Jean Gigoux (Jouin)/Jean Gigoux, artistes et gens de lettres de l’époque romantique

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Jean Gigoux, artistes et gens de lettres de l’époque romantique
(p. 1-119).
JEAN GIGOUX

ARTISTES ET GENS DE LETTRES DE L’ÉPOQUE ROMANTIQUE


A
u mois de janvier 1882, nous nous trouvions dans l’atelier de Gigoux. Le peintre étalait sur une vaste table des portefeuilles sans nombre, gonflés de dessins de maîtres. Auprès de lui, debout, M. Féral, l’expert justement apprécié, distinguait au passage une sanguine, une mine de plomb, une sépia dont il faisait valoir le mérite, et l’œuvre ainsi remarquée allait prendre place sur un guéridon au milieu de cent autres dessins déjà destinés aux enchères. Gigoux méditait une vente. Sa collection trop riche l’obligeait à se séparer d’un millier de pièces. Naturellement il se garderait d’offrir au public les moins belles. Son honneur d’artiste était engagé dans l’affaire. On saurait à l’Hôtel Drouot la provenance des œuvres mises en vente. Il convenait que le goût affiné du peintre se trahît par l’excellence des croquis, des compositions de tout ordre que le commissaire-priseur placerait sous les yeux des amateurs. M. Féral, prudemment appelé par Gigoux, sut procéder au choix des pièces à vendre avec la sagacité du connaisseur.

L’heure était venue d’informer le public de l’évènement du lendemain. J’étais là ; on me mit la plume dans la main. Je m’installai tant bien que mal sur un coin de table et j’écrivis :

Les princes achètent des statues, les financiers rassemblent des toiles il n’y la que les délicats à s’éprendre des dessins.

Un millier de ces feuilles légères, tombées de la main distraite du génie, apportées des Flandres, d’Allemagne, de Néerlande, d’Espagne et d’Italie sur l’aile de la Fortune, un millier de dessins de Maîtres vont passer en vente.

Que vaut la pluie d’or de Danaé devant cette pluie d’étoiles ?

Vous aimez, n’est-il pas vrai, les lettres intimes d’un homme supérieur ? Rien de plus profondément intime qu’un dessin. C’est ce qui explique que tel crayon de Rubens est d’une vie plus intense que ses tableaux ; telle sanguine du Corrège a le charme pénétrant d’un parfum.

L’oeuvre peinte est de main d’homme ; le dessin n’est qu’une note, il a je ne sais quoi de secret, d’inexprimé ; de fragile et de fugitif comme la vision rêvée.

Le drame,l’idylle ou, le portrait se déroulent sous les yeux ravis de l’amateur, mais la fiction subsiste, le métier disparaît, l’artiste se livre sans détour, il oublie de poser, et, pour peu que vous ayez devant vous vingt croquis d’un même maître, vous pourrez surprendre le fond de sa pensée, jusqu’aux pulsations de son génie.

Le dessin demeure jeune. Point de craquelures, point de tons poussés.

Peut-il en être autrement ?

L’artiste tient le pinceau jusqu’à son dernier jour, mais non pas le crayon. Il semble que l’homme d’art ait un respect sans égal pour ses menus ouvrages. Il dessine à l’heure de son adolescence et de son âge mur, plus rarement aux approches de la vieillesse. C’est pourquoi tant de sève s’échappe d’un dessin. Il y a cent à parier qu’il est contemporain de la montée lumineuse et chaude vers le dimidium vilœ, non de la descente obscure, sans chaleur, du second versant de l’existence.

Au surplus, combien parmi les maîtres, qui tombent en pleine jeunesse ! Ne cherchez pas la date du Cavalier, de Géricault, que nous rend, avec un rare bonheur, la pointe alerte et nerveuse de Champollion, le peintre n’a vécu que trente-deux ans ! Albert Dürer avait trente-cinq ans lorsqu’il a dessiné la rude et simple image de Maître Hieronymus, l’un des joyaux de l’écrin qui vous est ouvert.

Vais-je en décrire les pièces ? Vous n’y songez pas.

Une plume, de l’encre et des mots, qu’est-ce que cela, dites-moi, pour rendre a la pensée les enchantements de la ligne de Raphaël, la grâce de Léonard, l’attitude heureuse d’Ingres, les feuillées de Ruysdaël, les contours ressentis de Cranach, les lointains de Molyn, l’énergie souveraine de Rubens, les lacs de Gainsborough, les torrents de Turner, l’âpreté calmé de Rembrandt ? Que peuvent des syllabes pour traduire la lumière ?

Non, certes, mon labeur serait vain dans cette tentative. D’ailleurs, mon collègue, M. Braun, qui a le soleil pour complice, ne me rend-il pas la lutte impossible ? Trente planches et plus, sorties de son atelier, m’invitent à feuilleter le catalogue qui paraîtra demain ; et je suis homme à ne pas me relire moi-même, tant il m’est doux de respirer les œuvres de Greuze, de Tiepolo, de Velasquez, de Ribera, de ces maîtres de l’esprit que je nommais tout il l’heure, si fidèlement traduits, sur l’ordre de M. Féral, par mon rival redoutable.

Du reste, ces dessins merveilleux ont leurs parchemins.

Certain compagnon d’armes de Louis XIII avait pris pour devise « Du nid de l’aigle ». Plus modeste serait celle qu’il faudrait écrire sur ces portefeuilles du se tiennent rapprochés depuis tant d’années ces mille dessins que M. Gigoux a mis un demi-siècle à recueillir.

Du cabinet de M. de Julienne, un raffiné du dernier siècle, on a justement tiré pareil nombre de dessins au mois de mars de l’année 1767.

Julienne avait été l’ami de Watteau.

Delacroix, Pradier, David d’Angers, tous les maîtres d’hier et d’aujourd’hui, de Sigalon à Bonnat, ont compté en notre’ collectionneur un camarade ou un ami.

Julienne n’était qu’amateur. On connaît les œuvres de notre peintre. N’eût-il fait que le Comte de Comminges reconnue par sa maîtresse et la Mort de Léonard de Vinci, dont la lithographie de Mouilleron vaudra de l’or avant peu d’années, il faudrait assigner à M. Gigoux une place de choix dans l’école.

