Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie/05

La bibliothèque libre.


Chrysostome à Cucuse. — Consolations à Olympias. — Propagande chrétienne en Phénicie,
en Gothie et en Perse[1].


I.

Cucuse, où s’acheminait Chrysostome, était une petite et pauvre ville, ou plutôt une bourgade fortifiée, placée dans une profonde vallée du Taurus, au point de jonction des routes qui conduisaient de Cappadoce en Perse et des provinces syriennes dans l’Arménie supérieure. Comme station militaire, elle n’était pas sans importance : une garnison nombreuse et ordinairement bien choisie y veillait à la sûreté des rares voyageurs en passage et à la protection des habitans. Rien de plus désolé que ce pays, où l’on apercevait à peine de loin en loin quelques hameaux groupés autour d’une maison de maître ; quant à la ville, elle était dénuée de toute ressource, même pour les premiers besoins de la vie. Un climat insupportable régnait dans la vallée, où l’on passait sans transition d’une chaleur lourde et étouffante, température de l’été, à des froids d’hiver excessifs, et l’hiver commençait à Gueuse dès que la neige envahissait les hautes cimes du Taurus. Le flanc des montagnes, à perte de vue, était couvert d’épaisses forêts et percé d’une multitude de cavernes où aurait pu loger à l’aise tout un peuple de troglodytes. On montrait dans le nombre celle où les persécuteurs ariens, au temps de l’empereur Constance, avaient enfermé un autre exilé de Constantinople, l’archevêque Paul, pour l’y laisser mourir de faim, et où ils l’avaient ensuite assassiné, parce qu’ils trouvaient sa mort trop lente. C’est dans cet affreux tombeau, au milieu de ces funèbres pronostics, que l’impératrice Eudoxie avait fait reléguer Jean Chrysostome.

Il approchait de la ville, lorsqu’il vit accourir au-devant de sa litière un homme empressé de lui parler ; c’était Dioscorus, qui lui avait fait offrir sa maison par un de ses serviteurs à Césarée, et qui venait en personne la lui offrir de nouveau. Dioscorus, riche citoyen de Cucuse, possédait à la ville une maison bien accommodée pour l’hiver et munie de tout ce qui pouvait combattre le froid, et près de la ville une autre maison qu’il se proposait d’habiter pendant le séjour de son hôte. Il expliqua toutes ces choses à Chrysostome, qui avait déjà accepté son offre à Césarée et se confondait en remercîmens, quand un second personnage intervint. C’était un envoyé de l’évêque (car Cucuse, si petite qu’elle fût, avait un évêque), lequel mettait à la disposition de l’exilé la demeure épiscopale et sa propre chambre, la seule probablement qui fût convenable pour un tel hôte dans ce modeste palais. « Je ne sais, en vérité, écrivait à ce propos Chrysostome, s’il ne m’eût pas donné en sus son trône d’évêque et son église, tant cet homme se montra pour moi bon et hospitalier. » Le banni que les évêques, tout le long de sa route, n’avaient guère habitué à de pareils traitemens, en fut touché jusqu’aux larmes ; mais il avait promis à Dioscorus et resta fidèle à sa promesse.

Adelphius (c’était le nom de ce bon évêque) trouva un digne rival dans le gouverneur de la ville appelé Sopater, magistrat honnête et grave « qui est un père pour ses administrés, écrivait l’exilé, et s’est montré plus que cela pour moi. » Aussi recommande-t-il à Olympias les fils de cet excellent homme qui étudiaient dans les écoles de Constantinople. Tout le monde au reste, suivant l’exemple des deux chefs de la petite cité, s’efforça d’adoucir ce que la pauvreté et la rudesse du pays avaient de cruel pour un vieillard malade. C’était à qui lui enverrait des villas voisines les choses nécessaires à son établissement, et sa porte était pour ainsi dire assiégée par les propriétaires ou leurs intendans. Il éconduisait avec douceur cette foule obligeante. « Dans ce pays où l’on manque de tout, disait-il à ses amis, moi seul je ne manque de rien. » Un riche Syrien d’Antioche, propriétaire aux environs de Cucuse, avait chargé son intendant de porter à Chrysostome les produits de ses fermes. « Merci de tout cela, répondit-il au maître ; je ne garde que votre amitié, c’est d’elle seule que j’ai besoin. » Les petites villes, on le voit, lui portaient bonheur plus que les grandes, et les villages plus que les métropoles, siéges de tant de jalousies, d’ambitions et de lâchetés.

Son escorte le quitta après l’avoir installé. Il chargea de ses lettres pour Constantinople les deux officiers prétoriens, Anatolius et Théodorus, devenus ses amis et ses protégés dans la ville impériale. Il y en avait une pour Olympias et deux autres pour l’eunuque Brison et Péanius. Ces dernières furent confiées particulièrement à Théodorus, à qui elles devaient servir d’introduction près de ces hauts personnages toujours bien en cour. Les lettres à Péanius et à l’eunuque étaient plutôt de simples billets brefs et assez froids dans les termes ; ils portent l’empreinte des ombrages conçus par l’exilé contre ces cœurs fidèles auxquels il rendit bientôt pleine justice. Il leur annonçait son arrivée à Gueuse, ajoutant qu’il y était bien, et demandant en grâce qu’on l’y laissât, attendu qu’il s’était trop mal trouvé des voyages et qu’il redoutait plus un nouveau changement que la mort même.

La lettre à sa chère Olympias avait été écrite le lendemain de son arrivée. Son langage est le même au sujet de Gueuse, où il désire rester, car tout dans ce lieu lui promet la paix, et il est trop faible pour être ballotté de résidence en résidence, au milieu des aventures. « Que personne donc, ajoute-t-il, n’ait la malencontreuse idée de me tirer d’ici, dans l’intention de m’accorder une faveur. Que si, par grâce inouïe, on me donnait le choix d’une résidence suivant mon cœur, si l’on m’accordait une ville maritime voisine de Constantinople, par exemple Cyzique ou Nicomédie (c’étaient les deux séjours dont il avait été question pour Olympias), gardez-vous de refuser ; pour tout autre lieu, combattez-en la pensée avec votre prudence ordinaire ; ce serait à mes yeux un vrai malheur. Je me repose du moins ici d’âme comme de corps, à tel point que deux jours m’ont suffi pour faire disparaître les suites les plus fâcheuses de mon voyage. »

Dans cette lettre, il raconte à sa douce confidente l’histoire lamentable de son séjour à Césarée, de son trajet de cette ville à Cucuse, des souffrances qui l’ont assailli sous la main de ses ennemis, acharnés à sa perte, et sous la menace perpétuelle des brigands. « Trente jours durant et même davantage, lui disait-il, je n’ai cessé de lutter contre une fièvre dévorante, et c’est ainsi que j’ai parcouru cette longue et pénible route, sans compter d’autres infirmités non moins cruelles et mes faiblesses d’estomac. Vous devinez ce que je suis devenu au milieu d’une telle accumulation de souffrances, sans médecin, sans médicamens, sans possibilité de me procurer des bains et les choses même les plus indispensables à la vie, ne goûtant de repos ni jour ni nuit, et en alerte perpétuelle à cause des Isaures. Je puis vous confesser tout cela maintenant que tout cela est fini, et je vous en parle sans réticence. Pour rien au monde, je ne l’eusse fait plus tôt, de peur de vous causer trop de chagrin. Aujourd’hui cette nuée de maux s’est dissipée, cette épaisse fumée s’est évanouie ; aussitôt que j’eus mis le pied à Gueuse, j’ai jeté bas la maladie et son cortége. Me voilà en pleine santé, délivré de la crainte des brigands par la saison qui s’approche, protégé d’ailleurs par une bonne garnison, décidée à les recevoir rudement s’ils se présentent. Quoique la contrée que j’habite soit bien solitaire et bien sauvage, toutes choses abondent autour de moi. Le cher et respectable Dioscorus se multiplie pour me faire plaisir, si bien que je suis obligé de réclamer sans cesse contre les prodigalités dont il use à mon profit ; à cause de moi, il s’est transporté à sa villa, et cela pour être plus à même de m’entourer de soins et mieux disposer à mon usage sa maison de ville pour l’hiver. La bienveillance de tous répond à la sienne… Aussi il ne me reste plus qu’un sourd ressentiment de mes souffrances, comme après une violente tempête de la mer les flots continuent à s’agiter, quand déjà les vents ne soufflent plus et que le calme s’est rétabli dans l’air. »

On était alors au commencement de septembre, et la neige tardait à se montrer sur les montagnes du Taurus ; aucun froid ne se faisait donc sentir encore dans la vallée. Cette douce température, jointe à la bienveillance qu’il lisait sur tous les visages, rendit à l’exilé force et contentement ; il sembla renaître, et pour Chrysostome les impressions morales étaient presque toute la vie. Dans le ravissement de son âme, il écrivait qu’il trouvait les hivers de Gueuse tout à fait semblables à ceux d’Antioche, et qu’il s’y portait mieux qu’à Constantinople. Cette agréable illusion ne devait pas durer ; en effet, quand, vers la fin de novembre, les neiges s’amoncelèrent dans la montagne, et que, le froid s’abattant sur la vallée, un vent glacial pénétra jusque dans les maisons, l’exilé vit Gueuse sous ses vraies couleurs. Dioscorus accourut calfeutrer sa demeure et lui enseigner avec quelles précautions il fallait se conduire vis-à-vis des hivers d’Arménie. Nous le retrouverons un peu plus tard luttant péniblement contre cette funeste influence et reconnaissant combien avait été prévoyant le choix de l’impératrice quand elle avait envoyé dans un tel lieu un Syrien débile et malade.

Une grande consolation attendait Chrysostome à Cucuse : il y trouva une de ses parentes, diaconesse de l’église d’Antioche, qui malgré son grand âge était venue du fond de la Syrie pour le voir. Dès la première nouvelle de son bannissement, quand le bruit courait qu’il devait être transporté en Scythie, elle avait formé le projet de l’y suivre ; puis, ayant connu le décret qui fixait sa résidence en Arménie, elle avait changé de direction, et, passant le Taurus, elle l’avait précédé dans son lieu d’exil. La courageuse diaconesse fut reçue à Gueuse comme un tel dévoûment le méritait ; l’évêque voulut qu’elle siégeât au même titre dans son église, et le reste du clergé lui montra un égal respect et un égal empressement. Sabiniana (c’était son nom) tenait déjà un rang distingué parmi les dames illustres du christianisme en Orient. Elle était, suivant un historien ecclésiastique, tante paternelle de Chrysostome et liée d’amitié avec Olympias. On nous la peint comme une fille d’un mysticisme exalté qui avait des visions et s’entretenait, croyait-on, familièrement avec Dieu. En tout cas, sa société et ses soins furent d’un grand soulagement pour Chrysostome, jeté seul dans une contrée si déserte et si désolée.

Les illusions de l’exilé sur les hivers de Gueuse ne se prolongèrent pas longtemps, car deux mois environ après son arrivée, les neiges ayant envahi la montagne, la vallée devint inhabitable. Contre les bouffées d’un vent qui glaçait tout, la première précaution était de ne point respirer l’air du dehors. Chrysostome fut donc obligé de se clore hermétiquement dans sa chambre, où il devait entretenir jour et nuit un grand feu ; mais la précaution fut inutile, et le mal qu’il craignait d’aller gagner dehors vint le chercher au coin de son foyer. Il fut pris d’une toux violente dont les quintes étaient suivies de vomissemens et de douleurs de tête à lui fendre le crâne. Outre cela, quand il voulait élever la température de sa chambre, la fumée ne lui était guère moins insupportable que le froid ; il manqua d’en être étouffé ; elle provoquait d’ailleurs des redoublemens de toux qui empiraient son mal. Pour obvier à ce double inconvénient, il prit le parti de faire moins de feu et de passer les journées au lit : il y resta cloué ainsi tout l’hiver. Dans cette situation où il était privé de tout mouvement, le dégoût des alimens le gagna, puis l’insomnie opiniâtre. « Je suis allé jusqu’aux portes de la mort, écrivit-il plus tard à un ami, et durant deux mois je n’ai eu de vie que pour en sentir les maux. » Ces demi-confidences, il ne les faisait pas à Olympias, ou du moins il attendait que le mal fût passé et déjà loin de lui. Vers la fin de l’hiver, lorsque l’air du dehors lui était moins contraire, qu’il avait pu se lever et que sa santé paraissait meilleure, arriva chez lui un serviteur de sa chère diaconesse, nommé Antonius, porteur d’une lettre de sa maîtresse. « Je suis heureux, écrivit-il à celle-ci avec la naïveté d’un enfant, que votre serviteur soit venu lorsque ma maladie était terminée ; s’il m’avait vu dans les crises terribles que j’ai traversées, il n’eût pas manqué de vous tout dire, et vous seriez morte d’inquiétude. » En dépit de tant de souffrances et des inconvéniens inévitables de cet affreux climat, il répétait dans presque toutes ses lettres qu’il aimait Gueuse, qu’il s’y trouvait heureux, car du moins il y avait la paix, l’entière liberté de sa personne, quelques amis qui le visitaient et le servaient avec joie, et, par-dessus tout, la tranquillité ; aucun ennemi n’était là pour le molester et le chasser.

