que je pouvais appeler ma mère par les bontés qu’elle avait pour moi, et à laquelle je ne pense jamais sans un véritable attendrissement[1]. « Au commencement de ses Confessions, il parle aussi de salante Gonceru : « Chère tante, dit-il en l’apostrophant au milieu du récit, car l’apostrophe est la figure favorite et un peu banale de Rousseau, — chère tante, je vous pardonne de m’avoir fait vivre, et je m’afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que vous m’avez prodigués au commencement des miens[2]. » Voilà des sentimens bien différens de ceux qu’il avait à Genève. À Genève, il était bonhomme, et il se laissait aller sans mauvaise honte à ses penchans d’affection et de reconnaissance. Dans les Confessions, il jouait son rôle de misanthrope et de mélancolique.

Il y a dans la correspondance et dans les divers écrits de Rousseau d’autres témoignages encore de sa bonne humeur pendant son séjour à Genève. Ainsi c’est des Eaux-Vives et de la maison de son cousin qu’il écrit sur la musique à M. Lesage, qui était un mathématicien et qui, à ce titre, croyait que la musique était une science exacte ou bien une sensation seulement dont le goût individuel déterminait le prix. Rousseau prétend avec raison que la musique est un art « qui a, comme tous les beaux-arts, le principe de ses plus grands charmes dans celui de l’imitation… et qu’il y a des règles pour juger d’une pièce de musique aussi bien que d’un poème ou d’un tableau. Que dirait-on d’un homme qui prétendrait juger de l’Iliade d’Homère, ou de la Phèdre de Racine, ou du Déluge du Poussin, comme d’une oille ou d’un jambon ? Autant en ferait celui qui voudrait comparer les prestiges d’une musique ravissante — qui porte au cœur le trouble de toutes les passions et la volupté de tous les sentimens — avec la sensation grossière et purement physique du palais dans l’usage des alimens. Quelle différence pour les mouvemens de l’ame entre des hommes exercés et ceux qui ne le sont pas ! Un Pergolèse, un Voltaire, un Titien, disposeront pour ainsi dire à leur gré des cœurs chez un peuple éclairé ; mais le paysan insensible aux chefs-d’œuvre de ces grands hommes ne trouve rien de si beau que la bibliothèque bleue, les enseignes à bière et le branle de son village[3]. » Ce sont là les vrais principes des arts, qui ne seront jamais le plaisir de la foule, mais de l’élite, et que l’élite seule peut goûter et peut comprendre. J’ai souvent entendu des poètes, des peintres, des musiciens qui disaient qu’ils travaillaient pour le peuple : vaine prétention, et qui se sent des manies politiques de notre temps ! Les arts ne travaillent pas pour le peuple, mais pour le public, qui n’est qu’une petite portion du peuple, et encore que de publics divers ! Or le meilleur public est le public d’en haut, celui qui a le temps d’avoir du goût. À Athènes, les arts travaillaient pour le peuple, parce que, grâce à l’aide des esclaves, le peuple athénien avait le temps d’avoir du goût. Soumettre les arts au peuple, c’est les soumettre à la sensation. Rousseau a bien raison, et il a raison avec esprit et avec bonne humeur, ce que j’aime à remarquer chez lui, parce que ce n’est pas toujours son habitude. Le paysan préfère son enseigne à bière à la Transfiguration ; cette préférence fait-elle autorité ? Non assurément. Il y a des gens, et même des gens d’esprit, qui disent résolument qu’ils n’aiment pas la Vénus de Milo ou l’Athalie de Racine ou le Polyeucte de Corneille, et qui croient juger Racine ou Corneille. Eh non ! ils se font juger eux-mêmes, et voilà tout. — Mais je suis du public. — Oui, mais du mauvais ! — Mais je suis du peuple. — Oui, mais le suffrage universel n’a rien à faire ici, et Rousseau, grand adorateur du peuple, quoiqu’il ait bien soin, dans le Contrat social, de dire que le peuple est incapable d’exercer la souveraineté et qu’il ne peut que la déléguer, Rousseau, quand il s’agit des beaux-arts, revendique nettement les droits de l’élite et bafoue les gens de la foule qui jugent l’Iliade comme ils jugeraient d’un jambon[4].

Pourquoi ai-je recueilli ainsi les détails du séjour de Rousseau à Genève en 1754, de l’accueil de sa famille, du plaisir et de la bonne humeur qu’il en eut ? Je l’ai fait pour détruire l’idée romanesque que nous nous faisons de Rousseau. Nous en faisons un aventurier éloquent, un prolétaire de génie, un Spartacus lettré. Ce n’est rien de tout cela. C’est un bourgeois déclassé par son alliance avec une servante d’auberge ; voilà la vérité, et s’il y a du démagogue dans ses ouvrages, cela ne tient pas à son origine, qui n’a rien de bas et d’obscur ; cela tient aux accidens de sa vie et aux erreurs de sa conduite.

Quoique bien accueilli à Genève par sa famille et par tout ce qu’il y avait d’éclairé et de considéré dans la ville, Rousseau n’y fit pas un long séjour ; il paraît même, par une de ses lettres, qu’il partit un peu brusquement[5]. Il se promettait cependant de revenir à Genève en 1755 ou en 1756, tant il se félicitait de l’accueil qu’il y avait trouvé. Il dédiait à la république de Genève son Discours sur l’inégalité des conditions humaines, et même, pour être sûr que cette dédicace arriverait à son adresse, il avait eu soin de ne pas demander aux magistrats de Genève la permission de faire cette dédicace. « C’était le moyen, disait-il, de ne pas être refusé[6]. » Le procédé étonna un peu, et les raisons que Jean-Jacques Rousseau donnait pour se défendre l’excusaient fort mal. « Il avait fait, disait il, son voyage à Genève pour demander la permission de faire cette dédicace ; mais il lui avait fallu peu de temps et d’observation pour reconnaître l’impossibilité de l’obtenir. » Rousseau ne s’explique pas davantage ; mais je crois en effet qu’il avait promptement reconnu que la république de Genève n’était rien moins que le séjour de l’égalité chimérique qu’il prêchait. L’égalité n’est possible que dans le pêle-mêle et l’obscurité de la foule. Aussitôt que les gens se connaissent, se touchent, se mesurent, comme cela arrive dans les petites républiques, l’égalité disparaît. Je crois à l’égalité à Constantinople et à Saint-Pétersbourg ; je n’y crois pas à Saint-Marin. Le jour où l’idée de la hiérarchie, c’est-à-dire de la différence des individus, sera perdue, allez dans la plus petite commune de France ; vous l’y retrouverez. L’égalité est facile, je me trompe, elle est inévitable à Paris, dans les douze arrondissemens, où personne ne connaît son voisin : elle est impossible au village.

Rousseau s’était cru habile en ne demandant pas la permission de faire sa dédicace, et peut-être avait-il contrevenu aux procédés de la politesse, dont il ne faut pas plus se dispenser à l’égard des états qu’à l’égard des particuliers. Le conseil de Genève fut à la fois habile et poli en acceptant la dédicace faite et en s’honorant du talent d’un de ses concitoyens, sans se mêler d’approuver les principes du Discours sur l’inégalité des conditions. Rousseau ne fut pas content de cette mesure gardée par les magistrats de Genève, et il se plaint dans ses Confessions de la lettre honnête et froide que lui écrivit le premier syndic. En rendant un hommage, il avait voulu imposer une profession de foi.

Dans les premiers momens de son séjour à Genève, plein d’un beau zèle patriotique, il avait abjuré le catholicisme pour recouvrer ses droits de citoyen, et il était rentré dans le sein du calvinisme. C’est ainsi qu’il explique lui-même sa nouvelle conversion : « Honteux, dit-il, d’être exclu de mes droits de citoyen par la profession d’un autre culte que celui de mes pères, je résolus de reprendre ouvertement ce dernier. Je pensais que, l’Évangile étant le même pour tous les chrétiens et le fond du dogme n’étant différent qu’en ce qu’on se mêlait d’expliquer ce qu’on ne pouvait entendre, il appartenait en chaque pays au seul souverain de fixer et le culte et le dogme inintelligible, et qu’il était par conséquent du devoir du citoyen d’admettre le dogme et de suivre le culte prescrit par la loi[7]. » Voilà cette théorie de la religion civile que nous retrouverons dans le Contrat social et dans les Lettres de la Montagne. Je n’en veux point parler en ce moment, sinon pour protester contre l’insolence et la tyrannie d’une pareille doctrine, qui ôte à l’homme sa plus belle et sa plus imprescriptible liberté, la liberté de conscience, celle par laquelle il mérite de recouvrer toutes les autres, quand il les a perdues.

