Jean-des-Figues/3

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Jean-des-FiguesAlphonse Lemerre (p. 13-18).



III

SOUVENIRS D’ENFANCE


En attendant, je ne faisais rien ou pas grand-chose de bon. Comment ai-je appris à lire ? Je l’ignorerais encore si l’on ne m’avait dit que ce fut rue des Clastres, au troisième étage, dans l’ancien réfectoire d’un couvent, où M. Antoine, mort l’an passé, tenait son école, et j’ai besoin de descendre bien avant dans mes souvenirs pour retrouver la vague image — si vague que, parfois, elle me semble un rêve — d’une grande salle blanche et voûtée, pleine de bancs boiteux, de cartables et de tapage, avec un vieux bonhomme brandissant sa canne sur une estrade, et descendant parfois pour battre quelque pauvre petit diable ébouriffé, qui restait après cela des heures à pleurer en silence et à souffler sur ses doigts meurtris.

Un souvenir pourtant surnage entre toutes ces choses oubliées : le paravent de M. Antoine. Que de reconnaissance ne lui dois-je pas, à ce vénérable paravent déchiré aux angles, pour tant de merveilleux voyages qu’il me fit faire en imagination pendant l’ennui des longues classes ! Car lui, le premier, m’ouvrit le monde du rêve et de la poésie ; lui, le premier, m’apprit qu’il existait sur terre des pays plus beaux que Canteperdrix, d’autres maisons que nos maisons basses, et d’autres forêts que nos oliviers !

Il représentait, ce paravent, un flottant paysage aux couleurs ternies, encombré de jets d’eau, de châteaux en terrasse, de grands cerfs courant par les futaies, de paons dorés qui traînaient leur queue, et de hérons pensifs debout sur un pied au milieu d’une touffe de glaïeuls. Et le joueur de flûte assis sous le portique d’un vieux temple, et la belle dame qui l’écoutait ! Le joueur de flûte avait des jarretières roses, c’est de lui tout ce que je me rappelle, mais je trouvais la belle dame incomparablement belle dans sa longue robe de velours cramoisi et ses falbalas en point de Venise. Je m’imaginais quelquefois être le petit page qui venait derrière ; je la suivais partout, au fond des allées, sous les charmilles ; je ne pouvais me rassasier de la regarder. — « Qui est cette belle dame ? » demandai-je un jour à M. Antoine, en rougissant sans savoir pourquoi. M. Antoine prit son air grave, et après avoir réfléchi : — « Je ne connais pas le joueur de flûte, me répondit-il, mais la dame doit être madame de Pompadour. » Madame de Pompadour ! ce nom éclatant et doux comme un sourire de favorite, ce nom amoureux et royal que je n’avais jamais entendu, produisit sur moi un effet extraordinaire. Madame de Pompadour ? je ne songeai qu’à ce nom-là toute la nuit.

Sans madame de Pompadour, j’aurais été malheureux à l’école, mais sa gracieuse compagnie me faisait attendre avec patience l’heure où, les portes s’ouvrant enfin, nous prenions notre vol en liberté, mes camarades et moi, vers tous les coins de Canteperdrix.

Personne, parmi tant de polissons érudits en ces matières, ne connaissait la ville et ses cachettes comme moi. Il n’y avait pas, dans tout le quartier du Rocher, un trou au mur, un brin d’herbe entre les pavés dont je ne fusse l’ami intime. Et quel quartier, ce quartier du Rocher ! Imaginez une vingtaine de rues en escaliers, taillées à pic, étroites, jonchées d’une épaisse litière de buis et de lavande sans laquelle le pied aurait glissé, et dégringolant les unes par-dessus les autres, comme dans un village arabe. De noires maisons en pierre froide les bordaient, si hautes qu’elles s’atteignaient presque par le sommet, laissant voir seulement une étroite bande de ciel, et si vieilles que sans les grands arceaux en ogive aussi vieux qu’elles qui enjambaient le pavé tous les dix pas, leurs façades n’auraient pas tenu en place et leurs toits seraient allés s’entre-baiser. Dans le langage du pays, ces rues s’appellent des andrônes. Quelquefois même, le terrain étant rare entre les remparts, une troisième maison était venue. Dieu sait quand ! se poser par-dessus les arcs entre les deux premières ; la rue alors passait dessous. C’étaient là les couverts, abri précieux pour polissonner les jours de pluie !

