Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie/06

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La mort de Chrysostome et d’Olympias.[1]

I.

L’hiver de 404, si funeste à la santé de Chrysostome, avait été néanmoins un hiver doux pour ce rude climat ; celui de 405 s’annonça de bonne heure avec une rigueur excessive. Dès le milieu de l’automne, les frimas avaient tout envahi, montagne et plaine, et la contrée était comme ensevelie sous un vaste linceul de neige. Chaque habitant resta cloué dans sa maison pour échapper au vent glacial qui commençait à souffler. Ce premier blocus fut bientôt suivi d’un second plus incommode encore et plus dangereux, le blocus de la ville par les Isaures, dont les bandes parurent dans la plaine, isolées d’abord, puis de plus en plus fortes et nombreuses. Les maisons de plaisance étaient pillées, les fermes incendiées, le bétail enlevé, et l’on ne pouvait s’éloigner à quelque distance de la ville, pour vaquer à ses affaires, sans courir risque d’être volé ou tué. Un notable citoyen de Cucuse trouva la mort en se défendant, et deux nobles dames, surprises probablement dans leurs villas, furent emmenées dans la montagne et rançonnées. La population de la banlieue venait de tous côtés se réfugier dans la ville, dont les approvisionnemens n’étaient pas grands, de sorte que la famine ne tarda point à s’y faire sentir. Sur ces entrefaites, on apprit que les brigands, renforcés par des bandes descendues de la montagne, préparaient un coup de main contre Cucuse, dont la garnison, assez nombreuse et bien armée, se mit en devoir de résister vaillamment. Ces préparatifs jetèrent dans la ville une épouvante inexprimable, car on savait que, dans tous les lieux qu’ils emportaient de vive force, les barbares (ainsi qu’on les appelait, comme s’ils eussent été en dehors du monde romain) ne faisaient aucun quartier, et passaient tout au fil de l’épée, depuis le vieillard jusqu’à l’enfant à la mamelle.

Beaucoup d’habitans profitèrent de la nuit pour s’enfuir dans les bois avec leurs familles et quelques vivres, espérant gagner de là les bourgades ou les villes peu éloignées. Chrysostome fut de ce nombre et se retira dans la forêt la plus prochaine avec son petit train de maison, composé, selon toute apparence, de son serviteur, du prêtre Évéthius, son fidèle compagnon, de sa vieille parente, la diaconesse Sabiniana, et de leurs montures. Il passa plusieurs journées à errer de bois en bois, au milieu des neiges, faisant halte sur des rochers et couchant dans les cavernes ; chaque jour il changeait de lieu, suivant les nouvelles qui arrivaient jusqu’à lui. Il eut enfin l’idée, malgré la grande distance, de se réfugier dans la ville d’Arabissus, dont il connaissait l’évêque, et où se dirigeaient des troupes nombreuses de fugitifs ; il les suivit.

Si Cucuse méritait à peine le nom de ville, Arabissus, située à vingt lieues plus loin dans la montagne, ne le méritait pas du tout, quoiqu’elle le portât et qu’elle eût un évêque, rendu nécessaire par l’isolement du pays. C’était une bourgade forte d’assiette, dominée par un château réputé imprenable et qui servait de lieu de refuge pour la contrée environnante. Quoique les Isaures ne se montrassent pas encore de ce côté, la garnison les attendait avec résolution et vigilance. Des relations de bon voisinage s’étaient formées, ainsi que je l’ai dit, à propos d’un envoi de reliques d’Arabissus en Phénicie, entre Chrysostome et l’évêque du lieu, Otréïus, homme recommandable et estimé. Le nouveau-venu fut donc reçu à bras ouverts, et le commandant militaire voulut qu’il logeât dans le fort, la ville n’étant pas, disait-il, à l’abri d’un coup de main. Chrysostome s’établit donc dans le château, où il eût été assez à l’aise, si des bandes de fugitifs, qui survenaient à chaque instant et qu’il fallait placer quelque part, n’eussent réduit successivement sa demeure à quelques étroites cellules. Rien n’était plus triste au monde que ce rocher crénelé d’Arabissus, sinon la prison qui le couronnait, car le château n’était qu’une prison où manquait l’espace, si bien que, l’encombrement augmentant, Chrysostome dut renoncer aux promenades en plein air, qui faisaient une notable partie de son régime. En revanche, sa vue pouvait s’étendre, sans obstacle comme sans limite, sur tout le pays, qui ne présentait, en haut et en bas, sur les montagnes comme dans les vallées, qu’une incroyable quantité de neige, car la neige obstruait tout, et l’œil n’apercevait à l’horizon ni arbres ni rochers. Cependant les émigrés des villes voisines continuaient d’arriver ; on ne savait plus comment les loger, on ne sut plus bientôt comment les nourrir ; ils apportaient avec eux la famine, puis la peste, qui suivit de près, en attendant le troisième fléau, qui ne tarda point non plus à paraître, les Isaures.

Si le froid de Cucuse avait rudement éprouvé Chrysostome, celui d’Arabissus lui fut presque mortel. Obligé de se confiner dans sa chambre, près du feu où il grelottait encore et au milieu d’une fumée qui le suffoquait, il tomba gravement malade et ne fit que traîner de rechute en rechute. Tout ce qu’il y avait de médecins dans cette bourgade, et Chrysostome assure qu’il y en avait de bons, s’empressait autour de lui pour le soulager ; mais que pouvaient les médecins quand les remèdes manquaient ? Les Isaures, qui avaient étendu leurs courses de ce côté, envahissaient le pays de proche en proche et ravageaient tout. On ne pouvait plus se procurer au dehors les choses les plus simples et les plus indispensables aux malades ; bientôt même une partie des habitans aimant mieux aller quêter un asile ailleurs que de mourir de faim derrière des murailles impossibles à défendre pour des bras affaiblis, l’émigration commença dans Arabissus, comme elle avait fait dans Cucuse. Les Isaures occupaient maintenant tous les environs, et le danger était aussi grand à partir qu’à rester. Les ravages, les incendies, le carnage, se rapprochaient avec les brigands, et venaient s’étaler, pour ainsi dire, jusqu’au pied des murailles de la ville. Du haut de sa citadelle, comme d’un observatoire, l’exilé pouvait apercevoir ce lugubre spectacle, et il nous en trace le tableau dans quelques pages d’une éloquence saisissante.

« Personne, écrit-il à un ami, personne sur cette terre désolée n’ose rester chez soi ; tous abandonnent leurs demeures et s’enfuient au hasard. Les villes ne renferment plus que des murailles et des toits ; les forêts et les ravins sont devenus des villes, et de même que les bêtes féroces, les panthères et les lions, trouvent plus de sécurité au désert que dans les lieux fréquentés, ainsi nous, habitans de l’Arménie, nous en sommes réduits à passer tous les jours d’un endroit dans un autre, nous vivons à la façon des Hamaxobiens et des nomades, sans pouvoir espérer de demeure fixe. Le trouble et le désordre sont partout. Les uns signalent leur présence par le meurtre, l’incendie, la captivité des hommes libres ; d’autres, par le seul bruit de leur approche, déterminent les habitans à s’éloigner, à s’aventurer loin de leurs foyers, en fugitifs, ce qui est trop souvent chercher la mort. Naguère en effet, des jeunes gens qui s’étaient enfuis précipitamment au milieu de la nuit par un froid rigoureux, faisant retraite devant les Isaures comme devant la flamme d’un incendie, n’eurent pas besoin du glaive des barbares pour recevoir la mort : ils périrent gelés ou ensevelis sous la neige, et ainsi, pour échapper à la menace du trépas, ils coururent à un trépas certain. Voilà notre destinée à tous. » Il dit encore en d’autres endroits de ses lettres : « Les villes de ce canton de l’Arménie deviennent des solitudes, et les forêts des villes ambulantes qui changent sans cesse de place, car les populations errantes ne savent en quel lieu se rasseoir… De quelque côté que l’on se tourne, on ne voit que ruisseaux de sang, maisons effondrées, villages ruinés. » Peu s’en fallut que lui-même ne fournît un épisode à ce lamentable tableau. Trois cents brigands surprirent Arabissus une nuit, et ils escaladaient déjà la forteresse, quand la garnison accourut, les culbuta et les chassa. Chrysostome, accablé par la fièvre, dormait pendant ce temps-là ; on se garda bien de le réveiller, et il n’apprit que le lendemain matin comment il avait été perdu et sauvé.

Le pillage ne pouvait se prolonger longtemps dans cette pauvre contrée, et les brigands en eurent bientôt fini avec elle. Ils gagnèrent alors d’autres villes et d’autres châteaux-forts pour y faire les mêmes tentatives, et autour d’Arabissus les scènes d’épouvante et de guerre firent place à une solitude absolue, peut-être plus sinistre encore. Ce n’étaient plus des neiges qui encombraient les chemins, c’étaient des barrières de glace qui les bloquaient. Plus de visites d’étrangers, plus de communications par lettres. « Rien n’arrive ici, rien n’en sort, » écrivait-il à un ami. Il eut pourtant, malgré tant d’obstacles de la nature et des hommes, la bonne fortune de deux courageuses visites. Ses deux visiteurs venaient de Syrie. C’était d’abord le diacre Théodote d’Antioche, une de ses anciennes connaissances, puis une connaissance nouvelle en la personne d’un autre Théodote, lecteur dans la même église et à peine sorti de l’adolescence. L’histoire de ce jeune homme, probablement très ordinaire en ce temps, nous fera pénétrer un peu dans l’intérieur d’une famille romaine au ve siècle. Le jeune Théodote appartenait à la haute noblesse administrative ; il était fils d’un consulaire qui avait gouverné la Syrie en qualité de préfet. Le père, qui avait destiné son fils à courir comme lui la carrière des charges publiques, fut sans doute vivement contrarié de le voir quitter ses études profanes pour entrer dans les ordres de l’église, et il en était résulté entre eux une grande froideur et une brouillerie. Le jeune Théodote, devenu lecteur, à la grande désolation de son père, ne s’en tint pas même à ce nouvel état, qu’il trouvait trop entouré de dissipations et trop mondain. Une imagination ardente le portait vers ce qu’on appelait, dans le langage mystique du temps, « la vraie philosophie, » c’est-à-dire vers l’état monastique, et il eût regardé comme un bonheur d’en recevoir les premiers enseignemens de la bouche de Chrysostome. Il sollicita donc de son père l’autorisation de se rendre en Arménie pour se mettre sous la direction du grand exilé, qui avait été moine lui-même et avait composé de si beaux livres sur la vie solitaire. Le consulaire sans doute soupçonna son fils de devenir fou ; il essaya de le dissuader et de sa prétendue vocation et de son voyage, puis, de guerre lasse, il le laissa partir avec des présens pour Chrysostome. Le diacre Théodote faisait alors ses préparatifs de départ, et il est probable que ce fut la circonstance qui avait monté la tête au jeune lecteur. Tous deux se mirent en route, et après le plus pénible et le plus dangereux de tous les voyages ils arrivèrent dans la ville d’Arabissus, où ils avaient appris, chemin faisant, qu’il fallait chercher Chrysostome.

Chrysostome parut médiocrement satisfait de l’arrivée du jeune lecteur, et il ne le dissimula ni à lui, ni au diacre, son compagnon. La situation de l’Arménie, toujours en armes, toujours sous la menace des brigands, ne permettait guère les calmes études qui menaient à la vie monastique ; et quant à lui, traqué de lieu en lieu, toujours errant et malade, de quelle utilité pouvait-il être à préparer de telles vocations ? Ce jeune homme d’ailleurs était d’une complexion faible, et il avait les yeux malades. Chrysostome jugea que le rude climat de l’Arménie ne convenait ni à sa santé en général, ni à ses yeux en particulier, et que des hivers comme celui qu’on traversait alors l’auraient bientôt emporté malgré tous les soins. Il lui conseilla donc de retourner en Syrie dès que les chemins deviendraient plus praticables, et le remit entre les mains du diacre, qu’il chargea de veiller sur lui pendant le voyage et de le rendre à son père. Il confia en même temps à ce dernier une lettre pour le consulaire, où il s’excuse, dans le langage le plus courtois, de lui renvoyer ses présens. « Ce serait accepter, lui dit-il, ce dont j’ai le moins besoin. Ce que j’aurais bien voulu retenir près de moi en qualité de lecteur, c’est le charmant Théodote, que j’aurais eu du bonheur à former et à instruire ; mais tout ici respire le meurtre, le tumulte, le carnage, l’incendie ; moi-même, je change à chaque instant de résidence et ne sais souvent où reposer ma tête. » Il l’engage, en termes couverts, à favoriser la vocation de son fils au lieu de la contrarier, et à se fier, pour la direction de ce jeune homme, au seigneur très religieux, le diacre Théodote. De la brouille entre le père et le fils, il ne dit rien. Les confidences du fils n’avaient point été néanmoins sans toucher son âme, et il conserva de lui un souvenir plein de tendresse. Il parle dans ses lettres des afflictions que ce jeune homme retrouva dans sa famille, des mauvais offices que certaines personnes lui rendirent auprès de son père, le confirmant du reste dans sa résolution, qu’il trouve très sage, d’embrasser la carrière monastique. « Si l’on essaie de vous envelopper dans quelque piége et de vous faire du mal, lui écrivait-il plus tard, soyez supérieur à tous ces traits, d’autant plus que la victime véritable n’est pas celui qui souffre le mal, mais celui qui le fait. Pour moi, ce qui vous a conquis mon admiration et ce qui m’inspire l’éloge de votre fermeté, c’est que, en butte à une si terrible tourmente, vous êtes resté supérieur aux troubles qui en sont résultés… Le genre de vie grand et sublime dont le ciel est le but semble pénible, à s’en rapporter à la nature des épreuves qui le remplissent, et pourtant le courage et l’ardeur de ceux qui le professent le rendent extrêmement aisé. Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans cette philosophie, c’est que la mer a beau être irritée, le disciple fervent et sincère de cette sagesse n’en accomplit pas moins une navigation sereine et favorable. Au milieu des écueils et des tourmentes, il goûte le calme le plus pur ; en dépit des traits qui fondent sur lui de toutes parts, il reste invulnérable ; il est atteint sans doute, mais blessé, jamais. » Chrysostome, on peut le croire, se serait reproché de pousser ainsi le fils, en dépit du père, à la vie religieuse, s’il en eût pu résulter un plus grand déchirement dans le sein de cette famille ; mais en même temps il cherchait à les rapprocher l’un de l’autre, tout en appuyant une détermination qui lui semblait conforme au vœu de Dieu. Il réussit, du moins en apparence : le père finit par céder, et le fils se fît moine.

