Jean-des-Figues/29

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Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 172-177).



XXIX

CET IMBÉCILE DE NIVOULAS


Je trouvai chez moi un mot de Roset :

Au bout d’un jour, à ce qu’il paraît, Nivoulas l’ennuyait déjà ; alors, elle avait eu regret de ses torts, et s’était mise en route pour retrouver Jean-des-Figues.

La nouvelle du mariage apprise en arrivant, venait de lui porter un coup. Mais elle ne m’en voulait pas, Reine étant belle.

« Quant à moi, continuait-elle, j’ai failli rester en gage au Bras-d’Or, malgré mon envie de repartir. J’étais si sûre de te ramener ! Je n’avais pris que juste l’argent du voyage. Heureusement, cet imbécile de Nivoulas, qui me poursuivait avec l’intention de me tuer dans tes bras, est arrivé à temps pour payer la note.

« Ne sois pas jaloux de lui, je l’ai en horreur ; il m’aime trop, et le pauvre garçon aura fait un triste voyage… »

Puis en matière de post-scriptum :

« Décidément, ce Nivoulas m’obsède, mais j’ai mon idée. J’ai rencontré, ce matin, mon premier mari, Janan, toujours noir comme un Maure, et depuis il rôde autour de l’hôtel. Si je me mettais en ménage moi aussi ! Ce serait drôle, n’est-ce pas, Jean-des-Figues ? »

Au-dessous du mot « drôle », près de la signature, il y avait une petite tache pâle, une larme, en forme de poire de bon chrétien.

Je n’attachai pas grande importance à ce post-scriptum ni à cette larme. Je savais la belle capable de tous les caprices, et même au besoin de se refaire bohémienne par dépit ; mais je savais aussi que ces caprices ne duraient pas, et j’espérais bien, après une nouvelle lune de miel sous une arche de pont, d’apprendre bientôt sa rentrée triomphale dans Paris.

Cependant mon mariage allait bon train, et vous pensez bien qu’il ne m’enthousiasmait guère. J’essayai bien d’abord de me monter la tête à l’endroit de mademoiselle Reine ; mais outre que le souvenir de Roset me poursuivait toujours, je ne tardai pas d’un autre côté à m’apercevoir que Reine, mon blanc fantôme de marquise, le beau lis virginal plein de fraîche rosée, était devenue tout doucement pendant mon absence à Paris une vraie petite cocodette de province ; car il y a maintenant des cocodettes partout, grâce aux chemins de fer et aux journaux de modes. Mademoiselle Reine avec quatre ou cinq de ses amies de pension, la fine fleur de l’aristocratie cantoperdicienne, lisaient la Vie Parisienne au fond des Alpes, chantaient Offenbach d’un accent délicieusement provençal, et promenaient, le dimanche au sortir des vêpres, sur les cailloux pointus de la place du Cimetière Vieux, d’invraisemblables robes à fanfreluches.

Quelques petits cousins revenus pâles de leur cours de droit, monocle sur l’œil, pantalon collant, un stick garni d’or à la main pour monter des chevaux de ferme, donnaient la réplique à ces demoiselles.

C’était horrible ! mais le moyen de se dégager ? Mes façons parisiennes et la coupe distinguée de mes cols m’avaient conquis irréparablement la bonne madame Cabridens ; M. Cabridens, qui, sous sa bedaine de notaire cachait une âme de littérateur, était ébloui de ma jeune gloire ; quant à mademoiselle Reine, même sans le souvenir de nos amours, elle aurait, je crois, épousé le diable en personne si le diable avait dû la conduire à Paris.

Enfin le jour du mariage fut fixé ; les couturières coururent la ville, on s’inquiéta des invitations ; le pâtissier de la grand’rue rêva, en me voyant passer, pièces montées et gâteaux de fécule, et j’allais devenir, sans plus de résistance, le glorieux gendre de M. et madame Cabridens, quand un beau matin je vis entrer chez moi, devinez qui ? Nivoulas mon ennemi, Nivoulas harassé, suant, et poudreux comme une route départementale.

Croiriez-vous que depuis un mois, cet homme de bronze, ce romancier pratique et musculeux, devenu bohémien par amour, suivait Roset sur les grands chemins, tremblait devant Janan qui ne daignait même pas être jaloux de lui, et poussait aux roues à l’occasion quand la caravane grimpait une côte ?

J’eus peur d’abord qu’il ne vînt me tuer, tant son regard, en entrant, était farouche. Mais d’une voix suppliante, qui faisait l’opposition la plus comique avec la fureur de ses yeux :

— « Venez, Jean-des-Figues, me dit-il, venez vite, il n’y a pas de temps à perdre. »

Et, sans me donner d’autre explication, il s’assit sur le bord de mon lit, dans l’attitude de la plus profonde douleur. Puis, comme s’il se fût parlé à lui-même :

— « Ô le gueux ! ô le bohémien ! murmura-t-il en serrant les poings, faire tenir un mulet borgne par une femme ? »

Miséricorde ! Roset… (Nivoulas était si désespéré qu’il s’assit et qu’il se leva plus de vingt fois pour me raconter cette lamentable aventure), Roset, en vendant avec son Janan un mulet vicieux sur le champ de foire, avait reçu au sein un mortel coup de pied. Nivoulas l’avait laissée expirante, au milieu des bohémiens, à une lieue loin de Canteperdrix, dans la caravane dételée.

— « Et c’est vous qui venez me chercher ? » lui dis-je, saisi d’admiration et touché jusqu’aux larmes…

— « Laissez-moi, je l’aime toujours, fit-il en se détournant pour ne pas voir que je lui tendais la main ; mais elle est malade, bien malade, et quoiqu’elle ne m’en ai rien dit, j’ai compris, j’ai cru deviner, Jean-des-Figues, que peut-être cela lui ferait plaisir de vous voir. »

Laissez-moi, je l’aime toujours !… Comme il me parut grand en disant cela, cet imbécile. Et quand nous arrivâmes au campement des bohémiens, quand les trois vieilles femmes qu’un peu d’argent avait séduites, me montrèrent, en l’absence de Janan, Roset tout au fond de la caravane, Roset couchée sur un grabat et pâle comme une morte, quand je la vis ouvrir les yeux faiblement et me regarder, alors un grand remords me prit, et j’eus envie de lui crier :

— Ne m’aimez pas, Roset ; n’aimez pas ce misérable Jean-des-Figues, c’est Nivoulas plutôt, l’imbécile de Nivoulas qu’il faut aimer !

Mais voyez le divin égoïsme des femmes : Roset, tout entière à son bonheur, n’eut ni un regard de remercîment ni un sourire pour ce pauvre garçon qui pleurait silencieusement dans un coin.

La nuit tombant, on dut partir.

— « Janan va venir ! » disaient les vieilles.

Mais elles me jurèrent que je pourrais encore voir Roset le lendemain, et tous les jours, si je voulais, jusqu’au départ.