La solitude cependant diminuait autour de lui. Les amis du dehors arrivaient peu à peu malgré le froid, les mauvais chemins et la crainte des Isaures. Évéthius ne l’avait point quitté ; plusieurs prêtres de Syrie, échappés aux bourreaux de Porphyre, avaient trouvé refuge auprès de lui. Il en attendait bien d’autres encore, retenus jusqu’à ce moment dans les geôles de Constantinople ou d’Antioche. Lorsqu’il apprit que leurs prisons étaient ouvertes, il s’écria avec une généreuse confiance : « Les voilà libres, ils ne tarderont pas à me rejoindre ! » Le sort ne répondit point à cette sainte persuasion de l’amitié. Cependant l’affluence se dirigea de tous côtés vers Gueuse, principalement des contrées de l’extrême Orient. Dans les intervalles de ses souffrances, il se mit au travail avec cette activité qui le dévorait. Une masse de lettres l’attendaient à Cucuse ; il lui en arriva bientôt davantage quand on sut que le gouverneur de la ville et l’évêque professaient pour lui un attachement et un respect sincères, et qu’ainsi, sauf les hasards de la route, la correspondance avec lui était à peu près sûre. Il trouva dans ces lettres accumulées la révélation complète de ce qui s’était passé à Constantinople depuis son départ : incarcération des évêques ses partisans, poursuites et souffrances de ses amis, détails des procès criminels intentés pour fait d’incendie, situation de l’église fidèle, tyrannie des schismatiques, sentimens des Occidentaux à son égard, toutes choses qu’il ignorait ou qu’il n’avait apprises qu’imparfaitement pendant son voyage, soit par la rumeur publique, soit par des informations encore incertaines. À mesure que se déroulait sous son regard le tableau des événemens accomplis depuis son expulsion de Constantinople, il prenait la plume et écrivait, ou plutôt il dictait à des scribes qui l’assistaient. Ainsi s’ouvrit cette immense correspondance qui devait comprendre l’histoire entière de sa persécution, et dont malheureusement il ne nous reste plus que deux cent quarante-deux lettres. Dans le cours de cette correspondance, il s’aperçut que bon nombre de ses envois ne parvenaient pas à leur adresse et se perdaient en route, soit qu’ils fussent interceptés dans les provinces qui lui étaient hostiles, soit que les porteurs fussent infidèles ou dévalisés en chemin par les brigands ; les rapports en effet avaient lieu entre Chrysostome et ses correspondans tantôt par des messagers à gages, tantôt par des voyageurs connus de ses amis, tantôt et le plus souvent par des ecclésiastiques qui s’entouraient de toutes les précautions imaginables, et cette voie était la seule assurée.

Ce qui surtout dut le toucher au cœur, ce fut la conduite des évêques, membres du concile, qui avaient préféré encourir une accusation infâme et se laisser mettre aux fers comme des incendiaires convaincus plutôt que de le renier comme on le leur proposait, et de communiquer avec « le loup, le pirate, le bourreau » usurpateur de son église. Si la conduite de ces évêques, qui avaient siégé parmi ses juges, était une protestation de son innocence en face de la chrétienté tout entière, en face de l’empereur, en face du préfet de la ville et de ses inquisiteurs, elle contenait aussi la condamnation solennelle de ces autres évêques, ses adversaires, qui poursuivaient lâchement en eux la minorité du concile. Il écrivit à ces courageux athlètes, pour les remercier et les bénir, une lettre magnifique intitulée : « Aux évêques, prêtres et diacres emprisonnés pour la religion, » voulant y joindre aussi ses anciens compagnons du sanctuaire. Il les croyait encore dans les prisons de Constantinople, car on ne put connaître que beaucoup plus tard à Cucuse le décret du 29 août, en vertu duquel ils avaient été relâchés et leur peine commuée en un exil perpétuel.

« Vous êtes heureux, leur écrivait-il, à cause de votre captivité, de vos liens, de vos chaînes, heureux, dis-je, et trois fois heureux et mille fois encore. Vous vous êtes attiré l’admiration du monde entier, même de ceux qui sont loin de vous par la distance et par le temps. Partout, sur la terre comme sur la mer, on chante vos glorieuses actions, votre courage, votre constance dans vos sentimens, la sainte indépendance de vos âmes. Rien de ce qu’on regarde comme effrayant n’a pu vous ébranler ; ni tribunal, ni bourreau, ni diversité de tortures, ni menaces annonçant des morts sans nombre, ni juges soufflant le feu par la bouche, ni adversaires grinçant des dents et dressant autour de vous des embûches, ni calomnies, ni accusations impudentes, ni enfin la mort étalée chaque jour devant vos yeux, rien n’a pu vous faire trembler ; au contraire la persécution même se changeait en consolation pour vous. C’est pour cela que tous vous couronnent et vous proclament à l’envi, non-seulement vos amis, mais vos ennemis et vos persécuteurs ; si ces derniers ne le font pas hautement, regardons au fond de leurs consciences, nous verrons qu’ils vous admirent comme nous. Tel est le caractère de la vertu, ceux mêmes qui la combattent lui rendent justice ; tel est aussi celui de la perversité, ceux qui la pratiquent la condamnent… »

J’ai cité cette lettre, parce qu’elle se rapporte à des personnages qui ont joué un rôle dans nos récits, et aussi parce qu’elle offre un des plus beaux spécimens des nombreuses épîtres adressées par Chrysostome aux confesseurs et martyrs de sa persécution.

Il trouva, dans le nombre des dépêches venues de Constantinople, celles où ses diaconesses lui rendaient compte de leur mise en accusation comme incendiaires ou schismatiques, de ce qu’elles avaient souffert, soit au forum devant le juge, soit dans la prison. Pentadia y énumérait toutes ses douleurs avec un amer plaisir, rappelant peut-être que les juges d’Eudoxie avaient su dépasser en barbarie ceux de son ancien persécuteur Eutrope. Nous avons reproduit en grande partie, dans un des récits précédens, la réponse de Chrysostome à cette infortunée qu’il avait sauvée autrefois, et qui maintenant souffrait pour lui. Ampructé lui racontait également les épreuves auxquelles avaient été soumises elle et ses sœurs, pour leur fidélité envers leur pasteur légitime et envers l’église. Ampructé était une des diaconesses qui avaient assisté dans la basilique de Sainte-Sophie aux derniers adieux de l’archevêque, et qui, à ce titre seul, avait dû être englobée dans l’accusation d’incendie. Cette généreuse fille dirigeait, à ce qu’il paraît, un monastère de nonnes à Constantinople ; elle était étrangère à cette ville et venue probablement de Syrie lorsque Jean avait pris possession de son archevêché, et on croit qu’elle retourna mourir dans sa terre natale. Elle savait mal le grec et s’excuse par cette raison d’écrire rarement à son père bien-aimé. Chrysostome lui répondit à ce sujet que, plutôt que de le priver de ses lettres, Ampructé ferait bien de lui écrire dans son idiome maternel qu’il comprenait tout aussi bien que la langue grecque. Quant à Olympias, elle n’avait rien écrit au sujet de sa confession. La fière diaconesse eût rougi peut-être d’aller entretenir un exilé accablé de maux de ce qu’elle avait été heureuse de souffrir en son nom. Qu’était-ce à ses yeux que son obscure persécution ? que serait-ce que sa mort même à côté des malheurs de ce grand homme dont l’exil ébranlait la chrétienté tout entière ? Voilà ce qu’elle s’était dit, et elle n’avait pas eu le courage de parler d’elle-même ; elle s’était contentée de mentionner en passant, dans ses lettres, qu’elle avait été poursuivie cruellement, comme beaucoup de fidèles, et qu’elle avait récolté sa part de maux pour la cause de l’église et pour la sienne. Ce ne fut que par les lettres des autres ou par les rapports de ses visiteurs venus de Constantinople, que Chrysostome apprit avec quelle noblesse de langage et quelle fermeté d’âme Olympias avait fait reculer ses bourreaux et mis à néant toutes les accusations d’Optatus.

C’est ici qu’il faut placer la série des lettres de Chrysostome à Olympias, lettres toutes personnelles, précieux monumens d’une incomparable amitié, conservés jusqu’à nous par la piété des souvenirs. Ces lettres sont au nombre de dix-sept dans nos éditions de Chrysostome, et Photius n’en comptait aussi que dix-sept ; mais on voit par quelques passages du texte que dans le principe il y en eut davantage. Elles furent toutes écrites de l’exil, et de Cucuse pour la plupart. L’antiquité en fit une estime toute particulière, non-seulement comme œuvre de philosophie chrétienne, mais comme modèles d’un style pur, élégant, animé ; l’histoire peut y voir en outre un sujet d’étude psychologique sur les sentimens du temps, et comme un dialogue entre deux grandes âmes qui ne se cachaient rien l’une à l’autre. Les lettres de Chrysostome nous permettent en effet de reconstruire celles de son amie, pour le fond des idées sans doute, mais souvent aussi pour la forme. Voici dans quelles circonstances et dans quelle intention cette correspondance a été écrite.

II.

Aucune œuvre philosophique de l’antiquité ne me paraît plus digne d’une admiration sérieuse que l’ensemble des opuscules adressés, sous le titre de lettres et de traités, par Jean Chrysostome à Olympias pendant son exil. La nature du sujet, qui présente une des plus profondes analyses du cœur humain, la beauté du style, qui les faisait compter par l’église d’Orient entre les plus belles perles de sa couronne, enfin les événemens particuliers au milieu desquels ils furent écrits et qui constituent le lien entre l’auteur et le livre, donnent à ces opuscules une place à part dans les ouvrages du grand archevêque. Ils appartiennent au genre que la rhétorique latine appelait consolatorium, la rhétorique grecque παραϰλητιϰόν (paraklêtikon), consolatoire, c’est un père qui les écrit pour une fille, un ami pour une amie, victime à cause de lui de la plus injuste des persécutions ; mais quel consolateur que l’auteur des lettres à Olympias ! Il parle de maux qu’il éprouve, il apaise des douleurs qu’il ressent ; il verse dans une âme qui est la moitié de la sienne, d’après ses propres théories touchant l’amitié spirituelle, un baume dont l’effet rejaillit sur lui-même, car il souffre autant et plus encore. « Dites-moi que mes leçons vous profitent, écrit-il à son amie, et prouvez-le-moi par la sérénité de votre cœur. Secouez, secouez cette cendre de tristesse qui vous aveugle et vous consume, relevez-vous d’un fatal accablement, et je serai payé de tous mes soins. Votre courage raffermira le mien, et le calme de vos pensées viendra me réconforter dans mes misères… »

Sans doute on avait pu voir dans les temps païens des philosophes composer à loisir et parfois sous les lambris dorés des consolations sur l’exil ; mais ici la consolation est donnée, sur la route même de l’exil, par un proscrit chassé d’une ville à l’autre vers un désert, à l’extrémité du monde romain, par un malheureux que deux conciles ont injustement condamné, qu’un empereur bannit, que les tribunaux poursuivent comme incendiaire, que les évêques, ses collègues, renient, qui manque de tout, même de pain pour sa nourriture, de lit pour son sommeil, et qu’une escorte de soldats, ses gardiens, traîne plutôt qu’elle ne le conduit vers son dernier séjour, sous la menace perpétuelle des brigands. Voilà le consolateur qui écrit les lettres à Olympias. On voit, d’après le texte, qu’une partie fut écrite dans les stations de la route, sous des toits ouverts à toutes les intempéries, pendant le loisir des haltes qu’on lui laissait pour son sommeil, et l’autre rédigée dans des solitudes sauvages, tantôt à Cucuse sous la crainte des Isaures, tantôt à Arabissus au milieu des neiges éternelles. Il n’est pas une souffrance du plus affreux bannissement dont il n’épuise l’amertume goutte à goutte, et c’est pendant ce temps-là qu’il console les autres, et qu’il dit de lui-même : L’exil n’est rien !

