Jean-Jacques Rousseau (Lerminier)

La bibliothèque libre.
Jean-Jacques Rousseau (Lerminier)

Jean-Jacques Rousseau[1].

Sous Louis xiv, un prêtre de génie fut tourmenté du besoin de réformer la religion et l’État. Pendant que Bossuet travaillait à une espèce de monarchie théocratique, une âme ardente et pure, un esprit fin, délicat et grand, ambitieux et dévot, se dévouant à la gloire et à ce qu’il croyait la vérité, voulut retremper la religion aux sources mêmes du mysticisme des pères de l’église, et ramener la monarchie à la conscience de ses devoirs. Mais Bossuet réfuta les Maximes des Saints ; Louis xiv prit le Télémaque pour une personnalité. Pour ne pas ébranler l’église, Fénelon s’humilia devant la médiocrité qui siégeait au Vatican ; comme il avait déplu au roi, il mourut dans l’exil ; et le seul homme qui dans son siècle ait songé vaguement à des réformes courba la tête sous le double anathème de Rome et de Versailles.

Il est un homme qui pleurait au nom de Fénélon, et, dans son enthousiasme, se fût à peine estimé digne d’être son valet. Rousseau sentait tout ce qu’il y avait eu de hardiesse sublime dans l’homme que Louis xiv appelait l’esprit le plus chimérique de son royaume, tout ce que cette âme si religieuse et si tendre dut nourrir d’amertume et de douleur ; car le prêtre catholique pouvait s’écrier, comme le Genevois :

« Barbarus his ego sum, quia non intelligor illis.  »

Au moment d’apprécier l’auteur du Contrat Social, je dois au lecteur un aveu. Uniquement livré à l’étude de Montesquieu, de Vico, de Grotius, de l’école historique, sous le charme exclusif de cette vaste impartialité qui épuise toutes ses forces à juger le passé, et n’en a plus pour aller à l’avenir, quand je rencontrai un philosophe qui écrivait dans la patrie et la langue de Descartes : L’homme qui pense est un animal dépravé ; qui disait encore : Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme ; qui mettait l’état normal du genre humain dans la vie sauvage, et le mal dans la sociabilité ; je l’avouerai, ne comprenant pas comment Rousseau avait été amené à parler ainsi, comment et pourquoi il l’avait dû, j’eus le malheur de dédaigner et de condamner son génie. Cependant, entre lui et moi, ce n’était pas lui qui pouvait avoir tort. Il fallait bien qu’en m’acharnant à l’étude de cet homme, je lui trouvasse un sens, une signification. Effectivement, j’ai pu dissiper l’erreur de ce premier jugement, arriver à comprendre le génie de Rousseau, à le chérir et à bénir son influence.

Quand Montesquieu disparut, en 1754, il laissa son siècle entre les mains de Voltaire ; l’esprit national devenait de plus en plus libre, orné, gracieux, juste et enjoué ; mais les mœurs étaient molles, et les âmes sans consistance. Le sentiment religieux, confondu avec les superstitions qu’il fallait abolir, se perdait tous les jours. Si Voltaire régnait en maître et à bon droit sur le présent, si Montesquieu avait contemplé le passé, qui donc s’emparera de l’avenir ? Quel