Sitôt que la campagne se trouva libre de bandits, et que les chemins furent tant soit peu praticables, Chrysostome rentra dans Cucuse avec sa modeste maison, « et son désert, comme il l’appelait, lui sembla un paradis à côté de celui d’Arabissus. » Il y put saluer les premiers rayonnemens du printemps, qui le faisaient renaître avec la nature et lui rendaient ses amis absens, ce qui était pour lui plus que la santé. « Le printemps est enfin revenu, disait-il à Marinianus dans l’épanchement de sa joie. Ce qui charme le commun des mortels dans cette saison bienheureuse, c’est qu’elle émaille de fleurs la face de la terre et la transforme en une riante prairie ; ce qui me la rend agréable et chère, c’est qu’elle me permet de m’entretenir de loin avec ceux que mon cœur aime. En vérité, le nautonier et ses rameurs n’éprouvent pas plus de volupté à fendre le dos des flots quand le printemps nous arrive, que moi à saisir ma plume, mon papier, mon encre, pour vous écrire. Pendant l’hiver, quand tout se durcissait sous l’action du froid, que d’incroyables monceaux de neige obstruaient les routes, renfermé dans une étroite cellule, privé de secrétaire, et la langue enchaînée en quelque sorte, je me taisais et me suis tu longtemps bien malgré moi ; mais la saison présente, qui nous rouvre les chemins, délie aussi les entraves de ma langue. »

Toutefois les nouvelles accumulées que le printemps lui réservait n’étaient pas toutes réjouissantes, et à quelques-unes il eût préféré encore « la tempête des Isaures. » L’iniquité se reconstituait à Constantinople sous la main du nouvel intrus qui avait pris la place d’Arsace, et faisait succéder à un chef de parti somnolent un ambitieux toujours en éveil, impatient de régner sous sa tiare et persécuteur par tempérament non moins que par orgueil. Le triumvirat des patriarches, dirigé par Atticus, qui en tenait la tête, agissait maintenant dans toute l’étendue de l’église orientale avec un ensemble effrayant. Chaque jour il arrachait à l’empereur quelque nouvelle mesure contre les dissidents, quelque aggravation cruelle aux décrets déjà rendus. Ainsi des amendes énormes avaient été édictées contre ceux qui livreraient leur maison à des assemblées illicites : on y ajouta la confiscation de la maison. Sur la dénonciation des patriarches, des personnages constitués en dignité furent déchus de leurs honneurs, comme réfractaires et séditieux, pour avoir refusé de communiquer avec ceux que la volonté de l’empereur avait faits les arbitres de toute l’église. Des officiers de la cour, trouvés apparemment trop tièdes, furent dépouillés de leurs emplois ; des officiers de l’armée se virent enlever le ceinturon qui était l’insigne de leur grade ; de simples citoyens furent exilés. Péanius, l’ami de Chrysostome, succomba sous cette persécution malgré l’estime dont il avait toujours joui auprès du prince, malgré la modération de son caractère et la prudence de sa conduite, prudence dont il se servait pour protéger son ami. Quand de si hautes positions laïques étaient ainsi abandonnées aux rancunes des triumvirs, que n’avaient pas à craindre les prêtres ! L’église de Constantinople surtout fut frappée avec la dernière rigueur. Philippe, prêtre des écoles à l’église métropolitaine, que sa vie austère et retirée avait fait surnommer le solitaire, et qui, s’emprisonnant lui-même dans ses modestes fonctions, avait pu traverser jusqu’alors la persécution, oublié ou respecté, vit ses jours mêmes menacés par Atticus, et à grand’ peine se sauva en Campanie, où il tomba gravement malade. Un autre Philippe, de la même église, fut envoyé dans le Pont et y mourut. Elladius, aumônier du palais impérial, fut relégué en Bithynie, le prêtre Salluste fut déporté en Crète, l’aide-économe de l’archevêché, Paulus, chassé jusqu’en Afrique. Heureux ceux qui, comme le prêtre Étienne, relégué en Arabie, étaient enlevés par des brigands du Taurus et retrouvaient du moins une sorte de liberté dans cette sauvage servitude. Des femmes aussi étaient traitées en criminelles d’état, emprisonnées, mises à la torture, chassées, et leurs monastères dissous. Telles étaient les nouvelles d’Asie qui attendaient Chrysostome à son retour d’Arabissus.

Ces atrocités avaient eu pourtant, à Constantinople particulièrement, un contre-coup favorable parmi les laïques. La tyrannie, quand elle s’applique à la conscience, provoque toujours les oppositions généreuses. Beaucoup de gens du monde fort tièdes jusqu’alors dans leurs pratiques, et que ne semblait pas dévorer le zèle des luttes religieuses, furent indignés de la manière dont on s’y prenait pour convertir les joannites, et sympathisèrent avec eux. Cette sainte colère, mêlée d’abord d’un peu de curiosité, les conduisit aux réunions du désert ; ils bravèrent les soldats, ils bravèrent ensuite les juges, et se firent joannites pour tout de bon. Les lettres que reçut Jean Chrysostome donnaient des détails sur ces conversions de hasard, produites par la persécution. Un fait si honorable pour l’espèce humaine lui inspira même l’idée d’un livre qu’il espérait faire parvenir plus tard à ces athlètes volontaires, à ces hommes du monde devenus saints par la vertu de l’indignation, et qu’il ne craint pas d’appeler des martyrs. « On ne saurait, dit-il à ce propos, refuser le titre de martyrs à des hommes qui non-seulement ne cèdent pas aux injures, aux outrages, aux calomnies, ce qui est déjà quelque chose, mais qui envisagent sans effroi des menaces terribles, la puissance de l’empereur, le regard d’un juge irrité et l’aspect des tortures ; à ceux en un mot qui sont préparés à tout plutôt que d’entrer dans la communion de scélérats entassant crimes sur crimes. De tels martyrs, qui scellent de leurs tourmens la discipline de l’église, consolent cette sainte mère des lâches, si nombreux qu’ils soient, qui la renient. Un seul homme qui fait la volonté de Dieu vaut mieux que dix mille qui la trahissent. » Il ajoute, comme un encouragement aux fidèles, ces remarquables paroles : « Si l’évêque n’est point au milieu de son peuple pour le conduire, que les brebis fassent elles-mêmes l’office de pasteur. Les timides qui en prennent prétexte pour s’abstenir des réunions manquent à un devoir de foi. Est-ce que Daniel et les Juifs captifs à Babylone avaient besoin d’un autel, d’un temple, d’un pontife, pour observer la loi de Dieu ? » Un tel langage, arrivant du désert de Cucuse dans les bois ou dans les montagnes de la Thrace, dans les retraites cachées où se rassemblaient les joannites, devait réchauffer leurs cœurs et produire de nouveaux élans d’enthousiasme et de fidélité.

Au milieu de ces nouvelles, importantes assurément pour sa cause, il y en avait une qui l’était au plus haut degré, car elle répondait à la seule espérance de justice qui lui restât : on l’informait que la convocation du concile œcuménique était enfin décidée en Occident, qu’une députation allait être envoyée, dans cette vue, par l’empereur Honorius et les églises d’Italie à l’empereur Arcadius à Constantinople, et que la ville de Thessalonique était proposée pour siége du futur concile. On allait jusqu’à désigner les évêques occidentaux et les prêtres de Rome qui composeraient la légation, et, suivant les mêmes informations, leur départ devait être très prochain. Ce fut une grande nouvelle pour Chrysostome, qui n’entendait guère plus parler depuis son départ pour l’exil de ce qui se passait à son sujet, soit à Rome, soit dans le reste de l’Occident. Il sentit qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour disposer ses amis de Constantinople à bien recevoir les légats occidentaux, à les prémunir contre les piéges des schismatiques, à les éclairer en tout point sur la situation réelle de l’église ; mais ce n’était pas assez que de préparer les choses à Constantinople, il fallait tout disposer à Thessalonique, en Macédoine, en Achaïe même, pour qu’on ne vînt pas circonvenir les légats et les entraîner dans une fausse voie. Il se hâta d’écrire à l’évêque Anysius, de Thessalonique, et à tous les évêques de Macédoine, au nombre de dix, puis à l’archevêque de Corinthe, métropolitain de l’Achaïe. Dans sa lettre à Anysius, brève et pleine de réserve et de dignité, il parle à peine de lui-même, mais il le remercie du ferme courage qu’il a déployé dans la circonstance, et lui demande la continuation de ses bons offices. « Persévérez, lui dit-il, très honoré seigneur, à faire tout ce que vous croirez utile au service de Dieu ; vous appréciez assez la grandeur de la cause pour laquelle vous avez entrepris cette belle lutte, et les couronnes que le Seigneur miséricordieux réserve à ceux qui travaillent au rétablissement de la paix universelle. » Aux autres évêques de Macédoine, qu’il qualifie d’orthodoxes parce qu’ils persistaient dans sa communion, il adresse des remercîmens pareils, en leur disant que leur zèle à soutenir l’église apportera dans le désert où il réside la plus chère des consolations. Il rappelle. à l’évêque de Corinthe qu’ils se sont connus autrefois et ont entretenu des rapports d’affection qu’il serait heureux de pouvoir renouer, s’il n’avait pas été jeté par tant d’orages aux extrémités de l’univers.

Il fallait maintenant trouver un messager courageux et intelligent qui non-seulement portât les lettres, mais ajoutât tous les développemens oraux dont elles pourraient avoir besoin, un homme d’une fermeté éprouvée qui ne se laisserait ni intimider ni tromper, et il fit choix du prêtre Évéthius, qui vivait près de lui depuis son départ de Césarée. C’était un compagnon bien indispensable pour l’exilé, mais la cause était trop grave pour qu’il hésitât à se séparer de lui, du moins pour un temps, car Évéthius, après avoir remis les lettres, devait rapporter les réponses et lui rendre compte de ce qu’il aurait appris et observé. Celui-ci accepta sur-le-champ cette commission périlleuse et partit.

Comme le Péloponèse et l’Épire, où se dirigeait Évéthius, sont à la porte de l’Italie septentrionale, Chrysostome lui remit en outre deux lettres de remercîmens, l’une pour Vénérius de Milan, l’autre pour Chromatius d’Aquilée ; Évéthius devait les leur faire passer par quelque occasion qu’il ne manquerait pas de rencontrer sur les lieux. Quant à l’évêque de Rome, Innocent, Chrysostome jugea plus convenable, eu égard à la dignité de cet évêque, le premier de la chrétienté, et au zèle si particulier qu’il avait montré pour sa cause, de lui adresser directement une dépêche en Italie. Il fit partir à cet effet deux clercs, amenés à Cucuse par on ne sait quelles circonstances, le prêtre Jean et le diacre Paul. L’importance et le caractère original de cette dernière lettre exigent que nous en donnions ici un extrait de quelque étendue.

« Au seigneur Innocent, évêque de Rome, Jean, en notre sauveur, salut :

Si notre corps n’occupe qu’un point dans l’espace, notre cœur peut parcourir tout l’univers sur les ailes de la charité : c’est ce qui fait que, séparé de vous comme nous le sommes par une immensité de chemin, nous ne sommes pourtant point absent des lieux qu’habite votre piété ; chaque jour nous conduit en sa présence ; chaque jour, par les yeux de la charité, nous contemplons et votre force et votre sincère affection, et votre constance immuable, et cette grande, perpétuelle et inépuisable consolation que vous ne cessez de verser sur nous. Plus en effet les flots s’élèvent, plus les écueils cachés se multiplient, plus les vents se déchaînent, plus votre vigilance augmente. Ni la longueur de l’espace, ni l’intervalle du temps, ni les complications incessantes des événemens ne vous peuvent lasser, pareil aux bons pilotes qui ne sont jamais plus en éveil que lorsque le naufrage est menaçant. Voilà ce qui me comble de gratitude et me fait désirer de vous écrire souvent, comme un grand soulagement à mes souffrances ; mais aussi, par malheur, voilà ce que me refuse l’isolement de ce désert, où ne peuvent parvenir qu’à grand’peine, nous ne dirons pas les étrangers venus de loin, mais les voisins qui vivent à nos portes. Le lieu où nous résidons est situé aux extrémités du monde, et de plus les brigands l’assiégent en quelque sorte et en tiennent les routes. Excusez donc, je vous en supplie, notre long silence, qui ne vient assurément ni de négligence ni d’oubli, et daignez y trouver plutôt une raison de nous plaindre que de nous accuser.

« Ce qui serait au besoin une justification pour nous, ce serait l’envoi que nous vous faisons, après un si long temps, de nos chers et vénérables frères le prêtre Jean et le diacre Paul, que le hasard a mis sous notre main, et qui nous donnent l’occasion de vous écrire cette lettre, car nous avions besoin de vous exprimer combien notre cœur est plein de vos bontés, qui dépassent pour nous celles d’un père. Oui, votre piété a fait tout ce qu’il était possible de faire, il n’a pas dépendu d’elle que les choses ne reprissent leur ancien état, et qu’une vraie et sincère paix ne rentrât dans des églises, où régnent insolemment le mépris de la justice et la violation des constitutions de nos pères ; mais, comme rien de ce que vous vouliez n’a pu s’accomplir et que les coupables accumulent ruines sur ruines, sans entrer dans le détail de leurs actes, qui dépasserait non-seulement les bornes d’une lettre, mais presque celles d’une histoire, je me contenterai du nouvel appel que j’ose faire à votre vigilance. Bien que les funestes auteurs de nos troubles soient atteints d’une maladie incurable et incapables même de repentir, ne retirez pas vos remèdes salutaires, ne cédez point au mal… Ce que vous avez entrepris, c’est une lutte pour le monde entier, pour les églises abattues et gisantes, pour les peuples dispersés, pour le clergé en butte à mille tourmens, pour les évêques exilés…

« Quant à nous, voici la troisième année que nous sommes relégué aux confins de la barbarie, voué à la faim, à la peste, à la guerre, à des siéges continuels, à une solitude incroyable, à une mort de tous les jours, sous le glaive des Isaures, et au milieu de tout cela c’est notre confiance en vous qui nous soutient. Oui, votre sincère et active charité est le rempart qui nous garantit de nos ennemis, le port qui nous abrite contre la rage des flots, un inépuisable trésor de biens au milieu de tant de maux qui nous affligent. Cette pensée embellit pour nous le lieu désolé d’où nous vous écrivons ; que si nous devions être arraché d’ici, nous en emporterions avec nous le souvenir comme une consolation contre des tribulations nouvelles. »

Après avoir remis cette dépêche aux mains de ses deux fidèles, il y ajouta des lettres de recommandation pour trois nobles matrones romaines, Proba Fultonia, de l’illustre race des Anicii, Juliana, sa belle-fille, et une dame nommée Italica, à qui il adressa particulièrement ce charmant billet :