La philosophie de Chrysostome est fondée en fait sur le principe stoïcien, que le mal n’existe que dans le péché, et que c’est nous qui le faisons. Tout ce qui porte atteinte à la pureté de l’âme, tout ce qui la ravale et empêche son essor vers des destinées supérieures est mal ; tout le reste est indifférent comme transitoire et contingent : telles sont les joies et les douleurs de ce monde, qui n’atteignent point l’âme, mobiles comme des ombres et des fantômes, éphémères comme l’herbe des champs, ou mieux comme la fleur de l’herbe que le moindre souffle emporte et dissipe. Le bien et le mal qui affectent l’âme sont seuls réels, parce qu’ils affectent une substance impérissable et la purifient ou l’avilissent ; ce qui affecte le corps n’est ni bon ni mauvais, ce sont des accidens passagers comme le corps lui-même. Les stoïciens avaient déjà professé ce principe ; mais, comme application morale de leur système, ils disaient à ceux qui souffrent : « Méprisez la douleur, méprisez les fers, la prison, l’exil, et méprisez aussi ceux qui vous les infligent sans raison. Isolez-vous d’un monde où règnent les adversités et l’injustice, et renfermez-vous en vous-mêmes dans un moi impeccable et serein. » Le stoïcisme chrétien de Chrysostome fait un grand pas au-dessus de ces orgueilleuses doctrines. Il dit aux persécutés : Souffrez, car Dieu le veut ; savez-vous s’il n’a pas lié vos douleurs à ses desseins sur l’ordre moral du monde, et si la persécution qui ébranle en ce moment-ci nos églises n’est pas pour elles, dans la profondeur des prévisions divines, ce qu’est la tempête pour épurer l’air vicié, l’hiver et les frimas pour mûrir le grain sous la terre, la nuit pour raviver nos corps ? Dans cette sorte de fatalisme sublime et respectueux pour celui qui ordonne et règle tout, le persécuteur devient un instrument de rigueur ou de rénovation dans la main de Dieu ; le persécuté, l’ouvrier obéissant d’une œuvre inconnue à laquelle il travaille sous le poids du jour et au bout de laquelle est le salaire. Il faut donc marcher le front levé dans les traverses de la vie, et non-seulement avec résignation, mais avec allégresse, avec actions de grâce pour la Providence, qui nous conduit toujours au bonheur quand nous aimons le bien. Une telle philosophie si élevée, si forte, nous paraîtrait presque une pure théorie, une simple spéculation de l’esprit, impossible en pratique, sinon dans l’élan momentané qui mène au martyre ; ce fut pourtant celle que pratiqua Chrysostome dans une longue accumulation de misères et d’injustices pendant les trois ans de son exil. Sans vouloir comparer l’auteur des Consolations à Helvia à celui des Lettres à Olympias, j’en dirai pourtant deux mots : le philosophe qui prêchait la résignation à la pauvreté et à l’exil sous le palais d’or de Néron a besoin qu’on oublié sa vie pour admirer son livre ; mais, quand on lit Chrysostome, on peut se demander ce qu’il faut le plus admirer du livre ou de l’auteur.

J’ajouterai encore une chose, c’est que ces opuscules de l’ancien archevêque de Constantinople nous le font apercevoir sous un point de vue tout nouveau. L’évêque dominateur dont l’orgueil et l’humeur irritable avaient soulevé tant de haines contre lui au temps de sa prospérité nous apparaît ici comme l’ami le plus tendre, qu’une souffrance de ceux qu’il aime tourmente plus dans son exil que les aiguillons de la persécution. Le prêtre audacieux qui avait bravé deux conciles, un empereur, et, ce qui est plus, la colère d’une impératrice, se laisse presque abattre à l’idée qu’une amie souffre pour lui. Les hommes publics que l’histoire seule nous fait connaître se montrent à nous dans le drame des choses par l’enveloppe de leur caractère, si je puis ainsi parler, par les côtés souvent âpres et rugueux qu’ils doivent aux circonstances ou au dur combat de la vie : ils passent ainsi dans le monde, et souvent on ne connaît d’eux que l’apparence. Leurs lettres au contraire nous font pénétrer dans tous les replis de leur cœur, et nous révèlent l’homme intérieur. C’est ce que nous démontre la correspondance de Chrysostome. On pourrait dire, d’après les matériaux qui doivent composer l’histoire du célèbre archevêque de Constantinople, qu’il y avait réellement en lui deux personnages : l’un grand à jamais par la parole, mais chef inflexible, trop ami de la guerre et qui périt par la guerre, l’autre doux et tendre, d’une tendresse infinie pour ses amis, clément pour ses ennemis, même quand il voyait en eux un fouet levé par la main de Dieu sur l’église et sur lui. La réunion de ces deux hommes fait assurément du persécuté de Cucuse un des personnages les plus grands et les plus saints qui aient occupé la scène du monde.

Nous avons trop souvent parlé d’Olympias dans le cours de ces récits pour avoir besoin de la faire connaître ; nous nous bornerons donc à redire que, issue de la plus illustre maison et réputée la plus riche héritière de l’Orient, elle avait épousé, toute jeune encore, un homme qu’elle aimait et qu’elle perdit au bout de six mois ; que, résolue dès lors à rester dans le veuvage, elle eut à lutter contre les persécutions de Théodose, qui voulait la remarier à son gré, et mit le séquestre sur ses biens. Échappée à ce double danger par son courage inébranlable, Olympias entra dans l’église de Constantinople comme diaconesse, et consacra au service de la profession de son choix son argent, son crédit dans le monde et toutes les ressources d’un esprit et d’un savoir éminens. Nectaire, homme du monde lui-même et digne appréciateur des mérites d’Olympias, l’avait prise pour conseillère ; Chrysostome la prit pour conseillère et pour amie. Elle coulait des jours heureux entre les pauvres et le sanctuaire, fière d’être attachée à un si grand homme qu’elle regardait comme un père et comme un maître, lorsque la révolution suscitée par les mauvaises passions d’Eudoxie vint tout bouleverser, jeter le schisme dans l’église, envoyer Chrysostome en exil et disperser son troupeau fidèle. Olympias ne fut pas la dernière, ainsi qu’on l’a vu, à ressentir pour elle-même les conséquences de la persécution.

Elle avait alors trente-six ans, et les traces de cette beauté fameuse chez les historiens du temps n’avaient point encore disparu sans doute, malgré les austérités et les privations dans lesquelles elle usait son corps. Le spectacle de la tempête qui venait fondre sur tout ce qu’elle respectait et aimait la frappa d’étonnement en même temps que de douleur. Elle ne put voir le renversement de tous les principes, le supplice des bons, la victoire des méchans, le triomphe de la calomnie sur l’innocence, la profanation du sanctuaire laissée impunie par la justice divine, sans que sa foi naïve en fût ébranlée. Elle se demanda s’il y avait une providence qui réglât les choses de la terre, ou si Dieu n’avait pas abandonné son église, quand elle vit les sycophantes étaler insolemment leur luxe et leur prospérité, tandis que le nom de celui que la chrétienté tout entière eût dû bénir était anathématisé dans sa propre basilique. Elle lutta en vain par la prière contre ces doutes qui l’effrayaient, suppliant Dieu de montrer sa justice pour soutenir la foi de ses enfans. Ces orages de l’âme anéantirent presque sa raison. Elle tomba dans un accablement moral d’où elle ne sortait que par quelque crise violente qui la rejetait sur la scène des événemens, comme son accusation pour crime d’incendie et son interrogatoire par le préfet, ou lorsqu’elle recevait de Chrysostome quelque recommandation de travailler pour ses amis ou pour lui. Les livres saints mêmes, autrefois sa lecture assidue, n’étaient plus une consolation pour elle. « Je n’entendrai plus, disait-elle, la parole de Dieu descendre de ces lèvres d’or, ses plus dignes interprètes. » Sa santé ne résista point à ce désordre intérieur ; une fièvre continue s’empara d’elle, puis le dégoût de toute nourriture et de tout mouvement. Bientôt elle ne quitta plus son lit, où une ardente insomnie la tenait enchaînée, et, quand elle le quittait, c’était pour se prosterner à terre et pleurer ; en un mot, tout défaillait en elle, l’âme et le corps.

Le mal qui consumait Olympias était connu de la Grèce païenne, qui l’appela mélancolie ; ses grands médecins l’attribuèrent à une corruption des humeurs et cherchèrent des remèdes physiques pour le combattre. Les sociétés chez lesquelles l’idée religieuse était développée avec exaltation le connurent aussi, et plus encore. Les Juifs le considérèrent comme une maladie de l’âme, un châtiment de Dieu plus terrible que la mort. Jéhovah, dans le Deutéronome, après avoir énuméré tous les fléaux dont il menaçait les Hébreux, s’ils lui devenaient infidèles, et parmi ces fléaux la servitude, la contagion, les plaies hideuses, la famine, qui forcerait les mères à manger leurs enfans, ajoute, comme le couronnement de toutes les misères : « Je donnerai à ce peuple un cœur flétri par le chagrin, des yeux abattus et languissans, une âme consumée de douleur. » Les prophètes de l’ancienne loi éprouvèrent plus d’une fois les atteintes de ce mal redoutable en voyant Israël, sourd à leurs leçons, persévérer dans le crime. Élie, dompté par lui dans les cavernes du Carmel, s’écriait avec angoisse : « Mon Dieu, reprends mon âme, je te la rends. » Et un autre prophète ajoutait : « Reprends-la, car mieux vaut mourir que vivre ainsi. » Sous l’empire de la nouvelle loi, ce mal s’appela tristesse et ne sévit pas avec moins de force. Jésus, qui voulut parcourir l’échelle de toutes les souffrances humaines, éprouvait celle-ci quand il disait, tout baigné de larmes : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Le christianisme, si occupé de la médecine spirituelle, trouva des remèdes moraux à une affection qu’il regardait comme toute morale ; mais la tristesse n’en régna pas moins parmi les fidèles, attaquant de préférence les âmes tendres et ombrageuses. Elle vécut dans la solitude avec les ermites, dans les cloîtres avec les recluses. Enfin la société civile ne devait pas plus l’ignorer que la société religieuse : on la voit paraître au lendemain des grandes catastrophes, des grandes passions, des grandes espérances déçues.

Ce mal affreux, qui tuait l’âme et le corps à la fois, et qu’à cause de cela les pères de l’église déclaraient un piége du démon pour prendre plus aisément possession de nous-mêmes, ce mal n’avait pas échappé à l’œil pénétrant de Chrysostome ; il en avait observé les premiers symptômes dans la correspondance d’Olympias, puis il les avait vus grandir, avait essayé de les combattre, et son peu de succès lui faisait voir combien le danger était pressant. « Ô ma sœur, s’écrie-t-il dans une de ses lettres, vous voulez mourir, je le vois bien ! » Elle mourait en effet ; mais il résolut, au milieu des misères et des préoccupations de l’exil, d’arracher cette fille de son cœur à l’abîme où une pente fatale l’entraînait.

En habile médecin, il remonte à la source du mal pour étudier les moyens de le combattre. Il vit que la tristesse d’Olympias découlait de deux sources : le désordre de l’église, qui s’aggravait de jour en jour, et leur mutuelle séparation. À chacune de ces causes il appliqua un remède différent : à la première, le raisonnement et les textes des livres saints, à la seconde les argumens de la plus touchante affection et l’espérance d’une réunion prochaine. Nous examinerons successivement ces deux parties de sa consolation en les réunissant sous deux titres, quoiqu’il ne les traite pas méthodiquement, et qu’elles soient entremêlées dans ses lettres. Tout en essayant de présenter dans une courte analyse la marche de l’argumentation, je m’attacherai à reproduire autant que possible les paroles mêmes de l’auteur.


I. — Il aborde donc en premier lieu la grande question des maux de l’église dont le spectacle avait porté au cœur d’Olympias une si profonde blessure, et il attaque alors avec force cette disposition des âmes tendres à se scandaliser. On sait que les chrétiens désignaient par ce mot l’état d’une âme qui, troublée dans sa confiance en Dieu par des incidens extérieurs qu’elle ne comprend pas, met son jugement faillible au-dessus de sa foi, et se laisse ainsi détourner de la vraie voie. Ce danger, un des plus grands pour le chrétien, il le combat avec persévérance dans ses lettres à Olympias ; il composa même dans sa prison un traité particulier, destiné à prémunir contre ces tentations d’une fausse raison, soit sa douce et pieuse amie, soit les autres fidèles qui se scandalisaient comme elle au sujet des événemens d’alors. Cette facilité à critiquer en quelque sorte les œuvres de Dieu, à placer son impression irréfléchie ou son jugement en regard des insondables desseins de celui qui a créé le monde et le fait vivre, Chrysostome la considère comme une maladie mortelle du cœur et un piége du démon, car il ne voit là qu’une révolte et une folie de l’orgueil humain. Croyez-en la sagesse de Dieu, confiez-vous à sa bonté infinie, et ne le jugez pas, voilà le fond de ses préceptes, qu’il applique avec de magnifiques développemens à la nature, à la société humaine, à l’histoire même de la foi. Olympias, il nous l’apprend, et nous le voyons d’ailleurs par ses réponses aux lettres de la pieuse diaconesse, Olympias était douée d’un esprit sagace, nourri de la lecture, des livres saints et de ce qu’on appelait alors la divine philosophie, mais assez tenace et porté vers la controverse ; Chrysostome avait donc affaire à un disciple peu facile à convaincre, à un malade qui discutait ses remèdes : aussi revient-il à plusieurs reprises sur les mêmes choses, et insiste-t-il avec une vivacité passionnée sur les plus importantes, ce qui nous a valu de lui plus d’un morceau d’éloquence comparable aux plus belles choses de l’antiquité.