Populaire et recherché, il peut dire de lui-même comme ce fier imagier du moyen-âge, dont la ville de Toulouse garde la signature aux Augustins Vir non incertus. Et le peintre, chez lui, n’a pas atteint l’éclectique. Expert en belles œuvres, il a fait un musée de sa demeure.

Demeure historique et charmante.

N’entrons pas, nous ne pourrions sortir.

Lisez plutôt le chapitre instructif et de tout point exquis d’Édouard Fournier sur le Cèdre de Beaujon.

Revenant à nos dessins, je propose d’écrire au fronton de l’Hôtel Drouot le jour de la vente :


DE MAISON D’ARTISTE.


Vous faut-il des preuves ?

Il y a quelque dix ans, notre collectionneur mit en vente une poignée de dessins. Sur le nombre, deux Moreau que je n’ai nul besoin de désigner davantage, et un Freudeberg furent acquis par M. Mahérault pour la somme de six à sept cents francs. Le 29 mai 1880, a la vente Mahérault, ces trois dessins se payaient trente mille francs. Ceux que nous dénonçons aux amateurs égalent, s’ils ne les surpassent, leurs devanciers. Où trouver, par exemple, dans une collection privée, des Albert Dürer plus beaux que les cinq pièces, — cinq chefs-d’œuvre, — de ce cabinet ? Maître Hieronymus, l’artiste ascétique de la Fête du Rosaire, a été reproduit dans le livre définitif sur Dürer, de M. Ephrussi.

On verra parmi nos dessins l’esquisse magistrale de la Bataille de La Hogue, de Benjamin West, l’une des toiles qui font le plus d’honneur à l’école anglaise.

Non moins achevé peut-être que sa quatrième eau-forte, tel est le Paysage de Ruysdaël.

Une Tête d’homme, par Rembrandt, provient du cabinet Arozarena. Cet amateur l’avait acquise au prix de 4.000 francs. Leroy l’a rendue populaire dans ses fac-similés.

C’est du cabinet Denon que provient la Mère de Rembrandt.

Les deux filles de Van Ostade sont une étude préparatoire pour le tableau du Louvre où le peintre s’est représenté entouré de sa famille.

Est-il besoin de rappeler quels liens étroits rattachent la sépia de Lorenzo di Credi, Personnage debout les mains jointes, à la figure de saint Julien l’Hospitalier du tableau du Louvre ?

La sanguine d’Andrea del Sarto, Jeune garçon un genou à terre, n’est pas étrangère au tableau de la Charité.

L’Ange de Léonard est la première pensée de son personnage de la Vierge aux rochers.

Nous n’en finirions pas si nous tentions de mentionner toutes les études que renferme la collection. On dirait les strophes murmurées de vingt poèmes.

Quelle page mystérieuse que l’étude de Van Dyck pour son portrait de Charles Ier ! Quelques traits de plume, un peu d’encre de Chine, et l’artiste nous laisse la sensation de la couleur, du mouvement, du style, qui distinguent son œuvre impérissable à la gloire du roi d’Angleterre.

Le cabinet Gigoux n’est pas moins riche en dessins français. Trois études de Poussin ont un intérêt de premier ordre. Ce sont les esquisses de Moïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon, du Jeune Pyrrhus sauvé et de cette toile éclatante dont Poussin lui-même parle avec tant de complaisance dans ses lettres, le Ravissement de saint Paul.

Dois-je poursuivre ? — A quoi bon ? Les visiteurs de la cathédrale de Strasbourg se souviennent peut-être d’avoir vu, à une tribune étroite de la nef, près du chœur, une figure d’homme accoudé sur la balustrade, contemplant les voûtes du Mûnster : C’est la statue d’Erwin de Steinbach, l’architecte de la cathédrale. C’est l’artiste qui s’est recueilli devant son œuvre. Sa présence est une louange. Virgile avait exigé d’Auguste que ses chants inachevés fussent détruits. Envin de Steinbach a voulu se survivre dans l’ouvrage de ses mains, et le ciseau d’un sculpteur l’a représenté silencieux et pensif.

Il écoute chanter la pierre.

La collection qui va passer en vente est un monument. C’est une oeuvre de longue haleine, et l’architecte de cette œuvre est le témoin joyeux de son éclat.

Libre d’étendre ou de restreindre les limites de ce brillant domaine qu’il nous permet de parcourir, pouvez-vous douter que l’homme d’esprit, de goût et de savoir, n’ait été sévère dans ses choix ?

Laissez faire. Les pierres que vous regardez sont de purs diamants dignes d’être sertis dans l’or le plus fin. Van Goyen, David Teniers, Murillo, Canaletti, Van de Velde, Jordaens, Backuisen, Jules Romain, Luini, Claude Gelée, Fragonard et cent autres se plaignent à moi de ne vous avoir pas dit qu’ils feront cortège, le jour venu, au collectionneur depuis si longtemps leur ami.

Au revoir donc, lecteur, au revoir dans l’Assemblée des dieux.

Ces lignes, rapidement écrites, eurent l’agrément du peintre et de l’expert. Ce double suffrage me valut de voir ma prose prendre place en tête du catalogue de la vente en guise de préface,

Moi qui n’en lis jamais ! — ni vous non plus, je crois ?

La vente eut lieu dans les derniers jours de mars, et je me suis laissé dire que le collectionneur en retira plus de cent mille francs.

Le Salon allait ouvrir. M. Louis-Noël ; un ami de Gigoux, exposa son buste. L’oeuvre était de fière allure, bien que sobre et serrée. Les années commençaient peser sur le front de l’octogénaire. Le sculpteur atténua les rides. Il prit son modèle dans ses bons moments. La virilité robuste du vieux peintre trouva chez M. Louis-Noël un interprète habile et plein de goût.

Le 23 juin, le Salon ayant fermé ses portes, le statuaire me confia qu’il comptait offrir le soir même à Gigoux le buste qu’il venait d’exposer. Il me proposa de l’accompagner. J’acceptai. Je voulus écrire un sonnet pour rehausser l’offre de mon ami. Ce sonnet ne vint pas. En revanche, les strophes qui suivent, achevées en voiture pendant le trajet de la rue de Vaugirard à la rue de Chateaubriand, tinrent lieu du sonnet inutilement cherché.