Les travaux de Rousseau à ce moment de sa vie sont curieux à étudier. Il avait fait ses deux grands discours, celui sur les lettres et celui sur l’inégalité, qui avaient été fort lus et fort admirés ; cependant il voulait apprendre à écrire, comme s’il ne le savait pas encore, et il se mit à traduire du latin pour former son style. Bizarre idée, dira-t-on, nouveau paradoxe d’un homme qui aimait à en faire. — Non. Rousseau avait raison. Il savait écrire quand il était inspiré par son sujet et par son génie ; mais il sentait aussi que, quand l’inspiration lui faisait défaut, son style languissait et devenait lourd et confus. Il n’était pas encore le maître de sa phrase ; c’était un outil qui, dans certains momens, semblait travailler tout seul, et qui, dans d’autres, résistait à la main et en trompait les efforts. Il voulut dompter son outil, et pour cela il s’exerça d’abord à traduire Tacite[8] ; mais il abandonna bientôt cet exercice : un si rude jouteur, dit-il, l’avait promptement lassé. Rousseau fit bien, après tout, de ne point s’opiniâtrer à traduire Tacite, car de toutes les traductions de Tacite que j’ai lues, celle qu’il fit du premier livre des Histoires est la plus faible. Il efface et il ternit comme à plaisir les tableaux du grand historien. Tout se glace et se décolore sous la plume du traducteur. Rousseau s’accuse d’avoir fait des contre-sens. Il a fait bien pis, selon moi, que de ne pas comprendre son auteur : il l’a défiguré. Ce premier livre des Histoires est un drame terrible ; c’est la peinture de Rome après Néron, sous Galba, Othon et Vitellius : l’empire passant de mains en mains au gré de la cupidité des soldats ; la tyrannie ne donnant pas même l’ordre ; le sénat déshonoré par des adulations contradictoires, forcé de bénir et de maudire le même prince à quelques mois de distance ; le peuple indifférent et demandant seulement du pain et des spectacles ; le massacre venant interrompre la frivolité et le plaisir, et le sang coulant à flots le lendemain ou à la veille d’une fête : quel temps et quels hommes ! Mais pour peindre ce temps et ces hommes il s’est trouvé un écrivain dont le pinceau, à la fois énergique et éclatant, représente d’un trait ces scènes affreuses, et qui, pour peindre cet empire que donnent et reprennent les soldats, dira par exemple avec je ne sais quelle trivialité éloquente : Susciperunt duo manipulares imperium populi romani transferendum et transtulerunt. Qu’a fait Rousseau de ces deux caporaux entrepreneurs du transport de la dignité impériale et qui la transportent ? « On vit, dit Rousseau, deux manipulaires entreprendre et venir à bout de disposer de l’empire romain. » Ailleurs, c’est la peinture du meurtre de Galba : quelle vive et belle description ! Igitur milites romani quasi Vologesen aut Pacorum avito Arsacidarum solio depulsuri, ac non imperatorem suum, inermem senem trucidare pergerent, disjecta plèbe, proculcato senatu, truces armis, rapidis equis. Forum irrumpunt, nec illos Capitolii aspectus et imminentium templorum relligio et priores et futuri principes terruere, quominus facerent scelus, cujus ultor est quisquis successor. Tout le génie, tout l’art de Tacite est dans cette phrase : grand peintre à la fois et grand penseur, terminant toujours un tableau par une sentence, s’adressant à la fois à l’imagination et à l’ame. Nous voyons les soldats romains en face, non pas de l’empereur des Parthes, les vieux ennemis de Rome, mais de leur empereur et d’un vieillard désarmé, courir pour le massacrer, dispersant le peuple, foulant aux pieds le sénat, l’arme au poing, au galop de leurs chevaux, s’élançant dans le Forum, sans s’arrêter ni à la vue du Capitole, ni au respect des temples qui dominent la place publique, ni à la pensée des empereurs passés et des empereurs à venir, et s’acharnant à ce crime que venge infailliblement celui qui en hérite. Rousseau traduit : « Alors, comme s’il eût été question, non de massacrer dans leur prince un vieillard désarmé, mais de renverser Pacore ou Vologèse du trône des Arsacides, on vit les soldats romains, écrasant le peuple, foulant aux pieds les sénateurs, pénétrer dans la place à la course de leurs chevaux et à la pointe de leurs armes, sans respecter le Capitole ni les temples des dieux, sans craindre les princes présens et à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés. » Je laisse de côté le contre-sens de la fin : Cujus ultor est quisquis successor, mot que Rousseau n’a pas entendu ; mais où est le tableau ?

Je ne suis pas étonné que Rousseau n’ait pas réussi à bien traduire Tacite, et cela pour deux raisons : la première est la différence entre le génie de Tacite et celui de Rousseau ; la seconde, la différence entre le temps de Tacite et le temps de Rousseau.

Rousseau est éloquent à exprimer ses idées et ses sentimens particuliers. Personne ne sait mieux décrire que lui les magnificences de la nature, mais à la condition d’y mêler ses émotions ; personne non plus ne sait mieux raconter, mais il ne raconte bien que ce qu’il a éprouvé et senti. Il n’y a en lui rien de la froide et sévère impartialité de l’historien qui voit et qui juge. Tacite, au contraire, semble n’avoir pas de passions qui lui soient propres ; il n’a que la haine du mal. Observateur profond et grand peintre, il observe tout ce qu’il y a dans l’ame du méchant, et il le révèle d’un mot. À un siècle pervers et raffiné, aux passions à la fois violentes et hypocrites d’une vieille civilisation, il fallait cet observateur et ce peintre dont rien ne trouble la vue et dont rien n’égare le pinceau. Tacite n’est jamais en jeu dans ses récits : il reste étranger comme un miroir à ce qu’il représente ; mais les personnages qu’il met en scène vivent d’une vie admirable, sans qu’il ait besoin de se substituer à ceux qu’il fait vivre. Il y a des écrivains qui ne savent animer que leurs propres images. Otez-les du moi, ils languissent. Il en est d’autres, au contraire, dont le regard crée ce qu’ils observent, si bien que sous leur coup d’œil fécond les hommes et les événemens prennent un corps, une physionomie, et que l’image devient la chose. Tels sont les grands historiens et les grands peintres, tels sont les poètes dramatiques, tel est Tacite.

La différence entre les deux siècles, celui de Tacite et celui de Rousseau, n’est pas moins grande qu’entre les deux génies. M. Daunou, je crois, prétendait qu’ayant bien cherché dans l’histoire du monde quel était le siècle où il faisait le mieux vivre, il avait trouvé que c’était le XVIIIe siècle et qu’un homme qui serait né en France vers 1705 ou 1706, qui aurait échappé par l’enfance aux malheurs des dernières années de Louis XIV et qui serait mort vers 1785 ou 1786, ayant vécu ses quatre-vingts ans, pourrait se dire avoir été aussi heureux que le comporte l’histoire de l’humanité. Point de grandes révolutions, point de tyrannies, point de proscriptions ; une société aimable et douce, avant le goût des lettres, livrée au plaisir ; un gouvernement facile et indulgent par insouciance ; des guerres, les unes glorieuses, mais promptement terminées par la paix ; les autres malheureuses, mais n’en venant jamais jusqu’à l’invasion ; des vices plutôt que des crimes, des mécontentemens plutôt que des malheurs : voilà le XVIIIe siècle en France, fort différent du temps que racontait Tacite, temps plein de guerres cruelles, de massacres, d’empereurs assassinés, de tyrans, de délateurs, de persécutions, d’exils, de malheurs publics et privés, où personne ne songe qu’à jouir du présent sans respecter le passé, et sans craindre l’avenir. Entre deux siècles aussi opposés, il n’y a pas de rapprochement possible. Comment le XVIIIe siècle pouvait-il comprendre et traduire Tacite ? Il le regardait comme un misanthrope éloquent, qui avait calomnié la nature humaine, et c’est peut-être là ce qui attira Rousseau de ce côté. Il n’y a que nous, acteurs et témoins d’un siècle plein de révolutions, qui sachions ce qu’est la nature humaine dans ces jours d’agitation et qui puissions croire que Tacite n’a point calomnié l’humanité.