L’église sans doute est tourmentée, ses chefs sont proscrits ; des loups rapaces ont envahi la bergerie et dispersé le troupeau ; les puissances du siècle se sont élevées contre le sanctuaire et y ont installé l’usurpation et le schisme : qu’importe ? s’écrie-t-il ; ne s’est-il passé jamais rien de pareil dans le monde ? Comme si l’église du Christ n’avait pas grandi au milieu des désordres, et que le Christ lui-même, depuis son berceau jusqu’à sa mort, n’eût pas été entouré de scandales ? S’il en est ainsi, pourquoi nous plaindre, et que sommes-nous avec nos souffrances misérables, quand le fils de Dieu et ses apôtres ne nous ont apporté la vérité qu’au milieu des persécutions et des tourmentes ?

Qu’est-ce d’ailleurs que la persécution, et que sont les maux de ce monde ? « Croyez-le bien, ma chère, et vénérée dame, il n’y a de mal que le péché, il n’y a de bien que la vertu ; tout le reste, bonheur ou malheur, quelque nom qu’on lui donne, n’est que fumée, fantômes et illusion. » En d’autres termes, le mal est en nous, c’est nous qui le faisons ; nous le créons par notre propre déchéance ; quant au dehors, il ne peut rien sur nous, lorsque nous restons fermes en notre confiance dans la sagesse et la bonté infinies d’en haut.

Examinons votre pensée, quand elle se laisse troubler par les désordres qui nous agitent. Vos amis en souffrent, vous en souffrez vous-même, et vous pleurez sur tant de calamités dont vous n’apercevez ni le but ni la fin probable. De sombres et noires idées vous assiégent, un nuage de chagrin vous enveloppe ; vous tombez dans le découragement, parce que vous ne comprenez rien à tout ce qui se passe. Ah ! je ne veux pas vous déguiser le mal qui vous effraie, je ne veux ni le nier ni l’amoindrir ; je veux au contraire, que vous l’envisagiez tel qu’il est, c’est-à-dire plus affreux, plus profond, qu’il ne vous apparaît encore. Oui, « nous voguons au sein d’une tempête immense. Le navire qui nous emporte flotte sans direction au gré des fureurs de l’océan. Une moitié de ses matelots est à la mer, et leurs cadavres roulent sous nos yeux à la surface de l’onde ; l’autre moitié va périr. Plus de voiles, plus de mâts ; les rames sont abandonnées, le gouvernail brisé, et les pilotes, assis sur leur banc, ne savent que serrer leurs genoux de leurs bras, incapables de former un projet et n’ayant plus de force que pour gémir. Une nuit obscure leur dérobe jusqu’à l’écueil qu’ils vont toucher, et leurs oreilles ne sont plus frappées que par le bruit assourdissant des vagues. La mer elle-même soulève de son fond des monstres hideux qu’elle lance sur le navire, au grand effroi des passagers… J’essaie vainement d’exprimer par ces images accumulées la multitude des maux qui nous accablent, car quel langage humain pourrait les rendre ? Et pourtant moi qui plus que tout autre devrais en être troublé, je n’abandonne pas l’espérance ; je porte mes regards en haut, vers le suprême pilote de l’univers, à qui l’art n’est pas nécessaire pour gouverner dans la tempête… »

Il ne faut donc pas se décourager, mais au contraire avoir toujours présente à l’esprit cette vérité : il n’y a qu’un malheur à redouter en ce monde, le péché et les défaillances de l’âme, qui conduisent au péché ; tout le reste n’est qu’une fable. Embûches et inimitiés, fraudes et calomnies, injures et délations, spoliation, bannissement, glaives acérés, mers bouleversées, guerre du monde entier, tout cela n’est rien et ne va pas jusqu’à ébranler une âme vigilante. L’apôtre Paul nous l’enseigne par ces paroles : « les choses visibles n’ont qu’un temps. » Pourquoi donc craindre, comme des maux véritables, des accidens que le temps entraîne comme un fleuve emporte ses eaux ?…

« Mais, me dira-t-on, c’est un dur et lourd fardeau que l’adversité ! » — Sans doute ; voyons-la pourtant sous une autre face, et nous apprendrons à la dédaigner. Les outrages, les mépris, les sarcasmes, qui nous viennent de nos ennemis, qu’est-ce que cela ? La laine d’un manteau pourri que les vers rongent et que le temps consume. « Pourtant, ajoute-t-on, au milieu de ces épreuves infligées au monde, beaucoup périssent et beaucoup sont scandalisés. » — Assurément, et cela est arrivé bien des fois ; puis après les ruines, après les morts, après les scandales, l’ordre renaît, le calme règne et la vérité reprend son cours. Ah ! vous voulez être plus sage que Dieu ! Vous sondez les décrets de la Providence ! Inclinez-vous plutôt devant les lois qu’elle impose ; ne jugez pas, ne murmurez pas, répétez seulement avec le même apôtre : « Profondeurs des desseins de Dieu, qui pourrait pénétrer jusqu’à vous ? »

Qu’on se figure un homme qui n’aurait jamais vu lever et coucher le soleil, ne sera-t-il pas scandalisé de voir l’astre du jour disparaître du firmament et la nuit envahir la terre ? Il croira que Dieu l’abandonne. Et celui qui n’a vu que le printemps ne sera-t-il pas scandalisé de voir arriver l’hiver, cette mort de la nature ? Il croira que Dieu, reniant son ouvrage, délaisse le monde qu’il a fait. Et celui qui voit semer le grain sur la terre, et ce grain pourrir sous la glèbe et les frimas, n’est-il pas scandalisé en se demandant pourquoi ce grain perdu ? Mais plus tard il le verra renaître en moissons jaunissantes ; l’autre verra le soleil se lever de nouveau à l’horizon, et le printemps succéder encore à l’hiver. Ces hommes se repentiront alors de leur aveuglement et s’inclineront avec respect devant l’ordre établi par la Providence. Il en est ainsi des choses morales et des événemens de la vie ; il suffit de les observer, pour reconnaître bientôt avec douleur que le doute qu’on avait conçu n’est qu’un blasphème.

Mais l’histoire même de notre rédemption n’est-elle pas environnée de scandales ? Quel objet de scandale pour beaucoup n’a pas dû être ce Dieu enfant enveloppé de langes, déposé dans une étable, forcé bientôt de quitter la crèche qui lui servait de lit pour s’enfuir chez un peuple barbare ! Beaucoup ne pouvaient-ils pas dire à la vue de la pauvre famille de Joseph se bannissant elle-même : « Quoi ! c’est là le sauveur des hommes, le roi du ciel et des mondes, le fils de Dieu ? » Et ils ont dû se scandaliser. Plus tard, quand cet enfant est revenu de l’exil et qu’il a grandi, une guerre implacable s’élève contre lui de tous côtés. Ce sont d’abord les disciples de Jean qui le poursuivent de leurs haines jalouses. « Maître, disent-ils au précurseur, celui qui était avec toi au-delà du Jourdain baptise maintenant et tous viennent à lui ! » Paroles d’envie, inspirées par l’esprit du mal.

Quand Jésus commence à opérer des miracles, que de calomnies contre lui et que de scandales pour les faibles ! « Vous êtes un Samaritain, lui crie-t-on de toutes parts, et vous êtes possédé du diable. » On l’accuse d’être ami de la bonne chère et du vin, des hommes pervers et corrompus. Un jour qu’il s’entretient avec une femme, on l’appelle faux prophète ; « s’il était prophète, murmurait-on, il saurait ce qu’est la femme qui lui parle. » On grinçait des dents à son aspect, et les Juifs n’étaient pas les seuls à lui faire la guerre… « Ses frères eux-mêmes, fait remarquer un évangéliste, ne croyaient pas en lui… »

Olympias objectait, comme une justification de ses tristesses, le grand nombre de ceux qui, cédant à la persécution, tombaient dans l’erreur et le schisme. « Croyez-vous donc, réplique avec énergie Chrysostome, qu’il n’y ait pas eu de disciples scandalisés en présence de la croix ? Quand les ennemis de Jésus, le tenant désormais en leur pouvoir, assouvissaient lentement sur lui les plus brutales vengeances, le disciple qui l’avait livré, présent à son humiliation, dut avoir un moment de triomphe qui tourna pour les autres en scandale. — Et le simulacre de jugement, et la flagellation, et la royauté dérisoire, et le crucifiement, quel scandale ont-ils dû produire ! Le Christ est abandonné de ses disciples ; on ne voit plus autour de lui qu’attentats de la soldatesque ou du peuple, ironie, outrages, mauvais traitemens. — « Si tu es fils de Dieu, lui cria-t-on du pied de sa croix, descends de ce gibet, et nous croirons en toi. » Mais ce qui dépasse toutes les bornes de l’insulte, toutes les inventions de la perversité, c’est qu’on lui préfère un voleur, un homme de rapine et de sang. « Qui voulez-vous que je délivre en ce jour, le Christ ou Barabbas ? — Barabbas ! s’écrie tout le peuple juif, nous voulons Barabbas, et celui-là, crucifiez-le. » Fut-il jamais une mort plus ignominieuse ? Et il meurt seul, sans amis, sans disciples ; c’est un voleur, compagnon de son supplice, qui le confesse au haut d’une Croix. Non, jamais tous les scandales accumulés n’approchèrent de celui-là. Sa sépulture même est une aumône. — C’est ainsi que la vérité envoyée du ciel a pris naissance sur la terre : son passage a été environné de circonstances qui ont été l’épreuve des forts et la perte des faibles. Elle a accompli le mot divin prononcé par elle-même : malheur à celui qui se scandalise !

La vie des apôtres, la prédication de l’Évangile n’ont pas été plus exemptes de scandales et de persécutions. Les apôtres se dispersent, ils fuient et se cachent, ils prêchent dans l’ombre, et pourtant la religion fleurit ; elle s’étend rapidement, en vertu des prodiges qui ont signalé son berceau. Un d’entre eux descend par une fenêtre pour échapper à la mort ; d’autres emprisonnés, chargés de chaînes, ont besoin qu’un ange les délivre. Quand les puissans du monde les chassent, des pauvres, des artisans les accueillent. Ils sont entourés d’une pieuse sollicitude par des revendeuses de pourpre, des faiseurs de tentes, des corroyeurs, dans des quartiers retirés des villes ou sur les bords de la mer. Telle était la marche tracée par Dieu même dans son inénarrable sagesse. Quand Paul lui demandait le calme et la paix pour le succès de sa prédication, Dieu lui répondait : « Il te suffit de ma grâce, car ma puissance éclate dans la faiblesse. »

« Maintenant, ma pieuse et vénérée dame, continue l’auteur de la consolation, si vous dégagez les événemens heureux du milieu de nos adversités, vous pourrez bien n’y pas trouver des prodiges et des miracles ; mais à coup sûr vous y reconnaîtrez un enchaînement merveilleux de desseins qui proclament la Providence. — Il ne faut pourtant pas, Olympias, que vous recueilliez tout de ma bouche sans aucun effort de votre part ; je vous laisse le soin de rechercher et de réunir ces divers traits de la protection céleste, en les comparant à nos revers. Ce travail salutaire à l’âme contribuera à dissiper vos ennuis, à fortifier votre foi, et vous y puiserez pour vos douleurs un grand soulagement. »

Tel est le contenu de la première lettre de Chrysostome à sa chère diaconesse, de celle-là du moins que les plus anciens éditeurs ont mise en tête de ce recueil. On voit combien elle renferme d’allusions à la situation même de l’exilé, à son dénûment actuel, à ses souffrances, à la malice de ses ennemis ; on voit aussi comment, rattachant son martyre à un dessein général de Dieu sur l’église, dessein encore inaccessible aux regards, il en accepte d’avance toutes les conséquences, comme un bien, avec foi et courage. Pourquoi alors se décourager quand on souffre moins, et ne pas puiser de la constance dans les paroles de celui qui souffre davantage ? et comment oser se plaindre et se laisser abattre quand le fils de Dieu lui-même n’annonce ici-bas son Évangile qu’à travers les persécutions et les scandales ?