Nous arrivâmes chez Gigoux à la nuit tombante. L’air était tiède. Notre hôte nous reçut dans son salon ouvrant sur le jardin. Le buste fut placé sur une gaîne que l’on déposséda du vase de Sèvres qui la surmontait, et à la lueur d’une lampe, en présence de Gaston Marquiset et du sculpteur, je m’adressai au peintre en ces termes :


Maître, c’est demain votre fête,
Accueillez les vœux d’un ami.
— Si mes stances sont d’un poète
Dont la muse a longtemps dormi ;

Si ma prose laborieuse
Pèse sur mon vers éperdu ;
D’une cadence harmonieuse
Si le secret ne m’est rendu

De vos hôtes de « l’Abbaye »
Quand vous me faites l’héritier,
Si ma verve se sent trahie
Par les vers brillants de Gautier,

Qu’importe ? — Ce n’est plus la gloire
Que vous recherchez aujourd’hui,
Vous êtes entré dans l’histoire,
Votre nom sur nous a relui.

Soldat de cette grande armée,
Légion d’artistes penseurs
Que suivit l’Europe charmée,
Où toutes les âmes sont sœurs ;

Où Delacroix et Lamartine
Rossini, Gérard et Pradier,
Mercœur, qu’un vent de mort incline,
Musset, Hugo, David, Nodier,

Vont épelant le même livre
La Nature, le Vrai, le Beau,
Germes divins qu’ils font revivre
Sous leur plume où sous leur ciseau,

Vous m’apparaissez, tête haute,
Suspendant au temple de l’Art,
La toison d’or de l’Argonaute,
Dans les Adieux de Léonnrd.

Pour vous, Lemud grave sa pierre
Moine et David sculptent l’airain,
Et dans sa prose familière
Janin se dit votre parrain.

Maître, votre part fut trop belle,
Et de vous nous restons jaloux,
Nous, les fils d’un âge rebelle
Où tout est sombre autour de nous.

Vous êtes nés avec l’aurore,
Partout une clarté vous suit.
— Notre horizon ne se colore
Que des feux follets de la nuit.

On parle de votre jeunesse,
Riche d’espoirs et de vertu.
— Au Veau d’or va notre caresse,
Pour lui seul nos cœurs ont battu.

Les Muses, par vous applaudies,
Déesses des temps fabuleux,
Loin de nos sphères refroidies,
Fuient comme des oiseaux frileux.

Qui viendra rompre l’atonie
D’une existence sans printemps ?
Maître, gardez votre génie
Et n’enviez pas nos trente ans.

Ce n’est qu’une sève épuisée
Qui monte à nos cerveaux éteints.
— Où sont dans notre France usée
Les grands cœurs sous les fronts hautains ?

Si Dieu veut qu’une Renaissance
Se lève sur notre pays,
Si des souffles d’adolescence
Cherchent encor nos fronts vieillis,

O Maître, c’est à votre école,
C’est quand vous parlez du passé,
Que sous votre ardente parole
Le présent peut être effacé.

Ouvrez vos bras aux jeunes groupes,
Montrez-leur de grands avenirs,
Et mêlez au bruit de leurs coupes
La leçon de vos souvenirs.

Aux âmes rendez quelque sève,
Vous, l’artiste aux mâles fiertés,
Sans crainte, opposez votre rêve
A nos froides réalités.

Dites-nous, dites-nous, ô Maître,
Comment on triomphe du temps,
Comment on peut être un ancêtre
Et garder un cœur de vingt ans.

Amant des nobles effigies,
A nous qui n’avons plus d’autels,
Rendez les hautes énergies
Qui font les hommes immortels.

Le peintre parut ravi de la double surprise que Louis-Noël et moi lui faisions. Il ne releva pas les lacunes d’une improvisation que j’aurais voulu rendre moins imparfaite. Je me gardai de lui dire que j’avais inutilement essayé d’écrire un sonnet à son adresse.

Au surplus, je n’étais pas pour lui un étranger. Ma première visite chez Gigoux date de 1875. J’écrivais alors la Vie de David d’Angers. La veuve du statuaire m’avait parlé de Gigoux comme du plus fidèle ami de David, et je m’étais décidé à l’aller voir. L’accueil du peintre avait été d’une aimable cordialité. C’était son accueil pour tous il n’en avait qu’un. Dès le premier jour, je fus agréablement surpris en entrant dans la maison de Gigoux, où je devais revenir si souvent, de la trouver remplie de toiles. Ce n’est pas une maison, c’est un musée. Quelques statues distribuées sur la façade de l’habitation m’avaient averti que j’entrais chez un artiste. Mais j’étais loin de m’attendre à cette profusion de belles œuvres appendues aux moindres parois, sur les portes, dans les couloirs, les escaliers dont elles couvrent les rampes, et jusqu’au plafond du plus humble réduit. La salle à manger, le salon, la chambre du peintre, qui occupent le rez de chaussée, sont remplis de peintures. Toutes les écoles, celles d’Italie et des Flandres, l’école anglaise et l’école espagnole ont été faites tributaires de cette maison curieuse. Au premier étage, sont les dessins exposés ou en portefeuilles. Gigoux lui-même n’en sait plus le nombre. Au-dessus, l’atelier. Là encore, de belles toiles, des pages de choix de ces Maîtres d’autrefois dont a si bien parlé un croyant de l’art, Fromentin, la veille de sa mort. — Socrate avait ainsi résumé sa foi en l’immortalité pendant les heures de sa nuit suprême.

Je ne vous ai pas dit que ce qui distingue ces galeries intimes de la maison de Gigoux, c’est qu’on n’y rencontre aucun de ses propres ouvrages. Il faut monter à l’atelier pour se retrouver avec l’artiste en face d’ébauches dispersées ça et là sur leurs chevalets. Quant aux œuvres de sa jeunesse et de son âge mûr, que le peintre a conservées, elles sont un peu partout, privées de leurs châssis et roulées. Il y en a sur les meubles, dans les coins obscurs, sous le piano, derrière les divans. Une Jeanne d’Arc, peinte il y a cinquante ans, est tournée contre la muraille.

Certes, voilà qui est rare. J’ai traversé beaucoup d’ateliers. Ce qu’on y trouve en belle place, en pleine lumière, ce sont ordinairement les œuvres de l’artiste que l’on va voir. Faut-il blâmer cette coutume des peintres et des sculpteurs ? Pourquoi ? Que l’homme d’art se plaise dans le regard fréquent qu’il porte sur ses pensées peintes ou modelées-, cela peut lui être profitable. Si son œil est subtil et fin, si son esprit est indépendant, il devient à lui-même son critique. Qui donc jugera mieux l’œuvre que l’ouvrier ? Au reste, cet entourage de toiles ou de statues peuplant l’atelier du maître qui les a produites, est un enseignement pour le visiteur. Elles complètent l’homme. Elles attestent son activité. Elles portent témoignage de son génie.

