Jean-Jacques Rousseau à l’île Saint-Pierre

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JEAN-JACQUES ROUSSEAU
À L’ÎLE SAINT-PIERRE

(lac de bienne)


S’il est un asile calme et paisible, une retraite où la nature semble avoir groupé tous ses dons pour plaire à quelque rêveur, c’est certes l’île Saint-Pierre. Quoiqu’elle n’ait que deux mille pas de long sur huit cents de large, et qu’elle ne domine le lac de Bienne que de quarante mètres à son point le plus élevé, elle ne laisse pas que d’offrir, dans ce parcours si restreint, la variété des sites les plus pittoresques. Du côté du midi, elle présente une pente douce, couverte de champs et de prairies ; à l’orient, ses rives escarpées sont plantées de vignes ; à son sommet, s’élève un magnifique bois de chênes, aux sentiers ombreux, aux clairières toutes retentissantes du chant des oiseaux. D’abord d’humbles moines, avec ce tact qui leur faisait aimer la solitude, s’y étaient rendus et y avaient établi leur demeure. Plus tard, en 1485, quand le Pape Innocent VIII supprima le couvent, leurs domaines passèrent aux chanoines de Berne, et, quand ces derniers furent sécularisés à leur tour, lors de la Réformation, leur propriété devint celle de l’hôpital de la ville, qui y établit un intendant et une auberge. C’est dans cette auberge que Jean-Jacques demeura pendant deux mois de l’année 1765.

Jean-Jacques Rousseau, à cette époque, pouvait avoir quelque cinquante-trois ans ; mais, quoique cet âge le rendît encore relativement jeune, c’était déjà un vieillard, ruiné de santé, torturé par les conséquences physiques des vices de sa jeunesse. Quelque chose pourtant lui était resté de sa beauté première : la vivacité de son regard, tout nourri du feu de la pensée, et cette empreinte ineffaçable, que le génie imprime au front de ceux qu’il inspire. Du moins, ses brillantes facultés lui donnaient-elles quelques consolations au milieu de ses souffrances ? hélas ! il ne nous est pas permis de le croire. Brisé de corps, Jean-Jacques était encore navré dans l’âme ; à ses tortures physiques étaient venues se joindre les tortures morales.

Quand il vint habiter l’île, il était triste et découragé ; déjà il avait lancé dans le monde son Émile et son Contrat social, ces deux livres qui devaient être pour le monde comme l’évangile de la Révolution, et la France, que Louis XV vautrait dans la pourriture, avait répondu en l’expulsant de son territoire. Déjà il avait cru trouver la paix dans cette Suisse française, où il était né, où il avait aimé, où son père l’avait bercé, tout enfant, de la lecture saine et républicaine de Plutarque ; et Genève à son tour l’exilait pour ses Lettres de la Montagne. Alors il avait tourné ses regards vers le Nord, et il allait se rendre à la cour de Frédéric II, où l’attendait la puissante protection du maréchal d’Écosse, Georges Keith, quand un simple hasard le fixa à Saint-Pierre, dans cette île dont la solitude enchanteresse pouvait seule apporter quelque baume à ses chagrins et à son inquiétude. D’abord, il y arriva, s’isolant de tous et de tout ; puis, quand il s’y vit en paix, il fit venir successivement sa Thérèse, ses livres et ce qui lui appartenait. Il s’installa dans une chambre qui existe encore ; c’est une espèce de grande mansarde, qui n’a plus rien d’authentique que son plafond à solives, son poële de faïence, sa serrure, et ses murs de plâtre, tout déchiquetés par le couteau des visiteurs, désireux d’y graver leur nom. Dans ce réduit, il avait fait placer un lit, son pupître et quelques chaises ; ses livres, il les avait laissé emballés, tout heureux de n’avoir plus à s’occuper que des rêveries de sa pensée et de la contemplation de la nature, que personne, après lui, n’a mieux comprise, ni mieux aimée. Dès le point du jour il se levait, et son premier soin était « de courir sur la terrasse de l’île, humer l’air salubre et frais, et planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes, qui le bordent, enchantaient sa vue. » (Confessions, Partie II, livre XI). Devant la magnificence des sites, qui se présentaient à ses regards, sa pensée s’exaltait, et son amour de la nature allait jusqu’à lui faire dire, qu’il n’est point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette, excitée par la contemplation de ses œuvres, et qui ne s’exprime point par des actes développés.