Il paraît que le remède n’eut pas tout l’effet qu’en attendait le médecin, et que les lettres d’Olympias dénotaient toujours un profond affaissement de l’âme. Chrysostome ne se découragea pas, et en écrivit une seconde non moins développée que la première, mais qui touchait à des points différens de sa thèse.

« Je ne vois que trop, lui disait-il, que la douleur et les ennuis exercent sur vous un empire obstiné ; je veux donc vous écrire encore : puisse votre cœur en être plus intimement consolé et votre santé mieux raffermie ! Courage ! je viens de nouveau, et par d’autres moyens, secouer cette cendre de deuil dont vous êtes couverte. La cendre de l’esprit, comme celle de la matière, produit avec une effrayante activité des résultats désastreux : elle trouble d’abord la vue, et finit par la détruire entièrement. Écartons-la donc avec le plus grand soin, afin de voir clair dans ce qui nous environne ; mais, vous aussi, travaillez avec moi, et ne m’épargnez pas votre concours. Les hommes de l’art, dans les maladies du corps, ont beau en déployer toutes les ressources ; si les malades n’agissent pas de leur côté, la médecine reste impuissante : il en est ainsi des maladies de l’âme…

Je voudrais bien agir, me dites-vous, mais je ne puis pas ; le mal est plus fort que moi. Je ne saurais dissiper ces épais nuages qui m’enveloppent malgré tous mes efforts pour les écarter. » Illusion que tout cela, vaine excuse, car je connais l’élévation de vos pensées, la force et la piété de votre âme ; je connais la grandeur de votre prudence, les ressources de votre philosophie ; je sais enfin qu’il est en votre pouvoir de commander à cette mer furieuse de la tristesse, et de ramener la sérénité dans votre cœur… Qu’y a-t-il donc à faire ? Lorsque vous entendrez dire que telle église est tombée, que telle autre est chancelante, que telle autre encore est cruellement battue par les flots et menace de sombrer, que plusieurs ont un loup pour pasteur, un pirate pour pilote, un bourreau pour médecin, il vous est sans doute permis de vous attrister, puisqu’on ne saurait voir ces choses sans douleur ; mais ne vous affligez pas outre mesure. Si pour nos propres péchés, pour les actes dont nous avons à rendre compte, il n’est ni nécessaire ni bon de trop s’affliger, à plus forte raison est-ce inutile, fatal et même satanique de tomber dans l’abattement et le désespoir pour les péchés des autres… »

Il cite à ce sujet l’exemple de saint Paul, qui, après avoir chassé de l’église un chrétien coupable d’un grand crime, l’y fait rentrer, pour que sa douleur excessive, fruit du repentir, ne le consume pas.

« Or, continue-t-il, dites-moi, Olympias, si l’apôtre ne permet pas qu’un homme aussi criminel se laisse plonger dans le chagrin ; s’il a recours au plus extrême des moyens, le pardon, pour arrêter cette plaie de la tristesse, persuadé que tout excès est diabolique, ne serait-ce pas une folie, une démence véritable de vous laisser abattre pour les péchés d’autrui ?… Si vous me dites encore : Je veux, mais je ne puis pas, et moi aussi je vous répéterai : Vaines excuses, inutiles prétextes ! Quand de noires pensées vous assailleront, ou que vous entendrez quelque récit capable de les réveiller en vous, retirez-vous dans le fond de votre conscience, et pensez au jour terrible où le monde sera jugé. Devant celui qui n’a besoin ni d’accusateurs, ni de témoins, personne ne répond pour un autre ; à chacun ses actions, à chacun sa sentence. Songez-y et opposez une frayeur salutaire à cette tristesse qui sert d’instrument au démon, puis engagez la lutte avec fermeté. Il vous suffira d’un peu de décision pour que le sombre tissu disparaisse plus promptement qu’une toile d’araignée… »

Eh ! pourquoi donc Olympias se laisserait-elle troubler pour les péchés d’autrui, et, persécutée, s’exposerait-elle à périr pour les crimes des persécuteurs ? Olympias peut comparaître telle qu’elle est et sans crainte devant le redoutable tribunal. Quelle vie est plus pure que la sienne, quel cœur plus grand, quelles mains plus libérales, et qui, ayant reçu du ciel les dons les plus magnifiques, en a jamais fait un plus magnifique emploi ?

Pour soutenir la noble créature, qu’une fatale défaillance de l’âme entraîne à sa perte, lui rendre confiance en elle-même, la relever enfin à ses propres yeux, il exalte les perfections de cette fille de son cœur ; il se plaît à lui montrer ce qu’elle est, ce qu’elle a été depuis son enfance, et combien en se considérant dans ses mérites elle doit se trouver supérieure aux misérables adversités qui l’abattent. Dans son désir d’être écouté, il ne recule pas devant une sainte et digne flatterie, cette flatterie qui consiste à exagérer la force de ceux qui ont à livrer un grand combat pour les mettre en quelque sorte de niveau avec les difficultés qui les attendent. Le tableau qu’il trace à ce sujet nous intéresse principalement parce qu’il nous fait voir Olympias telle que son ami la voyait lui-même : pour lui en effet, c’était à peine une femme, c’était déjà un être angélique, et cet être se laissait dominer par des calamités apparentes, méprisables aux yeux du sage !

il entre dans l’énumération des vertus dont elle offre l’ensemble merveilleux. Il vante la pureté de sa vie, qui, passée dans le plus chaste veuvage, égale en mérite celle des vierges consacrées à Dieu ; la charité vient ensuite, l’aumône supérieure à la virginité même, et dont Olympias tient le sceptre entre toutes ; — la patience, les épreuves l’ont en quelque sorte multipliée chez elle sans que rien la pût lasser. Un discours entier, une histoire même ne suffirait pas à raconter toutes les peines qui l’ont assaillie depuis sa jeunesse : persécutions de ses proches, persécutions des étrangers, grands et petits, de ses amis, de ses ennemis, sans oublier les prêtres ; chaque épisode de ces douloureuses aventures fournirait à sa glorification un sujet inépuisable. Que dire aussi de ses privations volontaires, des mortifications, des jeûnes, de la lutte de l’âme contre la chair ?

« Les mots de sobriété, de frugalité dans les repas ne vous sont point applicables, ma pieuse et vénérée dame, lui dit-il ; il faut en chercher d’autres, il faut élever son langage pour rendre la perfection idéale de votre vie. L’austérité de vos veilles sacrées, quelle expression la rendra ? Vous avez dompté le sommeil pour la prière, comme vous avez dompté la faim pour l’abstinence, et il vous est devenu naturel de veiller comme aux autres de dormir ; votre bienfaisance et votre charité, plus ardentes que les plus ardentes fournaises, ont porté votre renommée jusqu’au-delà des mers. Retracer votre histoire serait ouvrir et déployer aux yeux tout un océan de merveilles : je l’eusse essayé peut-être, si je n’avais ici un but plus utile encore et plus respectable, vous assister et vous guérir. »

Je laisserai de côté les développemens qu’il consacre aux principales vertus d’Olympias pour me borner à un passage éminemment curieux, parce qu’il a trait au luxe des femmes dans la capitale de l’Orient, luxe insensé qui laissait bien en arrière les extravagances de Rome et de tout l’Occident. — Or Olympias s’était toujours distinguée par sa tenue modeste et par son mépris de la parure, vertu très louable assurément chez une grande dame qui avait eu besoin, pour la pratiquer, de lutter non-seulement contre l’entraînement général, mais aussi contre les exemples de sa famille, tandis que cette même passion de la parure, unie à la coquetterie (qu’on me permette d’employer ce mot), avait envahi dans Constantinople les pauvres comme les riches et jusqu’aux vierges attachées au sanctuaire.

Les esprits superficiels, nous dit le moraliste dans un langage digne de lui, peuvent reléguer la modestie des femmes au dernier rang de leur mérite ; moi je le place au premier. À considérer sérieusement les choses, on se convainc que cette vertu exige de celles qui la connaissent non moins d’élévation d’âme que de sagesse de conduite. Le Nouveau-Testament n’a pas été seul à la prescrire lorsque l’apôtre Paul défend aux femmes même mariées les ornemens d’argent, ainsi que les étoffes précieuses. L’Ancien-Testament ne tient pas un autre langage, quoiqu’on n’y rencontre rien de semblable à cette divine philosophie qui nous régit maintenant, et que Dieu n’y conduise les hommes qu’à travers des ombres et des figures par le règlement de la société extérieure. Écoutez en effet avec quelle force le prophète Isaïe gourmande le luxe des femmes dans la société israélite. « Voix du Seigneur contre les filles de Sion ! s’écrie-t-il, emporté par une sainte colère. Parce qu’elles se sont élevées avec orgueil, qu’elles ont marché la tête haute avec des regards pleins d’affectation en faisant mouvoir les plis de leurs robes, en cadençant leurs pas, le Seigneur rabaissera les filles de Sion. — La poussière remplacera tes parfums, une corde te sera donnée pour ceinture, la superbe parure de ta tête tombera, et tu seras chauve à cause de tes œuvres ! »

Parcourant la série des ravages que cette maladie de l’âme exerce sur toutes les classes de la société byzantine, Chrysostome arrive aux religieuses, qui, sous l’étoffe grossière de leurs vêtemens, rivalisent de coquetterie avec les femmes du monde couvertes d’or et de soie. « Voyez, dit-il, cette vierge dont les vêtemens respirent la mollesse et dont la tunique est lâche et traînante : par sa démarche, le son de sa voix, le mouvement de ses yeux, comme par ses ajustemens, elle présente un poison délétère en appelant les regards, en provoquant les passions, et creuse de la sorte des abîmes sous les pieds des passans ! Peut-on bien lui donner le nom de vierge, et ne seriez-vous pas plutôt tenté de la ranger au nombre des courtisanes ? Celles-ci mêmes ne sont pas aussi dangereuses que celle-là… »

L’humilité dans les grandes actions était surtout la vertu d’Olympias, là du moins elle n’avait point de rivale. Les récits précédens nous ont fait voir avec quelle magnanimité d’âme, quelle inébranlable fermeté, quelle hauteur de dédain, elle avait traité l’accusation, les accusateurs et les bourreaux quand elle avait été traduite devant le tribunal du préfet sous l’inculpation d’incendie. Cette audacieuse atteinte à l’honneur d’une telle femme avait appelé sur la courageuse diaconesse l’admiration du monde chrétien, et la renommée avait proclamé ses hauts faits jusqu’aux extrémités de l’empire. Dans les églises fidèles à l’orthodoxie, il n’était question que de sa gloire et de ses trophées, c’étaient les termes dont on se servait. Ce fut le bruit public qui informa d’abord Chrysostome de l’héroïsme de son amie, car, ainsi que nous l’avons dit, elle avait dédaigné de faire parade d’une conduite où elle ne voyait que le simple accomplissement d’un devoir. Et lorsque Chrysostome voulut la féliciter en employant ces mêmes mots de gloire et de trophées, Olympias le réprimanda. « Que me parlez-vous de gloire et de trophées ? lui avait-elle répondu, je suis aussi loin de tout cela que les morts le sont des vivans. » — « Quoi ! reprit Chrysostome dans la lettre que nous analysons, vous n’avez pas érigé des trophées à l’innocence des persécutés, vous n’avez pas remporté la grande victoire et ceint la couronne qui fleurit à jamais ! Vous êtes, prétendez-vous, aussi loin de ces trophées que les morts le sont des vivans : vos paroles ne me prouvent qu’une chose, c’est que vous savez fouler aux pieds tout sentiment d’orgueil ; mais l’arène arrosée de votre sang a eu pour spectateur la terre entière. — Vous avez été chassée de votre maison et de votre patrie, séparée de vos amis et de vos proches, vous avez connu l’exil et goûté chaque jour les amertumes de la mort, non pas que l’homme éprouve réellement plusieurs morts ; mais vous les avez souffertes dans votre cœur, et sous l’étreinte des adversités présentes, comme dans l’attente de celles qui menaçaient, vous avez rendu grâce à Dieu, qui les autorisait dans sa sagesse… »

Il ajoute cette magnifique comparaison à l’appui de son raisonnement : « Songez, ma chère et vénérée dame, que l’âme humaine se fortifie dans la lutte par les épreuves mêmes qui l’ébranlent. Telle est la nature des afflictions : elles élèvent au-dessus de tous les maux ceux qui les supportent avec calme et générosité. Les arbres qui croissent à l’ombre manquent de vigueur et deviennent incapables de produire de bons fruits ; ceux qui sont exposés à tous les changements de l’air, à tous les assauts des vents, à tous les rayons du soleil, sont pleins de force, se couronnent de feuilles et se couvrent de fruits, et ce sont les naufrages de la mer qui forment les marins… Dites-vous cela très fréquemment à vous-même ; ma très excellente Olympias, dites-le à ceux qui combattent avec vous ce magnifique combat. Loin de vous laisser décourager, ranimez les pensées des autres ; apprenez-leur à mépriser les vaines ombres, les fantômes de la nuit, les illusions, la boue qu’ils foulent, à ne pas tenir compte d’une fumée passagère, à ne pas regarder des toiles d’araignée comme de vrais obstacles, à passer sans s’arrêter sur une herbe qui va tomber en pourriture, car les bonheurs et les malheurs d’ici-bas sont-ils autre chose que cela ?… »

Un instant Chrysostome put croire, il crut en effet que ses soins avaient réussi : les lettres d’Olympias indiquaient plus de calme et de résolution ; elle affirmait qu’elle était guérie ou en train de se guérir. Chrysostome avait donc pris d’assaut, comme il le disait avec un peu d’emphase, la citadelle de sa douleur ; il n’était pourtant qu’à la première enceinte, et il lui restait bien des travaux à faire pour être maître de la place.