Cependant, on peut mieux faire encore. J’en appelle aux amis de Gigoux. L’art, comme les lettres, a ses classiques. La peinture a ses dieux. Ce sont eux que l’on doit mettre à proximité de l’œil et de la main, si vraiment on est soi-même épris du divin. L’homme de pensée qui aspire à être créateur ne veut voir dans les choses créées que celles qui se rapprochent de l’infini. La nature ne se révèle complètement à nous que quand nous l’observons des sommets. Seuls, les grands maîtres murmurent à l’âme du peintre l’éternel Excelsior.

Toutes ces toiles disposées sur les murs de la maison de Gigoux y sont en leur lieu. Ce sont comme les titres des ancêtres soigneusement recueillis par un descendant. La vue constante de ces pages n’a point lassé l’artiste ; elle ne l’a pas davantage découragé. Combien de peintres de nos jours vivent dans cette atmosphère ? Combien qui, ne pouvant acquérir des tableaux, savent jouir du trésor commun qui est au Louvre ? Combien parmi les favorisés de la fortune se sont fait une galerie ? Ils ne sont pas nombreux. On cite M. Bonnat. N’était-il pas au premier rang des amis de Gigoux ?

C’est donc une haute faveur de se trouver inopinément dans la maison d’un artiste, toute remplie d’œuvres de grand style, à l’aspect durable, parmi des toiles éclatantes et souveraines. L’œil et l’esprit se retrempent dans cette saine vision. Le cadre nous étant connu, parlons de l’homme.

Il était de taille moyenne. Les épaules bien dessinées disaient la forte constitution du Franc-Comtois. Tous ses cheveux, et à peine quelques-uns qui eussent blanchi. Un front haut et large, sans rides, extrêmement mobile, sur lequel, pendant le silence de l’artiste, sa pensée se trahissait au dehors. Le caractère général de la tête était sévère, mais l’œil, d’une grande douceur, tempérait ce que les lignes du visage avaient de contenu et de grave. Je n’ai rien dit des lèvres elles étaient abritées sous de fortes moustaches dont les extrémités retombaient de chaque côté de la bouche, qu’elles voilaient en partie. Les joues et le menton sans barbe rendaient encore les moustaches plus apparentes, et Gigoux rappelait aux moins attentifs le portrait du Gaulois tracé par César. Vous avez lu ces lignes où l’auteur des Commentaires dit que nos pères avaient coutume de porter des moustaches épaisses qui, ne permettant pas de voir leurs lèvres ; leur donnaient un air impassible, quel que fût le danger. David s’est souvenu de ce détail lorsqu’il a sculpté Dumnacus ; Aimé Millet ne l’a point oublié dans sa statue de Vercingétorix.

Le portrait de Gigoux serait inachevé si je ne le complétais par la silhouette d’un ami qui ne le quitta jamais jusqu’en 1889, M. Gaston Marquiset, élève du peintre et son commensal. Peintre et lithographe à ses heures, connaisseur en belles œuvres, charmant conteur, inépuisable en anecdotes, M. Marquiset était député de la Haute-Saône. Ses préférences le portaient à parler d’art, mais qu’un solliciteur se réclamât de son crédit, il n’avait garde d’oublier qu’il était un homme politique. Tout le monde a été son obligé : il n’était celui de personne.

À l’époque où, très jeune encore, Marquiset travaillait dans l’atelier de Gigoux, celui-ci fit de son élève un excellent portrait que Pradier proclamait digne de figurer au Luxembourg. Marquiset, très fier de posséder cette toile, voulait l’offrir à sa mère, et ce fut elle qui obtint le portrait. Gaston Marquiset est mort subitement au Champ-de-Mars pendant une visite qu’il faisait en compagnie de Gigoux à l’Exposition Universelle de 1889.

Mais, me voilà bien loin de ma première visite à la rue de Chateaubriand. J’ai dit l’accueil que j’y reçus. Je venais, on s’en souvient, interroger Gigoux sur David d’Angers. Sans préambule, le maître me raconta comment il avait tenté de décider David à travailler au tombeau de Napoléon ; il me révéla le complot désintéressé, concerté par lui et Cavé, en cette occasion, dans le but de trouver un prétexte pour faire décerner à David la croix d’officier de la Légion d’honneur. De même, j’emportai de cette entrevue le récit de la conversation de Gigoux avec Lamartine, au cours de laquelle le peintre avait pris publiquement la défense de David, chez le président du Gouvernement provisoire.

Au bout d’une heure d’entretien, nous étions amis.

Quelques semaines plus tard, je vins communiquer à l’artiste les pages de mon livre où se trouvaient résumées les notes qu’il m’avait fournies. La lecture se fit à table. C’était un dimanche, et je déjeûnais ce jour-là rue de Chateaubriand, avec un vaillant compatriote de Gigoux, le général Grenier.

Depuis lors, je me suis maintes fois assis à la table du peintre, ou sous le berceau de chèvrefeuille qui abrite sa terrasse, ou sur le divan de son atelier. Là, je me suis rencontré avec une société d’élite. MM. Français, Jules Breton, Bonnat, Tony Faivre, Maxime Lalanne, Matout, Henner, Louis-Noël, le général Lamy, Charles Blanc et d’autres encore aimaient à venir parler chez Gigoux de leur passé, rappelant avec complaisance des noms illustres, de hauts faits, de grandes œuvres. Et j’admirais la verve toujours digne, l’entrain, la finesse que le peintre savait mettre dans ses entretiens, selon qu’il provoquait la réplique d’un camarade d’atelier, d’un débutant, d’un nouveau venu. Car on rencontrait des débutants et des nouveaux venus à la rue de Chateaubriand, et le jugement de Mme Ancelot sur les salons de la Restauration n’a rien perdu de son à-propos, si on l’applique à la maison de Gigoux : « Un salon est une réunion intime, qui dure depuis plusieurs années, où l’on se connaît, où l’on se cherche, où l’on a quelques raisons d’être heureux de se rencontrer. Les personnes qui reçoivent servent de lien entre celles qui sont invitées. L’échange continuel d’idées fait connaître la valeur de chacun ; celui qui apporte plus d’agrément est le plus fêté, sans considération de rang ou de fortune, et l’on est apprécié, je dirais presque aimé, pour ce qu’on a de mérite réel ; le véritable roi de ces espèces de républiques, — c’est l’esprit. »

Aujourd’hui que les salons de Gérard, de Charles Nodier, du vicomte d’Arlincourt, de Mmes Lebrun et Récamier, de la duchesse d’Abrantès n’existent plus, nous avons une réelle gratitude au peintre qui rassemblait autour de lui les survivants d’une époque disparue, et les jeunes hommes avides de juste renommée,. Aussi, la maison de Gigoux était-elle populaire auprès de tout un groupe d’artistes et d’écrivains, qui aimaient à en franchir le seuil. Ainsi les pèlerins de Pompeï se donnent rendez-vous à la maison du Poète.