« Dans l’ordre des choses du monde comme dans celui de la nature, chaque sexe a sa destination particulière et sa sphère d’action distincte : à la femme les occupations domestiques, à l’homme les affaires du dehors, l’administration de la cité et les disputes de l’agora ; mais dans les labeurs qui ont Dieu pour objet, dans les combats de l’église, la distinction s’efface, il arrive même souvent que la femme l’emporte sur l’homme en vaillance dans la lutte, en sainte opiniâtreté dans les fatigues. C’est ce que nous apprend saint Paul dans l’épître écrite à votre patrie, lorsqu’il comble de louanges un certain nombre de femmes, témoignant qu’elles n’ont pas peu concouru à la conversion des hommes. Vous me demanderez pourquoi ce langage ? C’est afin que vous ne considériez pas comme étrangers à votre sexe le zèle et les travaux qui tendent au bien des fidèles, mais que vous fassiez au contraire tous vos efforts pour calmer, soit par votre influence, soit par celle des personnes dont vous disposez, la tourmente générale qui désole les églises d’Orient. Voilà l’occupation, voilà le soin diligent que je réclame de vous ; car, plus atroce est la tempête, plus précieuse sera la récompense, quand vous aurez contribué à rétablir le calme. »

II.
Si la condamnation de l’archevêque de Constantinople par deux conciles et son appel à l’église occidentale avaient ému profondément cette église, ce fut bien pis lorsqu’on y apprit son expulsion violente nonobstant l’appel, — son exil, l’embrasement de Sainte-Sophie et la procédure criminelle intentée contre lui. La relation calomnieuse envoyée à Rome par Acacius et signée de cet évêque et de ses amis, relation où Chrysostome était signalé expressément comme l’auteur de l’incendie, jeta d’abord le pape Innocent dans une grande perplexité : c’étaient des évêques qui écrivaient, des évêques qui se portaient garans du fait, et l’évêque de Rome, toujours prudent, crut devoir attendre de nouveaux éclaircissemens avant de pousser plus avant son projet de concile œcuménique. Les éclaircissemens affluèrent de toutes parts. Il y eut en premier lieu une lettre du métropolitain de Thessalonique, attestant, de concert avec tous les évêques de Macédoine et d’Achaïe, l’innocence de l’inculpé ; ce fut ensuite une masse d’émigrans laïques ou ecclésiastiques de tout ordre arrivant de la métropole orientale les mains pleines de lettres ou de documens d’une authenticité incontestable. Palladius d’Hellénopolis, échappé aux inquisiteurs schismatiques, fit connaître le décret impérial ordonnant la confiscation des maisons dans lesquelles serait trouvé un évêque ou un clerc joannite. Le prêtre Germain et le diacre Cassien, les mêmes qui, au lendemain de la destruction de Sainte-Sophie, avaient requis des magistrats l’inventaire des objets trouvés dans la petite sacristie de Chrysostome, meubles, vases sacrés, ornemens précieux, montrèrent la copie certifiée de cette pièce, d’où résultait manifestement l’imposture de ceux qui imputaient à l’archevêque le vol du trésor ecclésiastique, ainsi que la coupable légèreté du synode qui avait admis l’accusation. Une lettre des clercs métropolitains restés fidèles, où le tableau des afflictions de leur église et des autres églises d’Orient était tracé avec énergie, attendrit Innocent jusqu’aux larmes ; il la relut plusieurs fois et pleura. Dans cette lettre, le voile était levé sur Théophile, désigné nominativement comme l’âme de tous les désordres et le machinateur de toutes les infamies, de concert avec Sévérien et Acacius. Ce ne fut pas tout, et l’indignation des Romains n’eut plus de bornes lorsqu’on connut le procès d’Olympias, de Pentadia et des autres diaconesses, et qu’on eut en main leur interrogatoire par le préfet de la ville, pièce officielle dont s’étaient munis deux émigrés de Constantinople, Domitien, économe de l’église métropolitaine, et Vallagas de Nisibe. Bientôt ce furent les persécutés eux-mêmes que l’on vit apparaître : des vierges, des moines torturés, qui allaient étalant, de maison en maison, les marques du chevalet ou les cicatrices de leurs blessures. C’était à qui accourrait pour les voir, à qui les accueillerait, surtout dans les palais patriciens où se professait la foi chrétienne. Palladius reçut l’hospitalité chez deux riches Romains, Pinianus et la jeune Mélanie, célèbres dans l’histoire par la double amitié de Jérôme et d’Augustin. On cite Juliana, mère de la vierge Démétriade, comme ayant logé, alimenté, vêtu pendant plusieurs mois toute une peuplade d’émigrans.

Dès lors les doutes étaient levés, et la nécessité d’un concile œcuménique démontrée ; c’était évidemment le seul remède au mal qui, de proche en proche, envahissait tout l’Orient. Le premier acte d’Innocent fut de renier la communion de l’évêque schismatique de Constantinople et celle des autres intrus de l’Asie en ne répondant point aux lettres par lesquelles ils lui signifiaient leur épiscopat ; son second acte fut de se concerter avec l’empereur Honorius touchant les préliminaires du concile. L’empereur était alors de retour à Ravenne, et le pape, qui résidait à Rome, lui députa quelques-uns de ses prêtres pour lui expliquer les mesures qu’il serait bon d’adopter. Honorius, comme on l’a vu dans les récits précédens, s’était, dès le principe, montré favorable au projet d’Innocent ; puis il avait espéré trancher lui-même les difficultés et rétablir la paix sans concile, par une correspondance de frère à frère, comptant obtenir d’Arcadius, par sa seule influence, le rappel de Chrysostome et le rétablissement des clergés orthodoxes de l’Orient. Il eût peut-être réussi, car, des deux enfans stupides qui régissaient alors l’empire romain, le chef du domaine occidental était incomparablement supérieur à son collègue ; mais Honorius, qui ne perdait aucune occasion de dire son avis sur l’impératrice Eudoxie, ne la ménagea point dans la circonstance, attaquant sa folle vanité, sur laquelle il faisait peser la responsabilité de tous les désordres. Arcadius fit cette fois comme il faisait toujours : il prit fait et cause pour sa femme et laissa la lettre de son frère sans réponse. Le frère, humilié, revenant au projet du pape Innocent, pensa qu’il valait mieux traiter gravement cette grave affaire par des négociations solennelles de prince à prince et d’état à état, et non plus par des lettres intimes semées d’épigrammes contre une femme. Cependant, afin de mettre dans ses résolutions plus de maturité encore, il voulut qu’une assemblée des évêques d’Italie fixât par avance l’objet et les conditions du futur concile dans une sorte de programme qui serait soumis au gouvernement oriental. Il voulut aussi que l’évêque de Rome ne fût pas le seul à écrire soit à l’empereur d’Orient, soit à l’église de Constantinople, et que d’autres évêques occidentaux joignissent leurs lettres aux siennes, afin peut-être de montrer à l’Orient que l’église occidentale, représentée par ses plus illustres évêques, marchait avec lui dans cette affaire, où il ne fallait pas chercher un effet de la rivalité des églises de Rome et de Constantinople.

Les évêques d’Italie, conformément aux vœux du prince, se réunirent pour dresser un programme du futur concile œcuménique et fixèrent les points suivans :

1o  Le concile serait tenu à Thessalonique, ville mixte, pour ainsi dire, entre les deux empires, puisque, appartenant au domaine politique oriental, elle restait, comme toute la Grèce européenne, dans la communion religieuse occidentale. Sa situation géographique offrait en outre de grandes commodités pour la réunion des évêques de l’une et de l’autre moitié du monde romain.

2o  Il serait admis en principe que tout ce qui s’était passé depuis la réunion du synode du Chêne était nul et de nulle conséquence, qu’ainsi Jean Chrysostome n’avait point cessé d’être le légitime archevêque de Constantinople, — qu’il devait, à ce titre, être rendu à son église et tenu de comparaître en sa qualité, pour qu’on n’eût pas une troisième fois à prononcer un jugement par défaut.

3o  L’archevêque Jean comparaissant comme accusé, le patriarche d’Alexandrie, Théophile, son principal accusateur, serait sommé de comparaître également, de manière à rendre les débats contradictoires.

Telles étaient les bases posées par le programme. Quoique l’histoire n’en dise rien, il devait reproduire aussi l’avis déjà exprimé par le pape Innocent, à savoir que les évêques des deux synodes précédens qui se seraient trop compromis pour ou contre l’archevêque par leurs discours et leurs actes ne seraient point admis à siéger au futur concile, afin que la nouvelle assemblée restât exempte, autant que possible, des anciennes passions et des partis arrêtés à l’avance.

Le programme ainsi rédigé de concert entre l’église d’Italie et l’empereur d’Occident, on procéda ensuite à la composition d’une ambassade qui le porterait à l’empereur d’Orient ; on désigna pour en faire partie cinq évêques distingués par leur mérite personnel : Émilius de Bénévent, Cythégius, dont le siége n’est point marqué, Gaudentius de Brixia, Marianus, évêque d’une des provinces d’Apulie, et un cinquième que l’histoire ne nomme pas. Le pape Innocent voulut y adjoindre deux prêtres de l’église romaine, Valentinien et Boniface, le même probablement qui succéda plus tard au pape Zosime, et il les fit accompagner par un diacre. On jugea convenable en outre de laisser partir avec l’ambassade quelques-uns des évêques orientaux réfugiés à Rome, afin d’éclairer les députés occidentaux sur les hommes et sur les choses de l’Orient, et de faciliter à ces malheureux le retour dans leur patrie. Les lettres officielles dont l’ambassade fut chargée étaient au nombre de trois, savoir : une de l’empereur Honorius à son frère, une d’Innocent adressée également au prince du domaine oriental, et une autre encore écrite à la requête d’Honorius par Cromatius d’Aquilée, dont l’autorité était considérable de l’autre côté de la mer. La lettre du prince contenait ces mots :

« J’avais déjà écrit deux fois à ta mansuétude, pour qu’elle voulût bien corriger et amender les choses qui ont été faites par complot contre Jean de Constantinople, choses dont le redressement n’a point été opéré. Plein de sollicitude pour la paix ecclésiastique qui concourt si merveilleusement à la tranquillité de notre empire, je t’écris pour la troisième fois, par l’intermédiaire de ces évêques et de ces prêtres, afin que tu daignes ordonner la réunion des évêques d’Orient en une assemblée générale à Thessalonique. Nos évêques d’Occident en effet, élisant parmi eux des hommes très fermes contre le mal et le mensonge, envoient vers toi, pour obtenir de ta mansuétude l’octroi de cette réunion, cinq évêques, deux prêtres et un diacre de la grande église romaine.

Daigne, je t’en prie, les recevoir avec tous les honneurs dus à leur caractère, afin que, s’ils reviennent persuadés que l’expulsion de Jean a été légitime, ils m’enseignent à me retirer de sa communion, et que, si au contraire ils se convainquent de la méchanceté des évêques d’Orient, ils essaient de te détourner de toute communication avec ces pervers. Dans l’intention de te démontrer clairement quel est le sentiment des Occidentaux sur l’évêque Jean, je choisis, parmi de nombreuses lettres qui m’ont été adressées à ce sujet, celles des évêques de Rome et d’Aquilée, pour les annexer à cette dépêche. Avant tout, je supplie ta clémence de donner des ordres pour faire assister au synode, même malgré lui, Théophile d’Alexandrie, qu’on prétend l’auteur des calamités qui nous affligent. Puisse, par l’emploi de ces moyens, le concile que nous demandons pourvoir efficacement au rétablissement d’une paix qui convient à nos temps ! »

La première idée fut d’envoyer l’ambassade par terre, à travers les Alpes juliennes et la Macédoine, à Thessalonique d’abord, pour y conférer avec l’évêque Anysius, avant de pousser plus loin et de se présenter devant l’empereur. Déjà même Honorius avait fait délivrer aux légats des brevets de la course publique, lorsqu’on eut des raisons de craindre qu’ils ne fussent inquiétés dans leur marche et peut-être emprisonnés à leur passage par les magistrats orientaux. Cette crainte fit renoncer au voyage par terre. On nolisa un navire pour gagner Thessalonique et Constantinople par mer, puis il fallut attendre la saison favorable à la navigation dans ces parages difficiles, ce qui fit perdre à l’expédition un temps précieux. L’ambassade partit enfin vers la fin de mars ou le commencement d’avril de l’année 406, avant qu’on sût, en Italie, la mort du patriarche intrus Arsace et son remplacement par Atticus. Le navire, suivant ces instructions, descendit l’Adriatique jusqu’au cap Ténare, et, traversant les Cyclades sans encombre, arriva dans les eaux de l’Attique. Il avait à bord, outre les évêques et les clercs composant la légation occidentale, quatre évêques orientaux réfugiés qui avaient obtenu l’autorisation de se joindre à eux : c’étaient Cyriacus, Démétrius, Eulysius et Palladius d’Hellénopolis. Comme l’ambassade longeait le golfe d’Athènes, elle reçut la visite d’un tribun qui lui défendit d’aller plus avant ; cet officier amenait avec lui deux autres navires petits et d’apparence commune, tandis que le vaisseau des ambassadeurs était digne de sa destination et, suivant toute apparence, décoré des insignes de l’empire d’Occident. Les passagers eurent l’ordre de descendre dans les deux esquifs qu’on leur amenait en se divisant en deux parts, et le navire impérial fut conduit triomphalement dans le port d’Athènes par le tribun comme une prise de guerre. Le transbordement fut fait en pleine mer, et avec tant de précipitation que l’on oublia les vivres. L’ambassade, livrée à la conduite de quelques soldats du tribun, cingla directement vers Constantinople, où elle parvint en trois jours ; mais pendant ces trois jours les légats et leurs compagnons souffrirent cruellement de la faim. Il était midi lorsqu’ils arrivèrent en vue de la ville impériale, et après avoir subi la visite des agens de la douane ils allèrent gagner un quai de débarquement vis-à-vis du faubourg appelé Victor ; mais la même aventure les y attendait qu’au port d’Athènes. Un ordre supérieur leur défendit de débarquer, et lorsqu’ils demandèrent « d’où venait cet ordre, qui se permettait d’arrêter des ambassadeurs, et ce que tout cela signifiait, » le centurion, pour toute réponse, fit gagner le large aux deux navires, et alla prendre terre sous les murs du château d’Athyras, à plusieurs milles de Constantinople, du côté de la Thrace.