Ayant abandonné Tacite, Rousseau se mit à traduire Sénèque, et il fit choix du plus bizarre ouvrage de Sénèque, l’Apocolocuntosis. C’est un pamphlet ou une satire contre l’empereur Claude, contre Claude mort, entendons-nous bien. Vivant, Sénèque l’avait flatté ; il l’avait appelé le plus doux des Césars, un prince dont la clémence était la première vertu, un prince qui savait par cœur tous les préceptes de la sagesse antique, un dieu enfin, le plus grand et le plus magnanime des dieux[9]. Il est vrai qu’alors Sénèque était exilé en Corse ; il s’y ennuyait et voulait revenir à Rome. Une fois Claude mort, Sénèque se vengea des éloges qu’il lui avait donnés. C’était l’usage des Romains de faire des dieux de leurs empereurs quand ils étaient morts, et parfois même ils hâtaient la mort pour hâter l’apothéose. Sénèque raconte que, selon cette coutume, les dieux se mettent à délibérer sur la réception de Claude dans l’Olympe. Chaque dieu parle, et Jupiter, qui préside, est souvent forcé de rappeler les dieux à la question et même à l’ordre. L’apothéose de Claude allait être décrétée, quand Auguste fait un discours véhément contre Claude ; il a été trop stupide pour être dieu. Sur le discours d’Auguste, l’Olympe change d’avis, comme si l’Olympe était le sénat romain, et Claude est exclu ; il ne sera pas dieu. Que sera-t-il donc ? Il sera changé en citrouille, qui est, je ne sais pourquoi, un emblème de la bêtise, et de là le titre de la satire de Sénèque, l’Apocolocuntosis, la métamorphose en citrouille.


II.

Tels étaient les travaux ou plutôt les exercices littéraires de Rousseau à son retour à Paris. Il s’était promis de retourner à Genève, et même il avait envie de s’y établir. Il y renonça, dit-il dans ses Confessions, parce que la dédicace de son Discours sur l’inégalité ne fut pas accueillie comme il l’espérait ; mais ce qui le détermina surtout à renoncer à Genève, ce fut l’établissement de Voltaire auprès de cette ville. « Je compris[10] que cet homme y ferait révolution, que j’irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris ; qu’il me faudrait batailler sans cesse, et que je n’aurais d’autre choix dans ma conduite que d’être un pédant insupportable ou un lâche et mauvais citoyen. » Rousseau avait un peu contre Voltaire la haine du pauvre contre le riche, non qu’il enviât sa richesse, non qu’il n’ait pas su parfois vivre d’assez bonne grâce auprès des riches et des grands seigneurs de son temps. Ce qu’il détestait dans Voltaire, c’était l’aisance et l’ascendant que lui donnait sa fortune, et qui faisaient contraste avec l’allure timide et gênée qu’avait Rousseau. En face d’un grand seigneur bienveillant, Rousseau, qui se sentait son supérieur par le génie, ne souffrait guère d’être son inférieur par la fortune et par le rang, il retrouvait son compte d’un autre côté. En face de Voltaire, il se sentait son égal par le génie et son inférieur par tout le reste. Je sais bien que ce reste, qui se compose des biens accidentels du monde, peut et doit être méprisé par un philosophe ; mais on déteste souvent chez les autres les biens qu’on méprise pour soi. C’est ici le lieu d’exposer rapidement les rapports de Rousseau avec Voltaire.

En 1755, Lisbonne avait été à moitié détruite par un tremblement de terre. Voltaire, qui était à l’affût de toutes les catastrophes et de tous les maux de l’humanité pour en faire des argumens contre Dieu, ne manqua pas de saisir cette occasion, et il fit un poème sur le tremblement de terre de Lisbonne, où il attaqua vivement la maxime de Leibnitz et de Pope, que tout était bien. Ce n’était pas que Voltaire ne crût en Dieu ; mais je dirai volontiers, empruntant mon exemple à l’histoire des gouvernemens parlementaires, que Voltaire aimait le bon Dieu comme beaucoup de gens dans l’opposition aimaient le roi, c’est-à-dire à la condition de lui jouer de temps en temps de mauvais tours et de critiquer à leur aise son gouvernement. Voltaire envoya son poème à Jean-Jacques Rousseau, parce que ces deux grands hommes se faisaient encore à ce moment des politesses ; mais il l’adressait mal. Rousseau n’entendait pas raillerie sur Dieu ; il l’aimait, et il y croyait de tout son cœur. Un soir, dans le salon de Mlle Quinault, les beaux-esprits du temps s’évertuaient à qui mieux mieux contre la religion. Mme d’Épinay, qui raconte la scène, « craignant qu’ils ne voulussent détruire toute religion, demanda grâce pour la religion naturelle. — Pas plus pour celle-là que pour les autres, dit Saint-Lambert ; qu’est-ce qu’un Dieu qui se fâche et qui s’apaise ? — Mlle Quinault : Mais parlez donc, marquis ; est-ce que vous seriez athée ? — À sa réponse, Rousseau se fâcha et murmura entre ses dents ; on l’en plaisanta. — Rousseau : Si c’est une lâcheté que de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu qui est présent, et moi, messieurs, je crois en Dieu[11] ! »

Le mot de Rousseau est beau, et vaut pour moi toute la profession de foi du vicaire savoyard[12].

Ayant hardiment confessé Dieu chez Mlle Quinault, Rousseau n’hésita point non plus à défendre la divine Providence contre les argumens et les sarcasmes de Voltaire.


Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire !


s’écriait Voltaire dans son poème ;


Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal.
Sans engloutir, Lisbonne, eût-il été plus mal ?

Je désire humblement, sans offenser mon maître.
Que ce gouffre enflammé de soufre et de salpêtre
Eût allumé ces feux dans le fond des déserts.
Je respecte mon Dieu, mais j’aime l’univers.
Quand l’homme ose gémir d’un fléau si terrible.
Il n’est point orgueilleux, hélas ! il est sensible.
Les tristes habitans de ces bords désolés.
Dans l’horreur des tourmens, seraient-ils consolés.
Si quelqu’un leur disait : Tombez, mourez tranquilles !
Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles ;
D’autres mains vont bâtir vos palais embrasés.
D’autres peuples naîtront dans vos murs écrasés ;
Le nord va s’enrichir de vos pertes fatales ;
Tous vos maux sont un bien dans les lois générales !


Comme cette façon de trouver en faute la Providence plaisait fort à Voltaire, il la reprend dans la préface de son poème, et, si je cite encore quelques phrases de cette préface, c’est que la prose de Voltaire, toujours vive et piquante, fait comprendre, par le contraste, ce qui manque souvent à sa poésie. « Si lorsque Lisbonne, Méquinez, Tétuan et tant d’autres villes furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitans au mois de novembre 1755, nos philosophes avaient crié aux malheureux qui échappaient à peine des ruines : Tout est bien ! les héritiers des morts augmenteront leurs fortunes, les maçons gagneront de l’argent à rebâtir des maisons, les bêtes se nourriront des cadavres enterrés dans les débris : c’est l’effet nécessaire des causes nécessaires ; votre mal particulier n’est rien ; vous contribuez au bien général ! — un tel discours certainement eût été aussi cruel que le tremblement de terre a été funeste, et voilà ce que dit l’auteur du poème sur le désastre de Lisbonne. »

Si Voltaire veut dire qu’il ne faut pas prêcher que tout est bien à ceux qui sortent à peine de l’éruption d’un volcan ou d’une peste, Voltaire a mille fois raison ; mais est-ce à ceux-là aussi qu’il faut prêcher que tout est mal ? Cela ne me semble guère plus raisonnable : il ne faut dire aux malheureux ni qu’ils doivent être contens, ce qui est impossible, ni qu’ils doivent être mécontens et se plaindre de la Providence, car cela leur est trop facile et ne leur servira pas à grand’chose : ils y perdront seulement la résignation, qui est le seul remède aux maux irréparables. Que leur dit donc Voltaire ? car, après avoir critiqué à loisir ceux qui disent que tout est bien, il ne veut pourtant pas arriver à dire que tout est mal. Il dit que tout est douteux, conclusion fort commode, mais qui ne peut guère consoler les échappés des volcans et de la peste.


Que peut donc de l’esprit la plus vaste ‘étendue ?
Rien. Le livre du sort se ferme à notre vue.
L’homme étranger à soi de l’homme est ignoré.
Que suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit et dont le sort se joue,
Mais atomes pensans, atomes dont les yeux
Guidés par la pensée ont mesuré les cieux, —
Au sein de l’infini nous élançons notre être
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.


