Jean-Jacques Rousseau (Lemaître)/Deuxième conférence

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 35-70).

DEUXIÈME CONFÉRENCE

ROUSSEAU À PARIS. — THÉRÈSE.


J’ai décrit l’étrange garçon, plein de bizarreries, de souillures et d’orgueil, qui à vingt-neuf ans vient à Paris, pour y chercher simplement fortune (dans la musique ou dans les lettres), en attendant qu’il s’établisse, huit ans plus tard, réformateur des mœurs et professeur de vertu. Mais il faut bien dire que, pendant ces huit années, il n’y songe pas du tout.

Quel était ce monde des lettres où le vagabond de Genève, des bords du lac Léman, de la Savoie, du Piémont et de Turin, le rêveur des Charmettes et l’amant de madame de Warens allait entrer ? — Si l’on met à part le seigneur de Ferney, et Montesquieu et Buffon, gentilshommes un peu dédaigneux qui, la plupart du temps, travaillaient enfermés dans leur retraite, — ce monde-là, c’était alors une vingtaine d’écrivains qui se rencontraient dans trois ou quatre cafés et qui étaient familiers chez une douzaine, au plus, soit de fermiers généraux, soit de grands seigneurs et de grandes dames, de ceux et de celles qui se piquaient de liberté d’esprit, et qui se plaisaient à protéger les gens de lettres parce qu’ils les trouvaient amusants, et aussi par un sentiment assez proche de ce que nous appelons aujourd’hui le « snobisme ». Ce qui est sûr, c’est qu’un écrivain de ce temps-là, qui voulait arriver, était condamné aux relations aristocratiques.

Le futur auteur du Discours sur l’inégalité et du Contrat social n’échappe point à cette obligation, et d’ailleurs ne cherche point à y échapper. Et pourtant, nul n’est moins fait que lui pour cette vie de salon, de conversation, et de plaisirs à la fois raffinés et futiles. — Il était plébéien de goûts et d’esprit, réellement ami de la simplicité, d’ailleurs extrêmement timide. Il nous parle des balourdises qu’il fait dans les premiers dîners élégants où il est admis. Il nous répète à satiété, dans cinquante passages de ses Confessions et de ses lettres (ce qui prouve peut-être qu’au fond il en souffrait) qu’il est timide et gauche, qu’il manque de conversation et d’à-propos, et que, pour parler quand même, il dit souvent des sottises…

Mais, d’autre part, il a une figure intéressante, des yeux d’un éclat extraordinaire ; et de temps en temps, quand les choses le touchent, il lui arrive d’être éloquent pendant quelques minutes, avec un effort qui donne alors plus d’accent à sa parole. On le considère avec curiosité. Et lui, qui s’en aperçoit, il s’y prête, et, sentant qu’il ne sera jamais « comme les autres », un causeur étourdissant comme Diderot ou fin et froid comme Grimm ou d’une brusquerie savoureuse comme Duclos, il se résoudra à paraître de plus en plus singulier et « à part », car cela aussi est un succès. Mais avec cela, je le répète, jusqu’en 1749, ses ambitions sont purement musicales et littéraires.

J’arrivai, dit-il, à Paris dans l’automne de 1741, avec quinze louis d’argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique pour toute ressource.

Ce « projet de musique » est un nouveau système de notation par les chiffres (le même système, je crois, qui a été repris et perfectionné par Galin-Paris-Chevé, et recommandé maintes fois par Francisque Sarcey). — Il lit son projet, le 22 août 1742, à l’Académie des sciences, sans succès. Il semble porter assez bien cette déception ; et, comme il manque un peu de ressort, il partage son temps entre la lecture et le jeu d’échecs.

Mais les personnes auxquelles il était recommandé, et aussi ses visites aux académiciens, lui ont fait faire des connaissances. — Au reste il dit lui-même : « Un jeune homme qui arrive à Paris avec une figure passable et qui s’annonce par des talents est toujours sûr d’être accueilli. » (C’est aujourd’hui un peu changé.) Donc il rencontre et fréquente Fontenelle, Mably, Marivaux, Bernis, l’abbé de Saint-Pierre, Diderot et, un peu plus tard, Grimm.

Peu après l’échec de son mémoire sur la musique, comme il attendait tranquillement la fin de son argent, un jésuite, le Père Castel lui dit un jour : « Je suis fâché de vous voir vous consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là. » Ainsi parla ce jésuite. C’est à lui que Jean-Jacques dut la connaissance de madame de Beuzenval, de madame Dupin, de M. de Francueil et, par celui-ci, de madame d’Épinay et de madame d’Houdetot.

Jean-Jacques suit avec M. de Francueil un cours de chimie. Il tombe dangereusement malade et, dans le transport de sa fièvre, compose des chants et des choeurs. Ces idées lui reviennent dans sa convalescence ; il médite un plan et commence l’opéra des Muses galantes. Nous voilà bien loin encore du Discours sur l’inégalité.

Naturellement il devient amoureux, — sans nul danger pour elle, — de madame Dupin (l’aïeule de George Sand). Car il ne peut voir une grande dame sans en tomber amoureux et sans bâtir là-dessus des projets. Il y a dans Jean-Jacques comme un Julien Sorel sans volonté (ce qui, à vrai dire fait une différence notable.) Il écrit :

Elle me permit de la venir voir. J’usai, j’abusai de la permission. J’y allais presque tous les jours, j’y dînais deux ou trois fois la semaine, je mourais d’envie de lui parler, je n’osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L’entrée d’une maison opulente était une porte ouverte à la fortune ; je ne voulais pas risquer de me la fermer… Madame Dupin aimait avoir tous les gens qui jetaient de l’éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé ; milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. Monsieur de Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Sollier, monsieur de Fourmont, monsieur de Bernis, monsieur de Buffon, monsieur de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners…

Voilà donc Rousseau dans le plus grand monde, et, s’il faut le dire, dans le plus voluptueux et le plus corrompu, et qui s’y trouve fort bien. Oui, nous sommes loin de Jean-Jacques citoyen de Genève et philosophe selon la nature.

Cependant, ces dames s’occupent de lui, lui cherchent une situation. Vers avril ou mai 1743, il va rejoindre, en qualité de secrétaire, M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Il y passe dix-huit mois. Jean-Jacques s’étend avec complaisance sur cette période de sa vie.