L’ordre supérieur venait d’Arcadius même, que les ennemis de Chrysostome avaient mis hors de lui en répétant sur tous les tons, depuis qu’il était question de la demande d’un concile, que cette demande et l’ambassade qui l’apportait étaient une insulte à sa souveraineté. « Pourquoi l’auguste d’Occident venait-il se mêler des affaires d’Orient qui ne le regardaient pas, tandis que l’auguste d’Orient respectait avec scrupule les prérogatives de son frère en Occident ? Honorius, par un pareil acte, manquait à ses devoirs de collègue, et les évêques orientaux qui, pour leurs différends personnels, cherchaient à brouiller ensemble les deux frères et les deux états n’étaient que des conspirateurs et des traîtres. » Ces propos avaient monté la tête d’Arcadius, qui lui-même le premier, par la violation la plus flagrante du droit des gens, marchait à cette rupture dont on attribuait l’idée à son frère.

Le château-fort d’Athyras était en même temps une prison pour les criminels d’état. On y enferma les ambassadeurs et leurs compagnons en les séparant en deux bandes : les légats, les prêtres et les diacres romains furent confondus pêle-mêle dans une salle unique, tandis que les réfugiés orientaux, colloques isolément dans d’étroites cellules, restaient sans communications entre eux, et même sans serviteurs pour leurs besoins. Un mot de l’histoire de ces faits semble même indiquer qu’on les avait mis aux fers. Les uns et les autres se demandaient à quel sort on les réservait, quand les ambassadeurs virent entrer dans leur prison un des secrétaires du palais impérial, ce même Patricius qui avait annoncé à Chrysostome sa condamnation à l’exil. Il était accompagné de plusieurs fonctionnaires civils et officiers de l’armée. Sur la déclaration qu’ils étaient porteurs de lettres de l’empereur Honorius, Patricius demanda qu’on lui remît ces pièces. « Nous ne pouvons, répondirent-ils avec fermeté, car nous sommes des ambassadeurs, et notre devoir est de remettre les lettres de notre prince et de nos évêques en mains propres au prince auquel elles sont adressées. » Patricius eut beau insister fortement, il n’obtint rien ; d’autres revinrent à la charge, et la réponse fut toujours la même. On s’arrêtait devant la noble fermeté des ambassadeurs, lorsqu’un certain Valérianus de Cappadoce, tribun d’une cohorte militaire, se fit fort d’obtenir à tout prix ces papiers. Un jour donc qu’ayant renouvelé la même demande, il éprouvait le même refus, il se jeta sur l’évêque Marianus, qui tenait ployées dans son poing les lettres destinées à l’empereur, et ne les lui arracha qu’en lui rompant le pouce.

Le lendemain, des affidés de la cour se présentèrent dans la prison, offrant aux ambassadeurs trois mille pièces d’or, s’ils consentaient à communiquer avec l’intrus successeur de l’archevêque Jean et à se taire sur la condamnation de celui-ci. Le piége était habile, car il tendait à transformer en une ambassade de congratulation pour l’heureuse issue des querelles de l’église d’Orient une ambassade formée au contraire en vue de réprouver tout ce qui s’était fait et de demander justice pour Chrysostome. Ils repoussèrent cette proposition avec horreur. Ce fut pour eux une occasion d’apprendre la mort d’Arsace et son remplacement par Atticus sur le siége de Constantinople ; quant à ce que devenait Chrysostome, ils n’en purent obtenir un mot. Indignés des violences qu’ils étaient forcés de subir et ne voyant aucun espoir de succès pour leur mission, ils supplièrent instamment qu’on les laissât partir et retourner sains et saufs dans leurs églises. Comme la réponse à cette prière tardait plus que de mesure, ils se demandaient avec inquiétude ce qui adviendrait d’eux, et cette crainte les agitait jusque dans leur sommeil. Un matin, le diacre Paul, attaché à l’évêque Émilius, homme doux et prudent, nous dit le narrateur contemporain, se réveilla joyeux en s’écriant qu’il avait eu une révélation : l’apôtre Paul, son patron, lui était apparu en songe monté sur une barque et lui avait répété ce verset d’une de ses épîtres : « prenez garde à la manière dont vous marchez ; n’allez pas comme des fous, mais comme des sages, car vous voyez que les jours sont mauvais. » Ce récit rendit confiance aux prisonniers, qui retrouvèrent dans les paroles de l’apôtre une allusion à la prudence qui leur avait fait éviter jusqu’alors tant de piéges, et ils s’en remirent à la volonté de Dieu.

Ce même tribun Valérianus qui avait brisé le pouce d’un des ambassadeurs vint leur apprendre enfin qu’ils allaient être rendus à la liberté, et, avec autant de grossièreté que si on les expulsait d’Athyras, il les poussa vers un navire qui devait les recevoir, ainsi qu’une escorte de vingt soldats, comme s’ils eussent été des criminels redoutables. — Ce vaisseau était vieux, presque désagrégé, et faisait eau de toutes parts, de sorte que les ambassadeurs purent croire qu’on voulait les faire périr en mer, et que le bruit se répandit parmi le peuple que le pilote avait été gagné à prix d’argent. À peine en effet avaient-ils parcouru quelques stades, qu’ils se trouvèrent en danger de sombrer, et furent obligés d’aller relâcher à Lampsaque, sur la côte de l’Asie-Mineure. Là, ils durent changer de navire, et probablement leur escorte les quitta : vingt jours après, ils abordèrent à Hydrunte, en Calabre, heureux d’en être quittes à si bon compte.

Si les agens de l’empereur d’Orient traitaient de cette façon les ambassadeurs de son frère, ils méditaient des traitemens encore plus durs pour les Orientaux qui avaient accompagné l’ambassade. La captivité de ces malheureux fut rendue plus impitoyable, et ce ne fut qu’après des avanies sans nombre qu’on se décidait à s’en débarrasser. Une nuit, ils furent tirés clandestinement de leurs cellules et conduits vers le port avec des précautions si mystérieuses que beaucoup de gens s’imaginèrent qu’il s’agissait de les noyer. Leur martyre eût été trop court. Embarqués sur un mauvais esquif, ils atteignirent à grand’peine la côte de l’Asie-Mineure, d’où on les distribua entre des routes différentes, pour être conduits isolément aux extrémités de l’empire et remis en prison. Cyriacus fut envoyé à Palmyre, sur la frontière de Perse ; Eulysius au château de Misphas, près des terres des Sarrasins, à trois journées au-delà de Bostra ; Palladius à Syennes, sur les confins de l’Éthiopie et des Blemmyes, et Démétrius dans l’oasis de Libye, parmi les Maziques. On ne peut rien concevoir de plus barbare que la manière dont les officiers du prétoire chargés de les diriger sur leurs résidences les traitèrent en chemin pour obéir aux instructions de la cour. Après les avoir dépouillés de leur argent, qu’ils se partagèrent entre eux, ils ne leur donnaient pour montures que des ânes ou des chevaux sans selle, et dans cet état ils leur faisaient faire double étape en un jour, de sorte que ces malheureux, si violemment secoués, ne pouvaient garder sur l’estomac aucune nourriture. Par un raffinement de cruauté vraiment infernale, ces officiers, transformés en bourreaux, se complaisaient à promener de respectables évêques à travers les villes d’Orient dans des conditions révoltantes, si l’on songe à leur caractère, et cela pour déshonorer la cause de Chrysostome. Ainsi c’étaient non pas des maisons d’ecclésiastiques qu’on leur donnait pour logement, mais des synagogues de Juifs et de Samaritains, où ils étaient obligés de passer la nuit quand on ne les conduisait pas dans des hôtelleries publiques, repaires de filles de mauvaise vie. On vit des évêques tels que ceux d’Ancyre, de Tarse, d’Antioche, de Césarée en Palestine, non-seulement leur fermer leurs portes, mais s’opposer même à ce que des laïques les reçussent chez eux. La rage de ces détestables évêques allait jusqu’à exciter les gardiens à les maltraiter, et, soit par menaces, soit par présens, ils obtenaient leur expulsion des villes. Léontius d’Ancyre se signala entre tous par l’acharnement de sa persécution.

Telle fut l’issue de cette ambassade, que les évêques d’Occident, surtout celui de Rome, avaient préparée avec une si ardente et si sainte charité, dans le désir de justifier Chrysostome ; le concile œcuménique finit avec elle. C’était le dernier espoir des amis de l’exilé, la dernière ressource de leur cause. Lui-même avait partagé leur espérance et attendait toujours que le rayon de la vérité partît d’Occident, car il connaissait trop bien maintenant l’état de l’église d’Orient pour mettre en elle aucune confiance. S’il apprit le mauvais succès des tentatives d’Innocent, Dieu permit du moins qu’il conservât ses illusions jusqu’à la mort. Le contre-coup de cet échec se fit sentir en Occident comme en Orient. Théophile et le triumvirat triomphaient, et quiconque en Orient osait professer encore les opinions joannites ou entretenir des relations avec des joannites était déclaré conspirateur, ennemi de l’état et criminel de lèse-majesté. L’empereur Arcadius avait fini par partager cette opinion : aussi mal en prenait aux voyageurs qui, venant d’Occident, se trouvaient porteurs de papiers concernant les affaires orientales. Un moine sur qui on surprit des lettres adressées à des prêtres de Constantinople fut fouetté publiquement par l’ordre de l’archevêque Atticus ; puis, comme il refusait probablement de se reconnaître des complices, on le mit tout sanglant sur le chevalet et on lui disloqua les os. En Occident, un grand découragement suivit la déconvenue. Rome et l’Italie, livrées aux émotions de la récente invasion de Radagaise et des nouveaux débats avec Alaric, avaient à songer à elles-mêmes, et l’occasion était mauvaise pour tenter une guerre avec l’Orient à propos d’un concile refusé. Honorius dévora sa honte et se tint coi. L’église d’Occident elle-même se divisa. Les évêques d’Afrique, gagnés par les intrigues de Théophile, se montrèrent de plus en plus tièdes pour la cause de Chrysostome, et allèrent jusqu’à blâmer Innocent de retrancher de sa communion le patriarche d’Alexandrie, qui s’était toujours montré orthodoxe en doctrine. Augustin, bien que porté de cœur pour l’archevêque exilé, se joignit à ces remontrances, ne voulant pas, disait-il, se séparer de ses frères et participer au déchirement de l’église universelle. Ainsi la perversité trouvait des appuis jusque dans les plus grands noms de l’épiscopat occidental. Parmi les évêques d’Italie, plus d’une défection eut lieu, ou du moins plus d’un zèle se refroidit. En Gaule, la communion persista entre la plupart des églises et le patriarche d’Alexandrie : l’évêque de Toulouse, Exupérius, renommé dans le monde catholique pour son courage et sa sainteté, envoyait des aumônes à Théophile. Innocent seul fut inébranlable, confiant dans le bon droit de l’exilé et dans la justice de Dieu.

III.

Les derniers mots de la lettre au pape Innocent : « si je dois être arraché d’ici, » contenaient à l’insu de Chrysostome une prophétie qui ne tarda guère à s’accomplir. Grâce aux précautions dont il connaissait maintenant l’usage, il avait bien passé l’hiver de 406, à ce point que les Arméniens eux-mêmes s’en étonnaient, et le proclamaient presque naturalisé sous leur climat ; mais ses ennemis voyaient avec chagrin ce raffermissement de sa santé, et sa résidence passagère dans Arabissus leur avait révélé qu’il existait pour lui, en Arménie, une prison plus mortelle que Gueuse. Un jour donc qu’il ne s’attendait à rien, il reçut l’avis de sa translation dans ce lieu désolé, avec invitation de faire sans délai ses préparatifs de départ ; on touchait au printemps de 407. Ce fut pour l’exilé comme un coup de foudre, car, s’il n’avait pas à redouter dans cette saison les froids du rocher d’Arabissus qui l’avaient mis naguère à deux doigts de la mort, il avait à craindre l’isolement plus effrayant pour lui que les plus rudes hivers et que la mort même. Il connut en effet bientôt que la mesure inhumaine de son internement était aggravée par des instructions plus inhumaines encore, celles de resserrer le cordon de surveillance qui l’entourait, de supprimer sa correspondance et de décourager par toutes les tracasseries imaginables les visiteurs, qui affluaient vers lui. C’était le froid du tombeau ajouté aux hivers insupportables de la contrée.

Peu de temps après son internement, il reçut une visite à la fois douce et cruelle, que la secrète connivence de ses gardiens laissa passer jusqu’à lui. Le visiteur était un messager d’Olympias, porteur d’une lettre d’elle et choisi parmi ses domestiques. Égaré peut-être dans la montagne, cet homme avait été arrêté et dévalisé par les voleurs, qui l’avaient détenu durant plusieurs jours pour en obtenir une rançon ; il avait été ensuite relâché, les voleurs s’étant dit qu’ils n’avaient guère de rançon à espérer d’un prêtre captif lui-même et mourant de faim. Le serviteur d’Olympias arrivait donc exténué, dépouillé, dans l’état le plus misérable ; mais on lui avait laissé sa lettre. Sa vue attrista Chrysostome, car cet homme avait couru un grand danger, et il gronda sérieusement sa pieuse diaconesse. « Vous avez failli, lui écrivit-il, me rendre cause de la mort d’un homme ; je ne m’en serais jamais consolé. » Et il revenait sur les précautions à prendre pour leur correspondance : « le meilleur était d’attendre des occasions sûres, par les mains d’ecclésiastiques de leurs amis. »

La lettre d’Olympias venait livrer au cœur de l’exilé un suprême et terrible assaut. Toujours aux aguets de ce qui pouvait intéresser son père spirituel, se forgeant au besoin des chimères pour avoir le plaisir de trembler, comme il le lui reproche assez souvent, elle était arrivée cette fois à la vérité ; elle avait appris, par ses intelligences à Constantinople et jusque dans le palais impérial, que le sort du prisonnier était mis en question de nouveau, et la résolution à peu près arrêtée de le reléguer beaucoup plus loin que Gueuse. La translation dans Arabissus suivit de près les bruits parvenus jusqu’à elle. L’inquiétude et le chagrin avaient amené une crise de son affreuse maladie, crise plus violente que toutes celles qu’elle eût encore éprouvées ; un instant, on la crut morte. Quand elle revint à elle, elle n’eut plus qu’une idée, sortir de la vie, d’une vie d’angoisse et de désespoir, et cette idée la poursuivit avec obstination. Ce n’était pas la première fois qu’une pareille obsession, symptôme trop fréquent de son mal, tourmentait Olympias, et plus d’une fois aussi Chrysostome avait opposé au désir impie qu’elle témoignait de mourir des raisons tirées de la philosophie et des commandemens tirés de la religion ; mais, lors de cette dernière crise, ce ne fut plus un simple souhait conçu dans le délire de la fièvre, ce fut un désir ardent, une volonté de mort qui l’aiguillonnait sans relâche. Sa lettre avait été écrite sous l’empire de cette pensée tyrannique, et elle semblait prendre un amer plaisir à verser sa cruelle confidence au sein de son ami. Autant qu’on peut juger de la lettre par la réponse, Olympias raisonnait son désir de mourir ; suivant son habitude, elle s’appuyait sur des exemples et des argumens tirés des livres saints. « Exigerait-on d’elle plus de sagesse que de Job, qui, à bout de souffrances, poussait vers le ciel ce cri déchirant : « Pourquoi suis-je né ? » Elle aussi, réduite au comble du malheur, n’a-t-elle pas le droit de dire, comme ce juste des justes, et comme plus d’un prophète de l’ancienne loi : « Mon Dieu, retirez-moi une vie que je ne puis plus supporter ? »