Après le déjeûner, qu’il venait prendre chez lui, il se hâtait d’écrire quelques lettres, en réchignant, dit-il, et aspirant de toutes ses forces au moment où, libre de sa personne, il reprendrait sa course d’hier, inachevée ou interrompue. Malheur alors si, à ce moment si précieux, un visiteur importun se présente au seuil de sa demeure ! Déjà la philosophe a reconnu le pas d’un étranger, il reste immobile ; la clef de sa chambre, qu’il retire, rend l’accès de sa porte impossible. Avec mille précautions il avance la tête, et, par un trou formé par un nœud de bois enlevé, il épie le moment où l’étranger s’éloignera quelque peu, pour se glisser, à pas furtifs, jusqu’au poële de faïence, que je vous signalais tout à l’heure. Là, il soulève un trappe (qui existe encore de nos jours), en ayant bien soin de ne pas faire crier la charnière, et, tout tremblant d’émotion, se laisse glisser sur le poële de la chambre inférieure. Cette chambre, aux parois de bois, sert aujourdui d’office au tenancier de l’hôtel ; c’est là que Jean-Jacques attendait que son visiteur fût éconduit, et qu’il épiait le moment où sa Thérèse viendrait l’avertir que tout danger de compagnie avait disparu. Avec quel bonheur le vieillard ne sortait-il pas de sa retraite ! Vous le voyez d’ici, avec sa robe d’arménien et son bonnet fourré, se promener au soleil, en portant son Linné sous le bras, se couchant par terre auprès de quelque plante, et l’examinant avec la patience et la curiosité d’un botaniste. Car il aspire à tout connaître, depuis le brin d’herbe jusqu’au chêne… que dis-je ? il veut faire une nomenclature complète de toutes les plantes de l’île, et déjà il caresse dans son esprit le titre un peu pédant de Flora Petrinsularis, qu’il donnera à son nouveau livre. Car la botanique était sa passion : c’est aux Charmettes, sous la direction de Claude Anet, qu’il avait fait ses premières herborisations ; plus tard, à Paris, souvent il aimait à passer des journées entières au sein de la nature, dans la société de Bernardin de Saint-Pierre ; et maintenant qu’il était complètement libre, il s’adonnait avec enthousiasme à cette étude, devenue pour lui une véritable passion. Ce qu’il recherchait surtout, dans cette occupation, c’était l’oisivité, c’était l’absence de tout délire d’imagination. Ce philosophe, dont les paradoxes avaient effrayé l’Europe ; ce hardi penseur qui, par ses affirmations, avait porté à l’édifice de la royauté ces coups de béliers, qui devaient se traduire par 1793 ; ce puissant original, toujours inquiet, toujours farouche, prenait un suprême plaisir à errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, à prendre, çà et là, tantôt une fleur, tantôt un rameau, à brouter son foin presque au hasard, comme il le dit lui-même, et à observer mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt, parce qu’il les oubliait constamment. C’est dans ces distractions variées qu’il passait ses matinées, en berçant sa pensée du chant des oiseaux et du flot qui venait expirer sur les galets de la plage, car l’île, à cette époque, n’avait pas encore sa ceinture de pierre qui, commencée en 1770, ne fut achevée qu’en 1774, sous la direction de Jean-Ulrich Spillmann de Villenacheren, comme l’indique la pierre commémorative, qui fait face à Gléresse.