A la vérité, il ne dit pas un mot de la beauté de Venise, tant célébrée depuis un siècle par les écrivains, et avec des mots si pâmés !

Sébastien Mamerot, prêtre natif de Soissons, écrivait en 1454, dans les Passages d’outre mer faits par les Français, livre publié en 1518 :

Venise est une belle cité grande comme la moitié de Paris, assise sur la mer, tout environnée d’eau qui court la plupart des rues de la ville ; et vont les petits galiots et bateaux parmi les dites rues ; et il y a des ponts, tant grands que petits, tant de bois que de pierre, environ de douze à quinze cents. Et c’est la ville la plus peuplée qu’on puisse guère voir, car on n’y voit point de jardins ni de places vides… Et il y a les plus belles boutiques de toutes marchandises qu’on puisse guère trouver, et la plupart des métiers sont faiseurs de soie et de velours. Et il y a quantité de belles maisons qu’on appelle palais ;… et chaque seigneur a sa barque pour aller où il veut. Et dit-on qu’il y a plus de bateaux à Venise qu’il n’y a de chevaux ni de mulets à Paris. Et il y a au corps de la ville environ cent vingt églises, etc.

Et Sébastien Mamerot décrit ensuite sèchement et minutieusement les mosaïques de Saint-Marc.

Or, Jean-Jacques, l’aïeul des romantiques dont Chateaubriand est le père, ne nous en dit pas même autant. Justement parce qu’il est, comme descriptif, un précurseur, il ne s’attache encore qu’aux objets simples : lacs, forêts, montagnes modérées, et n’a pas eu le temps de raffiner et de renchérir. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que Venise, au milieu du XVIIIe siècle était une ville extrêmement vivante, que ses palais étaient neufs ou nettoyés et ne menaçaient pas ruine, et qu’elle n’avait donc pas alors ce charme de l’agonie et de la déliquescence, sur lequel nous avons appris à nous exciter.

Mais, surtout, au moment où il nous parle de son séjour à Venise, Jean-Jacques est trop rempli du souvenir des fonctions qu’il y exerçait, pour se soucier de Saint-Marc, du pont des Soupirs, des canaux et des gondoles. Visiblement, il est fier d’avoir été secrétaire d’ambassade (car il en faisait les fonctions), d’avoir un jour occupé un poste honorable, officiel, dans la société régulière. Écoutez le ton, l’accent :

Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m’avait doué d’un heureux naturel, ce que l’éducation que j’avais reçu de la meilleure des femmes (madame de Warens avait peut-être été quelque peu agent diplomatique secret du roi de Sardaigne), ce que celle que je m’étais donné à moi-même m’avait fait être, et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseils, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d’une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, me tentaient de les imiter : loin d’en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l’ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendait de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j’obtins l’estime de la République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l’affection de tous les Français établis à Venise.

Et il énumère ses services. Le ton, le sérieux, l’air de satisfaction profonde, rappellent Chateaubriand racontant son ambassade à Londres. (Combien Chateaubriand, ce fils aristocrate de Jean-Jacques, lui ressemble, c’est ce qui apparaît à mesure qu’on lit davantage l’un et l’autre.)

Mais, si nous en croyons Jean-Jacques, son patron M. de Montaigu était un homme grossier, avare, ignorant et un peu fou[1]. Il dut se séparer de lui, sans pouvoir, dit-il, se faire payer ses appointements. De retour à Paris, il demande inutilement justice de son ambassadeur. Les refus qu’il éprouva (il faut dire que, tout en faisant fonction de secrétaire d’ambassade, il n’était que secrétaire de l’ambassadeur) laissèrent dans son âme, dit-il, « un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du faible et à l’iniquité du fort ».

C’est dommage. S’il avait pu s’entendre avec M. de Montaigu, si Rousseau, content d’être quelqu’un de classé et d’officiel avait pu poursuivre sa carrière diplomatique (et il est probable que ses puissantes amies de Paris l’eussent fait avancer rapidement), il eût pris goût de plus en plus à sa profession, il eût envoyé à son ministre des rapports d’un style admirable ; il se fût adonné à l’économie politique pour laquelle il avait du penchant, mais il n’y eût pas cassé les vitres ; il n’eût pas écrit l’Inégalité, l’Émile ni le Contrat, et nous y aurions perdu au point de vue littéraire, mais nous y aurions gagné à quelques autres égards, et il n’eût pas épousé Thérèse Levasseur.

Mais achevons les souvenirs vénitiens de Jean-Jacques.

Dans cette ville d’amours et de plaisirs, dans cette Venise de Casanova (qui s’y trouvait en même temps que Rousseau), la vie amoureuse de Jean-Jacques se réduit à peu. Le malheureux nous dit lui-même qu’il n’avait pas renoncé à ses habitudes honteuses. Sa seule rencontre effective, pendant ces dix-huit mois, est avec une personne qu’on appelait la Padoana. Une rencontre plus célèbre est avec Zulietta. Je vous renvoie au texte du récit ; mais je dois vous en citer du moins le commencement :

J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire

de l’amour et de la beauté… A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. (Nous retrouvons ici la névrose que j’ai signalée l’autre jour.) Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines, et, prêt à me trouver mal, je m’assieds, et je pleure comme un enfant.

Ne nous y trompons pas : bonnes ou mauvaises, c’est peut-être la première fois qu’on ait écrit des paroles de ce sentiment, de cet accent, de cette couleur. Et, si je ne m’abuse, pour obtenir ce ton, il a fallu (Rousseau écrit cela à cinquante-cinq ans) toute une vie de timidité douloureuse dans les choses de l’amour, et de sauvagerie, et de sensibilité et d’imagination d’autant plus excitées ; il a fallu un demi-siècle de maladie, et de désir non contenté — et du génie par là-dessus.

Rousseau continue :

Qui pourrait deviner la cause de mes larmes et ce qui me passait dans la tête en ce moment ? Je me disais : Cet objet dont je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit, le corps, tout est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu’elle est aimable et belle ; les grands, les princes devraient être ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle, etc.