Cette lettre fit frémir Chrysostome. Olympias n’avait jamais montré tant de résolution dans ce souhait désespéré ; il s’émut surtout de la voir appeler à son aide des textes de l’Ancien-Testament. Dans sa réponse, écrite avec une éloquence parfois sublime, il la supplie, il la conjure d’écarter de son esprit des ténèbres qui lui viennent du démon. De quel droit invoque-t-elle l’exemple de Job ? Job, ce saint homme qui avait mérité les regards de Dieu, n’appartenait ni à l’ancienne loi ni à la nouvelle ; c’était l’effort de sa propre vertu qui en avait fait un athlète merveilleux de la patience, en dehors des commandemens formels émanés des révélations divines. L’ancienne loi elle-même était bien loin de la perfection de la loi nouvelle, qui détermine nos devoirs en vue des prescriptions de l’Évangile et des assurances de la vie future. Il faut remarquer aussi, ajoutait-il, que Job ne tomba dans le découragement que lorsque Satan eut obtenu le pouvoir d’affaiblir son corps par la maladie et de briser sa volonté en épuisant ses forces. Jusqu’alors Job avait résisté à tous les fléaux dont Satan l’avait accablé : la perte de ses biens, l’incendie de ses récoltes et de ses maisons, la dispersion de ses troupeaux et de ses serviteurs, la trahison de ses proches, la mort de tous ses enfans écrasés ensemble dans un festin et expirant au milieu du vin et des coupes, sans qu’il lui en restât un seul pour l’aider à pleurer, il avait accepté tout cela avec fermeté, avec actions de grâces envers Dieu, qui lui envoyait ces épreuves. Il était Job alors. Job tout entier ; mais plus tard, quand la maladie l’attaqua, que les ulcères rongèrent son corps, qu’une longue suite de maux lui eurent enlevé la force de supporter la douleur, son courage défaillit, et il désira la mort. Ce dernier combat de l’homme contre lui-même ne fut que la suprême et dangereuse tentation que lui réservait l’esprit du mal, et cependant Job y résista ; Job reprit possession de son âme, et l’esprit du mal n’eut plus rien à imaginer pour essayer de vaincre ce juste. Les développemens que l’auteur donne à son idée, le tableau de ces fils à qui le père ne put rendre les devoirs suprêmes, et qui descendirent dans le tombeau pêle-mêle avec les débris du repas qui les avait réunis, ce morceau peut être considéré comme un des plus beaux sortis de la plume de Chrysostome.

C’est donc à l’Évangile qu’Olympias doit s’adresser pour y trouver des exemples et un guide, quand ces abominables pensées viennent l’assiéger. Le maître a dit : « Si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Souhaiter la mort est maintenant une chose condamnable, car il y a des couronnes tressées pour toutes les amertumes. Saint Paul aussi, ce grand apôtre, avait repoussé loin de lui le désir de mourir. « Voir tomber mes chaînes pour être avec le Christ, ce serait, avait-il dit, bien préférable pour moi ; mais il est plus nécessaire, à cause de mes frères, que je reste emprisonné dans ce corps. » Lui-même avait éprouvé tout ce que les souffrances corporelles ont de plus poignant ; trois fois il avait supplié le Seigneur de l’en délivrer, et, ne l’ayant point obtenu, il avait accepté ses maux avec calme et bonheur, comme une épreuve. « Croyez-le bien, Olympias, on a beaucoup de mérite à supporter dans sa maison, cloué dans son lit, les aiguillons de la maladie, pourvu qu’on le fasse avec résignation. Le seul mérite d’un chrétien n’est pas de supporter les bourreaux qui vous torturent et vous déchirent les flancs au milieu d’un forum ou d’un amphithéâtre, il y a encore la patience qui sait dompter le supplice de la maladie, et la maladie est ici pour vous, ma chère et vénérée dame, un bourreau domestique. »

Telle fut la dernière lettre de Chrysostome. Il terminait à la même époque le second des traités destinés à Olympias et que sans doute le messager de la diaconesse remporta avec la réponse. Ici finit l’histoire de ses idées et de ses sentimens dans l’exil ; le reste de sa vie appartient aux événemens.

Tandis qu’il se berçait encore d’une prochaine délivrance, qu’il en berçait ses amis, et qu’il avait déjà pardonné à ses ennemis en tant que leurs persécutions ne nuisaient qu’à sa personne et à son repos, ceux-ci semblaient possédés contre lui d’un redoublement de rage. Sa sérénité même les irritait : ils auraient voulu le voir expirant, accablé, demandant merci ; ils se repentaient de l’avoir trop ménagé en lui faisant donner un exil supportable. Le patriarche intrus d’Antioche, Porphyre, était surtout acharné dans sa haine. Voisin de l’Arménie, il sentait à chaque instant la puissance du prisonnier peser sur sa ville et jusque sur son église. Lui-même, avec ses vaines et ridicules menaces, devenait un objet de mépris pour les laïques et de risée pour ses clercs. Il entendait murmurer sur son passage des propos tels que ceux-ci : « Voyez-vous ce mort terrible, comme il mène les vivans ! Les vainqueurs tremblent devant le vaincu comme des enfans devant un masque de théâtre ; son nom seul fait pâlir les grands du siècle et les riches prélats de l’église… S’il y a un miracle au monde, c’est bien celui-là ! » Chacun de ces mots était pour Porphyre un coup de fouet qui lui déchirait le cœur. Ne résistant plus à sa honte, il se concertait avec son complice l’intrus de Constantinople, avec les sycophantes du palais impérial, pour arracher une dernière concession aux volontés toujours flottantes d’Arcadius. Cette concession fut qu’on éloignerait Chrysostome des lieux habités, où sa seule présence créait, disaient-ils, des foyers d’agitation et de révolte contre l’empereur et les évêques de l’empereur. — Mais quelle résidence lui assigner ? Il se trouvait toujours trop près d’une province ou d’une autre. À force de chercher, ils tombèrent d’accord sur la résidence de Pithyonte, qui n’offusquait aucun des patriarches du triumvirat, et le prince y donna son assentiment.

Pithyonte était une ville, grande autrefois, ruinée alors, située sur les bords du Pont-Euxin et au pied du Caucase, à l’extrême limite des possessions romaines. Elle n’avait autour d’elle que des barbares sauvages et cruels, les plus sauvages de tous, disent les historiens, les Héniockhes, les Lazes, les Tzanes, les Huns. Depuis que les progrès de la barbarie dans l’est avaient détruit l’entrepôt de commerce dont vivait jadis Pithyonte, la ville était devenue un camp retranché pour les légions de la frontière, et à peine y apercevait-on de loin en loin quelque trafiquant de l’intérieur. De population chrétienne avec qui l’ancien archevêque pût être en communion, il n’y en avait pas : les barbares étaient presque tous païens, ou d’un christianisme à peine ébauché qui n’admettait guère les instructions d’un Chrysostome ; et quant aux garnisons, composées habituellement d’étrangers à la solde de l’empire, elles pouvaient marcher de pair, en ce qui concernait la religion, avec les Héniockhes et les Huns. Les évêques pouvaient donc être sûrs que Jean Bouche-d’Or allait enfin être réduit au mutisme du sépulcre.

Le choix une fois arrêté, Atticus, en homme habile, prit des précautions pour le voyage du prisonnier, car on pouvait craindre que son passage n’excitât l’indignation ou la pitié parmi les populations qu’il traverserait. On convint de lui faire éviter les villes entre Arabissus et Pithyonte, celles-là surtout où l’on savait qu’il rencontrerait des évêques plus ou moins favorables à sa cause, et des gouverneurs compatissans ; puis on se promit de ne pas retomber dans la faute qu’on avait commise lors de son premier exil en lui donnant une escorte de prétoriens dont il avait séduit les officiers, et qui s’étaient faits plutôt ses serviteurs que ses gardiens. Atticus et Sévérien s’entendirent à ce sujet avec le maître des offices ou le préfet du prétoire, qui leur procura tout ce qu’ils pouvaient désirer de plus brutal et de plus féroce pour la circonstance. On donna aux deux officiers de l’escorte l’assurance d’un avancement considérable, s’ils s’acquittaient bien de leur mission ; on leur fit même comprendre qu’on ne tenait pas beaucoup à ce que leur prisonnier arrivât jusqu’à Pithyonte, sa mort, pendant les fatigues de la route, devant produire le même résultat qu’une exécution, et étant en outre moins compromettante pour l’empereur. Ces hommes s’acheminèrent à grandes journées vers le château d’Arabissus, qu’ils atteignirent vers le milieu ou la fin du mois de juin.

Leur apparition auprès du prisonnier avait quelque chose de sinistre. Ils semblaient faire parade de leur brutalité, et répétaient à tout venant qu’ils voulaient gagner l’avancement qu’on leur avait promis ; ils firent même entendre que, si cet homme chétif et malade ne parvenait pas à sa destination, peu leur importait, et qu’ils n’en toucheraient pas moins leur salaire. Si ces propos arrivèrent aux oreilles de Chrysostome, il eut besoin, pour fortifier son cœur, de toute sa soumission aux volontés du ciel. Ce fut sous de tels auspices et sous la conduite de tels guides qu’il se mit en route, quand l’ordre lui en fut signifié.

D’Arabissus à Pithyonte, la route passait d’abord par Sébaste, métropole de la Grande-Arménie ; elle déviait ensuite à l’ouest, franchissait la limite de la province du Pont et atteignait Comane, une des grandes villes de cette dernière province ; de là, s’infléchissant à droite, elle longeait la rive du Pont-Euxin pour arriver au pied du Caucase. Comane était située au tiers à peu près de la distance entre Arabissus et Pithyonte. La route était une des plus rudes et des plus dangereuses de l’Asie ; on avait à gravir de hautes montagnes dans une grande partie du parcours, à croiser presque à chaque pas des fleuves ou des torrens souvent débordés. Chrysostome voyageait la plupart du temps à pied, et il fallait que les difficultés du chemin fussent bien fortes, ou sa lassitude bien extrême, s’il est vrai, comme le dit le narrateur contemporain, qu’il mit trois mois à aller d’Arabissus à Comane. Ses guides d’ailleurs prenaient à tâche de lui rendre le voyage le plus fatigant possible. Leur imagination, fertile en tortures, les multipliait sur l’infortuné dont ils avaient la garde. Pleuvait-il à torrens, ils choisissaient ce temps pour se mettre en route, et continuaient jusqu’à ce que le prisonnier eût ses vêtemens trempés à ce point que sa poitrine et son dos nageaient, pour ainsi dire, dans l’eau. Au contraire, s’ils abordaient quelque plaine brûlée, sous un ciel sans nuages, ils se donnaient l’atroce plaisir de le faire marcher la tête nue, au soleil, dans les plus grandes ardeurs du jour ; or Chrysostome était chauve comme Élisée, nous dit son biographe, et ce supplice lui était mortel. Tels étaient les moyens trouvés par ces misérables pour obtenir leurs grades plus promptement. Lorsqu’ils avaient à traverser une ville où l’exilé eût pu se reposer et prendre parfois un bain qui lui était nécessaire, car la fièvre le brûlait intérieurement comme le soleil à l’extérieur, l’escorte refusait de s’y arrêter ; les haltes se faisaient dans des villages sans importance et des lieux déserts où l’on ne pouvait se procurer aucun soulagement. Toute lettre était interdite, toute communication quelconque supprimée. L’un des officiers était si féroce, qu’il se mettait en fureur quand les passans s’apitoyaient sur son prisonnier ou adressaient à celui-ci quelques paroles de consolation ; il menaçait, il frappait, comme si on lui eût fait insulte à lui-même. L’autre officier se montrait moins méchant : la douceur et la résignation de Chrysostome avaient fini par le toucher ; il lui témoignait de la compassion, mais en secret, car il avait peur de son compagnon et voulait aussi gagner son avancement.

Il y avait trois mois, au dire de Palladius, qu’ils cheminaient ainsi par monts et par vaux, par plaines et par rivières, quand ils arrivèrent à Comane. Chrysostome se traînait à peine. Son visage était comme calciné, et, suivant une comparaison effrayante que nous fait son biographe, sa tête rougie et pendante sur sa poitrine semblait un fruit mûr qui va se détacher du rameau. J’ai dit que Comane, qu’on appelait aussi Comana Pontica, pour la distinguer d’une autre qui appartenait à la Cappadoce, était une grande cité, station ordinaire des voyageurs, qui y trouvaient des provisions de toute sorte et du repos ; mais l’officier cruel fit signe qu’on passât outre, et ils franchirent la ville comme on franchit un pont, ajoute l’historien que nous suivons. À cinq ou six milles de là se trouvait un petit temple isolé où les officiers firent arrêter le convoi, et Chrysostome, à bout de forces, fut déposé dans un des accessoires de l’édicule. La chapelle était dédiée à saint Basilisque, martyr, dont elle contenait le tombeau. Basilisque avait été évêque de Comane au iiie siècle, et il avait souffert pour la foi à Antioche, avec le martyr Lucien, sous la persécution de Maximin Daia. Or, pendant la nuit, Chrysostome eut une vision. Il lui sembla que l’évêque Basilisque se tenait debout devant lui et lui adressait ces mots : « Aie confiance, Jean, mon frère, demain nous serons ensemble. » Cette même nuit ou la nuit précédente, le prêtre préposé à l’entretien de la chapelle et à la garde du tombeau avait eu une vision pareille, et le martyr lui avait dit : « Prépare une place pour notre frère Jean, car il va venir. » Ce prêtre affirma plus tard la réalité de sa vision. Dans la persuasion qu’il avait reçu un ordre du ciel, il essaya le lendemain matin d’empêcher le départ du convoi : « Restez, je vous en supplie, disait-il aux officiers ; restez au moins jusqu’à la cinquième heure, » celle sans doute qu’il croyait lui avoir été indiquée d’une manière surnaturelle ; mais les prétoriens, loin de l’écouter, précipitèrent le départ.

