Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Cinquième conférence

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 141-175).

CINQUIÈME CONFÉRENCE

LA « LETTRE SUR LES SPECTACLES. » ROUSSEAU À MONTMORENCY.


Voilà donc Rousseau installé, en plein hiver, dans la maisonnette de M. Mathas, procureur fiscal du prince de Condé. Je crois que, là du moins, il payait un petit loyer :

M. Mathas me fit offrir une petite maison qu’il avait à son jardin de Montlouis à Montmorency. J’acceptai avec empressement et reconnaissance. Le marché fut fait.

Tout d’abord il fut très malade. Il nous le raconte, comme toujours, avec une précision voulue dans le détail rebutant. Il y met, je pense, une sorte de bravade et de coquetterie amère :

A peine fus-je installé dans ma nouvelle demeure, que de vives et fréquentes attaques de mes rétentions se compliquèrent avec l’incommodité nouvelle d’une descente qui me tourmentait depuis quelque temps sans que je susse que c’en était une. Je tombai bientôt dans les plus cruels accidents. Le médecin Thierry, mon ancien ami, vint me voir et m’éclaira sur mon état. Les sondes, les bougies, les bandages, tout l’appareil des infirmités de l’âge[1] rassemblé autour de moi, me fit durement sentir qu’on n’a plus le cœur jeune impunément quand le corps a cessé de l’être. La belle saison ne me rendit point mes forces, et je passai toute l’année 1758 dans un état qui me fit croire que je touchais à la fin de ma carrière.

Et voici une lettre, encore plus douloureuse, adressée à un médecin inconnu (probablement Thierry) et datée du 10 mai 1758 (ce qui prouve que Jean-Jacques se trompe quelquefois sur les dates, puisque tout à l’heure il plaçait la crise quatre mois plus tôt).

L’eau de chaux ne m’ayant rien fait, je l’ai quittée. Le lait ayant tout à fait supprimé les urines, j’ai été forcé de le quitter aussi. Il s’est formé depuis quelque temps une enflure dans le bas-ventre, un peu au-dessus de l’aîne gauche. Cette enflure est en ligne droite et dans une direction oblique. Elle rentre quand je suis couché et reparaît à l’instant que je me lève. Ce n’est point une descente[2]. Elle n’a que la douleur sourde et légère qui, depuis quelques années, ne me quitte point dans cette région. Du reste l’urine diminue en quantité de jour en jour, et sort plus difficilement, excepté quand elle est tout à fait crue et couleur d’eau claire : alors elle sort avec un peu plus d’abondance et de facilité. Mais en quelque état que ce soit, il faut toujours presser le bas-ventre pour la faire sortir. Je vous dis cela, persuadé que mon mal n’a jamais été connu de personne et qu’on en pourrait peut-être tirer quelques observations utiles à la médecine. Je ne vous consulte point d’ailleurs ; je n’attends ni ne veux plus aucune espèce de soulagement de la part des hommes, mais seulement de Celui qui sait consoler les maux de cette vie par l’attente d’une meilleure.

Je prends soin de noter souvent, à la rencontre, ses maladies et ses infirmités parce qu’il ne faut jamais oublier qu’il fut en effet toute sa vie un malade et un infirme, et de façon cruelle et humiliante. Cela nous conseille l’indulgence dans les moments où nous sommes tentés de nous irriter contre lui. Et cela explique en lui bien des choses : ses humeurs, ses brusqueries, et son goût de la solitude, et les diversions qu’il cherchait dans l’occupation mécanique de copiste ; l’excès même de son orgueil, la conscience de son génie lui étant une revanche de ses misères physiques ; ses frémissements passionnés d’ermite et d’abstinent ; le refuge qu’il demande au rêve. Et, aussi, cela rend ses sentiments religieux plus vrais et plus touchants, et presque héroïques, dans son parti-pris, son optimisme quand même.

Il revint de cette crise, comme de tant d’autres. Et il avait le soulagement d’être débarrassé de la mère Levasseur. Avant de quitter l’Ermitage, il l’avait fait partir pour Paris avec quelque argent et s’était engagé à lui payer son loyer chez ses enfants ou ailleurs, et à ne jamais la laisser manquer de pain, tant qu’il en aurait lui-même. (Il faut dire que Grimm et Diderot faisaient déjà à madame Levasseur une petite pension, si on en croit madame d’Épinay).

Peu de temps après son arrivée à Montlouis, il reçut le volume de l’Encyclopédie qui contenait l’article de d’Alembert sur GENÈVE. Dans cet article, « concerté avec des Genevois du plus haut étage », et où Voltaire avait mis la main, d’Alembert conseillait l’établissement d’un théâtre à Genève.

Le sang de Rousseau ne fit qu’un tour. Il sentait Voltaire là-dessous, Voltaire magnifiquement installé aux portes de Genève, qui attirait chez lui les principaux de la ville pour leur donner la comédie sur son petit théâtre, et qui avait évidemment entrepris de corrompre la cité de Calvin. Or cette cité était aussi celle de Rousseau. Il y avait reçu, quatre ans auparavant, l’accueil le plus flatteur. Il résolut donc de défendre la pudeur de Genève, et écrivit sa Lettre à d’Alembert.

Les relations de Rousseau avec Voltaire remontaient au temps (vous vous en souvenez) où Rousseau arrangeait la Princesse de Navarre sous le titre de Fêtes de Ramire. Ils s’étaient ensuite rencontrés dans quelques salons de Paris ; et il est bien clair qu’ils n’avaient pas dû « s’accrocher ».

Puis, en 1756, Rousseau avait un jour reçu le poème de Voltaire sur le Désastre de Lisbonne (la ville à moitié détruite en 1755 par un tremblement de terre et un incendie ; trente mille hommes écrasés ou brûlés). Voltaire avait écrit là-dessus deux cent cinquante vers élégants et fluides. — d’ailleurs convenablement spiritualistes, — où il se refusait à reconnaître que « tout fût bien », même au sens de Leibnitz et de Pope, et concluait qu’il ne faut pas dire : « Tout est bien », mais : « Un jour, tout sera bien ».