Sentez-vous que c’est là la première rédaction parfaite d’un des thèmes sur lesquels les romantiques ont vécu : l’attendrissement, volontiers solennel et mystique, sur la courtisane ; le respect de la femme déchue, plus touchante et même plus vénérable d’être déchue ; — oh ! mon Dieu, très bon sentiment, si l’on n’avait tout de même un peu trop abusé de cette substitution du sentiment à la raison. Thème romantique, ai-je dit : cela est si vrai, et la page de Jean-Jacques sur Zulietta était si nouvelle et parut si insensée quand les Confessions furent connues, que La Harpe y vit un des signes les plus probants de la folie de Rousseau. — Thème romantique, — qui dévie dans le récit de, JeanJacques, car il s’avise ensuite d’attribuer à quelque défaut physique secret la vile condition où Zulietta est réduite, — mais thème essentiellement romantique dans les lignes que j’ai citées. Jean-Jacques près de Zulietta, n’est-ce pas déjà Rolla près du lit de Marion ? et ne saisissez-vous pas une ressemblance de sentiment et de ton entre la méditation, encore tempérée, de Jean-Jacques, et les effusions miséricordieuses et effrénées de Rolla :

    Ô Chaos éternel, prostituer l’enfance !…
    Pauvreté ! Pauvreté ! c’est toi la courtisane,
    C’est toi qui dans ce lit as poussé cet enfant
    Que la Grèce eût jeté sur l’autel de Diane !…

Et plus loin :

    Jacque était immobile et regardait Marie…
    Il se sentait frémir d’un frisson inconnu.
    N’était-ce pas sa sœur, cette prostituée ?…

Oui, il me semble bien que l’emphase, la déraison et ce que j’appellerai la disproportion romantique entre les sentiments et les choses est déjà dans cet épisode de la Zulietta.

Nous arrivons à Thérèse.

De retour à Paris, Jean-Jacques, tombé de ses ambitions, était fort triste et fort désemparé. Il s’installe de nouveau à l’hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, près de la Sorbonne. Les pensionnaires mangeaient avec l’hôtesse et une jeune lingère de vingt-deux à vingt-trois ans, Thérèse. La mère, madame Levasseur, avait tenu boutique à Orléans, où son mari était « officier de monnaie. » Ayant mal fait ses affaires, elle avait quitté le commerce et était venue à Paris avec son mari et ses enfants. (Jean-Jacques nous dit qu’elle avait « beaucoup d’enfants », sans préciser.) Et maintenant écoutons Jean-Jacques :

La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n’eut jamais son semblable. La table était composée de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autre gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai : il n’y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite, je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n’aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m’en auraient donné. J’ai toujours aimé l’honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion, je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance qu’elle n’osait exprimer de bouche, n’en devinrent que plus pénétrants.

Bref, il lui fait la cour… Il lui déclare d’avance que « jamais il ne l’abandonnera et que jamais il ne l’épousera ». Elle hésite. Un jour enfin, « elle lui fit en pleurant l’aveu d’une faute unique au sortir de l’enfance, fruit de son ignorance et de l’adresse d’un séducteur ». Il s’écrie joyeusement : « Ce n’est que cela » ? Ils « se mettent » ensemble. Mais, jusqu’en 1749, il garde sa chambre à l’hôtel, et va passer ses journées chez Thérèse et sa mère. « Sa demeure devint presque la mienne. » En 1749 seulement, il s’installe avec elle dans un petit appartement à l’hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, et y demeure pendant sept ans, « jusqu’à son délogement pour l’Ermitage ».

Arrêtons-nous sur Thérèse.

Je crois bien qu’aucun des critiques ou historiens de Rousseau n’a manqué de déplorer sa rencontre avec Thérèse : « Liaison indigne de lui, dit-on, et qui eut la plus triste influence sur son sort. » Il me semble qu’on exagère. La famille de Thérèse a causé à Rousseau de grands ennuis, sans doute. D’autre part, la fécondité de Thérèse a été pour lui l’occasion de l’acte le plus coupable qu’il ait commis. Mais Thérèse elle-même, malgré ses défauts, me paraît bien lui avoir été, pour le moins, aussi douce, aussi consolante et utile que funeste. Et enfin, qu’il ait formé cette liaison, cela s’explique aisément ; et il aurait pu tomber plus mal.

Jeune, Thérèse, dut être assez jolie fille. (Au reste, elle n’est pas laide sur le seul portrait qu’on ait d’elle, et qui la représente à cinquante ans environ.) Nous parlant une fois de Diderot, Jean-Jacques nous dit, dans un esprit de rivalité assez divertissant :

Il avait une Nanette ainsi que j’avais une Thérèse ; c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable…, au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, etc..

Il fallait bien que Thérèse ne fût pas si désagréable, puisque les belles dames lui faisaient des caresses, que madame de Boufflers à Montmorency allait goûter chez elle, et que la maréchale de Luxembourg l’embrassait comme du pain. — Même plus tard, et quand Thérèse a dépassé la cinquantaine, un jeune Marseillais, M. Eymar, venu à Paris en 1774 pour visiter Rousseau, nous dira : « Madame Rousseau était bien loin de ressembler au portrait hideux qu’un poète célèbre a fait d’elle dans ses satires (sans doute Voltaire dans la Guerre de Genève), je ne la trouvai ni jeune ni belle, bien s’en faut ; mais je la trouvai honnête, polie, vêtue proprement dans sa simplicité, et ayant toute l’allure d’une bonne ménagère. »

Thérèse, à vingt-trois ans, pouvait plaire. Ceci me paraît acquis.

Que cherchait Rousseau quand il la rencontra ? Une infirmière et une servante autant qu’une compagne.

Thérèse avait eu un malheur ? Tant mieux ! « Sitôt que je le compris, dit Rousseau, je fis un cri de joie. » Pourquoi ? C’est sans doute parce qu’il avait craint une autre chose qu’il nous dit sans ambages. Mais c’est aussi parce que, peu sûr de lui à cause de son infirmité et de sa névrose, il ne tenait pas du tout à être le premier dans un cœur. — Et selon moi, c’est ce qui explique que la jalousie en amour soit absente de sa vie, et à peu près absente de son œuvre.

Thérèse était une ouvrière en linge, — une grisette, — ignorante et d’esprit fort simple :

Je voulus, dit-il, d’abord former son esprit ; j’y perdis ma peine… Son esprit est ce que l’a fait la nature ; la culture et les soins n’y prennent pas. Je ne rougis point d’avouer qu’elle n’a jamais bien su lire, quoiqu’elle écrivît passablement… Elle n’a jamais pu suivre l’ordre des douze mois de l’année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j’ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l’argent, ni le prix d’aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l’opposé de celui qu’elle veut dire. Autrefois, j’avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés où j’ai vécu.