homme, animé d’une inspiration à la fois vague et prophétique, s’opposera à son siècle comme Diogène à la foule ? Qui donc revendiquera Dieu, la nature et la liberté ? C’est Rousseau que tourmente un démon intérieur dans les intérêts de l’humanité. Ce n’est pas un Académicien élégant et débile, qui veut mener à bien sa petite gloire et sa petite destinée. Non ; Rousseau se débat douloureusement sous le génie qui l’oppresse ; s’il arrive à saisir le sceptre de la philosophie, ce n’est, pour ainsi dire, que malgré lui, et poussé par une insurmontable fatalité. Pendant que Voltaire, seigneur de Ferney, fertilise ses terres, entend la messe dans sa chapelle, et correspond avec les rois de l’Europe, Rousseau, au cinquième étage, copie de la musique ; c’est l’homme du peuple ; il en porte dans son cœur toutes les misères et tous les droits. Que de contradictions se pressèrent dans son âme pour la déchirer ! Il travaille pour les hommes ; il les hait et les fuit ; il émancipe son siècle, et il le maudit : philosophe, il tonne contre la philosophie ; novateur audacieux, il condamne et combat la réforme qu’accomplissait Voltaire ; penseur indépendant, il se brouille avec Diderot, Hume et d’Alembert. Toujours malheureux, toujours défiant, il a écrit quelque part qu’il étouffait dans la nature ; il étouffait aussi dans la société, où il ne voyait autour de lui que trahisons, embûches et calomnies. « Non, je ne serai point accusé, écrit-il à M. de Saint-Germain, point arrêté, point jugé, point puni en apparence ; mais on s’attachera, sans qu’il y paraisse, à me rendre la vie odieuse, insupportable, pire cent fois que la mort : on me fera garder à vue ; je ne ferai pas un pas sans être suivi ; on m’ôtera tout moyen de rien savoir et de ce qui me regarde, et de ce qui ne me regarde pas ; les nouvelles publiques les plus indifférentes, les gazettes mêmes me seront interdites : on ne laissera courir mes lettres et paquets que pour ceux qui me trahissent, on coupera ma correspondance avec tout autre ; la réponse universelle à toutes mes questions sera toujours qu’on ne sait pas ; tout se taira dans toute assemblée à mon arrivée ; les femmes n’auront plus de langue ; les barbiers seront discrets et silencieux ; je vivrai dans le sein de la nation la plus loquace comme chez un peuple de muets. Si je voyage, on préparera tout d’avance pour disposer de moi, partout où je veux aller : on me consignera aux passagers, aux cochers, aux cabaretiers ; à peine trouverai-je à manger avec quelqu’un dans les auberges, à peine trouverai-je un logement qui ne soit pas isolé ; enfin, l’on aura soin de répandre une telle horreur de moi sur ma route, qu’à chaque pas que je ferai, à chaque objet que je verrai, mon âme soit déchirée : ce qui n’empêchera pas que, traité comme Sancho, je ne reçoive partout cent courbettes moqueuses avec autant de complimens, de respect et d’admiration ; ce sont de ces politesses de tigres qui semblent vous sourire au moment où ils vont vous déchirer. »