Ils avaient marché environ trente stades quand l’exilé fut pris d’un transport de fièvre qui put faire craindre pour sa vie. Effrayés de le voir mourir entre leurs bras, sur la route, les soldats rebroussèrent chemin et rentrèrent dans la chapelle qu’ils avaient quittée quelques heures auparavant. Chrysostome, qui ne pouvait plus se soutenir, se fit conduire près de l’autel et demanda au prêtre gardien de la chapelle des habits entièrement blancs dont il voulait se revêtir pour mourir, car il sentait le moment approcher. Le prêtre en apporta suivant son désir, et Chrysostome s’en vêtit après avoir dépouillé tous les siens, jusqu’à ses souliers, et distribué le tout aux assistans. Cela fait, il voulut recevoir le sacrement de l’eucharistie des mains du prêtre, pria avec ferveur, et termina sa dernière oraison par la phrase qu’il avait souvent à la bouche : « gloire à Dieu en toutes choses ! ainsi soit-il. » Il fit alors le signe de la croix et se coucha tout de son long sur la dalle pour ne plus se relever. « Son âme, dit l’historien de cette touchante scène, avait secoué la poussière de cette vie mortelle ; il avait été rejoindre ses pères. » Un sépulcre tout neuf se trouvait par hasard dans les dépendances de la chapelle ; on le transporta dans l’intérieur, et ce second martyr fut placé à côté du premier. Cela se passa le 18 des calendes d’octobre, sous le septième consulat d’Honorius et le deuxième du jeune Théodose, ce qui revient au 14 septembre de l’année 407 de notre ère. Jean Chrysostome avait vécu soixante ans, et il avait été évêque neuf ans et sept mois environ, dont trois ans et trois mois depuis son exil.

Cet événement, si considérable pour la chrétienté, ne causa point une révolution soudaine. Bien qu’il ne fût que trop prévu de tout le monde, les partis l’accueillirent avec une sorte d’étonnement ; persécuteurs et persécutés restèrent à s’observer dans l’attente. La persécution ne cessa pas ; les évêques déposés ou bannis ne furent point remis sur leurs siéges, et les joannites ne se rallièrent point. L’Occident aussi fut frappé de stupeur ; seule, l’église romaine fit entendre sa grande voix au milieu du silence général. Au nom de la justice et des lois canoniques, le pape Innocent déclara qu’il ne rendrait point sa communion aux évêques orientaux excommuniés par lui à cause de Jean Chrysostome, à moins que ceux-ci n’inscrivissent son nom sur les diptyques de leurs églises comme archevêque de Constantinople. C’était une reconnaissance de sa légitimité et une condamnation des actes qui l’avaient chassé de son siége. Il signifia cette déclaration aux trois patriarches Atticus, Porphyre et Théophile ; tous trois la repoussèrent.

Quant à l’empereur Arcadius, il dut éprouver une véritable épouvante à la nouvelle d’une mort que ses ordres avaient causée, et, suivant son habitude, il dut attendre dans une fiévreuse anxiété quelque manifestation du courroux céleste contre lui ou contre sa famille. Ne voyant aucun signe apparaître, il se rasséréna peu à peu, et ses directeurs spirituels, Atticus et Sévérien, firent le reste. Il arriva même qu’on put lui faire croire que non-seulement il n’était pas maudit de Dieu, mais qu’il avait reçu d’en haut le don le plus précieux des bienheureux, celui des miracles. Si bizarre et extravagante que soit cette aventure, l’histoire contemporaine l’a consignée dans ses pages, et nous la devons à nos lecteurs. Peu de temps après la mort de Chrysostome, l’empereur se rendit, poussé peut-être par le remords, dans une petite basilique située à Constantinople, et appelée vulgairement Karya, c’est-à-dire le Noyer, parce qu’un vieil arbre de cette espèce était planté dans l’atrium, et que le saint auquel la chapelle était dédiée avait été, disait-on, martyrisé aux branches de ce noyer. Arcadius, dans sa pieuse visite, s’était fait accompagner d’un riche et nombreux cortége, de façon que tout le voisinage accourut pour le voir, et que bientôt, non-seulement la place, mais la basilique et ses dépendances furent envahies par une multitude de tout âge et de tout sexe. Parmi ces dépendances se trouvait un bâtiment lézardé dont le plancher pourri croula sous le poids de la foule ; mais le hasard voulut que personne ne fût blessé. On ne manqua pas de crier au miracle, et les flatteurs d’attribuer ce miracle aux prières du prince ; le parti des intrus proclama donc avec enthousiasme l’empereur Arcadius, fils de Théodose, un saint que Dieu visitait de sa grâce, et lui-même le crut peut-être. Après cette aventure, qui rassurait pleinement sa conscience, Arcadius reprit ses habitudes ordinaires de somnolence et d’inertie. Il s’endormit enfin pour tout de bon dans le sein de la mort le 1er mai 408, sept mois et demi après le trépas de Chrysostome.

IV.

La seconde tâche que s’imposait Innocent, aussi sainte que la première, n’était pas hérissée de moins de difficultés, et rencontra même plus d’oppositions. Beaucoup de gens, assez tièdes au fond, qu’avaient indignés les tortures infligées à Chrysostome vivant, se demandèrent, quand il fut mort, si l’inscription de son nom sur les diptyques des églises valait la continuation du schisme. Le triumvirat des patriarches se resserra, plus uni que jamais, devant les exigences d’Innocent, dont le refus de communion ne manqua pas d’être présenté aux Orientaux comme une immixtion arrogante dans le règlement disciplinaire de leurs églises. Jamais le pouvoir de ces trois hommes sur les provinces ecclésiastiques livrées à leur discrétion par les décrets d’Arcadius ne s’exerça avec plus de rigueur, et pendant les cinq années qui s’écoulèrent de la mort de Chrysostome à 412, nul des évêques soumis à leur juridiction ne prit sur lui d’accomplir cet acte de justice ; au moins l’histoire n’en mentionne aucun. Théophile, qui avait été contre l’archevêque vivant le porte-bannière de la persécution, prit le même rang contre l’archevêque mort. Ses intrigues, ses fourberies, les corruptions dont il savait faire si habilement emploi, ne se bornèrent même pas à l’Orient : il gagna de nombreux partisans en Gaule, en Italie, et jusque dans la cour de Ravenne, si l’on en croit quelques mots d’un contemporain. Quant à l’Afrique, elle s’était déclarée ouvertement pour lui dès le mois de juin 407, lorsque le concile général de Carthage avait supplié le pape Innocent de ne point rompre sa communion avec l’église d’Égypte, toujours si orthodoxe, et qu’Augustin s’était fait l’interprète de ce vœu près du siége de Rome.

À l’appui de ses menaces, de ses intrigues, de ses moyens de corruption, Théophile publia un écrit diffamatoire contre la personne de Chrysostome, odieux libelle par lequel il prétendait se justifier en noircissant sa victime. Un hasard, que nous ne qualifierons pas d’heureux, nous a conservé un fragment de ce libelle dans l’ouvrage d’un évêque du vie siècle, adressé à l’empereur Justinien. On rougit aujourd’hui d’avoir à lire ce qu’un prêtre, et le plus important des patriarches d’Orient, ne rougissait pas d’écrire sur l’homme qu’il avait assassiné. L’auteur se sert de son savoir théologique pour créer des accusations insensées de maléfices, et des livres saints pour y puiser des formules étranges de malédiction et d’outrage. On apprend par ce livre que Jean était un démon impur dont les paroles roulaient comme un torrent de boue dans les âmes, un traître, compagnon de Judas, et que, ainsi que Satan se transforme en ange de lumière, Jean n’était pas effectivement ce qu’il semblait être, qu’il avait persécuté ses frères par l’esprit infernal dont Saül était agité, et fait mourir les ministres des saints. Chrysostome était encore appelé « un homme souillé et corrompu, impie dans l’église des premiers-nés, dominé par les fureurs d’une volonté tyrannique, et se faisant gloire de sa propre folie. — Il avait livré son âme au démon pour la corrompre par un infâme adultère ; son sacerdoce avait été détestable, ses offrandes sacriléges ; il avait été un ennemi de l’humanité, et surpassait par son crime la témérité des larrons. » Aussi les liens dans lesquels Jean avait été engagé ne pouvaient plus être rompus, et Théophile entendait la voix de Dieu qui lui criait : « Il faut juger entre cet homme et moi ! » — La plume se refuse à retracer d’aussi abominables injures, et pourtant Jérôme, par condescendance pour le patriarche d’Alexandrie, son ancien ennemi, réconcilié aux dépens des origénistes, eut la faiblesse de traduire en latin cet odieux libelle pour le faire connaître aux Occidentaux : regrettable défaillance d’un si beau mais si capricieux génie !

Il faut croire, pour l’honneur de l’humanité, que ces diffamations bibliques, loin de nuire à la cause de la victime, firent pencher vers elle plus d’un cœur honnête encore incertain. Quant à Théophile, il ne porta pas loin son impudence et son audace : un jour de l’année 412, on le trouva mort dans son lit après une longue léthargie ; mais sa mort ne délivra point l’église d’Alexandrie des habitudes de discorde et d’intrigue que ce patriarche y avait enracinées pendant une administration de vingt-sept ans. Une autre mort eut de plus grandes conséquences dans les affaires d’Orient, celle du patriarche intrus d’Antioche, Porphyre, décédé la même année. Deux des trois chefs avaient donc disparu ; mais l’armée restait encore, et l’autorité de l’intrus de Constantinople maintenait tant bien que mal le reste des églises dans la loi du schisme.

Alexandre, qu’une réaction joannite amena sur le trône épiscopal d’Antioche en remplacement de Porphyre, était un moine austère, attaché quelque temps comme prêtre à la basilique de Sainte-Sophie, et qui conservait au fond de son cœur admiration et reconnaissance pour le maître qu’il avait servi. Son premier soin fut de rétablir sur les diptyques de sa métropole d’Antioche un nom qui en devait être l’orgueil ; il écrivit ensuite au pape pour obtenir la communion de l’église romaine, et fit suivre sa lettre d’une députation chargée d’exposer ses sentimens en même temps que son ferme espoir de ramener par une conduite prudente des esprits si profondément divisés. C’était le premier pas fait en Orient vers la conciliation, mais ce pas était immense ; il dégageait la responsabilité morale d’Innocent en faisant cesser son isolement en face du monde chrétien presque tout entier ; il faisait présager en outre un retour prochain à l’unité de toute l’Asie orthodoxe. Innocent put se dire aussi dans sa conscience qu’il n’avait point failli par excès de zèle pour une cause lointaine où il avait cru voir la justice et le droit, puisqu’un prélat considérable jugeait comme lui sur les lieux mêmes. Dans un saint transport de joie, il félicita le patriarche d’Antioche. « Nous n’attendions pas moins, lui écrivait-il, d’une église fondée comme celle de Rome par l’apôtre Pierre, et qui avait même reçu avant la nôtre les enseignemens de ce prince de l’apostolat. »

Devenu la cheville ouvrière de la réaction religieuse en Syrie, Alexandre rappela sur leurs siéges plusieurs des évêques anciennement institués par Chrysostome et chassés par le concile du Chêne ou par Porphyre. Il invita ensuite les évêques dépendant de sa juridiction à suivre son exemple en inscrivant le nom de Jean sur leurs diptyques, et, par un retour providentiel des choses, les pouvoirs énormes créés par les décrets d’Arcadius pour étouffer la cause de Chrysostome vivant servirent à la relever après sa mort. L’on vit bientôt une foule de demandes arriver à Rome pour obtenir la communion de cette église. Innocent avait formé près de lui un conseil consultatif pour le contrôle des demandes et l’examen des demandeurs. Dans ce conseil, composé de vingt-quatre évêques d’Italie, il fit siéger, comme secrétaire probablement, l’ancien diacre de Chrysostome, Cassien, devenu prêtre de l’église de Rome depuis son émigration. Cassien, qui avait été quelque temps moine en Syrie, connaissait tout le personnel du clergé de la province, et son attachement religieux au souvenir de son ancien maître ne permettait pas de soupçonner qu’il usât de trop de tolérance pour les ennemis cachés et les traîtres. Le pape d’ailleurs avait déterminé les conditions au moyen desquelles il consentirait à octroyer des lettres de communion, et, pour plus de solennité, il avait voulu que le programme de ces conditions fût libellé sur les registres de l’église romaine. On peut présumer, d’après l’ensemble des faits, que la première de toutes était celle-ci : que Jean Chrysostome serait reconnu, dans les soumissions des postulans, n’avoir point cessé d’être évêque de Constantinople, puisqu’il avait appelé de sa déposition irrégulière, et que Dieu l’avait retiré du monde avant qu’un concile œcuménique eût pu prononcer sur l’appel. — C’était précisément le point fondamental sur lequel s’appuyait la demande du concile, et l’église de Rome n’admettait là-dessus aucune échappatoire ni distinction ; elle voulait que les choses fussent remises en l’état où elles se trouvaient lors de la première condamnation.

Ce formulaire à la main, les évêques délibéraient, Cassien donnait son avis, et le pape décidait s’il accorderait ou non la lettre de communion. Il paraît que le nombre des postulans fut grand ; du moins renferma-t-il des noms considérables, par exemple celui d’Acacius de Bérée, ce vieillard insensé qui, après avoir été l’ami de Chrysostome, s’était jeté au premier rang de ses ennemis, parce que celui-ci l’avait mal logé dans son palais. La lettre d’Acacius n’ayant pas paru au conseil d’Innocent assez nette dans les termes, assez dépouillée de double entente et d’arrière-pensée de haine pour qu’on l’admît sans modifications, elle fut renvoyée au patriarche Alexandre avec invitation de faire souscrire à l’évêque de Bérée purement et simplement le formulaire de l’église romaine ; Acacius résista d’abord, se débattit dans des explications subtiles qui ne prévalurent point, et finit par céder.