Excellent, tout cela ! et c’est bien ce qu’il lui fallait. Il avait alors trente-trois ans. Or il nous dit qu’à partir de trente ans sa maladie s’aggrava. Il lui fallait une infirmière. Il lui fallait une femme qui lui fût inférieure socialement et de toutes façons ; une fille du peuple, et qui fût pauvre, et qui lui dût de la reconnaissance, et qui ne fît pas la délicate et la renchérie, et devant qui il n’eût pas honte de ses misères physiques ni de ses défaillances sexuelles, et qui lui donnât les soins les plus intimes. Et voilà pourquoi il choisit Thérèse.

Et il la choisit aussi parce qu’elle était ignorante et « stupide », comme il le dit lui-même. Il lui fallait une compagne avec qui il n’eût pas de frais à faire ; une femme aussi dont la simplicité d’esprit lui fût un repos, et quelquefois un amusement… Au reste son cas, ici, n’est pas extraordinaire : on a souvent vu des artistes rechercher une compagne inculte et un peu bête, — pour être plus tranquilles…

Rousseau n’épouse pas Thérèse. Il en donne, en 1755, la raison (assez vague) à madame de Francueil : « Que ne me suis-je marié, me direz-vous ? Demandez-le à vos injustes lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel, et jamais on ne me prouvera qu’aucun devoir m’y oblige. » — Il en donne, en 1761, une autre raison à madame de Luxembourg : « Un mariage public nous eût été impossible à cause de la différence de religion. » Mais en 1745 Rousseau était encore catholique : cette raison ne vaut donc rien. En somme, il n’épouse pas Thérèse, pour être plus libre, pour qu’elle dépende toujours de lui ; peut-être pour n’avoir pas à la mener quelquefois avec lui dans les maisons où il va.

Il n’épouse pas Thérèse. Mais certainement il l’aime.

Non d’amour. Il dit au livre IX :

Que pensera le lecteur quand je lui dirai que, du premier moment que je la vis jusqu’à ce jour (environ 1769) je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, que je n’ai pas plus désiré la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l’individu ?

Mais il l’aime, on n’en peut guère douter, d’une grande affection. Avant de rappeler sa première rencontre avec elle, il nous dit : « Là m’attendait la seule consolation réelle que le ciel m’ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rendit supportable. » Il écrit cela après vingt-quatre ans d’union. — Il dit un peu plus loin : « Le cœur de ma Thérèse était celui d’un ange. » — Dans vingt passages des Confessions, dans cinquante passages peut-être de ses lettres, (et de toutes les époques), il parle de ses bonnes qualités, de ses vertus, notamment de « son bon cœur, de son affection, de son désintéressement sans exemple, de sa fidélité sans tache ». — Il dit bien, dans une note écrite après 1768 : « Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à tromper que je ne l’avais cru ; » mais il ajoute aussitôt : « Mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime et l’aura tant que je vivrai. » — Il s’occupe beaucoup d’elle. Après sa fuite de Montmorency, il la recommande tendrement à madame de Luxembourg et à une supérieure de couvent. Une des raisons qui lui font choisir pour séjour Motiers-Travers, c’est qu’il y a, aux environs, une église catholique où Thérèse pourra aller à la messe. A Motiers même, quand il se croit prêt à mourir, il assure l’avenir de Thérèse ; il la recommande à un curé qui avait été bon pour elle dans le voyage qu’elle avait fait pour rejoindre Jean-Jacques en Suisse… Et l’on pourrait citer vingt faits de cet ordre.

Il la voyait par ses meilleurs côtés. Il disait ce que disent souvent des hommes supérieurs vivant avec une bête : « Elle est simple, mais elle a beaucoup de bon sens, un instinct très sûr. » Jean-Jacques, adorateur de la nature et de l’instinct, devait le dire d’autant plus. — Après avoir parlé des pataquès de Thérèse, il ajoute :

Mais cette personne si bornée et, si l’on veut, si stupide, est d’un conseil excellent dans les occasions difficiles… Devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite lui ont attiré l’estime universelle, et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité.

Il y a bien ce passage du livre IX :

On connaîtra la force de mon attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon coeur dans le plus fort de mes misères, sans que jusqu’au moment où j’écris ceci, il m’en soit échappé un mot de plainte à personne.

Mais ces « plaies » et ces « déchirures », il ne nous en dit plus rien. — Ce qui est sûr, c’est qu’il a conservé jusqu’au bout, jusqu’à la mort, ses sentiments pour Thérèse. — Le prince de Ligne le visite à Paris vers 1770 et cause longtemps avec lui. « Sa vilaine femme ou servante, dit-il (Thérèse approchait alors de la cinquantaine), nous interrompait quelquefois par quelques questions saugrenues qu’elle faisait sur son linge ou sur la soupe : il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage s’il en avait parlé. » — Et Corancez, l’un des fondateurs du Journal de Paris, Corancez, qui avait épousé la fille d’un Genevois ami de Jean-Jacques, Corancez qui a connu intimement Jean-Jacques dans ses dernières années, nous dit expressément : « Il n’avait de confiance qu’en elle. »

D’autre part, Thérèse, sans doute, bien des fois lui nuisit malgré elle. D’abord elle avait sa mère, qui jouait à la dame, et qui était fort rapace. Rousseau nous dit :

Sitôt qu’elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille pour en partager le fruit. Soeurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée mariée au directeur des carrosses d’Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ses affamés.

Et plus loin :

Il était singulier que la cadette des enfants de madame Levasseur (Thérèse), la seule qui n’eût point été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu’après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses soeurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu’elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups.

Il en faut conclure que Thérèse était une assez bonne bête. Seulement, stylée par sa mère, elle acceptait, sans le dire à Jean-Jacques, des cadeaux de ses riches amies. — Plus tard, à l’Ermitage, il paraît bien que, jalouse de madame d’Houdetot, elle fut maladroite, bavarde, indiscrète. — Ce n’est pas tout. Jean-Jacques, dans l’endroit même où il vante le bon sens de Thérèse, nous dit :

Souvent, en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même ; elle m’a donné les avis les meilleurs à suivre ; elle m’a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément.