Si Rousseau vivait aujourd’hui, les mœurs publiques ne lui donneraient pas le temps de s’occuper ainsi de lui-même : la société qui marche n’a plus le loisir de s’arrêter au spectacle des susceptibilités, des tourmens et de l’égoïsme du génie.

Quand, en 1750, l’académie de Dijon demanda si les lettres avaient eu une influence salutaire sur l’humanité, Rousseau répondit que non. Ni les conseils de Diderot, ni l’attrait du paradoxe et de la célébrité n’expliquent véritablement ce début. Son discours fut le premier cri de cette opposition contre son siècle, à laquelle le vouait son génie. Le morceau fit explosion ; la hardiesse du style et des affirmations, la vigueur de la diction, cette liberté d’allure scandalisèrent le monde académique et littéraire ; mais le public applaudit. Nouvelle question de l’académie Dijonnaise sur l’inégalité des conditions, autre réponse de Jean-Jacques. Là, dans un sombre et pathétique tableau, il montre l’homme dans son état primitif, dans l’état sauvage, libre alors, et ne trouvant la dépendance que dans la société civile ; en un mot, c’est Hobbes habillé d’une magnifique rhétorique. Nouveau scandale, nouveau succès. D’Alembert, dans l’Encyclopédie, avait fait l’éloge de Genève, et avait engagé cette petite république à se policer de plus en plus par le commerce des lettres et des arts. Rousseau rejette ces importations de l’esprit de Voltaire ; il veut sauver la simplicité démocratique de Genève ; et, par sa lettre à d’Alembert, il se brouille avec toute la philosophie contemporaine. Que n’a-t-on pas dit de la fatale influence de la Nouvelle Héloïse sur la jeunesse et sur les femmes. On oublie sans doute qu’à cette époque les passions n’étaient graves qu’au théâtre ; que l’amour, distraction de salon, fantaisie passagère, triomphait de tous les obstacles, pour satisfaire ses caprices, et que sur ce point le mariage était de la meilleure intelligence du monde avec la galanterie. Dans cette société ainsi faite, il arrive qu’un homme jette un livre où deux jeunes gens, vivant dans une petite ville au pied des Alpes, inconnus du monde et le connaissant bien peu, ont pour unique affaire de s’aimer avec une exaltation sérieuse, où l’amour parle vertu et philosophie. Ce roman, qui nous paraît aujourd’hui si imparfait et si peu divertissant, contenait des dissertations sur le duel, le suicide, les spectacles et la religion naturelle ; sermon passionné, prédication ardente, livre moral qui pénétra souvent où on a pu s’étonner de sa présence. L’Émile, roman plus grave encore, suivit la correspondance dont Jean-Jacques se disait l’éditeur. Ici, le philosophe se déploie dans toute sa force ; il attaque directement son siècle, sans détours et sans fictions. À la mollesse des mœurs, à l’oubli de la dignité humaine, à la méconnaissance de Dieu, à l’indifférence des uns, à l’hypocrisie des autres, il oppose l’homme même, la conscience la plus vive de sa personnalité, le sentiment individuel de Dieu et de la religion, le retour au spectacle de la nature, aux magnifiques enseignemens de la création. Il trouve dans l’éducation une puissance capable de changer l’homme de son siècle. Son enfant, son élève, aura l’esprit libre, l’âme naturelle, le corps vigoureux et dispos ; il le dépouillera de cette politesse menteuse qui étouffe l’indépendance. Il l’instruira à vivre de son travail, et lui apprendra un art mécanique. Il écartera les interventions humaines pour le mener à Dieu directement par la conscience même. Comme les mœurs de son siècle sont légères et coupables, il mettra Émile aux prises avec la plus rude adversité que puisse éprouver un homme dans son union avec un autre être. Ainsi, il l’arme contre tout, contre la société aussi bien que contre la nature ; il a voulu faire un homme, toujours libre, toujours simple et toujours courageux. Cette fois la philosophie avait parlé trop haut pour que la religion pût garder le silence. Le discours sur l’inégalité des conditions avait passé sans encombre ; la Nouvelle Héloïse avait évité la censure ecclésiastique ; l’Émile n’eut pas ce bonheur ; et Christophe de Beaumont, métropolitain au siége de Paris, lança un mandement contre l’œuvre de Jean-Jacques. L’archevêque ignorait où le mènerait cette affaire. Jean-Jacques, citoyen de Genève, répond par la presse, et devant le public, à Christophe de Beaumont. Chose inouie ! obscur étranger, il apostrophe le premier prince du clergé de France, s’attache à lui, le poursuit de proposition en proposition, et l’Église catholique se trouve engagée dans une polémique qu’elle est incapable de soutenir ; polémique acérée où le Genevois malmène sans pitié l’archevêque. De quelle ironie le réformé fustige ce prêtre ! Comme il oppose à cette religion de mandement et de sacristie l’esprit de l’Évangile ; et comme il se montre plus religieux, lui laïc, que ce prince de l’Église, affublé de ses dentelles et de ses superstitions ! Les lettres écrites de la Montagne concernent à la fois la religion et la politique. Jean-Jacques y défend l’Émile et le Contrat social. Ces lettres, qui sont, chronologiquement, un de ses derniers ouvrages, peuvent servir, dans l’ordre des idées, de transition entre la partie morale et religieuse et la partie politique des œuvres du philosophe. Il y parle à la fois de la religion et de la liberté, de Dieu, du christianisme et de lui-même ; et il teint ces abstractions générales de couleurs