Voilà de beaux vers cette fois, mais de pauvres consolations. C’est là pourtant tout le système de Voltaire sur la Providence, système d’ailleurs qu’il serait facile de rendre chrétien, en y ajoutant un mot, et Voltaire ne se faisait pas faute d’ajouter ce mot, quand il le croyait utile à sa sécurité. Ce que Voltaire en effet appelle le doute qui plane sur tout notre être n’est rien autre chose que le mystère de la vie humaine, tel que le chrétien le conçoit et le résout par la foi et par l’espérance qu’il a en son père céleste. Où le philosophe doute, le chrétien espère. C’est la même condition, le sentiment seul est différent.

Voyons maintenant ce que dit Rousseau sur ce grand problème de l’existence du mal dans ce monde. Il commence par une fort spirituelle analyse du poème de Voltaire, qui reproche à Pope et à Leibnitz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et qui charge tellement le tableau de nos misères, qu’il en aggrave le sentiment. « Au lieu des consolations que j’espérais, dit Rousseau, vous ne faites que m’affliger : on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce me semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal….. Le poème de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience ; le vôtre aigrit mes peines, excite mes murmures, et m’ôtant tout, hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir[13]. »

Voltaire et Rousseau s’étaient donné chacun un adversaire qu’ils attaquaient en toute occasion, — Voltaire le bon Dieu, Rousseau la société. De même que Voltaire reproche au bon Dieu le tremblement de terre de Lisbonne, Rousseau le reproche à la société. Le passage est curieux. « Convenez, par exemple, dit-il à Voltaire, que si la nature n’avait point rassemblé à Lisbonne vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul… Vous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts ? Mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne font aucun mal aux messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en font peu même aux animaux et aux sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, et qui ne craignent ni la chute des toits ni l’embrasement des maisons ; mais que signifierait un pareil privilège ? Serait-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville ? » Chose étrange que l’aveuglement de l’esprit de système ! il rapporte tout à sa manie. La terre tremble à Lisbonne, c’est, selon l’un, la faute de la Providence, et selon l’autre, c’est la faute de la société !

Après avoir donné carrière à sa mauvaise humeur contre les villes qui gênent la liberté des tremblemens de terre, Rousseau arrive à la maxime tant attaquée par Voltaire : — tout est bien, — et il commence par faire une distinction fort juste entre le mal particulier dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, et le mal général que nie l’optimisme. « Il n’est pas question, dit Rousseau, de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans sa constitution. Ainsi si l’addition d’un article rendrait, ce semble, la proposition plus exacte, et, au lieu de tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou : Tout est bien pour le tout. Alors il est évident qu’aucun homme ne saurait donner de preuves directes ni pour ni contre, car ces preuves dépendent d’une connaissance parfaite de la constitution du monde et du but de son auteur, et cette connaissance est incontestablement au-dessus de l’intelligence humaine. Les vrais principes de l’optimisme ne peuvent se tirer ni des propriétés de la matière ni de la mécanique de l’univers, mais seulement par induction des perfections de Dieu qui préside à tout, de sorte qu’on ne prouve pas l’existence de Dieu par le système de Pope, mais le système de Pope par l’existence de Dieu. » J’aime et j’admire cette manière hardie et forte de raisonner. Non, il n’est pas besoin que nous trouvions que tout est bien pour croire à l’existence de Dieu ; mais, comme nous croyons à l’existence de Dieu, il faut nécessairement que tout soit bien. À prendre l’optimisme comme le fait Voltaire, l’existence de Dieu dépend d’une objection que nous ne saurons pas réfuter. J’ai mal aux dents ; donc Dieu n’existe pas ! À prendre au contraire l’optimisme comme le fait Rousseau, l’existence de Dieu, et par conséquent la nécessité que le tout soit bien ou que tout soit bien pour le tout, surmonte et renverse toutes les petites objections. En raisonnant ainsi, Jean-Jacques Rousseau raisonnait, sans le savoir, comme saint Augustin dans la Cité de Dieu. Pourquoi, dit saint Augustin, vouloir juger la nature sur les avantages ou les inconvéniens qu’elle a pour nous ? « C’est la nature prise en soi et non dans ses rapports avec nous qui glorifie son créateur….. Si l’ordre de la nature nous déplaît et si nous le critiquons, c’est que, par la condition de notre nature mortelle, incorporés nous-mêmes à la partie mobile et périssable de l’univers, nous ne pouvons pas concevoir comment ce qui nous choque dans cette partie se rapporte d’une manière juste et salutaire à l’ensemble général. Aussi c’est avec raison que là où la providence du Créateur échappe à notre contemplation, elle est prescrite à notre foi pour interdire à la témérité humaine le moindre blâme sur l’œuvre de l’artisan suprême[14]. » N’est-ce pas là, mot pour mot, le raisonnement de Rousseau ? Ne jugeons pas l’univers sur ce qui nous touche ; jugeons-le sur l’ensemble, et, comme cet ensemble échappe à notre vue, là où nous ne pouvons pas comprendre, croyons, et suppléons à la science par la foi. Croyons à la bonté de l’univers à cause de Dieu, et ne croyons pas à Dieu à cause de la bonté de l’univers. Je ne veux pas dire que Rousseau ait emprunté le raisonnement à saint Augustin ; j’aime qu’il l’ait retrouvé, et que, lorsqu’il s’agit de défendre la Providence contre les chicanes de l’esprit humain, le philosophe et le père de l’église aient hardiment recours tous les deux à la foi, qui est toujours forcée de venir au secours de la raison humaine, aux uns plus tôt, aux autres plus tard, selon que la raison humaine va plus ou moins loin par sa propre force ; mais il y a toujours un point et un moment où la raison s’arrête, et c’est alors que la foi commence, — si bien en vérité, que, puisque la foi doit toujours commencer quelque part, peu importe où la raison s’arrête, et qu’elle fasse quelques relais de plus ou de moins.

La Lettre sur la Providence a toutes les qualités du génie de Rousseau et presque aucun de ses défauts ; elle a la fermeté et la profondeur du raisonnement ; elle a aussi la chaleur et l’émotion qui font l’éloquence de Rousseau. C’est ainsi qu’après avoir réfuté avec une force admirable les petits sophismes de Voltaire contre la Providence, il finit par ce retour touchant sur lui-même et sur Voltaire. « Je ne puis m’empêcher, monsieur, de remarquer une opposition bien singulière entre vous et moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance. Bien sûr de votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’ame, et, si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami ; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre, et moi, homme obscur, pauvre, tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez, moi j’espère, et l’espérance adoucit tout. »

Voltaire se garda bien de répondre aux raisonnemens de Rousseau ; il s’en tira par une de ses espiègleries ordinaires ; il se fit malade et garde-malade pour avoir le droit de rester muet. Cependant sa lettre est encore fort amicale, et rien n’annonce la triste inimitié qui devait bientôt éclater entre eux. Voltaire même invite Rousseau à venir aux Délices. Mais cette jalousie fatale, qui fait que les grands hommes, à mesure qu’ils s’élèvent au-dessus des autres hommes, ne se rencontrent que pour se combattre ; cette impuissance malheureuse de souffrir un supérieur, ou même un égal, qui fait que dans l’art de la guerre ou dans l’art de la parole, dans la politique ou dans la philosophie, un pays et un siècle ne peuvent pas contenir à la fois deux hommes supérieurs sans qu’ils soient ennemis l’un de l’autre ; cette répugnance profonde de l’égalité, qui est propre à tous les hommes et qui éclate surtout dans les plus grands d’entre eux ; cet empressement pernicieux des petits à pousser les grands les uns contre les autres et à satisfaire leurs petites passions à l’abri des grandes qu’ils excitent ; la sotte incapacité qu’ont les hommes, et dont ils se louent comme d’un mérite, de ne pouvoir pas admirer deux grands hommes à la fois : — tout cela rompit bientôt la bonne intelligence entre Rousseau et Voltaire. Ajoutez-y les soupçons et les défiances de Rousseau, qui, voyant partout des ennemis, ne pouvait pas manquer d’en voir un dans Voltaire.