Aïe ! Cela signifie sans doute qu’elle lui a dit un jour, je suppose : « Tu ne vois donc pas que madame d’Épinay te traite comme un valet ? » ou : « Tu ne vois donc pas que ce monsieur Grimm est jaloux de toi ? » un autre jour, à Motiers : « Tu ne vois pas donc pas que ce Montmollin s’entend avec ceux de Genève ? » un autre jour, s’ennuyant à Wootton : « Est-ce que tu crois que ce monsieur Hume est tant que cela ton ami ? » enfin, qu’elle entretenait volontiers sa défiance, par bêtise, pour le garder, pour se faire valoir, ou parce que la tête de tel ou tel ne lui revenait pas, ou parce que tel ou tel l’avait traitée avec trop peu d’égards. — Et, parce que Jean-Jacques avait absolument besoin d’elle, il la croyait.

Oui, tout cela est possible ; mais, avec tout cela, il me paraît certain que Thérèse lui a été réellement dévouée. Et, si cela lui fut facile dans les premières années, quand elle était son obligée, quand elle le voyait devenir célèbre, quand les belles dames s’amusaient à causer avec elle, je crois qu’elle y eut ensuite quelque mérite. A dater de sa retraite en Suisse, il me semble bien que Rousseau fut à son tour l’obligé de Thérèse. A partir de 1755, il ne la traite plus que comme sa soeur. Elle pourrait le quitter ; les amis de Rousseau ne la laisseraient pas mourir de faim, et du reste elle a un métier et pourrait vivre de son travail. Elle reste. Elle le suit à travers tous ses exils. Elle le rejoint en Suisse ; elle le rejoint en Angleterre ; elle le rejoint à Trye, à Bourgoin, à Monquin ; elle le suit à Paris, à Ermenonville ; elle recueille son dernier soupir. — Un seul moment de refroidissement, au bout de vingt-quatre ans d’union, en 1769. C’est à Monquin. Jean-Jacques lui propose de se séparer, et lui promet d’assurer sa vie, dans une lettre admirable. Thérèse refuse, Thérèse reste.

Ils demeurent en somme presque parfaitement unis, mieux unis que la plupart des ménages réguliers, pendant trente-trois ans. La mort seule de Rousseau délie Thérèse.

C’est peut-être qu’ils étaient unis par un crime, par un crime cinq fois répété, et que cela est un lien sérieux.

Rousseau eut de Thérèse trois enfants de 1746 à 1750 : il en eut deux autres entre 1750 et 1755. Il les mit tous les cinq aux Enfants-Trouvés.

Qui nous l’a dit ? Rousseau lui-même, et Rousseau tout seul. Ceux qui en ont parlé ou écrit au XVIIIe siècle ne le savaient que par Rousseau. Aucun témoignage qui ne soit fondé, directement ou indirectement, sur les confidences de Jean-Jacques (aucun, sauf un témoignage anonyme dans le Journal encyclopédique, en 1791. L’anonyme dit que, voisin de Rousseau dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré, — donc entre 1749 et 1756, — il avait entendu dire à son barbier que M. Rousseau envoyait ses enfants aux Enfants-Trouvés et que cela était connu dans le quartier. Ce témoignage d’un anonyme, trente-cinq ou quarante ans après les faits, et neuf ans après la publication des Confessions, ne paraît pas très imposant).

Où je veux en venir ? Voici.

Dans le fond, on sent que, malgré tout, Jean-Jacques fut plutôt meilleur que beaucoup de ses confrères en littérature de ce temps-là. Il y a, dans la vie de Voltaire, des méchancetés noires, des mensonges odieux, des platitudes, même des actes d’improbité. Et il y a bien des hontes dans la vie de quelques autres… Mais voilà ! cinq enfants aux Enfants-Trouvés, cela est monstrueux ; de quelque côté qu’on le prenne ; cela semble pire, — à cause de la représentation précise qu’on s’en fait, — que l’abandon même d’une fille séduite et enceinte. Bref, cela paraît un des crimes par excellence contre la nature, — contre cette nature dont Jean-Jacques est l’apôtre. Et alors les amis de Rousseau voudraient bien que ce ne fût pas vrai.

Moi-même, jadis, je raisonnais ainsi :

— Nulle autre preuve que les aveux de Rousseau, aveux faits sans nécessité, « pour que mes amis, dit-il, ne me crussent pas meilleur que je n’étais ». — « Je le dis à tous ceux à qui j’avais déclaré nos liaisons, je le dis à Diderot, à Grimm, je l’appris dans la suite à madame d’Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, sans aucune nécessité et pouvant aisément le cacher à tout le monde. » — Cela est un peu étrange : car, qu’il l’ait dit « sans nécessité et pouvant le cacher », cela signifie que, de 1747 à 1755, aucun de ses amis, aucune de ses belles amies qui s’amusaient à visiter Thérèse ne s’étaient aperçus d’aucune des cinq grossesses. En somme, si l’on en croit Rousseau, il le dit tout justement parce que, s’il ne l’avait pas dit, personne ne s’en serait douté.

(Thérèse l’avait dit, raconte-t-il, à madame Dupin, et cela fait une difficulté : mais on peut croire ici Thérèse stylée par lui, et que, par suite, les aveux de Thérèse ne sont pas plus une preuve que les aveux de Jean-Jacques.)

En 1761, madame de Luxembourg a l’idée de retrouver les enfants de Rousseau. Elle lui demande quelles sont les dates et les marques de reconnaissance. Il lui écrit à ce sujet :

Ces cinq enfants ont été mis aux Enfants-Trouvés avec si peu de précautions pour les reconnaître un jour, que je n’ai pas même gardé la date de leur naissance.

Cela est-il bien possible ? et Thérèse aussi l’a-t-elle oubliée ? — Il se souvient pourtant que le premier enfant est né « dans l’hiver de 1746 à 1747, ou à peu près ». Celui-là avait une marque dans ses langes. (Il dit dans les Confessions que « cette marque était un chiffre qu’il avait fait en double, sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l’enfant ».) Les autres enfants n’avaient aucune marque.

Laroche, homme de confiance de la maréchale, fait donc des démarches pour retrouver l’aîné, celui qui avait une marque, et qui en 1761 devait, s’il vivait encore, avoir quatorze ans. Les recherches sont infructueuses.