Ce pessimisme, quoique mitigé, avait paru odieux à Rousseau : et alors (chose vraiment admirable), Rousseau, pauvre, infirme et malade, avait écrit à l’auteur une longue lettre qui contient déjà plusieurs des principaux éléments de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, — et où il démontrait que « de tous les maux de l’humanité, il n’y en avait pas un dont la nature ne fût disculpée, et qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même ». — Il soutenait même expressément que la destruction de Lisbonne et de ses habitants, c’était encore la faute des hommes, puisque c’était la faute de la civilisation. Il faisait remarquer que ce n’était pas la nature qui avait rassemblé à Lisbonne vingt mille maisons de six à sept étages et que, si les habitants eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été moindre et peut-être nul : « Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que si rien n’était arrivé. »

Voltaire répondit à Rousseau, en peu de lignes, qu’étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps sa réponse. Cette réponse devait être le délicieux et pervers Candide (1759).

Dans les pages des Confessions où il raconte cet incident, Rousseau nous dit, avec plus d’esprit qu’il n’a coutume d’en montrer :

Frappé de voir ce pauvre homme[3] accablé pour ainsi dire de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie, et trouver toujours que tout était mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en lui-même, de lui prouver que tout était bien. Voltaire en paraissant toujours croire en Dieu n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son Dieu prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend de plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l’image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt.

On sent bien ici l’abîme qui sépare ces deux hommes. N’y eût-il pas eu entre eux rivalité littéraire, Voltaire représente justement ce que Rousseau déteste le plus : la vie sociale dans ce qu’elle a de plus artificiel et de plus corrupteur, l’ironie et l’impiété ; Voltaire, aimable et méchant, Rousseau, désagréable et bon ; Voltaire, riche et aristocrate, Rousseau pauvre et plébéien ; Voltaire spirituel et léger, Rousseau grave et même solennel ; Voltaire réaliste en politique, Rousseau chimérique ; Voltaire despotiste et qui se contenterait de réformes prudentes, Rousseau républicain du pays d’Utopie ; Voltaire impie, Rousseau religieux ; Voltaire ami de l’ordre avant tout, — mais voulant ruiner, du moins dans les hautes classes, la religion qui soutient l’ordre ; Rousseau menaçant cet ordre, — mais défendant le sentiment religieux : si bien que, chacun d’eux ne réussissant que dans la partie négative de sa tâche, l’un portera à la religion, et l’autre à l’ordre social nécessaire, des coups que, pour ma part, je déplore avec simplicité.

Mais revenons à la Lettre sur les spectacles ou Lettre à d’Alembert. C’est un des ouvrages les plus connus de Rousseau. Il ne manque guère de figurer dans les programmes de la licence et de l’agrégation. Dieu seul sait le nombre des dissertations qui ont été composées par de bons jeunes gens sur le « paradoxe du Misanthrope ». Et c’est pourquoi je me contenterai presque de résumer la Lettre sur les spectacles. Voici.

Le théâtre est le plus artificiel de tous les arts, celui où il y a le plus de feinte et de simulation, puisque, d’abord, l’écrivain dramatique prétend y faire une représentation directe de la vie, et que l’acteur y fait un personnage qu’il n’est point dans la réalité, et plie à ce jeu son corps même et son âme. Bref le mensonge y est complet. L’homme y est aussi loin que possible de l’état de nature. Le théâtre est l’extrême fleur de la civilisation. Sur cela seul Rousseau pourrait le condamner, mais il lui plaît d’entrer dans le détail.

La tragédie est mauvaise. Le spectateur y dépense inutilement sa provision de pleurs et de pitié, et il n’en a plus pour les souffrances réelles. Ou bien il admire les beaux scélérats, et il s’accoutume aux horreurs.

La comédie est mauvaise. Sa morale, ce n’est point qu’il ne faut pas être vicieux, c’est qu’il ne faut pas être ridicule. Elle conserve les conventions et les préjugés mondains. Elle enseigne les manières du monde, qui ne sont que mensonges ; elle ne parle que d’amour et de galanterie ; elle consacre le règne des femmes ; elle abaisse les moeurs et amollit les coeurs.

On objecte Molière. Ah ! oui, parlons-en ! Son théâtre est une école de vices. La bonté et la simplicité y sont constamment raillées. Les sots y sont les victimes des méchants. On y tourne en dérision les droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs, etc.

Voyez le Misanthrope même, son chef-d’œuvre. Cette comédie nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a composé son théâtre. Son objet n’est pas de former un honnête homme, mais un homme du monde :

Par conséquent (écrit Rousseau), il n’a point voulu corriger les vices, mais les ridicules ; et il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant de ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. C’est ce qu’il a fait dans le Misanthrope.

Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste dans cette pièce est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. (Sous-entendez : « Donc l’auteur ridiculise la vertu ».) C’en est assez pour rendre Molière inexcusable.

C’est un syllogisme. Mais il cloche. On n’a qu’à dire (et des milliers de candidats à la Licence ès lettres l’ont répété depuis cent ans) qu’Alceste est sans doute un homme vertueux et qu’il est aussi un personnage parfois ridicule ; mais qu’il n’est pas ridicule en tant qu’il est vertueux. Il n’est ridicule qu’en tant que certaines de ses colères sont excessives dans la forme et disproportionnées avec leur objet. Mais ce n’est rien dire : car, justement, Rousseau ne souffre point cette idée, qu’Alceste puisse paraître ridicule, même dans ses exagérations. Que dis-je ! il ne reconnaît même pas qu’Alceste exagère.

Il ne veut pas que nous nous permettions de sourire d’Alceste tout en l’aimant bien. Il ne veut pas, il ne peut pas admettre ce tour et cette attitude d’esprit qui font qu’on raille parfois ce qu’on respecte, et qu’on prétend le respecter tout de même. Il la connaît, cette attitude-là. Ses meilleurs amis l’ont eue envers lui, Jean-Jacques. Ils l’aimaient et le respectaient, mais en s’amusant de lui imperceptiblement. Et Jean-Jacques en a conclu qu’ils étaient des hypocrites, et qu’ils le haïssaient, et qu’ils conspiraient contre lui. Au fond, il se reconnaît avec complaisance dans Alceste. Or, qu’Alceste soit ridicule, et par conséquent Jean-Jacques, Jean-Jacques n’admet pas ça. Ou, si cela est, c’est donc que le siècle est bien infâme.