Si l’on pouvait dire que le patriarcat de Syrie était rallié désormais à l’orthodoxie, les deux autres patriarcats ne l’étaient pas. Infatigable dans son apostolat de concorde, Alexandre profita de ses anciennes relations avec l’église de Constantinople pour agir sur elle, sur son peuple et sur son clergé, qui contenait un petit noyau de fidèles. Il se rendit de sa personne dans la métropole impériale, pour y prêcher, sous les yeux d’Atticus, la réhabilitation de l’évêque injustement déposé et l’inscription de son nom sur les diptyques. Atticus eut beau jeter feu et flammes, il eut beau qualifier les démarches de son collègue d’actes « téméraires et audacieux, » d’immixtion anti-canonique d’un évêque dans le diocèse d’un autre évêque, Alexandre continua courageusement sa propagande, et lorsqu’il retourna dans sa ville d’Antioche, l’œuvre était assez avancée. Il mourut sur ces entrefaites, et son successeur la reprit, quoique assez mollement, et les choses traînèrent en longueur. Enfin en 415 un prêtre, porteur d’une lettre d’Acacius, répandit le bruit que cet évêque avait adhéré à l’inscription moyennant certaines réserves, et l’agitation recommença. C’était, malgré tous les subterfuges et toutes les réserves, une arme puissante opposée au mauvais vouloir d’Atticus que cette rétractation d’un de ses complices, engagé plus que lui-même dans la persécution de Chrysostome. L’intrus de Constantinople reculerait-il devant un acte auquel l’évêque de Bérée s’était soumis ? Le peuple de Constantinople demandait l’inscription du nom de Jean aux diptyques, bientôt il l’exigea, et une émeute mit fin aux tergiversations de l’archevêque. Effrayé des menaces et du bruit, Atticus courut au palais prendre les ordres de l’empereur ou plutôt des conseillers de l’empereur, car le prince régnant, le jeune Théodose, successeur d’Arcadius, n’était âgé que de quatorze ans. Le conseil jugea qu’une guerre civile et peut-être un nouvel embrasement de la métropole impériale était une chose bien grave en face d’un acte qui n’était, après tout, que la constatation d’un fait notoire, et l’archevêque intrus fut laissé à sa responsabilité personnelle.

Pour Atticus, la décision affirmative était dure et difficile à prendre, car enfin reconnaître le titre d’évêque de Constantinople à Chrysostome, mort le 14 septembre 407, c’était se le dénier à soi-même, au moins jusqu’à cette date ; c’était se déclarer usurpateur et illégitime, car deux évêques n’avaient pu canoniquement occuper le même siége : il fallait que l’un s’effaçât devant l’autre. Or Atticus était là depuis dix ans ; il avait remplacé Arsace, successeur immédiat de Chrysostome ; infirmerait-il, par la reconnaissance qu’on lui demandait, les actes d’une partie de son épiscopat et tous ceux de son prédécesseur ? Il y avait à réfléchir ; cependant le temps pressait, et le conseil impérial ne voulait pas de troubles : Atticus céda. Plus ambitieux que fanatique ou irréconciliable ennemi, il avait fait une guerre acharnée à Chrysostome vivant, tant qu’il avait pu craindre son retour ; mais, aujourd’hui que la mort l’en avait délivré, qu’avait-il à redouter d’une ombre ? Rien ; il continuerait à siéger sous la tiare, et sa condescendance lui attirerait sans doute la soumission du parti adverse. Voilà ce que se dit Atticus, et il inscrivit le nom de Chrysostome sur le registre des évêques métropolitains. Toutefois cette concession, faite de mauvaise grâce, ne lui rallia point tous les joannites, et, comme il était lui-même honteux de son action, il crut devoir se justifier devant les schismatiques fidèles à la haine, surtout devant le patriarche d’Alexandrie, dont le cœur ne s’était point amolli, et qu’il laissait seul dans la lutte en face des deux tiers de l’Orient et du chef de l’église romaine. Sa justification fut exposée dans une lettre qu’il adressa à ce patriarche, mais qui était au fond destinée à la publicité, et que les historiens ecclésiastiques ont enregistrée dans leurs livres.

Le patriarcat d’Égypte avait alors passé des mains passionnées de Théophile dans des mains plus injustes et plus violentes encore. On eût dit que la haine, la vengeance, l’esprit de discorde et de domination tyrannique, avaient fixé leur séjour dans la basilique d’Alexandrie, comme autrefois le troupeau des Euménides dans le pronaon d’Apollon delphien, et qu’ils ne s’y endormaient jamais. Le nouveau patriarche, installé depuis trois ans à la suite d’une élection ensanglantée, était neveu de l’ancien, et il avait apporté sur le même siége, avec un savoir théologique égal, sinon supérieur, des fureurs que ne connaissait point Théophile. L’intrigue et la fourberie avaient été les armes ordinaires de l’oncle ; Cyrille, c’était le nom du neveu, ne reculait pas devant le meurtre. Dès le commencement de son épiscopat, il s’était signalé par deux attentats énormes qui jetèrent l’épouvante dans toute l’Égypte. Maître du bas peuple, qu’il s’attachait par des largesses, et des monastères, qui lui fournissaient des légions de satellites, il les avait lancés contre les Juifs, cette population riche, intelligente, industrieuse, qui était une des gloires d’Alexandrie. Forcée par une attaque nocturne dans le quartier qu’elle occupait, dépouillée de ses biens et en partie exterminée, cette colonie florissante, qui remontait au temps d’Alexandre le Grand, avait été obligée de s’enfuir d’une ville dont son expulsion fut la ruine. Ce premier exploit de Cyrille fut suivi d’un autre resté non moins célèbre, l’assassinat d’Hypatie, belle et savante jeune fille que son mérite extraordinaire avait élevée au professorat dans l’école platonicienne d’Alexandrie, et qui occupait avec gloire la chaire qu’avaient illustrée Clément et Ammonius, Origène et Plotin. Enlevée de sa maison par un lecteur du clergé de Cyrille, elle avait été coupée en morceaux sous le vestibule même de l’église, et les lambeaux de son corps traînés dans les rues de la ville avaient été brûlés en place publique. Les mains teintes du sang d’une femme et de toute une population livrée au carnage, Cyrille se mit en révolte contre l’autorité du gouverneur, que ses moines essayèrent de tuer ; bravant les lois, au-dessus desquelles il se croyait placé, il faisait peser la terreur sur la ville et le joug le plus oppressif sur les évêques de son patriarcat. Si l’église, pour des services rendus dans des discussions de dogme, a cru devoir décerner à ce patriarche le titre de saint, l’homme tout entier appartient à l’histoire, et l’histoire a justement flétri son nom.

La lettre justificative d’Atticus ne pouvait tomber plus mal qu’entre les mains de cet homme, qui ne connaissait que les résolutions extrêmes, dussent-elles être sanglantes. Elle était d’ailleurs humble, timide, et cherchait une excuse pour son auteur dans son humilité même. Atticus essayait de justifier son action par la crainte des violences du peuple de Constantinople et par les désirs de l’empereur ; la faute au reste en devait être imputée, en premier lieu, au patriarche d’Antioche, dont les paroles pleines de témérité et d’audace étaient venues jeter le brandon de la guerre civile jusqu’aux portes du palais impérial. En cédant à des clameurs menaçantes dans l’intérêt de la paix, Atticus avait suivi l’exemple de saint Paul, qui se faisait, comme il le disait lui-même, « tout à tous » par un esprit de conciliation et d’unité. Que si l’on mettait sa conduite en regard des canons, on n’y trouverait rien de contraire aux règles écrites ni aux traditions des anciens. Les tables mystiques des églises ne contenaient pas seulement des évêques, mais des laïques et jusqu’à des femmes, et peu importait dans quelle catégorie le nom de Jean avait été placé. D’ailleurs n’avait-il pas été évêque ? Atticus avait donc pu l’inscrire pour le temps où il avait été évêque légitime et non pour les temps où il ne l’était plus, et, sous cette réserve, l’inscription ne contrevenait en rien aux jugemens rendus contre lui par deux conciles. L’immixtion de son nom aux autres noms des diptyques souillait-elle ces tables vénérables ? Nullement. Personne n’avait blâmé David d’avoir donné un superbe tombeau à Saül, ce roi rejeté de Dieu, et dans les temps actuels la présence de l’arien Eudoxe, enterré sous le même autel que les apôtres saint André, saint Luc et saint Timothée, ne diminuait en rien la vénération à laquelle ces saints avaient droit. La paix était un si grand bien, elle était si vivement recommandée par le Seigneur, que lui, Atticus, n’avait point à s’excuser d’en vouloir le rétablissement autant qu’il dépendait de lui, qu’il exhortait au contraire son collègue, le patriarche d’Alexandrie, à suivre sa conduite, pour que la chrétienté pût enfin reposer dans la concorde fraternelle et l’apaisement des partis.

Cette dernière exhortation dut mettre hors de lui, plus que tout le reste, l’homme sans frein à qui elle s’adressait. Cyrille avait été nourri par son oncle dans l’horreur du nom de Chrysostome ; il avait assisté, à côté de lui, aux débats du concile du Chêne, n’étant encore que simple prêtre, et il en avait rapporté le désir d’ajouter, quand besoin serait, une nouvelle pierre à la lapidation du martyr. Ce martyr était mort dans la tempête excitée par Théophile, mais sa mémoire vivait encore, et Cyrille pouvait y trouver matière à une vengeance, car il n’épargnait pas plus les morts que les vivans. Il répondit à l’humble justification d’Atticus par une lettre pleine d’orgueil et d’ironie, lettre que nous avons encore et que l’on peut considérer comme un modèle de noire malice et d’habileté.

« Les informations reçues de votre piété, lui disait-il en commençant, m’apprennent que vous avez inscrit le nom de Jean sur les tables mystiques de votre église, et j’ai su, par des personnes venues de Constantinople, que l’inscription n’avait pas été portée dans le catalogue des laïques, mais sur la liste des évêques. Examinant alors en moi-même si ceux qui agissent de la sorte suivent le sentiment des pères de Nicée, je me suis placé en face de cette assemblée si grave et si sainte, et j’ai reconnu que le sacré collége de ces pères détourne les yeux pour improuver une telle action, et me défend à moi-même d’y acquiescer. Comment en effet un homme déposé du sacerdoce peut-il être mis au rang des prêtres de Dieu et avoir quelque part à leur sort vénérable, à moins que le mot de sacerdoce ne soit qu’une parole dérisoire et une fiction ? Que si au contraire ce mot désigne une grande et auguste qualité qui sépare les prêtres d’avec le peuple et établit entre eux comme un mur et une barrière, il ne faut point confondre des choses qui ne peuvent point être confondues ; il faut au contraire les tenir chacune dans son rang particulier, avec l’honneur qui lui convient, ne point mettre un laïque au rang des évêques, ou ne point compter parmi les véritables prélats un homme qui n’a pas ou n’a plus cette qualité. Honorez donc, je vous en prie, les sentimens des illustres pères, nos prédécesseurs, et consultez aussi l’opinion de ceux qui sont en ce monde ; agir comme vous le faites, n’est-ce pas les remplir de la plus profonde des afflictions ? Épargnez également cette affliction à nous-même, et faites cesser l’occasion d’un deuil public et mérité.

Il est vrai que c’est une bonne action, et digne d’un homme sage, d’avoir une conduite accommodante, selon la diversité des temps, pourvu qu’elle soit non-seulement sans danger, mais avantageuse au troupeau de Jésus-Christ. C’est dans cet esprit que saint Paul se disait tout à tous, hasardant quelques dommages légers pour un gain considérable ; mais dans la circonstance présente quel est le gain que vous espérez ?

Votre piété est montée sur le siége de Constantinople depuis déjà si longtemps, qu’il n’est plus personne dans cette ville qui éprouve de la répugnance à se trouver avec elle dans les assemblées ecclésiastiques, et si quelques-uns, au commencement, s’étaient séparés de vous par esprit de contention, ils se sont ralliés depuis par la grâce du Seigneur. Existe-t-il encore quelque magistrat qui n’écoute point la voix de votre piété, ou qui reste séparé du corps des fidèles à cause de vous ? Il n’y en a pas un, et je prie Dieu que cela n’arrive jamais. Quelles sont donc les personnes dont vous avez le dessein de procurer le salut en les faisant rentrer dans l’église, lorsqu’au contraire vous excluez de son enceinte toute l’Égypte, la Thébaïde, la Libye, la Pentapole, et tant d’autres provinces qui réprouvent l’œuvre que vous prétendez bonne ? Vous sacrifiez ceux que la grâce du Sauveur maintient fermes dans le devoir au profit incertain de quelques esprits inquiets, et, dans l’intention de plaire à une poignée de séditieux qui hasardent leur salut pour la malice d’un seul homme, vous rompez avec des provinces fidèlement attachées aux décisions de l’église. Quel parti croyez-vous qui soit plus agréable à Dieu, ou celui qui parle en faveur de Jean après toutes les choses dont Jean est coupable, ou celui qui a été d’avis de le punir quand il ne mettait nulle conscience à troubler et affliger tout le monde ? Faites donc cesser ce qui nous divise, remettez votre épée dans le fourreau et commandez qu’on ôte le nom de Jean de la liste des évêques ; car, si peu d’estime que l’on semble faire de ce titre d’évêque, n’ayons pas du moins le regret de placer un traître dans la compagnie des apôtres. Si l’on y écrivait le nom de Judas, que deviendrait saint Mathias, et où serait sa place dans le catalogue apostolique ? Et qui donc voudrait effacer le nom de saint Mathias pour écrire le nom de Judas ? N’agissez pas autrement, je vous en conjure, envers l’illustre Arsace ; conservez-lui le rang de dignité qui lui convient, récitez son nom immédiatement après celui de Nectaire, dont la mémoire est si célèbre dans tout le monde, et, quelque chose que vous consentiez à faire par contrainte, ne flétrissez pas du moins le souvenir du bienheureux Arsace.