de sa personnalité. Ses trois ouvrages politiques sont ses Lettres sur la Législation de la Corse, ses Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa reformation projetée en avril 1772, le Contrat social. Jean-Jacques méritait bien d’être considéré en Europe comme un maître dans la science politique ; et vers 1764, quand la Corse voulut régulariser, sous la conduite de Paoli, une liberté qu’elle avait si généreusement conquise, on s’adressa à Rousseau. Ce n’était pas la première fois qu’un philosophe moderne était consulté, et sollicité de se faire législateur. Locke, en 1662, avait rédigé une constitution que lui avaient demandée les habitans des Carolines. La charte du philosophe n’est pas bonne. Rousseau ne fit pas de constitution, mais il donna quelques conseils. Dans sa seconde lettre à M. Butta-Foco, il demande des documens qui puissent l’édifier. « Je suis charmé du voyage que vous faites en Corse ; dans ces circonstances, il ne peut que nous être très-utile. Si, comme je n’en doute pas, vous vous y occupez de notre objet, vous verrez mieux ce qu’il faut me dire que je ne puis voir ce que je dois vous demander ; mais permettez-moi une curiosité que m’inspirent l’estime et l’admiration. Je voudrais savoir tout ce qui regarde M. Paoli : Quel âge a-t-il ? Est-il marié ? A-t-il des enfans ? Où a-t-il appris l’art militaire ? Comment le bonheur de sa nation l’a-t-il mis à la tête des troupes ? Quelles fonctions exerce-t-il dans l’administration politique et civile ? Ce grand homme se résoudrait-il à n’être que citoyen dans sa patrie après en avoir été le sauveur ? » Rousseau demande ensuite qu’on lui envoie une bonne carte de la Corse, qu’on lui fasse une description exacte de l’île ; il veut connaître son histoire naturelle, ses productions, sa culture, sa division par districts, le nombre et le crédit du clergé, s’il y a des maisons anciennes, des corps privilégiés et de la noblesse ; si les villes ont des droits municipaux et en sont fort jalouses ; les mœurs du peuple, ses goûts, ses occupations et ses amusemens, l’histoire de la nation jusqu’à ce moment, les lois, les statuts, l’exercice de la justice, les revenus publics, l’ordre économique, la manière de poser et de lever les taxes. « En général, dit Rousseau, tout ce qui fait mieux connaître le génie national ne saurait être trop expliqué. Souvent un trait, un mot, une action, dit plus que tout un livre, mais il vaut mieux trop que pas assez. » Pour un théoricien, Jean-Jacques se montre pas mal désireux de connaître les faits. Au surplus, la Corse avait frappé son imagination par l’héroïque insurrection qui l’avait affranchie des Génois : « Il est encore en Europe un pays capable de législation, c’est l’île de Corse, écrit-il dans le Contrat social[2]. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su secourir et défendre sa liberté, mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. » En 1772, dans la même année où fut signé, à Saint-Pétersbourg, le 25 juillet, en vieux style, le partage de la Pologne, Rousseau écrivait sur le gouvernement et la réformation de ce pays pour lequel aujourd’hui la bouche manque de louanges et les yeux n’ont plus de larmes. Pressé par le comte de Wielhorski d’indiquer les moyens et les institutions qui pouvaient donner aux Polonais les véritables mœurs de la liberté, il leur recommande de garder dans le cœur l’amour de l’indépendance et de leur république au milieu des plus accablantes disgrâces. « Vous ne sauriez empêcher que les Russes ne vous engloutissent, faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer… Si vous faites en sorte qu’un Polonais ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne. » L’éducation, une éducation nationale lui paraît le plus puissant moyen de développer chez les Polonais ce levain qui n’est pas encore éventé par des maximes corrompues, par des institutions usées, par une philosophie égoïste qui prêche et qui tue. Il indique ensuite comment on peut maintenir la constitution ; il voudrait que tous les membres du gouvernement fussent assujétis, dans leur carrière, à une marche graduelle. Après avoir montré les réformes à tenter, il s’exprime ainsi : « Ce n’est qu’en supposant que le succès réponde au courage des confédérés et à la justice de leur cause, qu’on peut songer à l’entreprise dont il s’agit. Vous ne serez jamais libres tant qu’il restera un seul soldat russe en Pologne ; et vous serez toujours menacés de cesser de l’être, tant que la Russie se mêlera de vos affaires. » C’est dans le Contrat social que Jean-Jacques devait condenser toute la substance de sa politique. Jamais morceau de philosophie ne fut plus artistement façonné, dans un cadre plus harmonique, où la force se limite elle-même, d’autant plus sensible qu’elle se modère, où le style, tantôt éclate en mouvemens de l’âme, tantôt se pose en formules et en déductions, mélange de passion et de dialectique. Machiavel, dans son Prince, n’a pas cette rigueur ; Hobbes et Spinosa ont revêtu un fonds original d’une forme classique et latine ; Kant et Fichte ont une langue à part ; Hegel, qui sacrifie tout à la logique, en est opprimé, et substitue, pour ainsi dire, aux mouvemens de la vie des ressorts mécaniques ; mais Rousseau, logicien et poète, toujours penseur, mais toujours tribun, a laissé dans le Contrat social le plus beau fragment d’art politique qui ait été créé depuis Aristote et Platon.