Notons ici un assez curieux exemple de la diversité des jugements humains. Rousseau a fait au théâtre de Molière à peu près le même reproche d’immoralité que, de nos jours, Brunetière (et aussi Faguet, et avant eux Louis Veuillot) : mais pour des raisons si différentes, — du moins verbalement !

Molière paraît condamnable à Rousseau, parce qu’il a eu pour idéal, dans son théâtre, l’homme de société. Mais, au contraire, Molière inquiète Brunetière parce qu’il a été le disciple de la nature. En sorte qu’on ne sait pas s’il faut reprocher à Molière d’avoir adoré la nature ou de l’avoir dédaignée. C’est apparemment que la « nature » n’est pas tout à fait la même chose pour Jean-Jacques et pour notre contemporain. Toute bonne pour l’un, elle ne vaut pas le diable, ou plutôt elle est le diable, pour l’autre… Ô nature, qu’es-tu donc ? Nous voudrions bien le savoir. Mais si tu es tout, comme il est probable, nous n’en serons pas plus avancés. En tout cas Rousseau, qui a tant parlé de toi, aurait bien dû songer un jour à te définir.

Continuons le résumé très sommaire de la Lettre sur les spectacles.

« Donc, le théâtre, qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer. »

En outre, le théâtre avilit et corrompt les comédiens et les comédiennes par leur métier même, qui est un travestissement de leur être véritable, et qui est, en outre, pour les femmes, une prostitution de leur personne physique. — Et tout cela est quelquefois vrai, et tout cela ne l’est pas toujours. Et Rousseau se rencontre ici avec Bossuet, comme il s’était rencontré avec Pascal à propos des effets de la représentation dramatique des « passions de l’amour ».

Encore, continue Rousseau, le théâtre peut-il être un moindre mal dans l’affreuse corruption des grandes villes. Mais quel divertissement funeste pour les petites cités !

Et il se ressouvient de sa patrie ; et il évoque la vie pastorale, patriarcale, idyllique, simple et parfaite des vertueux « Montagnons », qui sont une tribu des environs de Neuchâtel. — Après quoi, il explique en combien de façons et à combien de points de vue (moral, social, civique, économique) l’établissement d’un théâtre à Genève, — petite ville de vingt mille âmes, — nuirait à Genève. Et ici, il ne me paraît pas qu’il ait si grand tort.

Mieux valent encore pour Genève, continue-t-il, ses petites « sociétés » ou « coteries » traditionnelles : sociétés d’hommes et sociétés de femmes (car Rousseau juge bon que les deux sexes, en général, vivent séparés l’un de l’autre). Dans les cercles de femmes, on médit un peu : mais les femmes y font en quelque sorte la police morale de la ville ; dans les cercles d’hommes, on boit abondamment, mais avec innocence. Et ici se place un éloge du vin, qui a de la grâce et quelque chose d’attendrissant, venant d’un homme qui buvait surtout de l’eau et du lait, et n’a jamais bu plus de sa demi-bouteille de vin.

— Mais quoi ! s’écrie Rousseau, ne faut-il donc aucun spectacle dans une république ? — Au contraire, il en faut beaucoup. Les Genevois ne sont pas encore assez vertueux pour que Rousseau leur propose les danses nues des jeunes filles de Sparte, et il le regrette. Mais ils ont déjà des revues, des prix publics, des rois de l’arquebuse, du canon, de la navigation. Il faut multiplier les fêtes de ce genre.

Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ; qui n’offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. (Que vient faire ici l’inégalité ? Oh ! que voilà déjà bien une phrase de 93 !)

— Non, peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes. C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur… Que vos plaisirs ne soient pas efféminés ni mercenaires ; que rien de ce qui sent la contrainte et l’intérêt ne les empoisonne ; qu’ils soient libres et généreux comme vous ; que le soleil éclaire vos innocents spectacles : vous en formerez un vous-même le plus digne qu’il puisse éclairer.

Tout ça, pour des espèces de fêtes de comices agricoles ou de fanfares de pompiers, — fêtes dont je ne dis point de mal, et où il m’est arrivé de prendre part non sans plaisir, mais où l’on sait bien enfin que l’important est de boire.

Pour l’hiver, Rousseau imagine d’autres divertissements. Il propose notamment des bals entre jeunes gens et jeunes filles à marier, que présiderait un magistrat nommé par le Conseil.

Je voudrais qu’on formât dans la salle une enceinte commode et honorable, destinée aux gens âgés de l’un et de l’autre sexe, qui, ayant déjà donné des citoyens à la patrie, verraient encore leurs petits enfants se préparer à le devenir.

Et, là-dessus, il s’exalte d’une manière bien surprenante :

Je voudrais que personne n’entrât sans saluer ce parquet, et que tous les couples de jeunes gens vinssent, avant de commencer leur danse et après l’avoir finie, y faire une profonde révérence pour s’accoutumer de bonne heure à respecter la vieillesse. Je ne doute pas que cette agréable réunion des deux termes de la vie humaine ne donnât à cette assemblée un certain coup d’œil attendrissant, et qu’on ne vît quelquefois couler dans le parquet des larmes de joie et de souvenir, capables d’en arracher à un spectateur sensible… Je voudrais que tous les ans, au dernier bal, la jeune personne qui, durant les précédents, se serait comportée le plus honnêtement et aurait plu davantage à tout le monde, fut honorée d’une couronne par la main du magistrat, et du titre de reine du bal, qu’elle porterait toute l’année. Je voudrais qu’à la clôture de la même assemblée on la reconduisît en cortège, etc..

(Holà ! et l’égalité, monsieur, et l’égalité !)

Ô Sparte ! ô Lycurgue ! ô Plutarque ! Ô présence du « magistrat » là où il n’a que faire ! Ô publicité et réglementation des sentiments intimes et des scènes familiales !

Comme Rousseau, par ses deux premiers Discours donnera son vocabulaire à la Révolution, par la Lettre sur les spectacles il donnera à la Révolution ses fêtes, — de même qu’il lui donnera, par le Contrat social, sa conception de l’État.

