Jean-qui-lit et Snobinet/II

La bibliothèque libre.
H. Laurens (p. 9-20).

II

Le tour du monde en cinq minutes.

Dans l’appartement de ses parents, Snobinet a pour son usage personnel, une belle salle d’étude meublée de tout ce qu’il faut pour travailler confortablement : une grande table, un bon fauteuil, une bibliothèque bien garnie, un piano excellent.

Sur le mur, un tableau noir fait pendant à une superbe mappemonde coloriée et, au fond de la pièce, un large divan invite au repos et à la flânerie quand les devoirs sont achevés.

Au-dessus, notre petit sportsman a composé un panneau décoratif avec un masque, des gants d’escrime, deux fleurets et des raquettes de tennis.

Comme il n’aime guère l’étude, il se sert le moins possible du tableau noir, n’ouvre pas souvent le piano, jamais la bibliothèque et s’assied rarement devant la table. Dans le mobilier il préfère le divan sur lequel, pour l’instant, il est mollement allongé quand Jean-qui-Lit fait son entrée.

Celui-ci commence par bondir au tableau noir et, le bâton de craie aux doigts, écrit quelques calculs, tire les lignes de diverses figures de géométrie, tout en causant, puis il tombe en arrêt devant la mappemonde et se met à rire, ce qui surprend fort Snobinet.

SNOBINET

Ça t’amuse à ce point-là, une carte de géographie ? À moi, ça me donne plutôt envie de bailler.

JEAN

Parce que tu ne sais pas regarder ; rien n’est plus comique que tous ces pays avec leurs formes bizarres de gens, d’animaux ou d’objets.

Tiens, l’Arabie a l’air d’un bonhomme en burnous qui serait assis sur ses talons et auquel l’Asie Mineure ferait un énorme turban.



Et Jean, allant et venant de la mappemonde au tableau noir, trace des cartes tout à fait divertissantes.


Par exemple :

La Suède et la Norvège, une espèce de gros ours qui descendrait du pôle nord en galopant pour dévorer la perruque de clown du pauvre petit Danemark.




L’Indo-Chine, la tête en bas, qui allonge la presqu’île de Malacca, comme un bras, pour recommander aux îles de la Malaisie, Bornéo, Sumatra, Java, et cœtera d’être bien sages et de rester en Océanie.


JEAN

Je vais dessiner l’Italie qui, comme on sait, a la forme d’une botte…

SNOBINET

D’une botte de quoi ?

JEAN

Pas d’une botte d’asperges, bien sûr, ni d’une botte de foin, d’une lourde botte à entonnoir pareille à celle que portaient les mousquetaires, et qui envoie un coup de pied à la Sicile…


La mer Noire est plus modeste : on dirait une gigantesque pantoufle !

Plus tard, je veux faire le tour du monde pour rendre visite aux gens qui habitent ces pays-là, aux gens de toutes les figures, de toutes les tailles et de toutes les couleurs,

blancs, dorés, bruns, rouges, noirs, jaunes… J’irai en Amérique, je tiens à connaître les Peaux-Rouges qui

sont peints en vert, se plantent des plumeaux sur l’occiput et fument leur pipe dans des casse-tête, les immenses Patagons du Sud, les tout petits Esquimaux du Nord, les Canadiens, Colombiens, Vénézuéliens, Brésiliens, Péruviens, Chiliens, Boliviens et les Mexicains aux chapeaux

grands comme des tables de salle à manger et aux larges culottes qui finissent en jupes à volants.


SNOBINET (sentencieux).

Ils ne sont guère à la mode, tes Mexicains, on doit porter un chapeau à bords étroits et un pantalon tout droit.



JEAN

Que diras-tu alors des bonshommes jaunes de l’Asie, des Siamois qui se couvrent les jambes d’une ample pièce d’étoffe et se coiffent d’une pagode, ou des Indous qui se promènent en pantoufles, en caleçon et en bonnet de nuit ?

Et que vas-tu penser des insulaires de l’Océanie ? Ils n’ont presque pas de pantalons et s’empanachent de formidables diadèmes de plumes. Il est vrai que certains se parent de gilets à carreaux comme le tien, ou de bas écossais, seulement leurs gilets sont tatoués sur leur torse et leurs bas peints le long de leurs mollets…

J’irai aussi chez les nègres d’Afrique : je veux voir les terribles Cafres avec leur petit canotier sur la tignasse, leur

pèlerine en peau de léopard, leurs boucliers, leurs lances empoisonnées, les Sénégalaises en marmotte portant leurs

bébés sur le dos, les si grosses dames hottentotes qui ont l’élégante tournure de sacs de pommes de terre, les femmes Kabyles aux turbans démesurés et les féroces

Touaregs qui font du chamobilisme à travers le désert.

SNOBINET

Ah ! Jean ! assez de géographie comme ça ! Tous les gens qui n’habitent pas l’Europe sont des sauvages et les sauvages ne m’amusent pas. Tiens ! revenons à des sujets plus parisiens : écoute un peu la dernière valse à la mode.

Et, ouvrant le piano, Snobinet se met à jouer, — avec des fausses notes d’ailleurs, car ses études musicales ne sont guère avancées, — quelques mesures ; mais Jean, qui n’a pas terminé son tour du monde, l’interrompt :

— Mes sauvages ! mes sauvages ! n’empêche, mon vieux, que s’il n’y avait pas d’Amérique, d’Afrique, d’Océanie, s’il n’y avait pas de sauvages, on ne fabriquerait pas de pianos.



SNOBINET

Hein ?

JEAN

Naturellement, puisque les touches blanches sont de l’ivoire, de la défense d’éléphant ou de la dent d’hippopotame et que les noires sont de l’ébène. C’est en Afrique qu’on chasse les éléphants ou les hippopotames et le bois d’ébène pousse chez les Canaques de la Nouvelle-Calédonie, des colosses barbus avec un bonnet de cheveux crépus, qui portent une hache de pierre et un tablier blanc comme les sapeurs qu’on voit sur les images d’Épinal.



Sans compter que ton panio est en palissandre, un produit du Venezuela.

Mais, tout Parisien que tu es, tu marches en ce moment sur un tapis tissé par les Persans, et tu bois à cinq heures (five-o’clock, comme tu dis en anglais) du thé cueilli par les Chinois, auquel tu mélanges un peu de rhum de la Jamaïque, dans des tasses de fine porcelaine fabriquées par les gentils Japonais qui habitent des maisons en papier au milieu de jardins fleuris.

Et plus tard, quand tu fumeras des cigares, tu exigeras qu’ils viennent directement de la Havane.

— Tiens, dit Snobinet pour faire taire le fougueux géographe, prends donc un chocolat. Et il lui tend un sac de bonbons. Mais Jean-qui-Lit est lancé et récite avec volubilité :

— Le chocolat est un composé de cacao et de sucre. Le cacao se récolte au Brésil et à Madagascar et la canne à sucre est le plus bel ornement de l’île de la Réunion et de celle d’Haïti.

Ces derniers renseignements, Jean vient de les sortir de la poche gauche de sa veste, la poche gonflée par le dictionnaire qui ne le quitte jamais.