Voilà énumérés les principaux ouvrages de notre philosophe, ceux qui nous importent. Je n’ai pas parlé des Rêveries et des Confessions, miroir où se réfléchit l’homme même, confident des douleurs et des manies du génie. Je me surprends sur la tombe et sur les ouvrages de cet homme, sourd à ses tourmens et à ses angoisses, curieux seulement de ses idées et des conquêtes de sa pensée : grands hommes, ne perdez plus votre temps à vous plaindre ; les révolutions emportent vos cris, souffrez en nous servant, et mourez en silence.

La liberté naturelle de l’homme, son indépendance sauvage au sein de la nature, la nature commune à tous, inspirèrent surtout Jean-Jacques : la société ne lui sembla pas naturelle, mais plutôt contraire à la nature ; la civilisation ne fut pour lui qu’une destruction de la liberté, au lieu d’en être le développement ; sous le charme de cette idée, il écrit ces lignes : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eut crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : il fallait faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature[3]. » Mais si la propriété n’a pas sa raison dans le développement immédiat de la nature même de l’homme, pourquoi, dans toutes les langues et dans tous les degrés de société, le tien et le mien ? L’homme est libre, et Rousseau le sait mieux que personne, car il crie à son siècle : L’homme est libre, et partout il est dans les fers ; car il est arrivé au sentiment de la liberté, directement, sans détour et sans déduction, comme après lui a fait Fichte ; car il écrit dans le Contrat social : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout : une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté[4]. » Mais si la liberté de l’homme est naturelle, la propriété doit l’être aussi : si vous niez celle-ci, vous niez la liberté que vous avez accordée d’abord. Mirabeau, qui s’était formé à l’école de Jean-Jacques, estimait aussi que la propriété n’existait pas par les lois de la nature, mais était une création sociale[5]. Erreur. La propriété, dans son principe philosophique, est antérieure aux législations politiques. Et cette proposition est capitale ; car il suit que si les lois sociales peuvent et doivent modifier le droit de propriété, elles ne sauraient le détruire, par la raison qu’elles ne l’ont pas créé : il faut que le législateur reconnaisse toujours dans la propriété la liberté humaine elle-même ; qu’à ce titre il l’aime et la cultive, la développe et la perfectionne[6].

L’idée de Dieu, c’est-à-dire l’idée la plus haute et la plus générale que l’homme puisse concevoir, fut ramenée à sa place par le spiritualisme de Rousseau. Il restaura dans son siècle la conscience et le sentiment religieux ; comme l’enseignement officiel du catéchisme ne partait que des lèvres et point du cœur, il ne veut pas parler de Dieu au jeune homme avant qu’il ne puisse le comprendre ; il le conduit, quand il a déjà passé par les orages du cœur, sur le haut d’une montagne, à la pointe du jour, les rayons du soleil colorant déjà la nature et les Alpes, et là, par la bouche d’un prêtre tolérant et bon, il lui apprend qu’il est un Dieu. Assurément cette scène n’est pas une règle d’éducation. La connaissance de Dieu se proportionne à tous les momens de la vie : le petit enfant la reçoit de sa mère qui la dépose tendrement dans son cœur ; il la retrouve dans les fêtes et les pompes du culte paternel. Mais quand Jean-Jacques écrivait l’Émile, il avait à sauver la conscience de Dieu des traditions d’une lettre corrompue, à la réveiller dans l’âme par des scènes solennelles et par de grandes apostrophes. Le christianisme fut pour lui la religion de l’homme, non pas celui d’aujourd’hui, dit-il, mais celui de l’Évangile, qui est tout différent[7]. Mais, sur ce point, il fut dans une grande perplexité ; au fond, il eût voulu, comme Locke et comme Kant, accorder le christianisme avec la raison et la philosophie ; mais il n’avait pas le bon sens paisible du premier, dont je ne doute pas qu’il n’ait lu le Christianisme raisonnable ; il n’avait pas non plus la profondeur du second : aussi oppose-t-il la religion à la philosophie ; il dégrade même cette dernière, et invective contre elle. « J’avoue que la sainteté de l’Évangile est un argument qui parle à mon cœur, et auquel j’aurais même regret de trouver quelque bonne réponse. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? ........ Quels préjugés, quel aveuglement ou quelle mauvaise foi ne faut-il pas pour avoir osé comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie ! Quelle distance de l’un à l’autre ! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint jusqu’au bout son personnage ; et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un SOPHISTE… Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu ........ Avec tout cela, ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ? Être toujours modeste et circonspect, mon enfant : respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s’humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité[8]. » Quand Rousseau fait presque de Socrate un sophiste, quand il abaisse la philosophie pour élever la religion, il ne s’entend pas lui-même ; il ne voit pas qu’en ravalant l’esprit humain sous une face, il s’attaque à la cause universelle des choses, toujours sacrée et toujours la même à des degrés différens.

