Jean-Paul (Farley)/07

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Les clercs de St-Viateur (p. 69-76).


Chapitre VII

L’ABANDON DU CŒUR

Inutile de dire que Jean-Paul n’alla pas chez le Père Beauchamp qui s’en attrista, mais demeura dans une discrète réserve. Jean-Paul préféra, selon les principes de son ami Gaston, conduire son affaire tout seul. D’ailleurs il était décidé à correspondre avec mademoiselle Cécile Plourde. Affaire de vanité peut-être plus encore que d’amour. Devant ses intimes, cela ne le poserait-il pas en héros de roman ou tout au moins de romance ?

Il écrivit sa première lettre avec un soin minutieux ; il fit deux brouillons et transcrivit au propre avec tous les espaces requis par les traités de bienséances. Mais voilà, il ne se souvenait pas bien de l’adresse. Sur la rue Saint-André, oui. Mais le numéro ? 1321 ? 1231 ?… Il ne pouvait savoir. Gaston eut vite réglé la difficulté. Il consulta le bottin du téléphone. « Plourde, rue Saint-André, 1351. »

Aussitôt Jean-Paul adressa sa lettre qui contenait d’abord une explication de son long silence. Il la remit à Gaston qui précisément, ce midi-là, s’en allait en ville, chez le dentiste… ou ailleurs. Au reste, il avait été convenu que Gaston porterait lui-même toutes les lettres à la poste et les retirerait : ça éviterait les soupçons.

La réponse ne tarda pas. Trois jours après, une gentille petite lettre toute parfumée, écrite sur papier rose, couleur symbole de tendresse, vint réjouir Jean-Paul et l’assurer que rien n’avait changé dans le cœur de son adorable Cécile. Le jeune amant ne connaissait pas l’écriture de son amante, n’ayant jamais eu l’occasion de recevoir un mot d’elle. Alors on chercha un graphologue pour étudier le caractère d’après l’écriture. Mais Jean-Paul ne voulut livrer d’autre document que l’adresse sur l’enveloppe. La lettre contenait des choses… ah ! des choses… qui étaient pour lui seul. Enfin les experts purent discerner « un cœur sensible, une âme fidèle, un esprit ouvert, et peut-être un peu d’indépendance ou de hauteur qui pourrait n’être après tout que de la noble fierté. »

Une nouvelle lettre enfonça davantage dans le domaine des sentiments. Le nouveau Céladon s’inspira dans la carte du Tendre reproduite dans son manuel d’histoire littéraire. La correspondance continua de plus belle. L’essentiel de la vie de collège pour notre amoureux consistait en deux phrases qui alternaient indéfiniment : l’attente d’une lettre et la réponse à faire. Au bout de trois semaines, mademoiselle Cécile annonça que ce serait bientôt sa fête. Elle aurait dix-huit ans le douze octobre. Jean-Paul comprit que ce jour ne pouvait passer inaperçu. Selon l’usage, il consulta Gaston sur ce qu’il conviendrait d’envoyer. Le choix s’imposait d’une jolie boîte de chocolats. Avec son conseiller, il se rendit donc chez le Grec et acheta ce qu’il trouva de mieux : bonbons de première qualité soigneusement rangés dans une boîte toute en images et ceinturée d’un luxueux ruban rouge. Il y glissa sa carte avec une petite phrase en style galant. Le tout fut confié à Gaston qui l’expédierait à l’adresse connue.

Jean-Paul comptait justement sur un prompt accusé de réception et surtout sur des remerciements chaleureux. Chose étrange, cette fois, la belle Cécile fit attendre sa réponse. Impatient, il lui vint l’idée de s’informer si le cadeau était parvenu à destination. Toutefois, humilié du retard dont il était victime, il n’osa en dire mot à personne. Il porta lui-même sa lettre à la poste.

Le mardi suivant, il alla avec Gaston faire une visite à leur commun ami Jobin, retenu dans sa famille par une indisposition. Oh ! rien de grave. Jobin avait cette habitude : tous les automnes, quand il se trouvait encombré de récapitulations à reprendre, il faisait une légère maladie et passait une quinzaine chez lui ; ce qui lui permettait d’apitoyer les professeurs sur son sort malheureux, et d’obtenir ainsi des dispenses avantageuses.

À leur retour, nos deux copains s’arrêtèrent au bureau de poste. Gaston, après avoir dûment constaté qu’il n’y avait dans la pièce aucune personne compromettante, tira sa clef, ouvrit le casier : une lettre en effet. Jean-Paul s’en saisit, comptant bien que c’était à lui : « Hein ! qu’est-ce ? ma lettre ! » s’exclama-t-il. Il regarda attentivement ; l’enveloppe portait écrit en biais le mot « Inconnu ». Gaston, à son tour, y alla de sa surprise et parut fort embarrassé. Il prit la lettre de ses mains nerveuses, la tourna et la retourna en balbutiant des mots inintelligibles. Enfin il dit : « Tiens !… Mais… ah oui ! ils sont déménagés, au mois d’octobre, c’est ça… ils sont déménagés… »

— Alors ? Mais je ne comprends pas, elle aurait dû m’envoyer sa nouvelle adresse, reprit Jean-Paul. Et la boîte de chocolats ?… Enfin les gens qui demeurent là doivent savoir où sont allés les anciens locataires.