II. — En dehors des causes générales qui entraînaient Olympias dans cet abîme de la tristesse, il s’en trouvait une plus particulière, toute personnelle, leur séparation. Chrysostome y revient assez souvent et avec assez d’insistance pour nous montrer qu’à ses yeux cette cause était au nombre des principales. Aux premières, il oppose les remèdes généraux, qui consistent à raffermir la foi dans la Providence divine, à fortifier l’âme contre l’atteinte des choses contingentes qui ne sont après tout que des apparences et de la fumée, à prouver que le vrai bonheur est dans le contentement de soi-même ici-bas et dans l’attente d’une récompense éternelle là-haut, qu’au fond c’est le persécuteur qu’il faut plaindre, le persécuté qu’il faut envier. À la cause particulière, il oppose un seul remède, l’espoir ou plutôt l’assurance que leur séparation va cesser. Lui aussi éprouve le même chagrin de leur commune absence, il ne le cache pas à son amie, et c’est un des moyens qu’il prend pour la consoler. Il lui conseille de méditer ses livres : là encore elle peut l’entendre et le voir ; puis il lui écrira de longues lettres, il compose pour elle, ou du moins à son intention, des traités qu’elle devra relire sans cesse et à haute voix, si ses forces le lui permettent. Ainsi il cherche à distraire du sentiment de sa souffrance, par une tendre et sainte sollicitude, la douce femme dont il a été le père spirituel, le guide, l’ami, et dont il est le dernier et frêle soutien dans leur vie d’épreuves.

Il faut voir comment, dans une de ses lettres, la seconde, il aborde, sans hésitation comme sans voile, sa doctrine des amitiés spirituelles.

« Les malheurs publics, lui dit-il, ne sont pas la seule source de vos chagrins, je ne le sais que trop, ma chère et vénérée dame ; notre séparation en est aussi une source amère. Bien que je ne sois qu’un brin d’herbe, je vous entends d’ici gémir et répéter à tout le monde : « Sa parole ne retentit plus à nos oreilles ; nous n’avons plus le bonheur de recueillir ses enseignemens ; nous sommes condamnés à mourir de faim, de cette faim dont parle le prophète Amos, la faim de la céleste doctrine. » — Que répondre à cela ? Avant tout, je vous dirai, Olympias, que, si vous ne m’entendez plus de vos oreilles, vous pouvez converser avec mes livres, ce qui n’empêchera pas mes lettres, chaque fois que je trouverai un messager sûr. — Mais votre vœu de m’entendre ne peut-il pas être un jour accompli, et Dieu ne permettra-t-il pas que vous me revoyiez ? Pourquoi ce doute ? Non, non, ne doutez pas ; je sais que cela sera. Je vous rappellerai alors que cette promesse ne vous fut pas faite sans raison et comme pour vous calmer par de vaines paroles. Si le retard vous est pénible, songez qu’il ne sera pas perdu pour la récompense, pourvu qu’il ne vous arrache aucun murmure.

« Oui, c’est un rude combat, un combat qui réclame un cœur généreux et une intelligence éclairée par la vraie philosophie, que d’avoir à supporter l’éloignement d’un être qui vous est cher. Qui parle ainsi ? Celui qui sait aimer sincèrement et connaît la puissance de la charité comprend ce que je dis ; mais, pour ne pas nous égarer à la recherche de l’ami véritable, ce rare et précieux trésor, courons droit au bienheureux apôtre Paul : c’est lui qui nous dira la grandeur du combat et la force d’âme nécessaire pour le soutenir. Paul avait comme dépouillé la chair et déposé la grossière enveloppe du corps ; c’était en quelque sorte un pur esprit qui parcourait l’univers. Il semblait s’être affranchi de toutes passions, imitant l’impassibilité des puissances surnaturelles et vivant sur la terre comme s’il eût été déjà aux cieux. Les maux de ce monde, il les supportait aisément, et comme dans un corps étranger : prison et chaînes, expulsion et mauvais traitemens, menaces et supplices, lapidation et submersion, tous les genres imaginables de tourmens ; mais que ce même homme, impassible devant la souffrance, se voie séparé d’une âme qui lui est chère, il en ressent un tel trouble, une telle douleur, qu’il s’éloigne aussitôt de la ville où n’est pas l’ami qu’il y venait chercher. — « Étant venu à Troade, dans l’intérêt de l’Évangile du Christ, dit-il lui-même aux frères de Corinthe, quoique le Seigneur m’eût ouvert les portes de cette ville, je n’ai pas eu l’esprit en repos, parce que je n’avais pas trouvé là mon frère Tite. Prenant donc congé d’eux, je suis parti pour la Macédoine. »

« Qu’est-ce donc, ô Paul ? Emprisonné dans les ceps, chargé de fers, lacéré de coups et tout couvert de sang, vous prêchez, vous baptisez, vous célébrez le divin mystère, et vous ne négligez rien pour sauver un homme seul. Et lorsque vous arrivez à Troade, que vous voyez le champ préparé pour la bonne semence, que tout vous promet un travail aisé et une aire pleine de riches moissons, vous repoussez le gain que vous aviez déjà dans la main ! Et pourtant nul autre but ne vous conduisait à Troade, « y étant venu pour prêcher l’Évangile. » — Personne ne vous faisait opposition : « la porte m’avait été ouverte, « et vous partez aussitôt ! — Oui, certes, me répond-il, car je suis subjugué par le chagrin ; l’absence de Tite a jeté le trouble dans mon esprit et l’abattement dans mon cœur au point que je suis forcé d’agir de la sorte. — Que le chagrin ait été la cause de ce départ, nous n’avons pas à le conjecturer, nous le savons d’une manière sûre, par le témoignage même de l’apôtre : « je n’ai pas eu l’esprit en repos ; prenant donc congé d’eux, je suis parti. »

Vous le voyez, Olympias, ce n’est pas sans un rude combat qu’on supporte l’absence d’un ami ; c’est une amère et terrible épreuve qui demande une âme pleine de noblesse et d’énergie. Ce combat, vous le subissez maintenant. Souvenez-vous que plus il est rude, plus belle est la couronne et plus riche le prix ; c’est là ce qui doit vous adoucir la peine du retard, et avec cela la certitude de la récompense. Oh ! sans doute, il ne suffit pas aux amis d’être unis par le lien des âmes. Là ne se borne pas la consolation d’une amitié brisée. Ils réclament aussi la présence de l’ami, et s’ils en sont privés, c’est une grande partie de leur bonheur qui disparaît. Paul nous le dit encore. « Mes frères, écrivait-il aux Macédoniens, privé de vous pour un peu de temps, de corps et non de cœur, nous avons désiré avec d’autant plus d’ardeur revoir votre visage, et moi Paul, je l’ai voulu plus d’une fois ; mais Satan m’en a empêché… C’est pourquoi, ne pouvant supporter plus longtemps cette absence, nous avons jugé bon de nous arrêter seul à Athènes, et nous vous avons envoyé Timothée, » Quelle force dans chaque mot ! Comme elle y brille d’une vive lumière, la flamme de la charité qui brûlait en lui ! L’expression dont il se sert pour désigner sa peine n’implique pas seulement l’idée d’éloignement, de violence ou d’abandon, mais l’état d’un père à qui ses enfans ont été enlevés : telle était l’affection de l’apôtre.

Il semble dire aux amis dont il est séparé : J’aurais cru que ce serait une consolation de vous être uni par l’âme, de vous conserver dans mon cœur, de vous avoir vus naguère ; mais non, cela ne suffit pas, rien de tout cela ne dissipe mon chagrin. — Mais que voulez-vous donc ? dites-le ; que désirez-vous avec tant de violence ? — Le bonheur même de les voir. « Nous avons ardemment souhaité de voir votre visage. » — Que signifie cela, ô grand et sublime apôtre ? Vous pour qui le monde est crucifié et qui êtes crucifié au monde, qui vous êtes dépouillé de toutes les affections charnelles, vous qui n’êtes plus en quelque sorte un être corporel, avez-vous à ce point subi l’esclavage de l’amour, que vous dépendiez de ce corps de boue, de ce peu de terre, de ce qui tombe sous les sens ? — Oui, répond-il, je ne m’en défends pas, je n’en rougis pas, je m’en glorifie plutôt, car c’est la charité, mère de tous les biens, qui déborde ainsi de mon âme. — La présence corporelle de ses enfans ne suffit pas même à son désir, il faut surtout qu’il contemple leur visage. « Nous désirons ardemment revoir votre visage. » Quelle étrange envie, je vous le demande ! Quoi ! bien réellement vous désirez revoir leur visage ? — Et beaucoup, répond-il, car c’est là que se manifeste la personne. Une âme liée d’affection à une autre âme ne sait rien exprimer, rien entendre par elle-même : par la présence corporelle, je puis entendre ceux qui me sont chers, et je puis leur parler. Voilà pourquoi je désire contempler votre visage : là est la langue interprète de nos pensées, l’oreille qui vous portera mes discours, les yeux où se peignent les plus intimes mouvemens du cœur. C’est ainsi seulement qu’il nous est permis de converser pleinement avec une âme bien-aimée.

« Persuadez-vous bien, Olympias, que vous me reverrez, et que vous serez affranchie de cette séparation qui aura même produit pour vous des fruits de miséricorde. Montrez-moi votre affection en accordant à mes lettres le même pouvoir qu’à ma parole, et vous me l’aurez montré avec certitude, si j’apprends que ces lettres vous ont fait tout le bien que je désire, et quel bien ? c’est que votre âme rentre dans le calme et la joie dont vous jouissiez quand j’étais près de vous ; ce sera pour moi une grande consolation dans l’affreuse solitude qui m’entoure. Si vous avez à cœur de m’inspirer un peu plus de courage (or je sais que c’est là votre vœu le plus cher), faites-moi savoir que vous avez dissipé tous vos chagrins. C’est ainsi que vous paierez de retour mon dévoûment et mon amitié. Vous n’ignorez pas, vous savez, à n’en pas douter, le bien que vous me ferez, et à quel point mon cœur sera réconforté, si je reçois par vos lettres la certitude que votre tristesse s’est évanouie. »

Sous l’empire de ces douces et fermes consolations, l’âme d’Olympias se rasséréna, pour quelque temps du moins ; elle voulut vivre et revint à la vie. Nous la verrons reparaître plus tard, et dans des circonstances plus douloureuses encore, car la source de ses larmes ne devait pas tarir.

III.