Sur le fond même de la Lettre sur les spectacles, je crois bien, comme Rousseau, que le théâtre ne peut rien, ou ne peut pas grand’chose, pour corriger les mœurs ; mais peut-il tant que cela pour les corrompre ? Je ne sais, personne ne sait. Oh ! que de distinguo il faudrait ici ! Généralement, le théâtre ne réussit qu’en se conformant à la morale du public assemblé ; et c’est presque toujours ce qu’il fait. Il ne vaut que ce que vaut le public lui-même. — Rousseau, qui croit les choses mauvaises à proportion qu’elles s’éloignent de l’état de nature, estime le théâtre le plus dangereux des divertissements parce qu’il en est le plus artificiel ; mais ce jugement ne repose que sur l’excellence présumée de ce mystérieux « état de nature ».

Le théâtre est un plaisir qu’on prend en public et en commun. Or, il paraît bien que les hommes assemblés n’acceptent et n’approuvent que des moeurs et une morale moyennes. Il est donc probable que le théâtre ni ne corrompt les mœurs ni ne les améliore. — On a dit cent fois ces choses, et mieux que je ne saurais faire.

En tout cas la condamnation prononcée par Rousseau paraît bien stricte si l’on considère le théâtre de son temps, le théâtre antérieur à 1758. Elle semblerait peut-être moins injustifiée si l’on songeait à certaines pièces d’aujourd’hui : et encore on ne peut pas dire qu’elles dépravent le public, puisqu’elles se conforment simplement à sa dépravation. — Mais le théâtre qu’on jouait du temps de Rousseau ? Le théâtre avant 1758 ? — Je ne parle point de Corneille, de Racine, de Molière, ni même de Regnard. Le goût d’entendre les trois premiers vaut tout de même autant que l’ivrognerie ou que les libertés des danses populaires ; et quant à Regnard, il n’y a que Jean-Jacques pour prendre au tragique l’immoralité du Légataire. Mais peut-on dire que les tragédies de Campistron, de Lagrange-Chancel, de Longepierre, de Lafosse, de Dauchet, de Duché, de Lamotte, de Lefranc de Pompignan, de Lanoue, de Marmontel, de Crébillon, et de Voltaire lui-même, fussent si dangereuses à entendre ? Et les comédies de Lesage, de Legrand, de Dufresny, de Dancourt, de Destouches, de Marivaux, de Gresset ! Vous n’y trouverez pas un adultère consommé, et la courtisane n’y est encore désignée que par de décentes périphrases…

Chose à noter : le moment où Jean-Jacques brandit ses foudres contre le théâtre est un des moments les plus chétifs et les plus inoffensifs de la comédie en France. Après Lesage, Dancourt et Marivaux, qui avaient de la saveur, la comédie se traîne dans de fades portraits, dans de petites satires de mœurs et dans de petites intrigues amoureuses ! Elle est menue et galante. Et il est vrai qu’elle parle beaucoup d’amour, et qu’elle conseille tout au moins une sensualité légère. Mais on ne voit pas bien pourquoi Rousseau s’insurge là contre, et nous retrouvons ici une de ses habituelles contradictions ou équivoques.

Pascal, et Bossuet, et Bourdaloue, et bien d’autres docteurs chrétiens, avaient défini et réprouvé le pouvoir amollissant et corrupteur de la comédie. Ils le faisaient au nom d’un dogme. Les « passions de l’amour », ils les appelaient « concupiscence ». Mais, lui, Jean-Jacques, au nom de quoi condamne-t-il les trop douces impressions qu’on peut recevoir au théâtre ? Au nom de la nature, dont le théâtre, assure-t-il, nous éloigne ? Mais il paraît pourtant bien que le désir et la volupté sont dans la « nature », puisque, précisément, pour les prédicateurs, « combattre la nature » veut souvent dire « combattre les désirs des sens ». De quelle « nature » nous parle donc Rousseau ? Jamais, jamais nous ne le saurons.

(Lui-même, en réalité, ce n’est pas au nom de la « nature », mais c’est, au contraire, au nom de son vieux protestantisme hérité qu’il condamne le théâtre.)

Avec tout cela, la Lettre sur les spectacles se lit encore avec plaisir. Cela est tout genevois et tout protestant, mais d’un Genevois presque souriant et d’un protestant détendu. Ce n’est plus l’exagération folle et sombre du Discours sur l’inégalité. Tout n’y est pas paradoxe ; et les paradoxes mêmes y contiennent une part de raison. C’est d’ailleurs celui de ses livres que Rousseau a écrit avec le moins d’effort (en trois semaines). Il se répand en vingt digressions ; il se joue, autant qu’il peut se jouer. On sent que cela a été écrit entre deux « parties » de la Nouvelle Héloïse.

L’ouvrage eut beaucoup de succès et provoqua des réponses ; notamment une de Marmontel et une de d’Alembert.

La réponse de Marmontel est une réfutation sensée et un peu superficielle, un morceau d’honnête professeur. Mais la réponse de d’Alembert est distinguée et fine, et pleine de ces malices sournoises qu’on appelle aujourd’hui des « rosseries ». Ce n’est pas mon objet de les recueillir. J’en veux pourtant citer une, — atroce, celle-là, si, comme je le crois, c’est une allusion à l’abandon des enfants de Rousseau. Et ce doit bien être cela ; car, si on lit la page qui précède, on reconnaît que le trait est préparé de loin, qu’il ne venait point nécessairement, qu’il a été voulu et prémédité. Voici : D’Alembert vient de reprocher à Rousseau d’avoir adopté et défendu, dans sa Lettre, le préjugé du temps sur l’éducation des femmes. Et là-dessus il s’écrie :

Philosophes, c’est à vous de détruire un préjugé si funeste, c’est à ceux d’entre vous qui éprouvent la douceur OU LE CHAGRIN D’ÊTRE PÈRES d’oser les premiers secouer le joug d’un barbare usage, en donnant à leurs filles la même éducation qu’à leurs autres enfants… On vous a vus si souvent, pour des motifs très légers, par vanité ou par humeur, heurter de front les idées de votre siècle : pour quel intérêt plus grand pouvez-vous les braver que pour l’avantage de ce que vous avez de plus cher au monde, pour rendre la vie moins amère à ceux qui la tiennent de vous ?…

(Notez que d’Alembert devait connaître l’abandon des enfants, puisque Rousseau l’avait raconté quelques années auparavant à Grimm, à Diderot, à madame d’Épinay, à madame de Francueil, etc.)