On devine que je ne me fis pas faute, en un pareil milieu, de recueillir les traits saillants des entretiens dont je fus témoin.

Un jour, quelqu’un rappela que Gigoux avait autrefois conseillé à Charles Blanc d’écrire sur ses contemporains. L’auteur de l’Histoire des Peintres avait goûté le conseil de son ami, et nous savons combien de pages achevées, pleines d’imprévu, de faits intimes qui sont autant de témoignages irrécusables, attirent vers ce livre de bonne foi, l’un des derniers que le critique ait écrits, les Artistes de mon temps.

M. Dumesnil s’y est-il pris autrement pour parler de Corot ? Il l’a suivi, surpris dans sa parole, son geste, sa vie privée, son tempérament d’artiste, et son livre est vivant.

J’avais donc, depuis plusieurs années, le projet de révéler au public les causeries d’artistes entendues chez Gigoux. Puis, les travaux commencés, la tâche de chaque jour me faisaient ajourner ce livre.

On diffère ; — la vie à différer se passe !

Mais, au printemps de 1882, l’artiste me proposa de faire mon portrait. J’acceptai et, pendant plusieurs matinées, je vécus de longues heures en tête à tête avec Gigoux.

Vers le même temps, j’ouvris fortuitement un volume de l’Artiste, publié en 1839, dans lequel se trouve une notice anonyme sur le peintre. Thoré est l’auteur de cette notice. Racontant les débuts difficiles de Gigoux, lorsqu’il vint à Paris en 1828, Thoré s’exprime ainsi « Une des puissances de Gigoux, c’est de réunir des hommes autour de lui. Même pendant cette période de douleurs et d’enfantement, Gigoux était déjà un centre. Il avait des amis qu’il soutenait et qu’il dirigeait, lui qui n’était encore qu’un apprenti. Depuis, il a formé de nombreux disciples. »

Cet éloge inattendu fut une révélation pour moi. Ainsi, me disais-je, ce groupe d’amis qui forme chaque semaine autour de Gigoux un salon d’artistes, d’écrivains, d’amateurs, ce groupe dure depuis un demi-siècle ; seulement, autrefois, c’étaient Sigalon, Nodier, Delacroix, Gérard, Flandrin, qui s’assemblaient à cette place. Les invités ne sont pas les mêmes, mais l’homme qui a été le lien de cette famille continuée, cet homme survit, il est là devant moi, couvrant sa toile d’une main ferme, rompue aux touches délicates ou puissantes. Que de souvenirs il pourrait évoquer ! Que d’artistes de valeur dont il peut parachever le portrait en y ajoutant un mot, un détail, une anecdote, pris sur le vif.

— Cher Maître, lui dis-je pendant une séance de pose, vous devriez écrire vos Mémoires.

Un large éclat de rire fut la réponse du peintre.

— Mes Mémoires, à quoi bon ? Ceux des autres, — non pas de tous, mais de quelques-uns, — passe encore. Quant à mon histoire, elle n’intéresse personne.

— Permettez, cher Maître ; vous avez connu ceux que vous appelez « les autres » ; vous avez été leur camarade, leur ami, leur guide peut-être.

— Ah certes, je les ai bien connus et j’en sais long sur le plus grand nombre.

— Bravo ! c’est ce récit que je vous demande de reprendre avec moi, non plus au hasard d’une causerie improvisée et cent fois rompue, mais avec méthode, avec suite, en vous plaçant en face de chacun, et en traçant de lui un croquis, si vous n’allez jusqu’au portrait en pied.

— Ah ! me répondit Gigoux, demi-persuadé, dans cet ordre d’idées il y aurait beaucoup à faire.

— Je m’en doute bien, lui dis-je, car un bon nombre de vos contemporains sont des hommes de six coudées.

— Oui, répondit le peintre, mais nous ne pourrions parler que des morts. Il est vrai que bien peu vivent aujourd’hui.

— Rappelez-vous ? cher Maître, ces paroles émues que prononçait Alexandre Dumas en face de la tombe de Paul Huet : « Mil huit cent trente ! Quelle époque ! que de sève ! quel jaillissement d’art et de poésie ! et comme tout un monde de peintres, — je ne parle pas des poètes, des romanciers, des historiens, — s’élançait à la recherche du beau !

« Comptons-les tous : Boulanger, mort ; Tony Johannot, mort ; Alfred Johannot, mort ; Decamps, mort ; Marilhat, mort ; Rousseau, mort ; Raffet, mort ; Eugène Devéria, mort ; Achille Devéria, mort ; Sigalon, mort ; Delaroche, mort ; Flandrin, mort ; Delacroix, mort ; Bonington, mort ; Géricault, mort ; Troyon, mort ; Flers, mort ; Grandville, mort ; Bellanger, mort ; Clément Boulanger, mort ; Papety, mort, et aujourd’hui, — qui sait combien j’en oublie ? Paul Huet, mort.

« Qui reste vivant ? Giraud, Muller, Isabey, Gudin, Cabat, Robert-Fleury, Gigoux. »

Voilà ce que disait l’un des vôtres en 1869 et sa glorieuse revue des morts célèbres n’était pas complète ; il eût dû nommer : Charlet, Horace Vernet, De La Berge, Granet ; aujourd’hui Gudin et Giraud sont morts. Corot, Diaz, Courbet, Couder les ont suivis ; parmi les sculpteurs, Barye, Pradier, David, le comte d’Orsay, Antonin Moine sont disparus ; les lettres ont perdu Gautier, Jules Janin, Francis Wey, Charles Blanc, Dumas, Paul de Saint-Victor,Longpérier et bien d’autres encore que vous avez connus, appréciés, peut-être aimés.