Cependant les lettres se multipliaient, et les visites affluaient de toutes les parties de l’Orient à Cucuse. Les provinces limitrophes de l’Arménie envoyaient nombre de visiteurs qui se hasardaient dans la montagne dès que les chemins paraissaient libres. On y voyait des laïques à qui il était indifférent de déplaire aux gouverneurs, des prêtres qui se dérobaient à la surveillance de leurs supérieurs schismatiques, des troupes de moines assurés de la tolérance de leurs abbés, et quelques évêques qui mettaient la conscience et le devoir au-dessus des faveurs de cour. Il y eut même de pieuses femmes, et parmi elles de très grandes dames, qui projetaient une visite dans son désert dès que le printemps serait revenu ; mais il le leur défendit en prétextant la fatigue du voyage et les périls de la route. Le patriarche schismatique de Syrie, Porphyre, écrivait avec colère à son complice de Constantinople : « Tout Antioche est à Cucuse. » Il eût été plus exact de dire : Tout ce qu’il y a d’honnête dans les clergés de l’extrême Orient consulte notre ennemi ouvertement ou secrètement ; Chrysostome est plus que jamais l’oracle de l’église. C’était à qui lui enverrait, pour sa santé, des remèdes qu’on savait bons contre l’âpre froid du Taurus. Il avait reçu entre autres d’une noble matrone, nommée Syncletium, un cordial qui en trois jours avait fait disparaître ses faiblesses d’estomac, et le comte Théophile, qui en avait la recette, tenait ce remède à sa disposition et à celle d’Olympias. Sa correspondance d’ailleurs était assez suivie avec ce bon médecin Hymnétius dont il avait fait la connaissance à Césarée. Il lui parvenait aussi de fortes sommes d’argent, quoique ces envois lui déplussent, et cet argent était distribué aussitôt aux pauvres de l’Arménie, ou employé aux entreprises de propagande dont nous allons parler. Les autres étaient à sa charité comme il était à celle des autres. Dénué de tout, infirme et à la merci d’un climat impitoyable, il professait pour lui-même ce qu’il avait prêché au milieu des splendeurs du premier siége de l’Orient, à savoir que la possession des biens de la terre n’était qu’un prêt que Dieu nous faisait pour le restituer par l’aumône : il n’avait jamais su thésauriser que dans le ciel.

Au plus fort de ces soins divers, son inépuisable besoin d’activité ne lui permit pas un instant de repos. Ce ne fut pas assez de sa lutte formidable contre l’empereur, trois patriarches schismatiques et une coalition d’évêques intéressés à le perdre, il aimait la guerre et en chercha une qui fût, pour ainsi dire, un délassement à ses persécutions personnelles. C’est une chose étrange autant qu’admirable de le voir, du fond de cette prison de Cucuse où il se mourait, traqué par des brigands, se jeter dans trois grandes entreprises dont une seule eût suffi à toute l’activité d’un homme ordinaire. Ces entreprises n’étaient pas moins que le triomphe complet de la foi chrétienne en Phénicie, le raffermissement de l’orthodoxie dans l’église catholique des Goths, et, ce qu’on aurait peine à croire, la conversion du royaume de Perse.

J’ai parlé, dans le cours de ces récits, des premières tentatives de Chrysostome pour extirper le culte païen de la province de Phénicie, et j’ai dit combien cette œuvre était difficile, soit par l’opiniâtreté des croyances païennes dans le cœur des habitans, soit par la mollesse des magistrats, qui ne se souciaient ni de se donner la peine d’une propagande officielle, ni d’exciter, par une tolérance trop affichée, des soulèvemens qu’il leur faudrait ensuite réprimer. Chrysostome, dès la première étape de son exil, avait organisé à Nicée, comme on l’a vu, une mission de moines et de prêtres dans le dessein de renouer à Tyr et à Béryte les fils de la propagande interrompue ; cette mission, malgré de généreux efforts, avait complètement échoué, en grande partie par le mauvais vouloir des évêques schismatiques de ces contrées, qui aimaient mieux laisser en paix les adorateurs d’Hercule et de Vénus Astarté que de devoir leur conversion à un exilé de la cour. L’héroïsme des démolisseurs de temples avait donc été paralysé presque partout par l’opposition des clergés locaux. Les pauvres moines n’avaient pas tardé à manquer de tout, et la charité n’y suppléait pas. Quand ils mouraient de faim, il ne manquait pas de prêtres schismatiques pour leur dire : « L’homme qui vous envoie ne peut rien pour vous ; il n’a pas une obole pour vous donner du pain, pas une ombre de crédit pour vous protéger dans vos expéditions ; vous n’êtes que des insensés qui vous offrez en holocauste à sa vaine gloire. » Ces propos et d’autres pareils ne laissèrent pas de décourager des gens dont le chef était un proscrit ; les marteaux leur tombaient des mains, et les païens les assommaient à leur tour. Les églises qu’ils commençaient à construire étaient rasées, les temples relevés tant bien que mal, et la Phénicie n’offrait plus qu’un triste spectacle de débris païens ou chrétiens ; Les anti-joannites triomphaient de la victoire des polythéistes.

Ces nouvelles, apportées à Cucuse par le prêtre Constance, qui, de refuge en refuge, avait pu y parvenir, poursuivi qu’il était par les espions et les sicaires de Porphyre, remplirent l’exilé de consternation. Le tableau de ces désastres lui navra le cœur. « Il faut y retourner, dit-il. au prêtre d’Antioche, il faut y retourner, coûte que coûte ! » Et, prenant une assez forte somme qu’il avait mise en réserve sur les aumônes qu’on lui adressait, il la lui remit. « Pars, ajouta-t-il, et ne crains rien des méchans ; voici ce qui peut pourvoir à l’œuvre de Dieu en beaucoup de choses. Que les moines désormais ne manquent de rien, qu’ils soient nourris comme dans leurs couvens, vêtus comme dans leurs couvens, et, puisque les souliers leur font défaut, qu’on leur en achète ; je veux qu’ils se trouvent aussi bien que dans leurs monastères ; je veux aussi qu’une partie de cet argent soit employée à relever les églises. » Constance était de la même trempe d’âme que son ami ; il n’hésita point à partir sur-le-champ, en dépit de ses propres dangers, pour prendre le commandement d’une nouvelle expédition. Vers le même temps, un citoyen d’Antioche nommé Diogène adressait à Chrysostome, par son intendant Aphraate, une somme d’argent assez considérable ; Chrysostome la refusa en répondant à Diogène : « Je n’ai pas besoin de cela, mais mes frères de Phénicie en ont besoin, » et il la lui renvoya par son serviteur. Il fit plus ; s’étant aperçu, en sondant Aphraate, qu’il était homme de résolution et de foi, et ferait un bon missionnaire, il l’enrôla dans son armée, et exigea de lui le serment d’aller rejoindre les convertisseurs de la Phénicie.

Ce n’était pas d’ailleurs autour de lui seulement qu’il recrutait ; son rayon d’action s’étendait fort au loin. Ainsi il entra en rapport pour le même objet avec les solitaires du couvent de Saint-Publie à Zeugma, situé près du pont de l’Euphrate, fameux dans l’histoire pour avoir été de ce côté-là la borne de l’empire romain. Ce monastère, peuplé de Grecs et de Syriens, avait deux enceintes séparées, deux abbés distincts et une église commune où l’office se célébrait dans les deux langues. Chrysostome écrivit à l’un et à l’autre abbé pour obtenir d’eux des auxiliaires à son armée de Phénicie, et il les obtint. Un de leurs moines nommé Nicolaüs, qui était prêtre, lui écrivit, en se mettant à sa disposition, qu’il irait le voir d’abord à Cucuse, probablement pour prendre ses ordres. « Ne viens pas, lui répondit l’exilé, la Phénicie t’attend, et si tu venais ici, les neiges pourraient te retenir. » Nicolaüs devint un des lieutenans les plus intelligens et les plus zélés du prêtre Constance, Chrysostome faisait surtout ses levées de moines dans le diocèse d’Apamée, en Syrie, où se trouvaient une vraie multitude de monastères. Il en tira entre autres un prêtre nommé Jean, chez qui une grande mansuétude de caractère et la douceur d’un langage persuasif cachaient un cœur de héros. Chrysostome tenait beaucoup à l’avoir, parce qu’il était aussi bon pour pacifier que pour agir, et savait mieux encore attirer que contraindre. Il le fit circonvenir de toute façon et obtint enfin son consentement. Ce fut une grande conquête pour le parti de la conversion et qui attira bien des soldats sous le saint drapeau. Chrysostome, en lui écrivant, le proclame son général d’armée.

En même temps que le bataillon des moines grecs et syriens, sa seconde armée, s’acheminait vers les montagnes du Liban, Chrysostome adressa aux soldats découragés de la première une longue lettre où il ne leur épargnait pas les reproches. D’où provenait le désarroi actuel de leur mission ? De ce qu’ils avaient manqué de fermeté, manqué aussi de confiance en sa parole, et surtout dans la grâce de Dieu. — « Ce n’est point, disait-il avec une sainte sévérité, ce n’est point au moment où la mer se gonfle, où la tempête accourt menaçante, que le pilote abandonne son navire ; il fait appel au contraire à tout son courage et cherche à ranimer les passagers par son exemple. Ce n’est pas non plus quand la fièvre sévit et atteint son paroxysme que le médecin quitte son malade ; alors au contraire il déploie les ressources suprêmes de son art et invoque l’assistance des autres… » Et comme c’était surtout leur détresse et leur dénûment que les imposteurs, comme il les appelle, faisaient sentir aux moines pour les décourager, il leur donne cette assurance qu’ils ne manqueront jamais de rien, « Si moi, environné comme je le suis de tribulations et d’épreuves, relégué dans le plus sauvage des déserts, j’ai l’œil sur vous et vous tiens abondamment pourvus de tout ce que vos nécessités exigent, pourquoi craindre comme vous le faites et laisser défaillir vos âmes ? Courage, encore une fois ; remettez-vous à l’œuvre. Le bienheureux Paul, plongé dans un cachot, déchiré par les fouets, ruisselant de sang, chargé d’entraves, remplissait au milieu des souffrances sa mission mystérieuse, il baptisait son geôlier. »

Ces éloquentes objurgations eurent leur effet : la guerre sainte recommença avec acharnement ; mais la résistance ne fut pas moins acharnée. Les païens, secondés par la mauvaise volonté des ennemis de Chrysostome, s’organisèrent par bandes, et les moines furent traqués de toutes parts, beaucoup furent tués ; mais ils revenaient sans cesse à la charge, et Chrysostome continuait à leur envoyer, du fond de l’Arménie, de courageuses recrues. Dans le nombre fut un prêtre nommé Rufin, qu’il découvrit dans on ne sait quel couvent de ces provinces sauvages, ce prêtre avait un cœur intrépide, fait pour briller doublement dans la milice du Seigneur. « J’apprends, lui écrivit-il, que la Phénicie est de nouveau à feu et à sang ; cours-y au plus vite ; c’est quand on voit le feu gagner sa maison que l’on comprend le mieux l’imminence du péril. » Rufin se mit en route avec de nombreux compagnons levés sur son passage. Tant d’efforts persévérans eurent leur récompense : les chrétiens reprirent le dessus et réussirent à élever quelques églises, points de ralliement de leur armée et sanctuaires de leur culte ; pour imprimer à la population convertie un nouvel élan, on voulut les consacrer par des reliques de martyrs. Rufin en demanda à Chrysostome. « Il y en a, répondit celui-ci, beaucoup et d’incontestables dans la ville d’Arabissus, près d’ici ; l’évêque m’en donnera, » et il lui envoya à cet effet le prêtre Terentius, un de ses acolytes. L’évêque d’Arabissus, Otreïus, dont nous aurons à reparler plus tard, était un bon et simple prêtre pour qui Chrysostome était un oracle. Il lui donna ce qu’il voulut. Des messagers dévoués portèrent le saint fardeau à travers le Taurus, et, ce qui était plus difficile, à travers les provinces livrées au schisme. Ils le déposèrent en Phénicie, La présence de ces restes vénérables produisit l’effet désiré ; l’enthousiasme rendit les chrétiens invincibles, et la conquête commença de se consolider. Il fallut pourtant bien des années encore pour qu’elle s’étendît à tout le territoire des adorateurs d’Astarté, et les faits nous montrent, jusqu’à la fin du ve siècle, plus d’un signe de paganisme parmi les Phéniciens ; mais enfin leur pays devint chrétien, et il aimait à rattacher sa conversion aux efforts surhumains d’un prisonnier en exil. « C’est l’évêque Chrysostome, nous dit l’historien Théodoret, qui fit abattre les temples de cette contrée païenne, n’y laissant pas pierre sur pierre. » Étrange siècle où de pareils prodiges s’accomplissaient ! On peut en dire tout le mal qu’on voudra, et il le mérite assurément ; mais on ne lui refusera pas du moins le courage, la confiance en ses propres œuvres et la foi qui les féconde.

La seconde des préoccupations apostoliques de Chrysostome le reportait bien loin de l’Euphrate, près des rives du Bosphore cimmérien, sur une église barbare dont il était également le protecteur, l’église catholique des Goths.