Vous me direz peut-être qu’en vous conduisant ainsi vous plairez à quelques-uns. Permettez-moi de vous parler avec liberté. Je souhaiterais de grand cœur que tous les hommes fussent sauvés ; mais si quelqu’un se sépare par l’opiniâtreté de son esprit indocile, et s’il s’oppose aux lois de l’église, quelle perte y aurait-il quand cet homme périrait ? Notre devoir est de dire, avec saint Paul, à ceux qui se révoltent contre nous : « Nous vous conjurons par Jésus-Christ de vous réconcilier avec Dieu ; » puis, quand nous les trouvons persistans dans leur désobéissance, nous les remettons aux mains du suprême juge. « Nous avons pris soin de la guérison de Babylone, s’écriait Jérémie, mais elle n’a point voulu se guérir ; abandonnons-la donc, puisque son jugement est monté jusqu’au ciel. »

Le bienheureux Alexandre, qui était un homme extraordinairement hardi en paroles et avait surpris quelques-uns de nos très religieux frères les évêques d’Orient par l’adresse de ses discours, est venu porter cette maladie dans votre troupeau ; gardez qu’elle ne se propage, qu’elle ne consume, qu’elle ne corrompe toutes les âmes ; vous êtes obligé plutôt d’en purger l’église et de l’enlever comme une taie qui couvre les yeux et dérobe la vraie lumière. J’apprends même que le pieux évêque de Bérée, Acacius, dont la vieillesse est si heureuse, proteste, que l’évêque actuel d’Antioche proteste aussi qu’ils n’ont récité le nom de Jean dans les divins mystères que contraints par la violence, et qu’ils n’attendent que notre résistance pour se tirer de ce piége. Je vous parle ici librement et dans l’amertume de mon cœur. Appelés à guérir les plaies des autres, ce n’est pas à nous de les envenimer par de nouvelles blessures…

Non, ne souffrez point que Jéchonias, après avoir été retranché de la liste des prophètes, y soit replacé avec David et Samuel, et, s’il s’est trouvé des personnes assez audacieuses pour déposer le corps d’Eudoxe à côté des apôtres, ne recevons pas comme un exemple sacré ce qui est profane et sacrilége. Ce n’est pas que nous insultions un mort, ni que nous ayons dessein de nous réjouir des maux des autres : telle n’est pas la conduite d’un chrétien ; mais nous avons plus d’égards à l’intérêt de l’église, qui veut que les sacrés canons soient inviolables, qu’à un sentiment de compassion pour un homme. Entre ces deux partis, il faut opter. Donnez-nous la consolation de pouvoir entretenir une communion toute pure et toute sainte avec votre piété, et ne témoignez pas faire plus d’état d’un homme mort que de la charité envers les vivans. »

Telle était en résumé la lettre de Cyrille, captieuse, incisive, et qui présentait comme définitives et entourées d’une sanction unanime des décisions de conciles dont il y avait appel. C’était une attaque non-seulement contre les deux patriarches orientaux qui avaient fait leur soumission, mais aussi contre le pape Innocent, qui l’avait demandée. Le patriarche d’Alexandrie, en l’écrivant, n’avait aucun espoir de ramener Atticus, dont il connaissait l’ambition, non plus que les deux empereurs ; il se posait en chef de parti, gardien des lois ecclésiastiques, en face de l’église romaine, dont il dédaignait la communion. C’était un manifeste de guerre, et d’une guerre encore redoutable malgré ce que Cyrille appelait la désertion d’une partie de l’Orient, car il avait derrière lui tous les évêques de l’Égypte, de la Cyrénaïque, de la Pentapole, tremblans sous sa domination, sans compter l’Afrique carthaginoise, qui, retenue par ses liens d’antique fraternité avec l’Égypte, semblait faire partie de son cortége. Un tiers du monde chrétien obéissant ainsi aux passions de cet homme hardi, téméraire, capable de tout pour régner, et en lutte directe avec le chef de l’église romaine, le danger de schisme était plus grand peut-être pour Chrysostome mort qu’il ne l’avait été pour Chrysostome vivant. Toutefois Innocent ne faiblit point. Comme un démenti éclatant au manifeste de Cyrille, il proclama son union avec les églises d’Orient rentrées dans l’orthodoxie, et avec Atticus tout le premier, comptant sur l’action de Dieu, qui, dans les grands orages de ce monde, ne demande aux hommes que l’amour persévérant du bien et le courage.

Cette nouvelle guerre dura pendant toute la vie d’Innocent. Sous les successeurs de ce grand pape, Cyrille, que d’autres disputes et d’autres haines occupèrent bientôt en Orient, eut besoin de l’appui de l’église romaine, et comme, pour obtenir son appui, il fallait qu’il rentrât d’abord dans sa communion, il consulta ou feignit de consulter quelques évêques égyptiens fatigués du schisme, et inscrivit le nom abhorré de Chrysostome sur les diptyques d’Alexandrie. Malgré la paix prononcée à l’autel, les rancunes ne quittèrent point son cœur ; mais enfin il obtint contre d’autres ennemis l’alliance qu’il convoitait. Dix ans après, il figurait avec le titre de légat du pape dans les querelles du nestorianisme.

Tout n’était pas fini, mais déjà Innocent pouvait être proclamé à bon droit le pacificateur de la chrétienté. On ne contemple point sans respect et sans admiration dans l’histoire cet homme simple et grand, ce prêtre des montagnes d’Albe qui montrait au monde, sous le vêtement du pontife chrétien, l’âme calme et froide des vieux Romains. Un poète latin avait célébré jadis en de beaux vers « l’homme juste, inébranlable dans ses desseins, et résistant aux assauts de l’univers entier avec une impassibilité qui ne tenait point de la terre. » L’idéal du poète païen semblait s’être réalisé dans la personne d’un pape chrétien, défenseur de la justice, et que rien n’avait pu faire sortir « de la forte assiette de son âme, non… mente quatit solida. » S’il n’assista pas au dénoûment de son œuvre, Innocent put prévoir, avant de mourir, que son inflexible volonté avait fini par dompter les faits, et que l’église marcherait sûrement dans la voie qu’il lui avait tracée par la pensée.

Cependant la mort déblayait, d’année en année, le terrain sur lequel tant de passions s’étaient agitées depuis un tiers de siècle autour de la personne ou du nom de Chrysostome. Frappé à son tour en 425, Atticus laissa le siége métropolitain de Constantinople à des successeurs qui n’avaient point trempé dans la persécution, et les dissidens joannites rentrèrent successivement dans la communion des archevêques. En même temps que l’unité se reformait, la vénération enthousiaste pour l’exilé de Gueuse renaissait dans son église, et l’on ne craignait plus de prêcher ouvertement sur sa gloire et sur son martyre, en face même des persécuteurs. Enfin le sort des élections amena sur le trône épiscopal en 434 un homme qui, dans son enfance, avait été lecteur et scribe de Chrysostome, et même, dit un historien, « serviteur attaché à sa personne. » Proclus, c’était son nom, conservait pieusement la mémoire de son ancien maître, et ne négligeait aucune occasion de la rappeler au peuple. Un jour donc de l’année 437, comme il faisait son panégyrique à l’occasion de sa fête, les assistans l’interrompirent par des acclamations. « Nous demandons, s’écrièrent-ils, qu’on nous rende notre évêque Jean, nous voulons le corps de notre père ! » Proclus se hâta de faire connaître à l’empereur ce vœu populaire, dans la satisfaction duquel il entrevoyait un retour complet de la paix.

Théodose II, qui occupait toujours le trône des césars d’Orient et gouvernait alors par lui-même, acquiesça sans hésitation au désir du peuple et de l’archevêque. Élevé dans son jeune âge par les soins de sa sœur aînée Pulchérie, qui n’avait jamais partagé, au plus fort des discordes religieuses, les sentimens de leur commune mère, il avait de bonne heure admiré et plaint en secret le grand orateur persécuté qu’il appelait « le docteur de l’univers et le patriarche à la bouche d’or. » Des ordres furent aussitôt donnés pour que le corps de l’exilé fût ramené à Constantinople et déposé dans l’église des Apôtres. Chrysostome quitta donc la chapelle de Saint-Basilisque, où il reposait depuis trente ans, et la châsse qui contenait ses restes fut transférée de ville en ville jusqu’à Chalcédoine, au milieu d’un concours immense de peuple, de prêtres et de moines qui se renouvelaient incessamment. À Chalcédoine, la trirème impériale, magnifiquement ornée, l’attendait, car l’empereur n’avait pas voulu qu’un autre navire reçût le sacré dépôt. Toute la ville était là : son empereur, son sénat, ses grands magistrats, ses grands-officiers, et la mer était couverte d’une telle multitude de navires et de barques remplis de monde et éclairés de torches, car c’était le soir, « que depuis l’embouchure du Pont-Euxin jusqu’à la Propontide, on l’eût prise pour un continent ; » c’est ainsi que s’expriment les historiens.

Le convoi, à son passage par la ville, ne reçut pas moins d’honneurs et de pompe. Une place avait été disposée pour le cercueil dans cette église des Saints-Apôtres, fondée par Constantin pour être le lieu de sépulture des empereurs chrétiens et des évêques de Constantinople. Arcadius et Eudoxie y avaient été enterrés près du chef de leur race. Au moment où le cercueil de Chrysostome fut déposé sur la pierre, Théodose se dépouilla de son manteau de pourpre pour l’en couvrir ; puis, les yeux et le front baissés vers ces restes infortunés, il leur demanda pardon pour son père et pour sa mère, priant le saint évêque d’oublier le mal qu’ils lui avaient fait par ignorance. Avant de sceller le corps dans le caveau, Proclus voulut le présenter au peuple du haut de l’estrade où siégeaient les archevêques, et le peuple, par une acclamation formidable qui ébranla les voûtes de la basilique, s’écria d’une commune voix : « Ô père, reprends ton trône ! » Tel fut le dernier triomphe de Jean Chrysostome ; puis il alla prendre sa place non loin d’Arcadius et d’Eudoxie, et persécuteurs et persécuté dormirent ensemble, sous le pardon de la mort. Sa réhabilitation, bien avancée sans doute, n’était pourtant pas encore complète : l’église le proclama bienheureux et martyr sans effusion de sang.

Qu’était devenue cependant au milieu de tant de péripéties diverses la noble et sainte femme dont l’âme était attachée à celle de Chrysostome par un lien inattaquable à la mort même ? L’histoire ni l’église n’ont point voulu les désunir et lui ont accordé une place à côté de celui qui avait été pour elle un guide, un père, presque une image de Dieu. Les contemporains ne nous disent pas de quelles amères douleurs les dernières persécutions de cet ami affligèrent Olympias ; mais il semble qu’elle trouva, dans le coup suprême qui terminait ses maux, une magnanime consolation. Il ne souffrait plus ; bien loin de là, il avait reçu la récompense du combat, la couronne des martyrs, et veillait sur elle du sein de Dieu : c’était là le sentiment qui parut la dominer dans le reste de sa vie.

Comme son père vénéré, elle était allée d’abord d’exil en exil, à Cyzique et à Nicomédie, où elle finit par se fixer. Elle avait laissé dans Constantinople, comme on l’a vu, une maison de vierges qui aurait pu lui servir de retraite, car après la mort de Chrysostome son exil pouvait être aisément levé ; mais la ville impériale lui était devenue odieuse. Le séjour de cette terre d’Asie, théâtre des dernières souffrances de l’archevêque, ne lui était guère moins cruel ; elle s’arrangea de manière à mourir vivante dans son lieu de bannissement, où pourtant les afflictions, les tribulations, les tempêtes continuèrent à l’assaillir. Elle recevait tout avec calme et indifférence, comme si elle n’eût plus appartenu au monde. Les amis de Chrysostome la visitaient avec respect, la traitant déjà comme une sainte. Un d’eux, Palladius, qui la vit à cette époque, nous a laissé un touchant tableau de sa personne. C’était toujours la même simplicité dans sa mise, les mêmes austérités sur son corps, les mêmes pratiques charitables dans les limites d’une fortune réduite presque à la pauvreté. Dans sa maison comme à l’église, c’étaient toujours des prières et toujours des larmes.

Tandis que les amis de Chrysostome l’entouraient de leur vénération, ses ennemis la déchiraient. Théophile eut bien l’affreux courage d’insérer, dans le libelle dont nous avons parlé, une diffamation contre la femme généreuse dont lui-même mendiait les libéralités au temps de son opulence. Il omit pourtant de mentionner, dans sa satire contre elle, une petite histoire qu’un contemporain nous a révélée. Palladius rapporte qu’un jour que cet homme cupide et enrichi du produit de tant d’exactions et de vols sollicitait de la diaconesse une forte somme d’argent, pour les pauvres d’Égypte, disait-il, et que celle-ci hésitait, il se prosterna à ses pieds pour arracher, par l’excès de son humilité, ce que l’on semblait refuser à sa simple prière. Olympias à cette vue resta stupéfaite, et, se prosternant elle-même, elle s’écria : « Levez-vous, mon père ; je ne resterai pas debout quand un évêque est à mes pieds. » Théophile se releva plein de confusion ; mais elle ne lui fit que de minces présens, trouvant qu’il était assez riche pour subvenir à ses propres aumônes. Si le patriarche d’Alexandrie avait oublié le fait, les amis d’Olympias se le rappelaient, et en le divulguant ils firent à cet homme la seule réponse que méritât son infamie.

Elle s’éteignit enfin, au sein de cette existence cachée, pour aller recevoir ailleurs, ajoute son biographe, « la couronne de patience. » Voilà tout ce que nous dit l’histoire ; mais la légende a complété ce qui manquait au récit de sa mort. Elle raconte qu’au moment où l’évêque de Nicomédie l’assistait dans ce dernier combat de la vie, elle le pria de ne point s’occuper de ses funérailles, qu’elle savait, par une révélation du ciel, le lieu où reposeraient ses restes exilés. « Fais placer, lui dit-elle, ma dépouille mortelle dans un cercueil qui sera jeté ensuite à la mer ; Dieu pourvoira à ce que je ne demeure pas sans sépulture. » Une autre version raconte que la sainte elle-même, dans une apparition, donna cet avertissement à l’évêque au moment où elle venait d’expirer. Quoi qu’il en soit, la légende ajoute que, l’évêque obéissant avec docilité à cet ordre d’en haut, le cercueil qui contenait Olympias fut lancé à la mer ; mais les vagues semblèrent s’assouplir sous le précieux fardeau, qui fut porté, de rivage en rivage, jusqu’au Bosphore. Là, un courant l’éloigna de Constantinople, comme si la même aversion qui animait la diaconesse pendant sa vie eût survécu dans son cadavre. Le cercueil, soulevé par les eaux, aborda en un lieu appelé les Brochthes, qui était une pointe de l’Asie-Mineure dans le Bosphore, assez près de Constantinople, mais à l’opposite. Les habitans du lieu, informés par un songe, accoururent au-devant, et, l’ayant retiré des flots, le déposèrent près de l’autel, dans une église de Saint-Thomas construite en cet endroit. La sainte y resta de longues années, opérant, dit-on, beaucoup de miracles, jusqu’à ce qu’en 618 un patriarche de Constantinople, nommé Sergius, fit prendre son corps le samedi saint, 18 d’avril de cette année, et le fit ensevelir dans le couvent fondé par elle deux siècles et demi auparavant. Le schisme avait alors cessé depuis longtemps ; la mémoire de Chrysostome était réhabilitée, son nom rétabli sur les diptyques et sanctifié : Olympias pouvait reposer en paix.

Cette légende, ainsi que la plupart des autres, contient, sous des faits imaginaires, l’impression du sentiment public sur l’amie de Chrysostome et sur leur sainte et indissoluble affection. L’église elle-même le partagea. Leur correspondance ou du moins les lettres de l’ami furent pieusement conservées parmi les monumens ecclésiastiques de l’Orient, comme un double modèle d’édification et d’éloquence épistolaire. Le dévoûment de l’amie à la cause de son père vénéré eut également sa récompense : le nom d’Olympias fut inscrit au catalogue des saintes, comme celui d’un confesseur de la foi orthodoxe, et aussi comme l’exemple de la perfection chrétienne dans les rangs les plus élevés du monde.

Amédée Thierry.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1869 et du 1er janvier 1870.