À midi, on venait l’arracher à sa rêverie ; Jean-Jacques prenait ses repas dans la petite cuisine, pavée de briques, qui livre le passage de sa chambre, et dont les buffets à provision existent encore. De cette cuisine, ainsi que de la chambre du philosophe, la vue est splendide ; entre la langue de terre, qui constitue le verger, et les montagnes voisines, le lac passe comme un large filet d’argent, réfléchissant, aux beaux jours d’automne, l’azur du ciel et les bois d’alentour. L’eau exerce alors je ne sais quelle fascination par sa limpidité ; aussi le philosophe allait-il souvent, au sortir de table, se jeter dans un petit bateau que l’intendant, ou receveur de l’île, lui avait appris à mener avec une seule rame. Son bonheur était de se laisser aller au fil de l’eau ; il éprouvait un charme indicible à se sentir bercé par la vague, et son esprit ombrageux lui-même contribuait à ce bonheur relatif. Loin du regard des hommes, il se croyait à l’abri de leur méchanceté et de leurs persécutions, et, dans cet état, dit-il, il se livrait à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n’en étaient pas moins douces. Il s’éloignait quelquefois jusqu’à une demi lieue de terre, il eût voulu que ce lac fût l’océan ; mais son pauvre chien n’aimait pas autant que lui ces longues stations sur l’eau. Aussi bornait-il d’ordinaire son itinéraire à l’île des Lapins ; cette île, déjà au temps de Jean-Jacques, était considérablement entamée pour agrandir l’autre, et je suppose, qu’avant peu d’années, elle aura entièrement disparu, à cause de l’élargissement de l’île de Saint-Pierre, et du remblai que ces travaux ont exigé, dans ces dernières années. C’est sur le tertre de cette île que Rousseau aimait à se coucher, pour admirer tout à son aise la beauté du lac et des montagnes voisines, pour herboriser quelque peu, et pour se construire, par la pensée, une demeure imaginaire, comme un nouveau Robinson. Quand il pouvait y conduire sa Thérèse, la receveuse et ses sœurs, son bonheur était à son comble. Il n’eût pas cédé pour un royaume le droit de mener l’embarcation, car il avait remarqué que la receveuse, qui avait quelque aversion pour les trajets sur l’eau, même de courte durée, ne témoignait aucune crainte, alors qu’elle était sous sa conduite. Quel triomphe encore pour lui, quand le receveur, sur ses conseils, eut fait venir des lapins de Neuchâtel, et que lui, Jean-Jacques, put les mener à son île, et suivre chaque jour les progrès de leur population. Pauvres lapins ! de leur séjour, de leur présence sur cette butte, il ne reste plus aucune trace, et Jean-Jacques lui même n’a jamais su leur sort, soit qu’ils aient été décimés par le froid, ou qu’ils aient passé dans la cuisine du receveur, ce qui est plus probable.

Sur le versant méridional de l’île, et juste en face de celle des Lapins, se trouve un banc, de chétive apparence, que nul écrit ne recommande et qu’ombrage à peine un jeune noyer. C’est sur ce banc que le philosophe aimait à venir rêver le soir, et surtout quand le lac était agité. Il prenait un plaisir singulier à voir les flots se briser à ses pieds, et à comparer le tumulte, et la furie impuissante des éléments, aux vains efforts que faisaient ses ennemis pour le troubler. Car il croyait toujours être le point de mire des persécutions de tous ses contemporains, et il entretenait en lui cette disposition ombrageuse, qui lui était naturelle, si bien qu’il ne craignit pas d’écrire un livre, je ne dirai pas pour sa justification, mais pour sa glorification personnelle.