Rousseau écrit alors à la maréchale : « Le succès même de vos recherches ne pouvait plus me donner une satisfaction pure et sans inquiétude. » (Et cela est vrai : où, dans quel état allait-il retrouver, s’il le retrouvait, ce garçon de quatorze ans ? et comment aurait-il été absolument sûr que c’était bien lui ? etc…) — « Il est trop tard, ajoute-t-il, il est trop tard. Ne vous opposez point à l’effet de vos premiers soins ; mais je vous supplie de ne pas y en donner davantage. »

Rousseau, dans la partie de ses Confessions écrite en 1769, nomme la sage-femme Gouin. L’a-t-il indiquée en 1761 à madame de Luxembourg ? Ou cette sage-femme était-elle morte ? En tout cas Rousseau savait bien qu’elle serait morte quand les Confessions seraient rendues publiques.

Oh ! tout cela ne prouve pas que les cinq enfants soient une invention de Rousseau. Mais il semble qu’il ait tenu avec madame de Luxembourg la même conduite que si ç’avait été une invention.

Et là-dessus on pourrait essayer une hypothèse :

— Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais ; sans autre liaison que celle de Thérèse ; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées ; devinant ce que sa conduite et le siège même de son infirmité pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies, — ne se pourrait-il pas qu’une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant ? — De là, cette réplique qu’on peut appeler triomphante : la fable des cinq enfants, et, parce qu’il n’aurait pas pu les montrer et que, d’autre part, l’horreur d’un tel aveu en impliquait la véracité, l’histoire du quintuple recours aux Enfants-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et « simulateur » comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d’être soupçonné d’une des disgrâces les plus mortifiantes pour l’orgueil masculin.

L’hypothèse est fragile, je le reconnais. Il y en a une autre. D’après madame Macdonald, Thérèse, cinq fois de suite, aurait fait croire à Rousseau qu’elle était enceinte, qu’elle était accouchée chez une sage-femme et qu’elle avait fait porter l’enfant aux Enfants-Trouvés. Le principal argument de madame Macdonald, c’est que Rousseau avoue qu’il n’a vu aucun de ses cinq enfants. — Cette machination se serait faite d’accord avec Grimm et la mère Levasseur. Dans quel dessein ? Pour empêcher Jean-Jacques de quitter Thérèse.

Une telle hypothèse souffre d’étranges difficultés, et matérielles et morales. Au reste, si elle supprime le fait de la naissance et de l’abandon des enfants, elle ne supprime pas le consentement de Rousseau à l’abandon de ces enfants qu’il croyait avoir. Donc, elle ne l’absout pas.

Ici, se place naturellement une autre explication, — qui était celle de Victor Cherbuliez : — Oui, Thérèse eut cinq enfants et qui furent tous mis aux Enfants-Trouvés. Mais de ces enfants Rousseau n’était pas et ne pouvait sans doute pas être le père. Et, dans ces conditions, la conduite de Rousseau est assurément moins abominable.

Je ne repousse pas absolument cette hypothèse ; mais elle soulève encore bien des objections. — D’après Tronchin, Rousseau n’était pas impropre à avoir des enfants ; il y fallait seulement certaines conditions, qu’il trouvait auprès de Thérèse. Il ne pouvait donc avoir, au plus, que des doutes sur sa paternité. — Et, d’autre part, s’il avait su ou cru Thérèse infidèle, nous aurait-il parlé de sa « fidélité sans tache » ? — A moins de supposer encore une fois qu’il aimait mieux paraître criminel que de passer pour impuissant ou que d’être ridicule…

Tout bien examiné, mon hypothèse (qui d’ailleurs n’est pas à moi tout seul) me plairait mieux. — Mais j’ai été aux Enfants-Trouvés. Dans le dossier de l’année 1746, j’ai trouvé un papier[2] portant cette mention : « 2795. Marie-Françoise Rousaux » (ce dernier mot rayé et surchargé du mot « Rousseau » correctement écrit). « Un garçon le 19 novembre 1746. » Puis, d’une autre écriture et d’une autre encre : « Joseph Cathne a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre. » — Ce papier est épinglé à un bulletin de dépôt imprimé. Et, dans le registre où sont inscrits les dépôts de l’année 1746, j’ai lu ceci : « Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois, 6 francs, payés 22 décembre 46 ; 21 janvier 1747, 5 f. 2e (mois) jusqu’au 14 janvier 1747, jour du décès, 1 mois 23 jours. »

Cela est impressionnant. La marque de reconnaissance a disparu. Mais la date concorde avec l’indication de Rousseau. « Marie-Françoise ». prénoms de la déposante, sont aussi ceux de la mère Levasseur. — D’autre part, pourquoi ce nom de « Joseph », et surtout pourquoi ce prénom féminin de Catherine donné à un garçon ? Je n’en sais rien. Et l’on doit remarquer aussi que le nom de Rousseau est et était fort commun. — C’est égal : la date, le nom de famille, les prénoms de la déposante, cela fait trois, concordances singulières.

Mais alors, si l’homme de confiance de madame de Luxembourg a vu ce papier et ce registre, comment a-t-il déclaré n’avoir rien trouvé du tout ?… Faut-il voir là un mensonge charitable de madame de Luxembourg qui n’a pas voulu dire à Rousseau que l’enfant était mort ?

Quant aux autres enfants, s’il n’y en a nulle trace dans les registres, c’est peut-être que la déposante ou l’administration leur avait donné, comme cela se faisait, un faux nom de famille. — Je ne sais rien, vous ne savez rien, nous ne savons rien.

Allons ! je vois bien qu’il faut admettre l’histoire, — sur laquelle, au surplus, aucun des plus grands admirateurs de Rousseau, au XVIIIe siècle, excepté Sébastien Mercier, n’a jamais eu de doutes[3]. Voyons maintenant comment il la raconte lui-même, et quelles explications et excuses il nous donne successivement dans ses Confessions, dans ses lettres et dans ses Rêveries. (Car il y revient très souvent, et cela peut montrer également la préoccupation de soutenir l’imposture ou le trouble d’une âme peu à peu envahie par le remords.)