Qui des deux a commencé la querelle ? Qui a rompu le premier avec l’autre ? Ce fut Rousseau, il raconte lui-même dans ses Confessions que, la lettre qu’il avait écrite à Voltaire sur la Providence ayant été imprimée, il écrivit à Voltaire pour lui dire que ce n’était pas lui qui avait donné copie de cette lettre. Le procédé était honnête ; mais voici comment il crut devoir finir sa lettre : « Je ne vous aime point, monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ; vous y avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissemens que je vous y ai prodigués parmi eux. C’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourans, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagnent dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentimens dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talens, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû ni aux procédés que le respect exige. Adieu, monsieur[15] ! »

Rousseau, dans ses Confessions, s’étonne que Voltaire n’ait point répondu à cette lettre, et il dit que, « pour mettre sa brutalité plus à l’aise, il fit semblant d’être irrité jusqu’à la fureur. » Rousseau, par hasard, avait-il écrit la lettre que nous venons de lire pour plaire à Voltaire ? Assurément non. Pourquoi donc se plaignait-il, si Voltaire était irrité ? Voltaire, jusqu’à cette lettre, n’était coupable envers Rousseau que de quelques plaisanteries contre son système. Rien de public : quelques bons mots pour défendre les lettres et la civilisation, et ces bons mots étaient adressés à Rousseau lui-même ou à des amis, et dans des lettres privées. En 1756 même, Voltaire, répondant à la grande lettre de Rousseau sur la Providence, lui disait : « Comptez que de tous ceux qui vous ont lu, personne ne vous estime mieux que moi malgré mes mauvaises plaisanteries, et que de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. » Cela, il faut l’avouer, ne ressemble guère au je vous hais de Rousseau. Il est vrai que Voltaire, tout en s’excusant de ses mauvaises plaisanteries, n’y renonçait pas, et qu’en 1756, dans sa correspondance avec d’Alembert, il raille assez gaiement la sagesse iroquoise de Jean-Jacques Rousseau. Ailleurs, en 1757, il écrit encore à d’Alembert : « Si vous avez un moment de loisir, mandez-moi comment vont les organes pensans de Rousseau et s’il a toujours mal à la glande pinéale. S’il y a une preuve contre l’immortalité de l’ame, c’est cette maladie du cerveau ; on a une fluxion sur l’ame comme sur les dents. Nous sommes de pauvres machines. » Ces plaisanteries contre la spiritualité de l’ame humaine plutôt que contre Rousseau ne sont que des peccadilles dans Voltaire, et rien n’indique encore qu’il déteste Rousseau. Après la lettre même où Rousseau lui déclare solennellement sa haine et à laquelle Voltaire ne répond rien, nous ne voyons pas que Voltaire s’emporte jusqu’à la fureur. « J’ai reçu, dit-il à Thiriot le 23 juin 1760, une grande lettre de Jean-Jacques Rousseau ; il est devenu tout-à-fait fou, c’est dommage ! » Deux mois après, le 29 août, il n’est pas non plus fort irrité, car il écrit à Thiriot encore : « Jean-Jacques, à force d’être sérieux, est devenu fou ; il écrivait à Jérôme[16] dans sa douleur amère : « Monsieur, vous serez enterré pompeusement, et je serai jeté à la voirie. » Pauvre Jean-Jacques ! Voilà un grand mal d’être enterré comme un chien, quand on a vécu dans le tonneau de Diogène. »

Qu’est-ce donc qui fit que Voltaire devint enfin furieux contre Rousseau ? Rousseau ne voulait point qu’il y eût de théâtre à Genève, et il ne voulait même pas que les Genevois allassent jouer la tragédie et la comédie chez Voltaire, qui avait construit un théâtre dans son château pour y jouer ses pièces. Voilà le crime impardonnable. Point de théâtre à Genève, ce n’était encore qu’une querelle entre Rousseau et d’Alembert : Voltaire pouvait être tolérant, et il l’était ; mais point de théâtre aux Délices ou point de Genevois, c’est-à-dire point de public et point d’admirateurs au théâtre des Délices, cela peut-il se concevoir ? Dès ce moment, Rousseau devient pour Voltaire un de ces noms détestés qu’il poursuit d’abord de ses sarcasmes et plus tard de ses insultes. « Jean-Jacques Rousseau, homme fort sage et fort conséquent, a écrit plusieurs lettres contre ce scandale[17] à des diacres de l’église de Genève, à mon marchand de clous, à mon cordonnier[18]. » Les expressions de la lettre de Rousseau, dont il avait ri d’abord, lui reviennent à la mémoire et l’irritent. « C’est contre votre Jean-Jacques que je suis le plus en colère, écrit-il à d’Alembert le 19 mars 1761. Cet archi-fou, qui aurait pu être quelque chose, s’il s’était laissé conduire par vous, s’avise de faire bande à part ; il écrit contre les spectacles après avoir fait une mauvaise comédie ; il écrit contre la France qui le nourrit ; il trouve quatre ou cinq douves pourries du tonneau de Diogène, il se met dedans pour aboyer ; il abandonne ses amis ; il m’écrit à moi la plus impertinente lettre que jamais fanatique ait griffonnée. Il m’écrit en propres mois : Vous avez corrompu Genève pour prix de l’asile qu’elle vous a donné, comme si je me souciais d’adoucir les mœurs de Genève, comme si j’avais besoin d’un asile, comme si j’en avais pris un dans cette ville de prédicans sociniens, comme si j’avais quelque obligation à cette ville ! »

En recevant cette lettre, où la colère d’un poète qui veut qu’on joue et qu’on applaudisse ses pièces met en mouvement toutes les autres colères de Voltaire, — et sa colère de philosophe contre les prédicans, et sa colère de grand seigneur contre les marchands de clous et les cordonniers qui de plus sont diacres, et sa colère de riche contre ceux qui croient qu’il a besoin de quelqu’un, — d’Alembert essaya de calmer l’irascible vieillard. « Je viens à Jean-Jacques, écrit d’Alembert à Voltaire, non pas à Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, qui pense être quelque chose, mais à Jean-Jacques Rousseau, qui pense être cynique, et qui n’est qu’inconséquent et ridicule. Je veux qu’il vous ait écrit une lettre impertinente ; je veux que, vous et vos amis, vous ayez à vous en plaindre : malgré tout cela, je n’approuve pas que vous vous déclariez publiquement contre lui comme vous faites, et je n’aurai sur cela qu’à vous répéter vos propres paroles : Que deviendra le petit troupeau, s’il est désuni et dispersé ? Nous ne voyons point que ni Platon, ni Aristote, ni Sophocle, ni Euripide aient écrit contre Diogène, quoique Diogène leur ait dit à tous des injures. Jean-Jacques est un malade de beaucoup d’esprit et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l’outrager. » Cette lettre sage et noble apaisa-t-elle Voltaire ? Pas le moins du monde. Il voulait bien gronder les philosophes de Paris qui se disputaient, mais il voulait qu’on le laissât injurier Rousseau tout à son aise[19]. « À l’égard de Jean-Jacques, répond-il à d’Alembert, s’il n’était qu’un inconséquent, un petit bout d’homme pétri de vanité, il n’y aurait pas grand mal ; mais qu’il ait ajouté à l’emportement de sa lettre l’infamie de cabaler du fond de son village avec des prédicans sociniens pour m’empêcher d’avoir un théâtre à Tournay, ou du moins pour empêcher ses concitoyens, qu’il ne connaît pas, de jouer avec moi ; qu’il ait voulu, par cette indigne manœuvre, se préparer un retour triomphant dans ses rues basses, c’est l’action d’un coquin, et je ne lui pardonnerai jamais. J’aurais tâché de me venger de Platon, s’il m’avait joué un pareil tour, à plus forte raison du laquais de Diogène. Je n’aime ni sa personne ni ses ouvrages, et son procédé est haïssable. »

Si j’ai cité ces divers passages de la correspondance de Voltaire avec d’Alembert sur Rousseau, ce n’est pas seulement pour être un rapporteur exact de la querelle commencée par Rousseau, continuée et envenimée par Voltaire. Il y a aussi dans cette correspondance des traits curieux sur l’histoire littéraire du XVIIIe siècle, et un jugement sur Rousseau qui fait honneur à l’esprit et au caractère de d’Alembert. Ce mot de Voltaire en parlant de Rousseau : « Cet archi-fou qui aurait pu être quelque chose, s’il s’était laissé conduire par vous, et qui s’avise de faire bande à part, » est le grand grief du parti philosophique contre Rousseau ; il n’a pas voulu se laisser conduire et il a fait bande à part. Ç’aurait été un bon soldat, mais il a mieux aimé être général, pouvant l’être. Il n’a pas voulu prendre le mot d’ordre ; il a préféré donner le sien. Quant au jugement de d’Alembert sur Rousseau, il est d’une sagacité singulière. Il n’aime pas Rousseau, mais sa répugnance ne l’empêche pas de reconnaître le génie de Rousseau et d’en comprendre la nature fébrile et maladive. Rousseau est un malade de beaucoup d’esprit, et qui n’a d’esprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir ni l’outrager. Le mot est admirable de sens et de noblesse.