Je passe d’autres sournoiseries moins envenimées. Mais d’Alembert ne pouvait manquer d’opposer l’auteur du Devin à l’auteur de la Lettre sur les spectacles ; et c’est ce qu’il fait en termes bien spirituels :

La plupart de nos orateurs chrétiens, en attaquant la comédie, condamnent ce qu’ils ne connaissent pas : vous avez au contraire étudié, analysé, composé vous-même, pour en mieux juger les effets, le poison dangereux dont vous cherchez à nous préserver ; et vous décriez nos pièces de théâtre avec l’avantage non seulement d’en avoir vu, mais d’en avoir fait… Oh ! je sais bien, les spectacles, selon vous, sont nécessaires dans une ville aussi corrompue que celle que vous avez habitée longtemps ; et c’est apparemment pour ses habitants pervers, car ce n’est pas certainement pour votre patrie, que vos pièces ont été composées : c’est-à-dire, monsieur, que vous nous avez traités comme ces animaux expirants qu’on achève dans leurs maladies de peur de les voir longtemps souffrir. Assez d’autres sans vous auraient pris ce soin ; et votre délicatesse n’aura-t-elle rien à se reprocher à notre égard ? Je le crains d’autant plus que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de si heureux essais comme musicien et comme poète, est du moins aussi propre à faire au spectacle des partisans que votre éloquence à lui en enlever. Le plaisir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre ; et vous aurez longtemps la douleur de voir le Devin du Village détruire tout le bien que vos écrits contre la comédie auraient pu nous faire.

C’est d’un joli persiflage, et qui devait enrager Rousseau. Et sans doute il peut répondre, et il avait à peu près répondu, en effet, dans la préface de Narcisse : « J’ai fait du théâtre, mais qui ne pouvait plus nuire à des êtres aussi corrompus que vous ; et d’ailleurs je n’en fais plus. Et puis, d’avoir manqué à mes préceptes, cela doit-il m’empêcher de les proclamer si je les crois vrais ? N’importe, il reste que cet homme qui condamne le théâtre, a fait des comédies, et précisément de ce tour artificiel et galant qu’il blâme si fort ; il reste qu’il a fait le Devin, qui, par sa musique, ses danses et ses belles filles exposées, a dû conseiller la sensualité et amollir les coeurs un peu plus peut-être que le Misanthrope ; il reste qu’il a écrit le Discours contre les arts au moment où il faisait du théâtre ; la Lettre à d’Alembert tout de suite après en avoir fait ; le Discours sur l’inégalité au moment où il était le protégé des grands, — et son traité de l’Éducation quelques années après avoir abandonné son cinquième enfant… Et tout cela est gênant, et je ne sais si jamais vie humaine s’est passée dans de telles contradictions, et divisions contre soi-même. Et si Jean-Jacques n’en avait que faiblement conscience, c’est donc bien, comme je le crois, qu’il était né avec « le coup de marteau ».

      *       *       *       *       *

Mais rejoignons-le dans sa petite maison de Montlouis.

Il y mène une vie assez tranquille les premiers mois. Il fait des connaissances dans le voisinage. Il se lie avec le Père Berthier, oratorien, et surtout avec M. Maltor, curé de Groslay. Encore un bon prêtre, et qui est charmant pour lui. Au reste Jean-Jacques, de son propre aveu, n’en a guère rencontré que de tels.

Cependant madame d’Épinay regrette de l’avoir si durement traité. Saint-Lambert et madame d’Houdetot ne lui en veulent plus. Ils l’invitent à dîner à Paris. Tout se passe très bien. Jean-Jacques est lui-même étonné qu’après de tels orages de passion cette entrevue le laisse si paisible. Il s’avise de trouver Saint-Lambert admirable. Il voit déjà madame d’Houdetot entre Saint-Lambert et lui, comme il verra Julie d’Étanges entre Wolmar et Saint-Preux.

Il fait la connaissance de Malesherbes, qui lui facilite beaucoup l’impression de la Nouvelle Héloïse (parue en 1760 chez Rey, à Amsterdam) et qui indique lui-même les corrections à faire pour que l’ouvrage ait libre cours en France. — Malesherbes lui offre une place de rédacteur au Journal des Savants. Rousseau refuse. Il ne saurait pas écrire à jour fixe et sur un sujet donné. « On s’imaginait, dit-il, que je pouvais écrire par métier comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion. »

Il commence l’Émile tout de suite après la Nouvelle Héloïse.

On vient le voir de Paris, mais pas trop : juste ce qu’il faut pour le laisser mieux jouir ensuite de sa solitude. Cependant, pour la vingtième fois, il fait des projets de retraite définitive et de renoncement. Il est déterminé, dit-il, « à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à se renfermer pour le reste de ses jours dans la sphère étroite et paisible pour laquelle il se sentait né… »

Il est surtout dégoûté de vivre avec et chez les gens du monde. Il se souvient de tous les ennuis que cela lui a valus à la Chevrette ou à Eaubonne, et il nous donne là-dessus des détails d’une franchise amusante :

Vivant avec des gens opulents sans tenir maison comme eux, j’étais obligé de les imiter en bien des choses ; et de menues dépenses, qui n’étaient rien pour eux, étaient pour moi non moins ruineuses qu’indispensables… Seul, sans domestique, j’étais à la merci de ceux de la maison, dont il fallait nécessairement capter les bonnes grâces pour n’avoir pas beaucoup à souffrir… Les femmes de Paris, qui ont tant d’esprit, n’ont aucune idée juste sur cet article et à force de vouloir économiser ma bourse elles me ruinaient. Si je soupais un peu loin de chez moi, au lieu de souffrir que j’envoyasse chercher un fiacre, la dame de la maison faisait mettre les chevaux pour me ramener ; elle était fort aise de m’épargner les vingt-quatre sous du fiacre ; quant à l’écu que je donnais au laquais et au cocher, elle n’y songeait pas. Une femme m’écrivait-elle de Paris à l’Ermitage ou à Montmorency ; ayant regret aux quatre sous de port que sa lettre m’aurait coûté, elle me l’envoyait par un de ses gens, qui arrivait à pied tout en nage, et à qui je donnais à dîner, et un écu qu’il avait assurément bien gagné. Me proposait-elle d’aller passer huit ou quinze jours avec elle à sa campagne, elle se disait en elle-même : ce sera toujours une économie pour ce pauvre garçon et pendant ce temps-là sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne songeait pas aussi que durant ce temps-là je ne travaillais point et que mon ménage et mon loyer, et mon linge et mes habits n’en allaient pas moins ; que je payais mon barbier à double et qu’il ne laissait pas de m’en coûter chez elle plus qu’il ne m’en aurait coûté chez moi… Je puis assurer que j’ai bien versé vingt-cinq écus chez madame d’Houdetot à Eaubonne, où je n’ai couché que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles tant à Épinay qu’à la Chevrette, pendant les cinq ou six ans que j’y fus le plus assidu. Ces dépenses sont inévitables pour un homme de mon humeur qui ne sait se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter l’aspect d’un valet qui grogne et qui vous sert en rechignant.