De la religion je passe à la politique du philosophe. L’homme est primitivement dans l’état de nature ; s’il en sort, c’est par son consentement, par un acte de sa volonté ; donc toute société est fondée sur un contrat, sur un pacte, et l’homme est sociable, parce qu’il veut l’être. Si la volonté est le fondement de la sociabilité individuelle, elle est aussi la base de l’État. Toutes les volontés individuelles consentant à la société, formeront une volonté générale qui constituera la souveraineté, souveraineté une et indivisible dans son expression, incommunicable, et qui ne saurait se déléguer. Jean-Jacques a pris soin lui-même de résumer sa politique dans la sixième des lettres de la montagne. « Qu’est-ce qui fait que l’État est un ? C’est l’union de ses membres ; et d’où naît l’union de ses membres ? de l’obligation qui les lie. Tout est d’accord jusqu’ici ; mais quel est le fondement de cette obligation ? Voilà où les auteurs se divisent. Selon les uns, c’est la force ; selon d’autres, l’autorité paternelle ; selon d’autres, la volonté de Dieu. Chacun établit son principe, et attaque celui des autres ; je n’ai pas moi-même fait autrement ; et suivant la plus saine partie de ceux qui ont discuté ces matières, j’ai posé pour fondement du corps politique la convention de ses membres ; j’ai réfuté les principes différens du mien ....... L’établissement du contrat social est un pacte d’une espèce particulière par lequel chacun s’engage avec tous ; d’où s’ensuit l’engagement réciproque de tous envers chacun, qui est l’objet immédiat de l’union. Je dis que cet engagement est d’une espèce particulière, en ce qu’étant absolu sans condition, sans réserve, il ne peut toutefois être injuste ni susceptible d’abus, puisqu’il n’est pas possible que le corps se veuille nuire à lui-même tant que le tout ne veut que pour tous .... La volonté de tous est donc l’ordre, la règle suprême, et cette règle générale et personnifiée, est ce que j’appelle le souverain. Il suit de là que la souveraineté est indivisible, inaliénable, et qu’elle réside essentiellement dans tous les membres du corps. Mais comment agit cet être abstrait et collectif ? Il agit par des lois, et il ne saurait agir autrement. Et qu’est-ce qu’une loi ? C’est une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun ..... Mais l’application de la loi tombe sur des objets particuliers et individuels. Le pouvoir législatif qui est le souverain, a donc besoin d’un autre pouvoir qui exécute, c’est-à-dire qui réduise la loi en acte particulier ..... Ici vient l’institution du gouvernement. Qu’est-ce que le gouvernement ? C’est un corps intermédiaire, établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des lois et du maintien de la liberté, tant civile que politique. Le gouvernement, comme partie intégrante du corps politique, participe à la volonté générale qui le constitue. Comme corps lui-même, il a sa volonté propre ; ces deux volontés quelquefois s’accordent, et quelquefois se combattent ; c’est de l’effet combiné de ce concours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine. Le principe qui constitue les diverses formes du gouvernement, consiste dans le nombre des membres qui le composent ..... Les diverses formes dont le gouvernement est susceptible, se réduisent à trois principales. Après les avoir comparées par leurs avantages et par leurs inconvéniens, je donne la préférence à celle qui est intermédiaire entre les deux extrêmes, et qui porte le nom d’aristocratie ..... Enfin, dans le dernier livre, j’examine par voie de comparaison avec le meilleur gouvernement qui ait existé, savoir celui de Rome, la police la plus favorable à la bonne constitution de l’État ; puis je termine ce livre et tout l’ouvrage par des recherches sur la manière dont la religion peut et doit entrer comme partie constitutive dans la composition du corps politique. Que pensiez-vous, monsieur, en lisant cette analyse courte et fidèle de mon livre ? Je le devine ; vous disiez en vous-même : voilà l’histoire du gouvernement de Genève. C’est ce qu’ont dit à la lecture du même ouvrage tous ceux qui connaissent votre constitution ..... J’ai donc pris votre constitution que je trouvais belle pour modèle des institutions politiques ; et vous proposant en exemple à l’Europe, loin de chercher à vous détruire, j’exposai les moyens de vous conserver, etc. etc. »

Il est historiquement remarquable que Rousseau ait considéré comme exemple et comme modèle la constitution aristocratique de Genève. Ainsi Aristote avait derrière lui Alexandre ; Platon, l’Orient ; Spinosa, la république hébraïque ; Machiavel, l’Italie du quinzième siècle ; Locke, l’Angleterre de 1688 : tant la philosophie sociale, quelque idéaliste et indépendante qu’elle se puisse concevoir, doit toujours s’appuyer sur la réalité. Le conseil est au surplus à peu près inutile ; il n’en saurait être autrement. Mais si Rousseau songeait à Genève en construisant ses théories, ses théories allèrent plus loin que sa pensée ; et ce publiciste, qui se disait ou se croyait aristocratique, s’est fait le législateur de la démocratie.

Quel est véritablement le début historique du pouvoir législatif ? Les sociétés ne commencent pas par le contact et l’équation des volontés indépendantes et égales, mais par la soumission de la liberté humaine à ce qu’elles appellent l’empire de Dieu, à la théocratie. Le pacte, loin d’être leur commencement, est aujourd’hui leur dernier progrès. L’Angleterre et la France sont parvenues à asseoir leur constitution sur un contrat bilatéral entre le pouvoir législatif, auquel le peuple a délégué sa souveraineté, et le pouvoir exécutif, agent de la société, trouvant son titre et sa raison, dans l’intérêt général. Et pour le dire en passant, l’assemblée constituante a rectifié l’erreur de Rousseau quand il veut que la souveraineté soit incommunicable, puisqu’elle a dit : « La souveraineté appartient à la nation ; la nation de qui émanent tous les pouvoirs ne peut les exercer que par délégation ; la constitution française est représentative ; les représentans sont le corps législatif et le roi. »

Ainsi donc, historiquement, la théorie du contrat n’est pas exacte ; elle n’est pas non plus philosophiquement nécessaire pour amener la liberté sociale ; car je lis dans Rousseau lui-même : « Ce qui est bien et conforme à l’ordre, est tel par la nature des choses, et indépendamment des conventions humaines[9]. » Donc la raison même est indépendante de la volonté.