Voilà les héros du livre que je voudrais écrire sous votre dictée, voilà les personnages du drame que vous seul pouvez expliquer, comme dans les pièces d’Eschyle ou de Sophocle, le chœur interprète l’action.

— Soit, me répondit Gigoux, nous essaierons. Le sujet vaut la peine qu’on y réfléchisse. Et, sans se douter peut-être qu’il se rendait à ma demande, pendant le reste de la séance le peintre ne cessa de m’entretenir de Delacroix.

— Merci, lui dis-je, quand nous descendîmes pour déjeuner, vous venez de me dicter un chapitre de mon livre Les Maîtres de 1830 racontés par l’un d’eux.

— Le titre serait ambitieux, dit le peintre, en fixant sur moi son superbe regard.

— D’accord. Nous en trouverons un autre dans la soirée.

Gigoux était un homme de travail. Il ne s’accordait de repos que le dimanche. Pendant toute la semaine, il vivait dans son atelier. Dès huit heures du matin, le peintre était à son chevalet ; il ne s’interrompait qu’à onze heures. On déjeunait. A une heure, on remontait ; et, si l’artiste faisait un portrait, son modèle, entré en séance à huit heures et qu’il avait retenu à déjeuner, reprenait sa place sur le siège élevé de l’atelier. A trois heures, le peintre, présumant que le modèle pourrait être fatigué, lui rendait sa liberté, mais lui ne cessait pas pour cela de travailler. Il se remettait alors à quelque figure nue, d’enfant ou de jeune fille, la nature étant le livre de toute révélation pour les vrais artistes. C’est ainsi que je l’ai vu mener de front, pendant l’été de 1882, un portrait, une figure’ d’Isimaël et une Source aux lignes horizontales et sinueuses, telles que peut les décrire, dans son cours apaisé, quelque ruisseau familier des campagnes du Doubs, fréquenté par Gigoux aux jours lointains de son enfance robuste et vagabonde.

Les heures passées dans l’atelier du maître ont été pour moi d’un charme inexprimable. Nos entretiens ne tarissaient pas. Jamais, cependant, l’artiste ne se laissa distraire par la parole de l’interlocuteur. On peut dire de lui, quand il était à l’œuvre, ce qu’Edgard Poë a dit du peintre qu’il met en scène dans son histoire étrange, le Portrait ovale « Passionné, studieux, austère, il a trouvé une épouse dans son Art. »

Mais l’art est la manifestation du beau. Et qu’est-ce que le beau ? La splendeur du vrai. L’artiste est donc inondé de vérités splendides, de joies élevées et intenses qui donnent à tout son être de vivre dans les sphères supérieures. Ce sont ces joies qui suspendent pour l’homme d’intelligence, le cours normal des années, ce sont elles qui lui font goûter le bonheur de vivre et qui donnent à son âme je ne sais quel reflet de cette jeunesse éternelle qui est l’attribut de Dieu.

Ces réflexions naissaient d’elles-mêmes chez ceux qui entendaient Gigoux parler de la vie, cette coupe dont le vin n’a jamais rien perdu de sa force entre ses mains. « La vie est si belle pour qui sait l’employer, disait-il un jour devant nous, qu’il faut plaindre ceux qui ne jouissent pas d’un pareil trésor dans l’honneur et le travail. Quoi de comparable à la nature qui se déroule sous nos yeux ? » Longus, également épris de la nature, avait dit dans sa langue dorée : « Jamais ne fut rien ni ne sera qui se puisse tenir d’aimer, tant qu’il y aura beauté au monde et que les yeux regarderont. »

Au cours des nombreuses visites que je fis à l’artiste pendant le mois de juillet, il me confia ses riches portefeuilles d’autographes. Les soirs de pluie, - et ils furent nombreux, - il se mit à dicter ses souvenirs. Le mois suivant, il revit la Franche-Comté. De retour à Paris, il reprit son récit interrompu, empruntant tour à tour la plume de M. Marquiset, ou de quelque visiteur, et pendant plusieurs semaines, le samedi soir, je fus chercher ma « copie » comme un chroniqueur en disette. Rentré chez moi, je rédigeais. Mais, on le devine, mon premier soin était de contrôler ce qu’avait dicté le peintre. Tel fait qu’il supposait dater de 1840 devait être reporté à 1825. Les Salons, dans sa mémoire, se succédaient d’après une chronologie confuse... L’artiste n’était pas l’homme du livre. Il me recommanda de ne suivre aucun plan, de prendre ses souvenirs tels qu’ils se présentaient à son esprit. On ne fait rien sans méthode. Je ne tins pas compte des, injonctions de mon modèle, et m’aidant de ses notes, des écrits du temps, des souvenirs laissés par ses contemporains, je composai mon travail sans nul souci de la suite que lui-même avait donnée à ses anecdotes. Mon indépendance lui déplut, et pour ne pas attrister cet homme excellent, je résolus de ne rien publier sur Gigoux de son vivant.

Rentré en possession de ses notes que je m’empressai de lui rendre, l’artiste n’abandonna pas son idée. Un petit volume parut sous son nom en 1885. Les anachronismes, les puérilités, des erreurs de tout genre ont échappé à la plume sans expérience qui s’est prêtée à cette publication. Des lettres d’artistes possédées par Gigoux et dont j’avais pris copie sous ses yeux, nulle trace dans le volume dont je parle. Aujourd’hui que Gigoux n’est plus, je me plais à lui rendre hommage en usant de ses propres richesses. L’ouvrage que je projetais il y a douze ans de lui dédier en racontant sa vie et celle de ses amis, serait trop étendu pour prendre place dans un recueil périodique, mais j’en détache volontiers les meilleures pages, afin de venir en aide aux biographes qui plus tard voudront parler de Jean Gigoux. Aussi bien, - c’est une jus-tice à lui rendre, - il a peu parlé de ses propres œuvres ou de lui-même dans ses Causeries parues en 1885. Notre réserve ne doit pas être aussi complète. Il est bon que notre génération connaisse les faits saillants d’une noble existence d’artiste ; il est curieux de suivre depuis sa jeunesse ce studieux, ce. vaillant qui tenait le pinceau hier encore à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Les pages qui vont suivre seront donc à la fois le complément et la rectification des feuilles sans lien, sans suite, mises au jour par le peintre il y a dix ans. Il n’a pas voulu suivre le précepte : « Connais-toi toi- même. » Nous essayerons de le suppléer dans l’autobiographie qu’il était incapable d’écrire ou de dicter sans que son texte eût à subir de profondes retouches.