On sait que la grande nation des Visigoths, au moment où, chassée par les Huns, elle vint demander asile sur les terres de l’empire romain, était à peine chrétienne, mais que du moins son christianisme était orthodoxe. Valens ne consentit à l’admettre au midi du Danube qu’à la condition qu’elle et son évêque Ulfîlas adopteraient le symbole de foi formulé par Arius, lequel repoussait l’égalité du père et du fils, dans le mystère de la Trinité. Ulfîlas le jura, et les Visigoths ne furent que trop fidèles au serment de leur évêque, car, lorsque l’empire d’Orient rentra dans la communion catholique, sous le règne de Théodose, les Visigoths ne le suivirent point dans son évolution religieuse. Ils restèrent ariens, ariens fanatiques et persécuteurs, ce qui créa pour l’empire un double péril. D’un côté, en effet, ils formèrent un noyau d’opposition chrétienne à la religion de l’état, qui servit de point de ralliement aux sujets romains dissidens, et de l’autre ils attirèrent à eux par la persuasion ou la force les autres races barbares établies dans l’empire, de sorte que l’arianisme devint le christianisme des barbares par opposition au catholicisme, culte officiel des Romains. Ce double danger se manifestait déjà au temps d’Arcadius et d’Honorius. C’était donc une œuvre bonne et utile, au point de vue politique comme à celui de la religion, de tenter sur les Visigoths un rappel à leur ancienne foi catholique, ou du moins de les diviser de manière à rendre leur action moins redoutable. Chrysostome s’y était mis avec ardeur pendant les jours paisibles de son épiscopat ; il fonda d’abord à Constantinople une église pour les Goths convertis, où lui-même officiait et prêchait fréquemment, assisté d’un interprète qui traduisait ses paroles en langue gothique. Il établit ensuite, vers les bouches du Danube, mais à l’intérieur de l’empire, un couvent de Goths catholiques qu’on appela les Marses, on ne sait pourquoi, et qui forma un second noyau de prosélytisme pour les races barbares. C’est dans ce couvent, ainsi qu’on l’a vu précédemment, que l’ancien diacre de Chrysostome, devenu évêque d’Héraclée, Sérapion, s’était caché, aux premiers temps de la persécution, pour échapper aux ennemis de son ancien maître, et les moines Marses, par ce fait, se plurent à proclamer leur attachement à l’archevêque exilé et à sa cause.

Outre ces deux centres de catholicisme existant parmi les Goths sur les terres de l’empire, il s’en trouvait un beaucoup plus considérable au dehors, chez ceux de la presqu’île cimmérienne. Comment s’était-il formé, et était-ce un reste des affiliations primitives de cette race ? Nous l’ignorons ; mais nous le voyons, au ive siècle, rattaché à Chrysostome par des liens intimes. C’est Chrysostome qui donne à cette église des Goths un évêque nommé Unilas, qu’il qualifie lui-même d’homme admirable. Les relations de ce clergé barbare avec l’archevêque de Constantinople avaient lieu par l’intermédiaire des moines Marses, qui correspondaient régulièrement avec lui. Or, au plus fort des divisions religieuses de l’Orient et lorsque l’archevêque allait partir pour l’exil, Unilas mourut, laissant l’église des Goths dans un complet désarroi. Le roi de ce petit peuple n’ayant rien trouvé de mieux à faire que de demander un autre évêque à Constantinople, le diacre goth Modowar était parti pour le couvent des Marses, porteur de la lettre royale, et s’y arrêta d’abord pour conférer avec ses coreligionnaires barbares. Il apprit là ce qui s’était passé à Constantinople, la déposition de Chrysostome et son exil ; il l’apprit de bouches amies et de cœurs en communion avec l’exilé. L’embarras de Modowar fut grand. La lettre du roi, autant qu’on peut le croire, était adressée à l’archevêque ; irait-il la porter au successeur intrus ? C’était un objet de justes scrupules, et Modowar hésitait. Cependant il fallait qu’il ramenât un évêque aux Goths cimmériens, et le temps pressait à cause des difficultés de la navigation sur la Mer-Noire aux approches de l’hiver. Profitant des hésitations du diacre, les moines Marses informèrent de tout Chrysostome par une lettre qu’il reçut à Cucuse.

Son émotion fut grande à cette nouvelle, car il aimait l’église des Goths cimmériens comme sa fille. Il se hâta d’écrire à Olympias une lettre que nous avons encore. Il y recommande à sa chère diaconesse d’employer tout ce qu’elle avait de crédit et d’habileté pour faire différer la nomination de l’évêque goth, si Modowar était à Constantinople. « Rien ne presse, lui disait-il, puisque la saison est assez avancée pour rendre dangereux le voyage par mer ; on peut attendre jusqu’au printemps. » Ce qui valait encore mieux que ce parti, c’était de lui envoyer Modowar, mais secrètement et sans bruit, afin de ne point donner l’éveil aux schismatiques, et tous les deux s’entendraient aisément pour un bon choix. Il avait le cœur oppressé par l’idée qu’à la tête de cette église, sur laquelle il avait veillé si longtemps avec les yeux d’un père, ses ennemis placeraient un homme dont le premier acte serait de renier sa communion, ne comprenant pas que son nom pût être maudit et couvert d’anathèmes par ses propres enfans. Il sentait bien la difficulté de réussir dans cette délicate affaire, mais il terminait sa lettre par ces mots : « Il faut faire ce qui se peut, qu’importe un échec ? Dieu considère notre cœur et non le succès de nos actions. » Cette affaire en effet était fort embrouillée ; Olympias, frappée elle-même d’exil, ne put s’en occuper beaucoup, et Modowar, chargé de ramener un évêque à son roi, s’impatientait sans doute des lenteurs. En tout cas, Chrysostome mourut avant de connaître la fin de cette histoire.

Le troisième projet qui agitait le cœur et l’esprit de l’ancien archevêque dans sa solitude de Cucuse dénote une audace à peine croyable. Ce banni, emprisonné à l’extrême limite du monde romain, entre des bandits et des neiges, se mit à rêver la conversion de la Perse. Il n’avait pu se trouver là, sur la frontière, pour ainsi dire, de ce paganisme fameux des mages, sans se sentir ému de colère au récit de leurs superstitions, et dès lors il n’eut plus qu’une idée, chasser ces prêtres imposteurs, dévoiler leurs mensonges, éteindre leur foyer sacrilège, et planter la croix de Jésus-Christ dans le palais du grand-roi. Une fois cette idée bien arrêtée dans sa tête, il chercha des hommes d’action aventureux, intrépides, et n’hésita pas à s’adresser à un évêque qui s’était montré son ennemi au concile du Chêne ; leur réconciliation devait être à ce prix. L’évêque dont je parle n’était autre que ce Maruthas, un des juges de l’archevêque, et celui dont la sandale ferrée avait écrasé le pied de Cyrinus dans un conciliabule à Chalcédoine.

La Perse n’avait pas été complètement fermée aux tentatives de prédication chrétienne, et, pour ne point parler des temps apostoliques, quelques succès avaient été obtenus, du vivant de Constantin, par l’initiative courageuse d’un solitaire appelé Siméon de Nisybe ; mais les adorateurs du feu reprirent bientôt le dessus, et la persécution de Sapor anéantit pour un demi-siècle ces rudimens vénérables de la foi chrétienne. Une circonstance fortuite les ranima. L’empereur Théodose avait une négociation à suivre vis-à-vis du roi de Perse, pour des intérêts que nous ignorons, peut-être quelque délimitation de territoire, et il choisit pour son envoyé un prêtre de la province de Sophêne, située sur la frontière même de la Mésopotamie et de la Perse. L’ambassadeur était un homme simple, mais avisé ; tout en traitant des intérêts qu’il venait débattre, il observait l’état religieux de la Perse, et s’aperçut que les semences du christianisme n’avaient pas tellement disparu qu’on ne pût les raviver encore. Plein de cette idée, il entra dans la confiance du roi, et obtint que les os des chrétiens persans martyrisés sous le règne de Sapor lui fussent livrés. Il réunit ainsi une énorme quantité de reliques qu’il transporta dans une église située à douze lieues d’Amyde, du côté du nord, et sur la rivière de Nymphée, limite commune des deux nations. Autour de cette église, comme auteur d’un fort élevé pour la conquête religieuse, des maisons s’agglomérèrent, et il se forma une petite ville qui porta le nom de Martyropolis. Martyropolis choisit pour son évêque le prêtre à qui elle devait sa fondation, et ce prêtre était Marathas.

Ce collègue de Chrysostome, peu digne de ce nom quant au savoir, capable de se laisser égarer, sans mauvaise conscience, dans les subtilités théologiques dont on l’enveloppait au concile du Chêne, possédait en revanche une arme puissante pour la propagande chrétienne, cette foi qui entraîne les cœurs, si elle ne transporte pas les montagnes. La simplicité un peu rustique de son extérieur n’avait rien au reste qui pût choquer ses voisins les Perses. Peu à peu il se fit aimer de la foule, et, comme il se mêlait de médecine, il fut assez heureux pour rendre quelques services au roi Isdégerde dans une maladie ; il parvint même à guérir par ses prières, disait-on, l’héritier royal qu’il prétendait possédé du diable. Cette cure, comme on le pense bien, le mit tout à fait en faveur à la cour. Isdégerde ne put plus se passer de lui, et Maruthas conçut l’espoir qu’un jour ou l’autre le grand-roi embrasserait la religion de la croix. Les mages, de leur côté, ne furent pas sans appréhensions, et, pour couper court à la conversion commencée, ils ourdirent un complot qui devait éclater dans le principal de leurs temples, au milieu du peuple et en présence du souverain. En effet, à l’instant marqué dans la cérémonie où le roi devait s’approcher du feu sacré, une voix sortit de la flamme qui déclara qu’il fallait le chasser comme un impie abandonné aux séductions d’un chrétien. Isdégerde recula effrayé et quitta le temple ; mais Maruthas, soupçonnant quelque imposture, lui conseilla de faire creuser le sol à l’endroit d’où la voix était partie, et on y trouva un caveau communiquant avec des soupiraux habilement distribués. Le roi n’avait plus de doute ; il châtia sévèrement ses mages. Toutefois ses bonnes dispositions en faveur du christianisme avaient plus d’apparence que de réalité, ou du moins elles ne furent pas de longue durée, car l’histoire nous apprend qu’il souilla la fin de son règne par une persécution sanglante, laquelle fut continuée par son fils Vararanne. Les événemens que je viens de résumer en quelques lignes comprennent une période d’environ vingt-cinq ans, qui se termine à l’année 420, après la mort de Maruthas, suivant toute probabilité. C’était quand les chances favorables de la propagande commençaient à se dessiner, et dans le cours de l’année 405, que l’archevêque exilé eut l’idée d’entreprendre une conquête en grand de la Perse ; il avait besoin de Maruthas, et, quels que fussent ses griefs, il se décida à nouer des rapports avec lui.

Au fond, cet évêque, dont la rusticité n’excusait pas la faiblesse de jugement, était, dans les affaires qui divisaient l’église d’Orient, un ignorant passionné. Il ne sut pas répondre aux avances d’un homme tel que Chrysostome, qui ne voulait de lui qu’une alliance de prosélytisme. Il se rendit de Martyropolis à Constantinople, à la fin de 405, en évitant Cucuse. Chrysostome en fut vivement contrarié, et pour dissiper les ombrages de son ancien adversaire il lui écrivit à Constantinople au sujet des affaires de Perse, l’engageant à une réconciliation dans l’intérêt de leur foi commune. Maruthas ne lui répondit pas. Une seconde lettre de l’archevêque n’eut pas plus de succès que la première : Maruthas avait été circonvenu. Impatienté du silence de cet homme dont il avait besoin, il s’adressa à sa douce missionnaire Olympias, la priant de l’aller trouver et de faire tout ce qu’elle pourrait pour le gagner à la concorde et le retirer « de la fosse, » expression par laquelle il désignait l’alliance avec ses ennemis. « faites qu’il me revienne, écrivait Chrysostome ; il m’est indispensable pour mes desseins sur la Perse. » Il espérait que, par autorité morale ou persuasion, la vénérable diaconesse l’entraînerait à passer par Cucuse à son retour dans la Mésopotamie, et qu’alors lui Chrysostome aurait aisément raison de cet esprit opiniâtre et étroit. Les rancunes de Maruthas furent invincibles.

On ignore ce qui serait arrivé dans l’empire des Sassanides, sous la direction d’un chef de parti tel que le banni de Cucuse, avec les moyens de propagande dont il disposait, et ces milices monacales qui seraient toutes sorties à sa voix des couvens de la frontière. A voir ce qu’elles faisaient alors en Phénicie, on peut comprendre que la conquête religieuse de la Perse, sur un plan tracé par un homme de génie, eût été fortement entamée. Il serait trop aventureux de dire que ce grand royaume eût été converti, nous ne le croyons pas : la corporation des mages était trop puissante, et les adorateurs du feu avaient mille moyens d’animer des populations féroces contre ceux qu’ils appelaient les adorateurs du bois ; mais du moins la grande ennemie de l’empire romain eût été divisée, et qui sait quelles conséquences aurait pu avoir sa conversion, même incomplète, au christianisme, lors de l’avènement de Mahomet ?

Amédée Thierry.


  1. Voyez la Revue du 15 juin 1869.