Pendant que Voltaire, dans sa correspondance, se livrait ainsi à sa colère et à sa haine contre Rousseau, que faisait Rousseau ? Il n’avait aucune des qualités du chef de parti et du pamphlétaire ; il ne savait pas revenir sans cesse à la charge pour écraser son ennemi ; il n’avait point de confident ou de plénipotentiaire à Paris à qui donner la consigne et le mot d’ordre, comme le fait Voltaire avec d’Alembert. N’en faisons point cependant un saint ou un martyr. Ce saint, dans sa correspondance, n’épargne pas plus Voltaire que Voltaire ne l’épargnait. Il sait même manier l’ironie et l’employer d’une façon piquante contre le grand moqueur. Voyez ce dialogue de Voltaire avec un ouvrier du comté de Neufchâtel que Rousseau envoie à Mme de Boufflers. Mme de Boufflers était une des dévotes de Rousseau, une des meilleures, la plus judicieuse et la plus éclairée, fort accréditée dans le grand monde parisien, et qui régnait dans la petite cour du prince de Conti. Ce dialogue, qui est une véritable scène de comédie, et la plus piquante qu’ait faite Rousseau, Rousseau l’a, dit-il, rédigé de mémoire d’après une conversation de M. le pasteur Montmollin. « Le tout peut n’être pas absolument exact ; mais les traits principaux sont fidèles, car ils ont frappé M. de Montmollin, il les a retenus, et vous croyez bien que je ne les ai pas oubliés. » La scène se passe pendant le séjour de Rousseau à Motiers-Travers. « Voltaire à l’ouvrier : Est-il vrai que vous êtes du comté de Neufchâtel ? — L’ouvrier : Oui, monsieur. — Êtes-vous de Neufchâtel même ? — Non, monsieur ; je suis du village de Butte, dans la vallée de Travers. — Butte ! cela est-il loin de Métiers ? — À une petite lieue. — Vous avez dans votre pays un personnage de celui-ci qui a bien fait des siennes. — Qui donc, monsieur ? — Un certain Jean-Jacques Rousseau. Le connaissez-vous ? — Oui, monsieur ; je l’ai vu un jour, à Butte, dans le carrosse de M. de Montmollin, qui se promenait avec lui. — Comment ! ce pied plat va en carrosse ? Le voilà donc bien fier ? — Oh ! monsieur, il se promène aussi à pied ; il court comme un chat maigre et grimpe sur toutes nos montagnes. — Il pourrait bien grimper quelque jour sur une échelle. Il eût été pendu à Paris, s’il ne se fût sauvé, et il le sera ici, s’il y vient — Pendu, monsieur ! Il a l’air d’un si bon homme ! Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc fait ? — Il a fait des livres abominables : c’est un impie, un athée. — Vous me surprenez. Il va tous les dimanches à l’église. — Ah ! l’hypocrite ! Et que dit-on de lui dans le pays ? Y a-t-il quelqu’un qui veuille le voir ? — Tout le monde, monsieur ; tout le monde l’aime. Il est recherché par tous, et on dit que milord[20] lui fait aussi bien des caresses. — C’est que milord ne le connaît pas, ni vous non plus. Attendez seulement deux ou trois mois, et vous connaîtrez l’homme. Les gens de Montmorency, où il demeurait, ont fait des feux de joie quand il s’est sauvé pour n’être pas pendu. C’est un homme sans foi, sans honneur, sans religion. — Sans religion, monsieur ! mais on dit que vous n’en avez pas beaucoup vous-même. — Qui, moi ? grand Dieu ! et qui est-ce qui dit cela ? — Tout le monde, monsieur. — Ah ! quelle horrible calomnie ! moi qui ai étudié chez les jésuites, moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les théologiens ! — Mais, monsieur, on dit que vous avez fait bien des mauvais livres. — On ment. Qu’on m’en montre un seul qui porte mon nom, comme ceux de ce croquant portent le sien[21] ! » La conversation est piquante, et l’ouvrier m’a l’air d’un paysan malicieux qui sait comment il faut s’y prendre pour faire rire le beau monde de Paris aux dépens de M. de Voltaire ; mais ces malices ne sont rien auprès des grossières attaques que Voltaire se permettait contre Rousseau.

Il écrivait contre lui en prose et en vers ; il faisait en 1764 un odieux libelle intitulé Sentimens des citoyens de Genève sur Jean-Jacques Rousseau, et il laissait attribuer ce libelle à M. Vernes, pasteur protestant ; enfin il faisait en 1768 la Guerre de Genève, mauvais poème où Rousseau joue un rôle affreux. Je laisse de côté les injures grossières qui abondent dans ce dernier ouvrage, où Voltaire semble avoir perdu son talent en punition de sa méchanceté, et j’y cherche à grand’peine quelques vers qui se sentent de son ancien et charmant esprit. Je prends les vers qui racontent l’incendie du théâtre de Genève, que Voltaire ne manque pas d’imputer, par fiction poétique, dit-il en note, à Rousseau et aux prédicans de Genève, qui s’irritent de voir qu’on joue la comédie à Genève. La vieille colère du poète dramatique contre l’ennemi des spectacles inspire encore ici Voltaire. Rousseau harangue un prédicant de ses amis et l’excite à brûler le théâtre.


Des Genevois on adoucit les mœurs.
On les polit, ils deviendront meilleurs ;
On s’aimera : souffrirons-nous qu’on s’aime ?
Allons brûler le théâtre à l’instant.

Qu’il soit détruit jusqu’en son fondement !

Ayons tous deux la vertu d’Érostrate ;
Prenons ce soir en secret un brandon.

En vain les sots diront que c’est un crime ;
Dans ce bas monde il n’est ni bien ni mal.
Aux vrais savans tout doit sembler égal.
Bâtir est beau, mais détruire est sublime !


III.

J’ai voulu mettre à part tout ce qui dans Rousseau et dans Voltaire concerne leurs tristes querelles, afin de n’avoir plus à m’en occuper. Je reviens maintenant à la vie et aux ouvrages de Rousseau après son retour de Genève, et je dois raconter son établissement à l’Ermitage.

L’établissement de Rousseau à l’Ermitage en 1756 est un des plus curieux chapitres de l’histoire littéraire du XVIIIe siècle. Tout s’y mêle, l’engouement d’une femme bonne, aimable et frivole, qui veut avoir son philosophe près d’elle, comme une curiosité et comme une ressource de conversation dans la solitude ; les amis impérieux, qui veulent régler la vie d’autrui sur la leur et qui croient impossible tout ce qu’ils ne font pas ; le contraste inévitable et plein d’embarras de la famille de Thérèse, dont Rousseau avait fait la sienne, avec les amis et la société que lui faisait son génie ; la finesse et la cupidité des petites gens en face de l’étourderie vaniteuse et prodigue des belles dames et de la sentimentalité déclamatoire des philosophes, tout cela animé et mis en fermentation, si je l’ose dire, par le caractère à la fois affectueux et soupçonneux de Rousseau, qui se donne et se retire tour à tour, si bien qu’à n’y pas regarder de près, on est tenté de prendre pour des inégalités d’humeur ce qui n’est que le contre-coup de toutes les disparates de goût, d’idées, d’habitudes, de conditions, de manières de vivre et de penser amoncelées autour de Rousseau, et dont il est le centre agité et flottant.