Jean Gigoux est né le 6 janvier 1806, à Besançon, dans l’atelier d’un maréchal-ferrant[1]. L’enfant grandit. Lorsqu’il put marcher et vivre dans la rue, avant qu’il eût atteint sa huitième année, il fut victime d’un grave accident. Surpris entre une muraille et une lourde charrette qui était en marche, la roue l’atteignit à la jambe et le blessa cruellement. L’enfant dut garder le lit, mais la blessure empira et le médecin prit conseil, ne sachant s’il. ne devait pas amputer le membre malade.

Ce fut alors que la mère de Gigoux, comprenant tout ce qu’il y aurait d’irrémédiable et d’éternellement douloureux pour son fils dans la mutilation que l’on méditait, résolut de le sauver elle-même. Dès cet instant elle fut à la fois le médecin et la garde-malade de l’enfant. Ce fut elle qui inventa les remèdes, qui les prépara, et, voulant en surveiller l’effet, elle ne quittait plus le chevet du petit blessé. Quand la douleur écartait le sommeil des paupières du malade, la mère triomphait de la douleur par quelque chanson naïve et monotone que les femmes ont l’art de murmurer aux oreilles d’enfants. Telle, cette paysanne finlandaise dont parle Xavier Marmier, - un Comtois lui aussi, - qui endormait son nouveau-né dans son berceau d’écorce de bouleau en chantant à demi-voix :


Dors, petit oiseau de la prairie ; dors doucement, joli petit rouge-gorge.

Dieu t’éveillera quand il en sera temps....

Le sommeil est à la porte et dit : « N’y a-t -il pas ici un doux enfant qui voudrait dormir ?

« Un petit enfant enveloppé dans ses langes, un bel enfant qui repose dans sa couverture de laine ? »

Dors, petit oiseau de la prairie ; dors doucement, joli petit rouge-gorge.


Quelle est la ballade franc-comtoise que la mère de Gigoux chantait de préférence ? Il n’importe. Ses chants, ses soins, ses caresses, son amour guérirent l’enfant au bout de quelques semaines.

Heureuse mère que son coeur a soudainement instruite des privations et des obstacles qui attendaient son fils s’il restait infirme ! Tout infirme est un vaincu. Une défaveur durable s’attache dans notre société moderne a quiconque est privé des avantages du corps. Si la fortune ou le nom ne fait contrepoids à cette défaveur, l’infirme est déchu du droit de commandement. Lorsque des sympathies vont à lui, elles lui viennent d’hommes supérieurs ou se jugeant tels. Un infirme est souvent un protégé, rarement on le tient pour un égal. Que l’on s’étonne après cela de surprendre parfois un fonds d’amertume dans l’âme de l’infirme ! Avec son bon sens populaire, la mère de Gigoux s’était pénétrée de cette vérité. Elle avait compris qu’un fils d’ouvrier, sans fortune et infirme, est irrévocablement condamné. Elle avait lu, la digne femme, non pas dans un livre, mais dans son cœur de mère ces curieuses paroles d’un contemporain : « Il faut admirer beaucoup les esprits qui s’agitent dans un corps malade ; je ne crois pas que ce soit un blasphême d’affirmer que la santé est une des conditions du génie. Ah ! que de soins, ah ! que de peines, ah ! quelle lutte acharnée et violente à qui veut surmonter l’obstacle : et si le corps est malade, il sera bien difficile d’accomplir ces travaux pleins d’insomnies. L’abîme que tu vois à ta droite, infortuné, tu vas le porter dans tes œuvres ! » Voilà ce qu’avait deviné, avant que Jules Janin l’eût écrit, la mère de Gigoux. Aussi lorsque le peintre parlait de sa mère, pour laquelle il professa toujours la vénération la plus profonde, les expressions lui manquaient, et volontiers il citait le mot heureux de son compatriote Victor Hugo : « Ma mère... était ma mère ! »

A peine adolescent, le fils du forgeron se recueillit et décida qu’il serait peintre. Le voisinage d’une artiste qui a joui plus tard d’une assez grande réputation, Mlle de Fauveau, a certainement aidé Jean Gigoux à caresser son rêve avec plus d’ardeur. Comment s’y prit notre peintre ? Lui-même ne le savait plus, mais il avait obtenu d’être présenté à Mlle de Fauveau.


Je n’avais guère plus de treize ans, dit-il, quand eut lieu cette présentation. Jamais auparavant je n’avais approché personne s’occupant de peinture ou-de dessin. C’était l’époque où Walter Scott jouissait de sa grande vogue. Ses romans très lus, exaltaient nos jeunes têtes. Mlle de Fauveau était certainement la plus aimable personne de Besançon.


Si Mlle de Fauveau fut la première à parler des maîtres devant le jeune Gigoux, celui-ci avait déjà reçu quelques principes du dessin. Un professeur l’avait entretenu des lois de la peinture, et, naturellement, ce brave homme s’était empressé de mettre sous les yeux de son élève ses propres travaux. Or, il était miniaturiste. On devine ce que devaient être les panneaux hésitants et léchés de ce petit peintre qui n’a point laissé de nom : Gigoux, mis tout à coup en face d’une peinture désordonnée, hardie jusqu’à la crudité, avec des empâtements d’une exagération fantastique, eut la révélation de ce que peut l’artiste en face de sa toile. Cette licence d’un peintre inhabile faisait naître dans l’âme de Gigoux un vague sentiment de la force que porte en elle la liberté.