Non, non, il n’ira plus chez les gens du monde. Il a enfin reconquis sa liberté et il la gardera. Son éternel dessein de réforme morale paraît sérieux cette fois. On dirait qu’il va devenir capable de « vie intérieure ». Le libraire Rey le pressant d’écrire les « Mémoires de sa vie », il raille la « fausse naïveté » de Montaigne, qui a soin de ne se donner que des défauts aimables, « tandis que je sentais, dit-il, moi qui me suis cru toujours et qui me crois encore, à tout prendre, le meilleur des hommes, qu’il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux ». Et cette fin de phrase impliquerait quelque connaissance de soi et quelque humilité, s’il n’y avait tant d’orgueil, — ou peut-être simplement de gageure, — dans le commencement. N’importe, il n’a jamais paru si sage, et est bien décidé à vivre dans son coin.

      *       *       *       *       *

Mais, au commencement de l’été, le maréchal et la duchesse du Luxembourg arrivent à leur château, qui est proche de la maisonnette de Montlouis, et voilà ses projets de retraite renversés. Le duc et la duchesse lui font quelques avances, et presque aussitôt il reprend ses chaînes. Chaînes moins lourdes, il est vrai, que celles de la Chevrette, Jean-Jacques fait ses conditions : on ne le recevra que dans l’intimité ; on ne l’obligera pas à être des soupers. Il semble d’ailleurs que monsieur et madame de Luxembourg aient été beaucoup moins indiscrets avec lui que naguère madame d’Épinay. Mais, tout de même, ce n’est déjà plus la liberté. Notre faux Huron ne pouvait s’empêcher ni de la désirer, ni de l’abdiquer en des mains aristocratiques. Et tant de récidives nous feraient croire que, dans le fond, il aimait cette servitude-là.

Il est vrai qu’il était tombé, cette fois, sur des gens qui ne la lui faisaient pas trop sentir.

Le maréchal de Luxembourg était un excellent homme, de façons simples et cordiales. Il prit tout de suite Jean-Jacques par sa bonhomie. Il l’appelait son cher ami. Jean-Jacques se mit à l’adorer, car il allait toujours, pour commencer, jusqu’à l’adoration. Mais tout de même le rang du maréchal lui en imposait. Il paraît, dans ses lettres, songer à ce rang plus que n’y songeait le bon maréchal lui-même. Et cependant Jean-Jacques veut garder l’allure d’un homme libre, que les grandeurs n’éblouissent point. Et de là bien des embarras :

Vos bontés, écrit-il au maréchal, m’ont mis dans une perplexité qui augmente le désir de n’en être pas indigne. Je conçois comment on rejette avec un regard froid et repoussant les avances des grands qu’on n’estime pas : mais comment, sans m’oublier, en userais-je avec vous, monsieur, que mon cœur honore, avec vous que je rechercherais si vous étiez mon égal ? N’ayant jamais voulu vivre qu’avec mes amis, je n’ai qu’un langage, celui de l’amitié, de la familiarité. Je n’ignore pas combien, de mon état au vôtre, il faut modifier ce langage : je sais que mon respect pour votre personne ne me dispense pas de celui que je dois à votre rang… Je suis toujours dans le doute de manquer à vous ou à moi, d’être familier ou rampant…

Et ça continue. Mon Dieu, que d’histoires ! et que cela est lourd ! — Dans une autre lettre :

Ah ! monsieur le maréchal, vous ne songez pas combien il m’est doux de voir que l’inégalité n’est pas incompatible avec l’amitié, et qu’on peut avoir plus grand que soi pour ami.

Encore ? Il passe son temps à rappeler au bonhomme qu’il est maréchal et duc. (Ah ! nous sommes loin, ici, de la jolie attitude si aisée de Voltaire avec les grands seigneurs.)

Un jour, le Genevois Coindet étant venu montrer au maréchal des projets d’estampes pour la Nouvelle Héloïse, le maréchal le retint à dîner, et, comme Coindet était obligé de retourner à Paris de bonne heure, il dit à la compagnie : « Allons nous promener sur le chemin de Saint-Denis ; nous accompagnerons monsieur Coindet ». Le maréchal ne pensait faire là rien de sublime. Mais, après nous avoir raconté le fait, Jean-Jacques ajoute : « Pour moi, j’avais le cœur si ému, que je ne pus dire un seul mot. Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant, et mourant d’envie de baiser les pas de ce bon maréchal. » Cela est d’un bon cœur ; mais c’est trop, décidément, c’est trop.

Quant à la maréchale, vous la connaissez. Besenval, parlant du temps où elle était duchesse de Boufflers, nous la peint comme un monstre de débauche, d’ivrognerie et de méchanceté. Vous en penserez ce que vous voudrez. Et il est vrai que Besenval ajoute : « Je ne lui connais qu’un seul mérite, c’est la manière dont elle a élevé la duchesse de Lauzun sa petite-fille… On ne peut disconvenir qu’elle ne soit un chef-d’œuvre d’éducation et la femme la plus parfaite qu’on ait connue. » (Quant au maréchal, Besenval nous le donne pour un homme extrêmement « borné »).