Nous descendions de temps en temps dans le quartier bas, aussi gai que le Rocher était sombre, avec ses rues bordées de jardinets et de petites maisons à un étage ; mais nous préférions l’autre comme plus mystérieux. On était là les maîtres toute la journée, tant que nos pères restaient aux champs, jusqu’au moment où, le soir venu, la ville s’emplissait de monde, de femmes aux fenêtres, d’hommes qui déposaient leurs outils sur l’escalier, de gens qui dînaient, assis dans la litière au milieu de la rue pour profiter d’un reste de crépuscule, et de vieux attardés poussant leur âne : Arri ! arri ! bourriquet !

Ai-je assez couru dans les rues désertes ! ai-je assez jeté de pierres contre la maison commune, où se balançaient, scellés au mur, les mesures et les poids confisqués jadis aux faux vendeurs ! Quelle joie si on en ébranlait quelques-uns, car alors mesures et poids, se heurtant à grand bruit les jours de mistral, semaient sur la tête des passants, chose positivement comique, des plateaux rouillés et des poires en fer.

Ai-je, au péril de ma vie, déniché assez de pigeons dans les trous des tours, et dans les remparts tout dorés au printemps de violiers en fleur qui sentaient le miel ! Pauvres vieux remparts, pauvres vieilles tours républicaines, ils ne nous défendent plus maintenant que de la tramontane et du vent marin ; mais derrière eux, pendant mille ans, nos aïeux se maintinrent fiers et libres. Et dire qu’un avocat libéral voulut un jour les faire détruire ; il les appelait dans son discours, — le misérable ! — des monuments de l’odieuse féodalité.

Mais mon plus grand bonheur était encore l’hiver, au moulin d’huile, quand Blanquet, les yeux bandés, tournait la meule où s’écrasaient les olives, quand l’eau bouillait en grondant, et qu’on voyait à chaque coup de presse un long filet d’or s’écouler dans les bassins. Au milieu de l’âcre fumée, sous cette voûte, claire tout à coup puis subitement replongée dans l’ombre à mesure qu’apparaissait puis s’éclipsait la lampe accrochée à la meule, mon père allait et venait, luisant et ruisselant, entre les groupes oisifs ; et ma mère, debout devant de grandes jarres de terre, écumait l’huile qui montait, jusqu’à ce que, tout recueilli, on lâchât l’eau jaune dans les enfers.

Moi je restais dans mon coin, assis sur les débris des olives pressées, rêvant d’une foule de choses inconnues, écoutant les paysans parler, leurs bons contes et leurs histoires, comprenant tout à demi et laissant à propos d’un rien ma pensée partir en voyage.

J’étais, comme on dit, un imaginaire ; j’avais les goûts les plus singuliers, collectionnant, j’ignore dans quel dessein mal entrevu, des herbes, des insectes et des pierres bizarres. Ne rapportai-je pas un jour fort précieusement, — on faillit en mourir de rire à la maison, — certain fragment d’un vase fort peu précieux que je prenais pour une antiquité romaine. Mystère des cerveaux d’enfants ! Quel intérêt pouvais-je trouver à l’archéologie, ignorant que j’étais comme un petit sauvage ?

Mon père voulut pourtant essayer de m’apprendre un peu d’arboriculture ; mais au bout de trois mois de leçons, m’ayant chargé de prendre des greffes sur des espaliers pour en greffer des sauvageons, j’eus une distraction et j’entai, autant qu’il m’en souvient, les pousses des sauvageons sur les bons arbres. Pour le coup, il désespéra, et voyant que je ne pourrais jamais faire un paysan, sur les conseils d’un sien parent qui était abbé, il m’envoya droit au collège, moi, mes vases étrusques et madame de Pompadour.