— Ah bien ! mon petit, Montréal puis Saint-Raphaël, ça fait deux ! En ville, les voisins ne se connaissent même pas.

Ils revinrent au Séminaire. Gaston ne parlait pas ; Jean-Paul était songeur. En arrivant, Gaston prétexta nombre de choses à régler et s’excusa. Jean-Paul descendit dans la cour. Il n’avait pas l’esprit au jeu ; il alla s’asseoir seul sur un banc isolé, près de la rivière.

En vérité, cette affaire le tracassait. Un vague soupçon montait en son cerveau. Pourtant, ses lettres venaient bien de Montréal : les timbres oblitérés, le sceau du bureau de poste, la date, etc…

Déjà il avait tiré de ses poches cette correspondance qu’il portait toujours sur lui. Il se mit à relire chaque lettre écrite d’une écriture fine et appliquée. C’était presque une enquête, tant il mettait de soin à bien comprendre, à tout scruter, à tout vérifier. Il s’arrêtait par moments, établissant comme un parallèle entre le texte et ses souvenirs de vacances. De fait, il ne reconnaissait guère le caractère de son amie dans les sentiments dont il lisait l’expression un peu maniérée. Il sourit une fois en découvrant une jolie phrase empruntée mot à mot à madame de Sévigné, et qu’il avait vue dans ses Morceaux Choisis. Se peut-il qu’une personne soit si différente quand elle écrit et quand elle parle ? Peut-être. Le souci de se faire admirer pousse parfois à ces erreurs naïves. Il continua ainsi sa lecture, pendant que son esprit passait du doute à la confiance et de la confiance au doute.

Autour de lui, la nature entière rayonnait de sa splendeur d’automne. Le Petit-Bois faisait étinceler sous les feux du soleil la mosaïque de son feuillage. Toutes les couleurs avec toutes les nuances dessinaient des arabesques vertigineuses ; l’or et la pourpre surtout éclataient dans un embrasement féerique qui se dressait sur l’horizon comme un incendie d’apparat. De-ci de-là, on voyait des bouquets d’arbres aux feuilles incandescentes agiter leurs flammes sous la brise ; et, dans le lointain, des montagnes de braises rouges scintillaient. Plus proche du lecteur absorbé, un grand hêtre égrenait ses feuilles déjà sèches. Ternes et meurtries, elles tombaient mélancoliquement, semblables à des brisures de rêves, et roulaient sur le gazon chenu. Jean-Paul s’arrêta tout à coup, impressionné par la nature glorieuse qui lançait, avant de s’endormir sous l’hiver, un dernier et triomphal éclat de lumière dans le crépuscule de l’année.

Mais il ne fut pas moins ému des feuilles mortes qui descendaient hésitantes et funèbres comme en quête d’un tombeau. Quelques-unes s’étaient épinglées à son veston gris pâle et le tachaient d’une sombre plaque de rouille ; d’autres, confiantes, étaient venues se blottir sur ses lettres déployées. Cette image extérieure des choses qui passent, qui brillent un instant et disparaissent à jamais, traduisait trop bien ses sentiments intimes pour qu’il n’en remarquât pas la frappante analogie. Car, en lui-même, il sentait une fin de saison, une gelée d’automne. Je ne sais quoi s’était fané et se détachait de son être.

Tranquillement, sans presque s’en rendre compte, il commença à déchirer ses lettres, les abandonnant morceau par morceau à l’onde calme qui les emportait lentement mais irrésistiblement. Feuilles mortes aussi qui tombaient, ou légers pétales blancs d’une rose flétrie qu’on jette sans regrets, après l’avoir portée un jour à sa boutonnière.

Que devenait donc son amour ? À vrai dire, il n’avait aimé qu’en rêve ; il s’était attaché à une vision bien plus qu’à une réalité. Et voilà que sous quelque mystérieuse poussée, le fantôme s’évanouissait dans le néant ; l’ombre charmeuse, qui l’avait enivré de ces parfums peut-être trop capiteux, se dissipait soudain, comme un mirage au tournant d’une route.

Quand il eut fini de détruire ses lettres, il se sentit le cœur plus léger, mais aussi plus vide. Comment vivre seul ? N’est-il donc pas possible d’avoir quelqu’un qui nous comprenne et nous aide ? quelqu’un en chair et en os qui se tienne réellement à côté de nous, qui reçoive nos bras, tendus vers un secours sympathique ? Toute son âme chancelante et désemparée réclamait ce renfort, cet appui, cette indispensable assistance. Qui donc viendra vers lui ?

D’instinct il s’était tourné du côté du jeu de balle-au-mur où s’amusaient ses camarades ; mais ses yeux étaient tellement voilés de larmes qu’il put à peine reconnaître, là-bas, le Père Beauchamp qui, revenant du Petit-Bois, lui envoyait de la main un grand salut affectueux.