La première fois qu’il en parle dans ses Confessions (un peu plus de vingt ans après l’acte), c’est d’un ton léger et presque avec désinvolture. Il s’excuse sur l’influence de la mauvaise compagnie qu’il rencontrait à la table d’hôte de madame La Selle :

J’y apprenais des foules d’anecdotes très amusantes, et j’y pris aussi, peu à peu, non, grâce au ciel, jamais les mœurs, mais les maximes que j’y vis établies. D’honnêtes personnes mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites, des accouchements clandestins, étaient là les textes les plus ordinaires ; et celui qui peuplait le mieux les Enfants Trouvés était toujours le plus applaudi. Cela me gagna, je formai ma façon de penser sur celle que je voyais en règne chez des gens très aimables, et dans le fond très honnêtes gens, et je me dis : « Puisque c’est l’usage du pays, quand on y vit, on peut le suivre. » Voilà l’expédient que je cherchais. Je m’y déterminai gaillardemment sans le moindre scrupule ; et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur( !) Sa mère, qui de plus craignait un nouvel embarras de marmaille, étant venue à mon secours, elle se laissa vaincre.

On la mène chez une sage-femme prudente et sûre, la Gouin, où elle fait ses couches. — « L’année suivante (1748), même inconvénient et même expédient, au chiffre près qui fut négligé. » (Donc insouciance plus grande encore.) « Pas plus de réflexion de ma part[4], pas plus d’approbation de celle de la mère : elle obéit en gémissant. »

En 1760, troisième enfant, troisième dépôt (sans chiffre, donc sans intention de reprise en des jours meilleurs). Cette fois, il en donne pour raison, qu’en livrant ses enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever lui-même, en les destinant à devenir ouvriers ou paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortune, « il crut faire un acte de citoyen et de père et se regarda comme un membre de la république de Platon ».

Dans la lettre à madame de Francueil, 21 avril 1751, voici les raisons qu’il donne : 1º sa misère ; 2º il n’a pas voulu déshonorer Thérèse, (ce qui est assez plaisant) ; 3º il n’aurait pu nourrir ses enfants qu’en devenant fripon ; 4º on est très bien aux Enfants-Trouvés. Les enfants ne sortent des mains de la sage-femme que pour passer dans celles d’une nourrice. Rousseau sait bien que ces enfants ne sont pas élevés délicatement : tant mieux pour eux ! Ils en deviendront plus robustes. On n’en fait pas des messieurs, mais des paysans ou des ouvriers. Ils seront plus heureux que leur père.

Chemin faisant, il prévient une objection : « Il ne faut pas faire des enfants quand on ne peut pas les nourrir. — Pardonnez-moi, madame, la nature veut qu’on en fasse, puisque la terre produit de quoi nourrir tout le monde : mais c’est l’état des riches, c’est votre état qui vole au mien le pain de mes enfants. » (Ceci est écrit après le Discours sur les sciences et les arts.)

Enfin, cinquième raison, déjà donnée : il a cru agir comme un citoyen de la république de Platon.

(Il aurait pu ajouter encore cette excuse, — qui est de M. Gustave Lanson, — que, dans sa vie de vagabond, il avait appris à user sans scrupule des établissements de charité.)

Madame de Francueil aurait pu lui répondre que ses raisons ne valaient pas le diable. La misère ? Rousseau, au moment de la naissance des deux premiers enfants, gagnait neuf cents, puis mille francs chez madame Dupin. Il eût pu gagner davantage s’il n’eût pas été paresseux. Ces dames faisaient d’ailleurs des cadeaux à Thérèse, et auraient été charmées de s’occuper des enfants. Il dit qu’elles ne les auraient pas fait élever en honnêtes gens ? La raison est un peu faible. — Il est célèbre en décembre 1750. Il a, peut-être avant 1752, une place lucrative, celle de caissier du fermier-général Francueil. Et en 1753, le Devin du Village lui rapporte de cinq à six mille francs. Il pouvait donc élever au moins ses deux derniers enfants. Mais sans doute le pli était pris. Et puis, il ne voulait pas commettre d’injustice envers les trois premiers. N’était-il donc pas devenu, dans l’intervalle, l’apôtre de l’égalité ?

Quant au bonheur qui est l’apanage des enfants trouvés… La plaisanterie est lugubre.

Dans la Neuvième Rêverie (1776, deux ans avant sa mort), autre explication :

La mère les aurait gâtés ; sa famille en aurait fait des monstres… Je frémis d’y penser ; ce que Mahomet fit de Séide n’est rien auprès de ce qu’on aurait fait d’eux à mon égard.

Enfin, rappelons ce passage du livre IX des Confessions :

Je n’avais point de famille ; Thérèse en avait une, et cette famille, dont tous les naturels différaient trop du sien, ne se trouva pas telle que j’en pusse faire la mienne. Là fut la première cause de mon malheur. Que n’aurais-je point donné pour me faire l’enfant de sa mère ? Je fis tout pour y parvenir et n’en pus venir à bout. J’eus beau vouloir unir tous nos intérêts ; cela me fut impossible. Elle s’en fit toujours un, différent du mien, contraire au mien et même à celui de sa fille, qui déjà n’en était plus séparé. Elle et ses autres enfants et petits-enfants devinrent autant de sangsues, dont le moindre mal qu’ils fissent à Thérèse était de la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même sous ses nièces, se laissait dévaliser et gouverner sans mot dire ; et je voyais avec douleur qu’épuisant ma bourse et mes leçons, je ne faisais rien pour elle dont elle pût profiter. J’essayai de la détacher de sa mère ; elle y résista toujours. Je respectai sa résistance et l’en estimai davantage ; mais son refus n’en tourna pas moins à son préjudice et au mien. Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu’à moi, plus qu’à elle-même. Leur avidité lui fut moins ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux. Enfin, si, grâce à son bon naturel elle ne fut pas tout à fait subjuguée, c’en fut assez du moins pour empêcher en grande partie, l’effet des bonnes maximes que je m’efforçais de lui inspirer… Les enfants vinrent ; ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à une famille si mal élevée pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des enfants trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j’énonçai dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant la seule que je n’osai lui dire. J’aimai mieux être moins disculpé d’un blâme aussi grave et ménager la famille d’une personne que j’aimais.