Mais pour comprendre véritablement Rousseau, il faut considérer quelle était sa mission. Il devait, à la fois, réveiller dans l’homme isolé le sentiment de son indépendance, et dans l’homme collectif, c’est-à-dire dans la société, la conscience de son droit de vouloir le bien et le juste, de n’obéir qu’à l’expression même de sa volonté, et de remplacer une législation qui n’avait plus de raison et de légitimité par l’exercice énergique d’une nouvelle liberté politique, c’est-à-dire de la volonté générale. Comment le philosophe définit-il le but social ? « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant[10]. » Jean-Jacques a vu les deux termes du problème social : l’association et l’individualité. Mais comment l’homme social serait-il aussi libre que l’homme sauvage ? Il aura une autre liberté, une liberté plus grande, puisque ce qu’il ne pourra faire par lui-même, il le fera par d’autres ; il aura la liberté véritablement humaine.

Rousseau a écrit : « La loi est l’expression de la volonté générale. » Dans la pensée même de la loi, que trouvons-nous d’abord, si ce n’est une idée de règle antérieure à l’idée de vouloir ? L’homme veut une chose, mais à une condition, qu’elle lui paraisse bonne. Il s’attache à la vue de son intelligence, s’y opiniâtre, et la veut. Si l’objet de sa volonté lui est contesté par d’autres, il veut plus fortement encore ; et cette loi qu’il aime, il l’appelle l’expression de sa volonté. Le peuple qui veut une chose ne distingue pas pourquoi il la veut ; il conçoit et veut dans un acte naturel et obscur, dont il n’a pas la conscience réfléchie, et dans lequel la volonté est plus sensible pour lui que l’intelligence. Dire que la loi est l’expression de la volonté générale, c’est parler juste, mais incomplètement. C’est avoir un sentiment vif de la réalité, mais ne pas l’embrasser tout entière. Néanmoins la définition de Jean-Jacques répondait tellement aux véritables besoins de son siècle, qu’elle s’est incorporée avec nos mœurs et nos idées politiques.

Mais nous n’irons pas loin sans trouver les inconvéniens philosophiques de cette vue incomplète. La justice sociale ne sera plus que l’effet d’un contrat qui, une fois enfreint par une des parties, permettra à l’état de rendre guerre pour guerre au violateur du pacte, « Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie ; il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre ; alors la conservation de l’état est incompatible avec la sienne : il faut qu’un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme citoyen que comme ennemi[11]. » Non, la loi n’est pas un contrat, mais une règle que la société présente au coupable ; elle y compare ses actions, elle les y mesure avec une justice miséricordieuse et sans colère ; elle punit avec douleur, elle absout avec joie dans la personne du magistrat, qui est un pontife et non pas un gladiateur.

Nouveaux inconvéniens : si la volonté seule est toute la loi, la loi pourra être mobile comme la volonté ; et Rousseau arrivera à cette proposition : « D’ailleurs, en tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures ; car, s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher[12] ? » Et cependant le même Rousseau dit ailleurs : « Il n’y a pas de danger qu’un peuple se fasse mal à lui-même. » L’absence de la raison générale se fait assez sentir dans la définition de la loi.

Il était naturel que le gouvernement monarchique parût au philosophe inférieur tant à l’aristocratique qu’au démocratique. Il en a tracé un portrait amèrement comique : « Un défaut essentiel et inévitable, qui mettra toujours le gouvernement monarchique au-dessous du républicain, est que dans celui-ci la voix publique n’élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables, qui les remplissent avec honneur, au lieu que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigans, qui font, dans les cours, parvenir aux grandes places, ne servent qu’à montrer au public leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus. Le peuple se trompe bien moins sur ce choix que le prince, et un homme d’un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère, qu’un sot à la tête d’un gouvernement républicain. Aussi quand, par quelque heureux hasard, un de ces hommes nés pour gouverner prend le timon des affaires dans une monarchie presque abîmée par ces tas de jolis régisseurs, on est tout surpris des ressources qu’il trouve ; et cela fait époque dans un pays[13]. » C’était pour la première fois que la monarchie entendait un langage aussi dur et aussi violent ; mais c’était aussi la monarchie de Louis xv.