En effet, que nous présentent les Confessions, sinon l’apologie de la vie de Rousseau ; trouvez une seule page où ne règne pas le moi, l’éternel moi, et dans laquelle l’auteur ne parle de sa personne. Et quel livre navrant que ce plaidoyer paradoxal en faveur du vice ! Quel cynisme, quel mépris de l’amitié, de l’amour même, joint à la forme la plus magnifique que la phrase française ait jamais revêtue ! Ah ! qu’il est méprisable, quand il nous dévoile les faiblesses de Madame de Warens, de cette femme, qui l’avait recueilli quand, pauvre et misérable, il venait d’abjurer sa religion pour un morceau de pain ; qu’il est infâme, quand il nous raconte comment cette femme s’est donnée à lui, pour épargner à sa fougueuse jeunesse le scandale des mauvaises liaisons, et qu’il nous dévoile jusqu’aux intimités de sa première caresse, jusqu’aux larmes, que la volupté lui arrachait, jusqu’au calme, par lequel son amie répondait à ses brûlants baisers. Ah ! certes, si une fois, dans sa vie, il devait se taire, c’était le cas ou jamais ; combien n’eût-il pas été plus noble à lui de ne nous présenter sa bienfaitrice que sous les dehors charmants, que lui donnaient sa grâce et son esprit, et de lui épargner cet affront, dont la femme la plus déchue, de nos jours, ne consentirait pas de subir le scandale ! Qu’il est hideux quand, avec un laisser-aller sans égal, il nous raconte l’abandon de ses enfants ! Ce n’était pas assez pour lui que de vivre avec une servante d’auberge ; les rejetons de ces tristes amours, il fallut encore qu’il les léguât à l’opprobre de la société. Et pour tranquilliser sa conscience, il lui suffit de se dire que, puisque c’était l’usage à Paris d’exposer les enfants, il n’avait que faire de nourrir les siens ; aussi fit-il comme il le dit, et envoya-t-il ces pauvres créatures aux Enfants-trouvés, sans même se soucier de mettre à leurs langes, à son deuxième abandon, une marque qui lui permît de les reconnaître plus tard. Mais surtout qu’il est petit quand, au début de ses Confessions, il se glorifie de l’acte qu’il va faire et qu’il annonce comme unique en son genre. Un autre pourtant l’avait commis, bien avant lui : c’était aussi un débauché dans sa jeunesse, c’était aussi un philosophe et un penseur illustre, mais, avant tout c’était un homme. Quand Saint-Augustin fut arrivé, par les larmes de sa mère, à la connaissance du Dieu-Un, il ne rompit pas encore avec sa vie scandaleuse, mais il vint le jour où l’énergique romain voulut mettre sa conduite en accord avec ses aspirations nouvelles, et, de ce jour, il ne faillit plus. Et quand plus tard, sur son siège épiscopal, il voulut rendre compte de son passé à ses fidèles et au monde entier, il écrivit lui aussi ses Confessions, mais il les écrivit, comme un chrétien sait écrire, dans un langage plein de fermeté et de pudeur, en faisant abstraction de ses propres vertus, et en ne reportant le mérite de sa régénération morale qu’à Celui qui est la perfection même, qu’à Dieu. Pour moi, je ne connais pas de lecture plus profitable que celle des confessions du philosophe de Genève, comparées à celles de l’évêque d’Hippone, comme je ne connais qu’une expression à ce parallèle : l’admiration pour Saint-Augustin et le blâme énergique pour Rousseau. Mais qu’il nous soit permis de jeter un voile sur cette défaillance d’un grand esprit, et d’accorder encore toute notre sympathie, dans cette étude, à ce vieillard, si grand par la pensée et si respectable par ses malheurs.

La dernière page heureuse des confessions nous montre Rousseau à l’île Saint-Pierre. Il n’y aspire qu’à la paix, et il a un si vif désir d’y être toléré qu’il se trouve fort satisfait de la visite d’un bernois, M. Kirchberger, qui le surprend, cueillant des pommes sur un grand arbre ; car, ainsi qu’aux Charmettes, il aimait à s’occuper de la récolte des légumes et des fruits. Mais ce n’était plus le temps où l’adolescent, sur deux grappes qu’il cueillait, en mangeait une, pour faire enrager sa maman, comme il appelait Madame de Warens ; ni celui où, jeune homme rayonnant de santé, il s’ingéniait, du haut de l’arbre où il était perché, à envoyer un bouquet de cerises dans le sein de mademoiselle Galley, au moment où la délicieuse enfant reculait la tête en avançant son tablier : d’autres préoccupations, à présent, agitent sa pensée, celle de goûter, pendant le reste de ses jours, ce bonheur suffisant, parfait et plein, dont il a joui constamment, pendant les deux mois qu’il habita l’île. Et pour assurer la paix de ses dernières années, il descend jusqu’aux souhaits les plus humiliants ; il voudrait qu’on le confinât dans ce séjour, sans lui permettre jamais d’en sortir, et jette un regard d’envie sur Micheli Ducret qui, tranquille au château d’Arberg, n’avait eu qu’à vouloir être heureux pour l’être. Pauvre vieillard ! Dans les vicissitudes du sort, une seule chose donne ce courage stoïque, qui brave et surmonte tout : la conscience d’avoir mené une vie droite et austère, et de n’avoir pas failli à son devoir. Dans cette épreuve, ce n’est pas assez que d’avoir fait jaillir sur le monde la lumière de sa pensée ; il faut encore être un homme et un honnête homme, et qui ne l’a pas été n’a pas le droit de se plaindre.