Rousseau raconte lui-même comment Mme d’Épinay lui offrit l’Ermitage, et ce récit, quoique fait par Rousseau après sa rupture avec Mme d’Épinay, lui est cependant plus favorable que celui de Mme d’Épinay elle-même dans ses Mémoires. Il a quelque chose de romanesque et de théâtral, qui montre aussi peut-être la manière dont les souvenirs revenaient à Rousseau quand il composait ses Confessions. L’imagination aidait la mémoire. Il raconte donc qu’étant un jour au château de la Chevrette, il poussa sa promenade avec Mme d’Épinay jusqu’au réservoir des eaux du parc, qui touchait la forêt de Montmorency. Il y avait là un potager avec une loge fort délabrée, qu’on appelait l’Ermitage. Ce lieu, solitaire et très agréable, enchanta Rousseau, et il se mit à dire : « Ah ! madame, quelle habitation délicieuse ! Voilà un asile tout fait pour moi. » C’était avant le voyage de Rousseau à Genève. Mme d’Épinay ne dit rien ; mais, après le retour de Rousseau, comme il était à la Chevrette, Mme d’Épinay poussa de nouveau la promenade jusqu’à l’Ermitage : la loge était devenue une jolie maison, et Mme d’Épinay dit à Rousseau tout surpris de ce changement : « Mon ours, voilà votre asile ! C’est vous qui l’avez choisi, et c’est l’amitié qui vous l’offre. — Je ne crois pas, dit Rousseau, avoir été de mes jours plus vivement, plus délicieusement ému. Je mouillai de mes pleurs la main bienfaisante de mon amie[22]. » Le récit de Mme d’Épinay est plus simple ; elle y est aussi bonne et aussi empressée, mais elle n’a pas cet air de fée qui construit une maison d’un coup de baguette. Rousseau était tenté de retourner à Genève, où on lui offrait une place de bibliothécaire avec 1,200 francs d’appointemens ; mais il hésitait à quitter la France, « quoiqu’il voulût, disait-il, quitter Paris. » Mme d’Épinay alors, dans une lettre, lui offre l’Ermitage. De plus, se rappelant lui avoir entendu dire que, s’il avait 100 pistoles de rentes, il ne choisirait pas d’autre habitation, elle lui offre d’ajouter à la vente de son dernier ouvrage ce qui lui manquait pour compléter son revenu. Que fait Rousseau ? Il se fâche, et il écrit à Mme d’Épinay que « sa proposition lui a glacé l’ame. » — « Que vous entendez mal vos intérêts, lui dit-il, de vouloir faire un valet d’un ami !… Je ne suis point en peine de vivre ni de mourir… Je ne refuse pas, au reste, d’écouter ce que vous avez à me dire, pourvu que vous vous souveniez que je ne suis pas à vendre, et que mes sentimens, au-dessus maintenant de tout le prix qu’on y peut mettre, se trouveraient bientôt au-dessous de celui qu’on y aurait mis[23]. »

Il est impossible d’écrire une lettre plus blessante et qui sente plus, disons-le, la sotte et ombrageuse vanité des petites gens. Le souvenez-vous que je ne suis pas à vendre est d’un portier déclamateur. La réponse de Mme d’Épinay au contraire est charmante ; elle est bonne et sensée, elle est digne et compatissante. « Votre lettre m’a fait rire d’abord, tant je la trouve extravagante ; ensuite elle m’a affligée pour vous, car il faut avoir l’esprit bien gauche pour se fâcher de propositions dictées par une amitié qui doit vous être connue et pour supposer que j’ai le sot orgueil de vouloir me faire des créatures….. Je ne vous conseille pas de prendre une détermination présentement[24], car vous ne me paraissez pas en état de juger sainement de ce qui peut vous convenir. Bonjour, mon cher Rousseau[25]. »

On voit qu’entre le conte de fée que fait Rousseau de son établissement à l’Ermitage et la négociation quinteuse dont témoigne la correspondance avec Mme d’Épinay, il y a une différence notable. Enfin Rousseau accepta, tant Mme d’Épinay mit de bonne grâce et de patience dans sa proposition. Elle fut ravie du consentement de Rousseau, et, comme elle en témoignait sa joie à Grimm, celui-ci la blâma fort du service qu’elle rendait à Rousseau. Elle combattit son opinion et lui montra les lettres que Rousseau lui avait écrites. « Je ne vois, dit Grimm, de la part de Rousseau, que de l’orgueil caché partout ; vous lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage, mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera de noircir son imagination ; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres ; il vous accusera de l’avoir sollicité de vivre auprès de vous et de l’avoir empêché de se rendre aux vœux de sa patrie. Je vois déjà le germe de ses accusations dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées[26]. »

Grimm avait raison et prévoyait l’avenir. Mme d’Épinay ne se livrait qu’au plaisir d’installer son philosophe. Elle avait bon cœur, mais elle avait aussi la vanité de son bon cœur. Grimm, qui était alors son sage et son amant, lui disait en vain : « Faites pour vous et pour les vôtres le mieux qu’il vous est possible ; renoncez à vous mêler des autres. Je vous jure que ce qui peut vous arriver de moins fâcheux dans tout ceci, c’est de vous donner un ridicule : on croira que c’est par air et pour faire parler de vous que vous avez logé Rousseau. » Ce conseil fort sage ne prévalut pas, malgré la double autorité de Grimm, contre l’engouement de Mme d’Épinay pour son ours. En même temps, Rousseau, après s’être fait beaucoup prier, s’était pris tout à coup d’un désir singulier d’habiter l’Ermitage. Ses amis de Paris se moquaient de son goût pour la retraite. « Il avait besoin, disaient-ils, de l’encens et des amusemens de la ville ; il ne soutiendrait pas quinze jours de solitude, et on le verrait bientôt revenir avec sa courte honte à Paris[27]. » Ces sarcasmes le piquaient au jeu, et il fut bientôt aussi impatient d’aller s’établir à l’Ermitage que Mme d’Épinay l’était de l’y installer. Cette installation fut une scène qui eut aussi son air romanesque. Mme d’Épinay alla dans sa voiture prendre Rousseau et ses deux gouvernantes ; la mère Levasseur était une femme de soixante-dix ans, lourde, épaisse et presque impotente. Le chemin, dès l’entrée de la forêt, est impraticable pour une berline. Mme d’Épinay n’avait pas prévu que la bonne vieille serait embarrassante à transporter, et qu’il lui serait impossible de faire le reste de la route à pieds ; il fallut donc faire clouer de forts bâtons à un fauteuil et porter à bras la mère Levasseur jusqu’à l’Ermitage. Cette pauvre femme pleurait de joie et de reconnaissance ; mais Rousseau, le premier moment de surprise et d’attendrissement passé, marcha en silence, la tête baissée, sans avoir l’air d’avoir la moindre part à ce qui se passait… Mme d’Épinay était si épuisée, qu’après le dîner elle pensa se trouver mal ; elle fit ce qu’elle put pour le cacher à Rousseau, qui s’en douta, mais qui ne voulut point avoir l’air de s’en apercevoir[28]. » Que dites-vous de cette fin d’une journée d’attendrissement ? Mme d’Épinay fatiguée d’avoir pris elle-même la peine de sa bonne action, ce dont je lui sais gré, et Rousseau mécontent ou embarrassé d’une bonté qui lui impose trop d’obligations. Le personnage le plus simple de cette scène et qui m’amuse le plus est la mère Levasseur, enchantée d’être portée à bras dans un fauteuil du château.

Les premiers momens du séjour de Rousseau à l’Ermitage furent un véritable enchantement. Il aimait les champs, la vie rustique et simple, le loisir et le travail à ses heures, point de gêne, point de devoirs, la promenade, la méditation, et il sentait qu’il allait avoir tout cela à l’Ermitage. Depuis quelques années, il allait fréquemment à la campagne ; mais c’était dans les châteaux du beau monde, « et ces voyages, toujours faits avec des gens à prétentions, toujours gâtés par la gêne, ne faisaient, dit-il, qu’aiguiser en moi le goût des plaisirs rustiques dont je n’entrevoyais de plus près l’image que pour mieux sentir leur privation. J’étais si ennuyé de salons, de jets d’eau, de bosquets, de parterres et des plus ennuyeux montreurs de tout cela ; j’étais si excédé de brochures, de clavecin, de tri, de nœuds, de sots bon mots, de fades minauderies, de petits conteurs et de grands soupers, que quand je lorgnais du coin de l’œil un simple pauvre buisson d’épines, une haie, une grange, un pré, quand je humais, en traversant un hameau, la vapeur d’une bonne omelette au cerfeuil ; quand j’entendais de loin le rustique refrain et la chanson des faneuses, je donnais au diable et le rouge et les falbalas et l’ambre, et, regrettant le dîner de la ménagère et le vin du cru, j’aurais de bon cœur paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le maître qui me faisaient dîner à l’heure où je soupe, souper à l’heure où je dors, mais surtout à messieurs les laquais qui dévoraient des yeux mes morceaux, et, sous peine de mourir de soif, me vendaient le vin drogué de leurs maîtres dix fois plus cher que je n’en aurais payé de meilleur au cabaret[29]. »