La maréchale avait cinquante et un ans quand Rousseau entra dans sa quasi-intimité. Elle avait eu publiquement le maréchal pour amant avant de l’avoir pour mari. Elle était encore belle, très spirituelle, et d’un esprit mordant, mais qui commençait à s’adoucir. Après la mort du maréchal (1764) elle devint, paraît-il, tout à fait bonne, d’une bonté faite d’une longue expérience. Sous Louis XVI, elle fut considérée comme l’oracle du bon ton et de l’urbanité, comme celle qui maintenait les règles de la « parfaitement bonne compagnie ». — « Le genre de madame Geoffrin était une espèce de police pour le goût, comme la maréchale de Luxembourg pour le ton et l’usage du monde. » Ainsi s’exprime le prince de Ligne. La maréchale eut l’esprit de mourir en 1787.

Son rôle mondain impliquait une rapide intelligence des hommes, beaucoup de tact et de souplesse. Elle n’eut aucune peine à prendre Jean-Jacques, et elle lui fut bien meilleure que n’avait été l’inquiète et tourmentante madame d’Épinay, d’ailleurs grande dame de second ordre. Avec l’ombrageux Jean-Jacques, la maréchale fut toute simplicité, toute sérénité, toute tolérance, montra une admiration qui semblait absolument involontaire et se garda d’avoir trop d’esprit. — L’agréable portrait qu’il nous fait d’elle se termine ainsi : « Je crus m’apercevoir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. »

Il ne lui déplaisait pas. Il avait pour lui sa bizarrerie, sa réputation d’ours de génie, son étrange talent (et de tout temps les belles dames ont aimé avoir chez elles leur homme célèbre). Mais en outre il faut bien admettre que sa personne avait, non seulement de la saveur, mais un charme réel : car nous voyons que jamais les enthousiastes de ses livres ne se sont refroidis sur lui quand ils l’ont connu, — ou que le refroidissement n’est venu qu’à la longue.

Voilà donc, encore une fois, Rousseau captif et obligé d’un grand seigneur et d’une grande dame. Il accepte de loger dans un délicieux petit château du parc de Montmorency pendant qu’on répare sa maisonnette de Montlouis. Il va tous les jours chez le maréchal et madame de Luxembourg. Il y va dès le matin ; il y dîne ; il y passe l’après-midi ; souvent il y soupe. « Je ne la quittais presque point », dit-il. Il lit tous les matins, à la maréchale couchée, le manuscrit de la Nouvelle Héloïse ; et ça dure longtemps. Il en écrit pour elle une belle copie calligraphiée, « à tant la page ». Quand la lecture de la Nouvelle Héloïse est terminée, il se met à lui lire l’Émile.

Madame de Luxembourg s’engoua de la Julie et de son auteur ; elle ne parlait que de moi, ne s’occupait que de moi, me disait des douceurs toute la journée, m’embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j’eusse toujours ma place à côté d’elle ; et quand quelques seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que c’était la mienne, et les faisait mettre ailleurs.

La petite maison de Montlouis réparée, il y rentre, mais en gardant la jouissance, à son gré, du délicieux petit château. — Soit au petit château, soit à Montlouis, monsieur et madame de Luxembourg lui amènent leurs visiteurs. Ce sont les plus grands seigneurs, et toujours ce sont les plus grandes dames. Car, ne nous y trompons pas, Rousseau a été infiniment plus choyé par ces gens-là que Voltaire. Et Thérèse leur donne à goûter, et les grandes dames embrassent Thérèse, après avoir mangé ses fraises à la crème.

Jean-Jacques vit dans l’enchantement. Mais il tient à nous faire savoir que tout cet éclat ne l’éblouit point et qu’il garde, au milieu de tant de gloire, sa simplicité. (La même note un peu niaise se retrouvera dans Chateaubriand.)

J’interpelle, dit Jean-Jacques un peu solennellement, tous ceux qui m’ont vu durant cette époque, s’ils se sont jamais aperçus que cet éclat m’ait un instant ébloui ; que la vapeur de cet encens m’ait porté à la tête ; s’ils m’ont vu moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes manières, moins liant avec le peuple, moins familier avec mes voisins, etc..

Et il se sait un gré extrême de souper quelquefois avec son voisin le maçon Pilleu après avoir dîné chez les Luxembourg. Il trouve cela admirable, il n’en revient pas.

Donc, jamais il n’a été plus heureux. Mais il va le payer, et bientôt.

Et les seigneurs et les dames qui l’applaudissent, le choient et l’embrassent, le paieront aussi, — plus tard.

      *       *       *       *       *

La Nouvelle Héloïse, imprimée à Amsterdam, paraît en France au début de 1761 avec un succès prodigieux. Émile est prêt quelques mois après. Rousseau voudrait, par prudence, le faire imprimer et publier, comme la Julie, seulement à l’étranger. Mais, prenant ses intérêts plus que lui-même, madame de Luxembourg et Malesherbes veulent que l’Émile soit publié régulièrement en France en même temps qu’en Hollande. Malesherbes propose lui-même les corrections nécessaires. Et, comme l’impression traîne et que Rousseau ne sait pas ce qui se passe, il meurt d’inquiétude. Mais quoi ! Malesherbes, directeur de la librairie, la maréchale et même le prince de Conti se sont chargés de tout, lui répondent de tout.

Tout de même, cette impression traîne bien ! Rousseau retombe malade. Cette fois il croit avoir la pierre. Le maréchal lui amène le célèbre frère Côme. Le frère Côme (Rousseau, je le répète, n’a jamais eu qu’à se louer des prêtres ou religieux catholiques) parvient à le sonder, et déclare « qu’il n’y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse et d’une grosseur surnaturelle, et que Rousseau souffrirait beaucoup, mais qu’il vivrait longtemps ».

Et l’impression de l’Émile traîne toujours !… Il paraît enfin, en mai 1762. Mais des bruits inquiétants circulent. Le 8 juin, dans la nuit, au moment où Rousseau, selon sa coutume, lisait la Bible avant de s’endormir, il est averti qu’il est décrété de prise de corps. Il faut qu’il file : il ne résiste pas. Adieux attendrissants. La maréchale, madame de Boufflers, madame de Mirepoix qui se trouvent là, l’embrassent en pleurant, et le bon maréchal le conduit lui-même jusqu’à une chaise de poste déjà prête.

Pourquoi Rousseau était-il décrété ? Par ce que le Parlement préparait alors l’expulsion des Jésuites et qu’on voulait accorder aux dévots une petite compensation en frappant un philosophe déiste. « Politique de bascule. »

On n’avait pas alors la liberté de la presse. Nous avons la liberté de la presse, mais nous n’avons pas la liberté de conscience, ni la liberté d’association, ni la liberté d’enseignement. On ne peut pas tout avoir.