L’Angleterre ne paraissait pas un pays libre à la logique de Jean-Jacques. La souveraineté étant fondée sur la volonté, on ne peut pas plus la déléguer que cette dernière ; donc on ne peut charger un homme de représenter sa volonté ; donc le gouvernement représentatif n’est pas un gouvernement libre. « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente pas ; elle est la même ou elle est autre : il n’y a pas de milieu… Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort : il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement. Sitôt qu’ils sont élus, il est esclave ; il n’est rien. Dans les courts momens de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde[14]. » Voilà le côté faible et insuffisant de notre philosophe ; c’est l’intelligence de l’histoire, la méconnaissance de la sociabilité européenne et des raisons du gouvernement représentatif. Prononcer, en vertu du principe logiquement déduit de la volonté générale, qu’aujourd’hui, ni l’Angleterre, ni la France ne jouissent de la liberté politique sous le gouvernement représentatif, c’est nier le grand jour de l’histoire. Vingt-cinq millions d’hommes ne peuvent tous délibérer ensemble sur leurs affaires ; ils nomment des représentans : ces délégués représentent-ils la volonté de chaque homme ? impossible. Représentent-ils davantage la volonté générale séparée de toute règle ? non plus. Ils représentent, ils doivent représenter ce concours et ce mélange de vues et de passions, d’idées et de volontés, qui constituent un peuple comme ils constituent un homme. Ils représentent l’individualité sociale, qui n’est pas une sorte de squelette que peut monter et démonter à son plaisir la dialectique, mais qui, douée de la vie, conçoit, veut et marche comme un seul homme. Le gouvernement représentatif donne la liberté à la condition d’être véritablement représentatif. Les modernes ne peuvent s’entasser sur la place publique d’Athènes et de Rome. L’intérêt vrai de la liberté n’est pas de nier la représentation, mais de l’étendre, et de la mesurer sur la civilisation même.

Rousseau finit le Contrat social en épousant tous les préjugés de Machiavel contre la religion chrétienne. Il faut dire aussi que, considérant surtout la religion comme un sentiment individuel et libre du cœur, il était conduit à l’oubli de son rôle social, et à l’injustice à l’égard du catholicisme.

Jean-Jacques mourut en 1778, onze ans avant l’ouverture des États-Généraux. Il n’y avait pas au côté gauche de la Constituante un homme qui ne fût, à vrai dire, son disciple ; et jamais philosophie n’obtint une exécution si complète de ses maximes. Cette incontestable influence a été généralement salutaire. Ôtez Jean-Jacques du xviiie siècle, n’y laissez que Montesquieu et Voltaire, vous ne pourrez plus expliquer l’insurrection des esprits, leur ardeur à conquérir la liberté, leur enthousiasme, leur foi, les caractères, les vertus, les puissances et les grandeurs de notre révolution, Condorcet, madame Rolland et la Gironde, la tribune de la Convention. Jean-Jacques a commencé à écrire en 1750 ; il ne lui a fallu que dix-huit ans pour retremper le caractère du Français, pour le douer de nouveau d’exaltation, de vigueur et de constance. Si la souveraineté nationale est devenue la base de notre constitution, à qui le devons-nous, si ce n’est à Rousseau ? Qu’il n’ait pas été métaphysicien, ni psychologue profond ; qu’il ait peu compris et peu connu l’histoire ; que parfois aussi quelques-unes de ses maximes aient été follement entendues et commentées, nous ne le nierons pas ; mais nous dirons qu’il en est de la philosophie comme de la liberté, et que, quelque doive être le prix de cette noble liberté, il faut bien le payer aux dieux[15].


Lerminier
  1. M. Lerminier a bien voulu nous communiquer encore ce fragment de sa Philosophie du Droit, qui paraîtra prochainement.
  2. Liv. ier, chap. 10.
  3. Discours sur l’inégalité des conditions, seconde partie.
  4. Contrat social, liv. ier, chap. 4.
  5. Discours sur l’égalité des partages dans les successions en ligne directe.
  6. Voyez la dernière livraison de septembre, de la Propriété.
  7. Contrat social, liv. iv, chap. 8.
  8. Profession de foi du Vicaire savoyard.
  9. Contrat social, liv. ii, chap. 6, de la Loi.
  10. Ibid., liv. i, chap. 6, du Pacte social.
  11. Contrat social, liv. ii, chap. 5.
  12. Contrat social., liv. ii, chap. 12.
  13. Ibid., liv. iii, chap. 6.
  14. Contrat social, liv. iii, ch. 15.
  15. Dialogue de Sylla et d’Eucrate.