Sur quoi Émile Faguet, qui s’est occupé de la question dans le Journal des Débats du 18 juin 1906, conclut ainsi :

« Ou je me fais bien illusion, ou, pour qui sait lire, cela veut dire : Absolument subjuguée par une famille de bandits qu’elle aima toujours plus que moi, Thérèse se privait pour eux et me volait et dépouillait pour eux. Vous comprenez bien que cette famille n’a pas voulu que Thérèse eût d’enfants, qui auraient pris part au gâteau et qui auraient, d’autre part, peut-être détaché Thérèse de sa famille par l’affection qu’elle aurait eue pour eux. La famille de Thérèse n’a pas voulu que Thérèse eût d’enfants. Lui obéissant toujours, et craignant peut-être que sa famille ne les assassinât, Thérèse m’ordonna de les abandonner. Partie par amour pour elle, partie pour ne pas avouer que je lui obéissais comme elle obéissait à sa famille, je n’ai jamais voulu dire que c’était elle qui avait exigé leur sacrifice. »

Il reste que Rousseau aurait abandonné cinq enfants par peur de Thérèse et surtout de la mère Levasseur, en somme par faiblesse, passivité, aboulie. Il est possible.

Il a connu le remords, du moins à partir de 1769. Il écrit à Moultou (14 février 1769) :

C’est bien malgré elle (Thérèse), c’est bien malgré nous qu’elle et moi n’avons pu remplir de grands devoirs : mais elle en a rempli de bien respectables.

Et il ajoute cette phrase que j’avoue ne pas bien comprendre :

Que de choses qui devraient être sues vont être ensevelies avec moi ! Et combien mes cruels ennemis tireront d’avantages de l’impossibilité où ils m’ont mis de parler ! ( ?)

Et dans l’admirable lettre à Thérèse, quand il songe à se séparer d’elle : « Nous avons des fautes à pleurer et à expier. » Des mots comme celui-là, dans une lettre intime, me paraissent une meilleure preuve des enfants abandonnés que les récits des Confessions.

Et dans la lettre à madame de Chenonceaux (17 janvier 1770) :

Jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de la nature et du devoir pour exténuer (atténuer) mes fautes. J’aime mieux les expier que les excuser.

(Il est vrai qu’après cela il revient à ses mauvaises excuses.)

Enfin, dans sa lettre du 26 février 1770 à M. de Saint-Germain, qui est une sorte de confession générale :

L’exemple, la nécessité, l’honneur de celle qui m’était chère me firent confier mes enfants à l’établissement fait pour cela, et m’empêchèrent de remplir moi-même le premier, le plus saint des devoirs de la nature. En cela, loin de m’excuser, je m’accuse… Je ne fis point un secret de ma conduite à mes amis, ne voulant pas passer à leurs yeux pour meilleur que je n’étais. Quel parti les barbares en ont tiré ! Avec quel art ils l’ont mise (ma conduite) dans le jour le plus odieux !… Comme si pécher n’était point de l’homme, et même de l’homme juste ! Ma faute fut grave sans doute, elle fut impardonnable, mais aussi ce fut la seule, et je l’ai bien expiée.

Il n’y a peut-être pas là « contrition parfaite », mais enfin, il y a trouble et repentir, — comme aussi dans l’audacieuse allusion qu’il fait publiquement à l’abandon de ses enfants, au livre Ier de l’Émile. — Si l’histoire des cinq enfants abandonnés était une « simulation », il faut avouer que Jean-Jacques l’aurait soutenue avec une stupéfiante et miraculeuse vraisemblance.

Hélas, je vois bien qu’il faut le croire… Et alors, de quelque indulgence qu’on se veuille munir pour lui, il paraît tout de même offensant à la fois et sinistrement comique que ce soit entre deux abandons de nouveau-nés, au retour du peu austère château de Chenonceaux où il avait fait la petite comédie de l’Engagement téméraire et les petits vers de l’Allée de Sylvie pour plaire aux belles dames ; — que ce soit dans sa chambre de la rue Plâtrière, dictant ses périodes à la mère Levasseur qui venait tous les matins allumer son feu ; — que ce soit dans ces conditions qu’il ait écrit son vertueux Discours, — ah ! si vertueux ! — sur la corruption des mœurs par les sciences et les arts.


  1. J’ai reçu de M. Aug. de Montaigu une brochure intitulée : Démêlés du comte de Montaigu, ambassadeur à Venise, avec son secrétaire, J.-J. Rousseau (Plon-Nourrit, 1904). M. Aug. de Montaigu y démontre, par des pièces des archives de Venise, que Rousseau a chargé injustement son ambassadeur, qu’il ne fut pas un secrétaire irréprochable, qu’il fit, notamment, de la contrebande, et qu’il fut congédié par le comte de Montaigu.
  2. Cette découverts est due à madame Macdonald. J’ignore ce qu’elle en a conclu.
  3. Dans un Recueil des airs, romances et duos de J.-J. Rousseau publié par souscriptions en 1871, on lit cette note à la suite de la liste des souscripteurs : « L’éditeur a cru devoir à sa délicatesse de présenter cette liste, pour rendre notoire le montant de tout et bénéfice qu’il a destiné à l’Hôpital des Enfants-Trouvés. »
  4. Voyez dans quelle mesure cela peut excuser Rousseau. — Un « abonné du Temps » me présente ces observations : «…Dans les milieux les plus honnêtes et les plus cultivés les rapports des parents et des enfants étaient plus distants (au XVIIIe siècle) qu’ils ne le sont de nos jours ; si les sentiments constitutifs de la famille avaient autant et plus de force que ceux que nous éprouvons, ils étaient aussi plus simples, moins nuancés, et il s’y mêlait plus de rudesse… Il ne semble pas que l’opinion se soit alors émue de faits qui révolteraient notre conscience. Ce qui le prouve, c’est qu’un homme de la valeur de Rousseau, après ses aveux, ne trouverait pas aujourd’hui un ami pour lui tendre la main… Or, tous les salons s’ouvraient pour l’auteur du Devin et des Discours. » (Mais quelques-uns seulement de ses amis savaient sa faute, et la savaient par lui.) «… Il n’est pas juste ni humain de le juger au nom d’une morale qu’il a ignorée. » (Alors, à quoi se réduit son rôle de moraliste ? Ou pourquoi s’est-il tant repenti ? Et « l’abonné du Temps » ne disait-il pas lui-même, tout à l’heure, que « les sentiments constitutifs de la famille avaient autant et plus de force qu’aujourd’hui ? » Enfin, jugez vous-mêmes.)