Voilà donc le pauvre Rousseau en fuite. Cette fuite allait le condamner à huit années nouvelles de vie errante, et à la folie définitive.

Madame de Luxembourg, le prince de Conti et Malesherbes étaient responsables vis-à-vis de Jean-Jacques de cette cruelle aventure. Mais ils durent être fort embarrassés. Évidemment il n’avait pas dépendu d’eux d’empêcher le décret du Parlement. — Au moins, direz-vous, auraient-ils dû le prévoir. — C’est bien mon avis. Mais, maintenant que c’était chose accomplie, que pouvaient-ils faire ? Rien, sinon conseiller à Rousseau la fuite, lui en laisser le temps et lui en procurer les moyens. C’est ce qu’ils firent ; et c’est probablement aussi ce que le Parlement désirait.

Rousseau ne pouvait se défendre sans découvrir madame de Luxembourg, le prince de Conti et Malesherbes. Il ne se défendit point. Il se conduisit en fort honnête homme. Dans cette circonstance, ses puissants amis furent bien réellement ses obligés. Ils étaient tenus de lui rester fidèles et même reconnaissants. Ils le furent, oui, — mais pas assez peut-être, et pas assez longtemps. Mais l’éloignement, les années, la défiance croissante de Jean-Jacques leur sont peut-être une excuse.

Au surplus, c’est bien sa faute !

Écoutez cette phrase, qu’on sent avoir été écrite avec un sensible plaisir :

…Cette terrasse me servait de salle de compagnie pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg, monsieur le duc de Villeroy, monsieur le prince de Tingry, monsieur le marquis d’Armentières, madame la duchesse de Montmorencey, madame la duchesse de Boufflers, madame la comtesse de Valentinois, madame la comtesse de Boufflers, et d’autres personnes de ce rang (il faudrait ajouter le prince de Conti) qui, du château, ne dédaignaient pas de faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de Montlouis.

Diable ! c’est encore mieux qu’à l’Ermitage. Mais qu’est-ce que Jean-Jacques va faire dans ce monde-là ?

Ils ont des façons parfaites, c’est vrai, et personne ne sait mieux qu’eux et mieux qu’elles tourner un compliment. Mais enfin ces seigneurs et ces dames sont des privilégiés entre les privilégiés. Ils représentent tout ce que Rousseau, dans ses premiers ouvrages, dit exécrer le plus : les mensonges et la corruption mondaine et l’inégalité la plus insolente. Ce luxe, ce raffinement, cette « vie inimitable » ne peut que rappeler à Jean-Jacques l’amas prodigieux d’injustices et de misères qu’elle suppose au-dessous d’elle et dont elle se nourrit. Et pourtant, il ne peut plus vivre, dirait-on, qu’avec ces coûteux aristocrates, ces scandales de richesse et ces scandales d’inégalité… Il est permis à un pauvre sceptique de voir tout le monde : mais à un apôtre !

Nous sommes de faibles créatures, et nous devons tâcher de comprendre toutes les contradictions. Mais il y en a aussi de trop « voyantes », de trop éhontées, et que, vraiment, un peu de probité et de bon goût devrait faire éviter ! Je n’aime pas plus Rousseau chez les Luxembourg que je n’aime un socialiste millionnaire, un gentilhomme anarchiste ou un prêtre qui fait le badin et l’émancipé.

Mais eux, de leur côté, ces princes, ces ducs et duchesses, ces comtesses et ces marquis, — dans un temps où ces noms signifiaient quelque chose, — qu’ont-ils affaire avec Jean-Jacques ? Rien que pour vivre, pour rester ce qu’ils sont, ils ont besoin de l’ordre social et politique d’alors, et ils ont besoin de l’Église. Qu’ils se soucient du bien public, qu’ils soient, politiquement, avec Voltaire, avec Montesquieu, plus tard avec Turgot, c’est bien. Mais cet excentrique, ce détraqué les menace directement et dans ce qu’ils ont de plus précieux ; il menace la vie élégante ; il menace, de loin, la propriété même, et tout l’ordre existant, et l’Église et l’éducation traditionnelles et nationales. Et ils le trouvent bizarre, mais sympathique, et ils l’accablent de caresses. — Est-ce donc qu’ils poussent la générosité et l’abnégation jusqu’à se vouloir détruire eux-mêmes ? Non ; mais, n’ayant plus de foi, ils ne savent pas. Ce sont des snobs, et qu’on a revus. Ils se piquent de liberté et de hardiesse d’esprit. Ils croient d’ailleurs n’applaudir qu’à des phrases amusantes, qui les brusquent agréablement. Ils ne savent pas que dans une trentaine d’années les plus grossières de ces phrases, après avoir pénétré dans les cerveaux des avocats, des procureurs, des professeurs, des hommes de lettres, descendront dans des têtes plus obscures et se traduiront par des actes aveugles.

L’excellent, le vertueux M. de Malesherbes, qui s’est donné tant de peine pour faire imprimer la Julie et l’Émile, sera envoyé à l’échafaud par des scélérats ivres de Jean-Jacques.

En 1760, Amélie de Boufflers, petite-fille de la maréchale, future duchesse de Lauzun, avait onze ans. « Elle avait une figure, une douceur, une timidité virginale… » Un jour Rousseau la rencontra seule dans l’escalier du petit château… Faute de savoir que lui dire, il lui proposa un baiser que, dans l’innocence de son cœur, elle ne refusa pas. — Trente-trois ans après, la duchesse de Lauzun, la plus pure et la plus douce parmi les femmes connues du XVIIIe siècle, était condamnée à mort par des hommes qui étaient de fervents adorateurs de Rousseau.

Si l’on se remémore rapidement l’enchaînement mystérieux et fatal des effets et des caus es, serait ce pure déclamation que de dire : — Ce baiser donné à la petite Amélie de Boufflers par Jean-Jacques, — qui, lui non plus, ne savait pas, — c’était déjà le baiser de la guillotine ?


  1. Il n’avait pourtant que quarante-six ans.
  2. Il dit ailleurs que c’en était une.
  3. Voltaire.