Pendant qu’il jouissait ainsi des champs, du soleil, de la liberté, il se mit aussi à se souvenir et à rêver de sa jeunesse, de ses amours, non pas tant encore de ceux qui avaient duré et qui avaient réussi, comme on dit, que de ceux qui n’avaient été que des momens de joie et d’innocence, de gracieuses rencontres que l’ame seule avait savourées. Ce sont là les plus belles amours, douces au présent, plus douces encore à la mémoire. Alors revenaient en foule aux yeux de son imagination je ne sais combien de charmantes images et de délicieuses figures, évoquées par le printemps et par le soleil de son Ermitage, et comme il s’en trouve dans la mémoire de tous les hommes qui vieillissent sans ennui, parce qu’ils ont vécu sans frivolité. Rêvant et se souvenant, il se mit aussi à regretter de n’avoir pas aimé plus purement et plus vivement encore qu’il n’avait fait : regret naturel, même à qui a aimé honnêtement, car les honnêtes gens ont bien de la peine à ne pas regretter quelque peu le roman même qu’ils se sont interdit ; regret plus naturel encore à qui a aimé plus vivement que purement, parce que la pureté dans l’amour est un idéal que chacun a dans l’ame et veut avoir dans sa vie. C’est l’honneur de l’amour que qui n’a point aimé purement ne croit pas avoir aimé, et qu’il demande alors à son âge mûr ce qu’il n’a pas su obtenir de sa jeunesse. Tels étaient les souvenirs, les rêves et les regrets qui occupaient Rousseau dans ses promenades et dans ses repos sous les vieux châtaigniers de Montmorency. Mais quoi ! aimer à quarante-cinq ans, cela se peut-il ? ou mourir sans avoir employé cette faculté d’aimer, cela se peut-il davantage ? Et voilà comment Rousseau, ne voulant point aimer à cause de son âge et surtout par crainte du ridicule et du tracas, et ne pouvant pas non plus renoncer à exprimer ce qu’il sentait, fit un roman d’amour, se contentant de rêver ce qu’il ne voulait pas faire, et plus libre, plus amoureux peut-être avec les héroïnes de son imagination qu’avec celles du monde. Le danger de cet état de rêverie amoureuse, c’est que si, en ce moment, une femme se présente qui soit belle ou qui soit seulement gracieuse, l’ame qui s’attendait à aimer aime du premier coup et reconnaît dans la rencontre qui la charme l’héroïne qu’elle rêvait. Tel fut l’effet de la visite que Mme d’Houdetot fit à Rousseau à l’Ermitage. Il ne se mit pas encore à l’aimer, mais il y pensa, et c’est du mélange des souvenirs de sa jeunesse et des émotions que lui donnait la vie qu’il menait à l’Ermitage, des rêves et des regrets de son ame, qui trouvait qu’elle n’avait point encore aimé comme elle le pouvait, des chimères de son imagination, qui, depuis la visite de Mme d’Houdetot, prenaient un visage, — c’est de tout cela qu’au milieu des grands bois de Montmorency et de la mémoire des paysages de la Suisse, ravivés par ceux de la solitude qu’il aimait, naquit la Nouvelle Héloïse.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Genève, 11 juillet 1754.
  2. Confessions, livre Ier.
  3. Lettre à M. Lesage, t. III, édit. Fume, p. 582.
  4. Epicurus, quum uni ex consortibus studiorum suorum scriberet : — Haec, inquit, ego non multis, sed tibi ; satis enim magnum alter alteri theatrum sumus. (Seneq, Epist., 7.)
  5. « Votre éloquence aura de quoi briller à faire l’apologie d’un homme qui, après tant d’honnêtetés reçues, part et emporte le chat. » Lettre à M. Vernes (Paris, 15 octobre 1754), qu’il charge de faire ses excuses à quelques-unes des personnes qui l’avaient le mieux reçu.
  6. Lettre à M. Perdriau, de Genève, 28 novembre 1754.
  7. Confessions, livre VIII.
  8. « Quand j’eus le malheur de vouloir parler au public, je sentis le besoin d’apprendre à écrire. » Préface de la traduction du premier livre des Histoires de Tacite.
  9. Maximum et clarissimum numen.
  10. Confessions, livre VIII.
  11. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 63.
  12. Quelques personnes m’ont demandé des renseignemens sur Mlle Quinault et sur sa société. Je ne puis que les renvoyer aux Mémoires de Mme d’Épinay, qui sont assurément la plus piquante et la plus fidèle peinture de la société philosophique du XVIIIe siècle. Il a paru en 1745, sous le nom de Recueil de ces Messieurs, un livre composé des impromptu de la société de Mlle Quinault, petits contes, portraits en vers et en prose, dialogues, réflexions, lettres. J’ai lu ce livre, qui est fort médiocre, soit que les écrits qui s’y trouvent ne fussent que des bagatelles dont leurs auteurs se souciaient fort peu et qui ne méritaient pas que le public s’en souciât davantage, soit plutôt, et c’est ce que je crois, que la société de Mlle Quinault fût encore, en 1745, frivole et badine seulement ; elle n’est devenue philosophique qu’un peu plus tard, et au moment où la philosophie prit le pas sur la littérature proprement dite. C’est de 1745 à 1755 que ce changement se fait dans les esprits. Le Recueil de ces Messieurs, en 1745, a donc encore le ton littéraire. Les conversations du salon de Mlle Quinault, racontées d’une manière charmante par Mme d’Épinay, sont au contraire en général philosophiques. — C’est à peine si, dans le Recueil de ces Messieurs, j’ai trouvé quelques mots qui se sentent de l’esprit du siècle, ou qui soient seulement ingénieux. Voici pourtant quelques phrases d’un éloge de la paresse et du paresseux : « Les princes sont trop heureux d’avoir des paresseux dans leurs états. — Le véritable paresseux, ne connaissant pas l’ambition, est bien éloigné de former aucune cabale et d’entrer dans aucun poste ; il est au contraire le sujet le plus soumis. — pourvu qu’on ne trouble point son repos personnel, il ne critique point le gouvernement. » (Recueil de ces Messieurs, p. 332.) Il y a là une petite part de malice politique qui décèle le siècle. Je veux citer encore un mot qui semble être une réflexion du siècle contre lui-même. « La marque de l’esprit borné d’un siècle est lorsque tout le monde a de l’esprit : c’est la marque qu’il n’y a pas d’esprits supérieurs, car ils ne sont jamais en troupe. » (Ibid, p. 374.)
  13. Correspondance. 1756, p. 239.
  14. Cité de Dieu, livre XII, chap. IV.
  15. Confessions, livre X.
  16. Jérôme Vadé, c’est un des pseudonymes que prenait Voltaire.
  17. Le théâtre des Délices.
  18. Tome LXXXIX, lettres à d’Alembert, p. 192.
  19. Cette irascibilité égoïste de Voltaire me rappelle une belle et judicieuse lettre du médecin Tronchin à Rousseau, Rousseau, en 1756, l’avait chargé de remettre à Voltaire sa Lettre sur la Providence. Tronchin dit à Rousseau qu’il a fait sa commission, et, lui parlant de Voltaire, qu’il appelle « notre ami, » il le juge avec une sagacité morale qui témoigne que Tronchin était vraiment un grand médecin. « Son état moral a été, dès sa plus tendre enfance, si peu naturel et si altéré, que son être actuel fait un tout artificiel qui ne ressemble à rien. De tous les hommes qui coexistent avec lui, celui qu’il connaît le moins, c’est lui-même. L’excès de ses prétentions l’a conduit insensiblement à cet excès d’injustice que les lois ne condamnent pas, mais que la raison désapprouve… À soixante ans, on ne guérit guère des maux commencés à dix-huit. On l’a gâté ; on en gâtera bien d’autres. » (Musset-Pathay, Histoire de Jean-Jacques Rousseau, t. II, p. 322.) Nulle part cette maladie de l’ame que produit la vanité et qui finit par substituer un être artificiel à un homme n’a été mieux observée.
  20. George Keith, connu sous le nom de milord Maréchal, et alors gouverneur de Neufchâtel pour le roi de Prusse.
  21. Correspondance de Rousseau, p. 397.
  22. Confessions, liv. VIII.
  23. Correspondance, p. 227.
  24. Rousseau hésitait entre Genève et la France.
  25. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, 271, et Correspondance de Rousseau, p. 228.
  26. Mémoires, p. 280.
  27. Confessions, liv. IX.
  28. Mme d’Épinay, t. II, p. 284.
  29. Confessions, liv. IX.