En attendant que le philosophe entre dans cette crise douloureuse, qui ne finira qu’à sa mort, suivons-le dans les derniers jours de bonheur, qu’il goûtera encore ici-bas. L’automne a couvert les flancs de l’île de sa riche végétation, les pampres du côteau montrent leurs grappes presque mûres, et annoncent que les derniers beaux jours approchent. L’ardente chaleur de l’été a disparu, et, sous les rayons du soleil, le lac réfléchit ses rives dans son azur tiède et clair ; et lorsque, du sommet de l’île, on promène son regard dans l’étendue, on tressaille d’admiration devant l’harmonie magnifique de ce tableau. Rousseau, dans ces derniers jours, profite encore de chaque rayon de soleil ; dès l’aurore, il parcourt l’île, en se laissant aller à la rêverie délicieuse, qui berçait son esprit. Quelquefois, dans ses promenades, les douces impressions de sa jeunesse, les Charmettes et son hôtesse adorée, repassent dans son esprit ; quelquefois sa conscience, étouffée par le sophisme, se réveille et lui reproche l’abandon de ses enfants ; mais, souvenirs heureux et sombres remords, que lui importent toutes ces voix du passé, et ne lui suffit-il pas de se livrer à la rêverie nonchalante et indéterminée de sa pensée, pour être heureux de ce bonheur relatif qu’il recherche !… Le soir, après ses éternelles promenades, il aimait à mener la petite colonie sur la terrasse de l’île, pour y respirer l’air du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait. Jean-Jacques même chantait, de cette voix qui émerveillait les jeunes filles de Môtiers ; puis on allait se coucher, content de sa journée, et n’en désirant qu’une semblable pour le lendemain. Ce pavillon existe encore ; reconstruit en 1780, il rassemble, aux jours de fête, les paysans des villages voisins, qui viennent y danser aux sons de quelque orchestre ambulant. Bien des sociétés y ont célébré le lien qui les unit ; bien des touristes y ont gravé leur chiffre ; et il m’a été donné, à moi, humble voyageur, de rencontrer là, à trente lieues de la patrie, des noms qui m’étaient familiers dans cette belle et malheureuse Alsace, dont je suis fier d’être l’un des enfants.

Quand on a visité, dans ses moindres détails, la chambre de Rousseau, et que, debout dans le verger, on contemple la partie ancienne de l’auberge, qui se termine à droite par une tourelle, l’âme déborde de pitié et de mélancolie. Oui, de pitié, car on plaint cet homme d’avoir coulé une si triste destinée ; oui, de mélancolie, car on sent, d’une façon poignante, le néant de l’être humain et de la gloire qu’il engendre. On voudrait se faire illusion ; on se figure voir Jean-Jacques se montrant aux fenêtres entr’ouvertes, on croit entendre ses pas résonner dans la chambre ; on voudrait se faire accroire qu’il a terminé ses jours dans cette paisible retraite, et que ses cendres reposent dans quelque vallon, qu’il aurait choisi lui-même ! Mais on ne peut se dérober au sentiment de la réalité, Rousseau n’est plus là ; chassé par un ordre de Berne, il essaya en vain de détourner le coup qui le frappait, puis, à l’entrée de l’hiver, quitta cette île Saint-Pierre, qu’il ne devait plus revoir. Nous n’avons pas à le suivre, dans les séjours qu’il fit successivement à Bienne, à Wooton chez Hume, au château de Trye, près de Gisors, à Lyon, à Grenoble, à Paris, et enfin à Ermenonville, où il mourut le 7 juillet 1778 ; mais nous pouvons penser que, bien souvent Jean-Jacques, aux heures de découragement, comme aux heures de bonheur, reporta sa pensée, pleine de regrets, sur cette île, où il avait coulé de si beaux jours, et qu’il se la représentait, sortant des eaux pures du lac, verte et souriante, avec sa maison bien abritée contre le vent, d’où l’on peut voir, aux beaux soirs d’automne, les roses du couchant naître sur les glaciers lointains des Alpes bernoises.



Lyon. — Imp. Storck, rue de l’Hôtel-de-ville. 78.