L’éducation littéraire de Gigoux se ressentit du peu de surveillance que ses parents étaient en mesure d’exercer sur lui. On le croyait en classe alors qu’il faisait l’école buissonnière. Mais il ne cessait d’user de ses crayons. Le De Viris n’avait point à ses yeux l’attrait d’un coin de ciel ou d’une scène de genre rapidement dessinée sur les bords pittoresques du Doubs ou du haut des remparts. Toutefois notre jeune homme avait fait choix d’autres livres. Sur ce point, je suis d’avis qu’il n’est’ pas bon de contrarier l’inclination d’un enfant. Si le livre de chevet de l’adolescent est un livre sérieux et digne, ne le fermez jamais. Quel que soit ce livre, il porte dans ses pages le secret de la vocation de l’enfant. C’est par une pente naturelle, irrésistible, c’est par une affinité de cœur ou de pensée que l’enfant va de lui-même au livre où il est question de ses pairs. Je connais tel historien qui, à l’âge de quinze ans, lisait sans se lasser jamais des encyclopédies biographiques. Des grands hommes de l’histoire, dans tous les ordres, il avait fait ses dieux. Les dieux de Gigoux ce furent les peintres et après les peintres ces héros taillés dans le granit pour l’immortalité par la plume incisive et sobre de Plutarque. Où ai-je pris ce détail ? Dans des pages écrites par Thoré, un ami de jeunesse de Gigoux.


La vocation du jeune artiste, écrit Thoré, l’entraînait en dépit de tout obstacle vers le dessin et il faisait parfois de petits portraits au crayon pour ses amis. Un jour, on lui donna, en reconnaissance, la Vie des hommes illustres de Plutarque, et la Vie des Peintre allemands, flamands et hollandais de Descamps. Voilà Gigoux qui se met à lire, jour et nuit, ces drames si simples, où la volonté et l’intelligence de l’homme triomphent de la nature et de la société ; le voilà qui s’émerveille de ces luttes et de cette gloire et souvent des lueurs d’espérance passaient dans son cerveau : il entendait des voix mystérieuses qui lui soufflaient à l’oreille que, lui aussi, il était destiné à créer des œuvres vivaces et durables ; et dans ses instants de repos, il allait s’asseoir sous l’ombre de quelque bois solitaire, et il relisait l’histoire de ses peintres bien-aimés. Ses vagues pressentiments finirent par se changer en une volonté énergique qui enfanta son avenir.


En 1823, Gigoux remportait le premier prix de « Paysage d’après la gravure » à l’école gratuite de dessin de Besançon. Ce succès n’était pas de nature à flatter l’amour-propre du père de Gigoux. Le maréchal-ferrant commençait à trouver que son fils perdait beaucoup de temps à peindre. En homme pratique qu’il était, il avait son but : c’était de faire de son garçon un médecin-vétérinaire. Mais quelque habileté que mît le père à contrarier la vocation de son fils, celui-ci ayant reçu quelques commandes de tableaux d’églises, notamment pour la paroisse de Nods[2], dans l’arrondissement de Baume-les-Dames, le produit de ces premiers travaux lui permit de se soustraire à l’influence paternelle en s’échappant de sa ville natale. Il vint à Paris comme tant d’autres, riche d’espérance et de volonté. Ceci se passait au début de l’année 1828. Gigoux entrait à l’École des Beaux-Arts le 2 avril suivant.

Le premier gîte occupé par Gigoux fut une chambrette au n° 5 de la rue de l’Est. Mais il ne fit que passer dans cette maison et il alla planter sa tente dans la rue de Bondy. À des époques diverses, Frédérick Lemaître, Joséphine de Beauharnais, Mlle Laguerre, de l’Opéra, Paul de Kock ont habité la rue de Bondy. Gigoux choisit sa demeure au n° 70, tout près de l’hôtel des Rosambo, où le baron Taylor devait fonder un jour ses nombreuses sociétés de secours en faveur des artistes de tout ordre. Les premiers travaux de Gigoux dans cette demeure furent quelques lithographies. Puis il entreprit une grande Tête d’étude. Sa planche fut éditée, ainsi que plusieurs autres qu’il exécuta vers le même temps ; puis le dessinateur prit ses pinceaux. C’est de cette époque que datent les relations de Gigoux avec Sigalon, Delacroix, Delaroche, Antonin Moine, Barye, de Vigny, dont il devait faire plus tard les portraits pour l’Artiste, N’oublions pas que déjà Sigalon avait exposé son Athalie au Salon de 1827, Delacroix, le Christ au jardin des Oliviers et Marino Faliero, Barye, plusieurs bustes, tandis que notre artiste ne devait débuter qu’en 1831. Cela ne l’empêcha pas de se lier avec les hommes d’avenir dès son arrivée à Paris. Decamps, Théophile Gautier, David d’Angers devinrent presque à la même date des amis pour Gigoux. Laissons-le parler de quelques-uns.

Decamps travaillait sans relâche, et Delacroix ne se lassait pas d’admirer la force de volonté de cet habile peintre. Cette admiration pour Decamps était d’ailleurs partagée par un autre vaillant homme, mais qu’il ne serait pas juste de placer au même plan que Delacroix. C’est à Sigalon que je fais allusion.

Le nom de Xavier Sigalon a eu un grand retentissement vers 1830. Beaucoup d’hommes dont les noms ont survécu se groupaient volontiers autour de lui. C’était un novateur hardi. Son audace lui avait fait un entourage. Le jeune maître avait sa cour dont le siège : était le Cheval Blanc, sorte de cabaret situé au-delà de la Porte-Saint-Denis, au n° 56 du faubourg. C’est là que régnait Sigalon. Ses opinions, ses jugements faisaient loi pour ses auditeurs. L’irascible méridional n’admettait pas qu’on osât le contredire. Les commentaires, les observations n’étaient guère tolérés par cet esprit plein de rudesse, sans éducation, fait pour la dictature.

Quelque distance que le talent et l’éducation aient laissée entre Delacroix et lui, la personnalité de Sigalon est de celles dont il faut cependant tenir compte et je me plais à dire ce que je sais de ce brave homme. Il était parfois tout d’une pièce. On l’eût pris pour un descendant des hommes d’autrefois. Il était capable de tous les sacrifices, de toutes les énergies lorsque sa passion maîtresse, c’est-à-dire son art était en jeu. Il avait un ressort d’acier dans la volonté. Rien ne le pouvait dompter avant qu’il eût atteint son but.

La Locuste qui avait remporté la victoire contre les classiques (avec moins d’éclat toutefois que le Naufrage de la Méduse), l'Athalie que l’on conserve au Musée de Nantes, la Vision de saint Jérôme qui est au Louvre ont été peints par Sigalon dans le grenier qui lui servait d’atelier. Je ne vous dis rien de sa chambre à coucher : ce devait être quelque soupente des environs.

La Vision de saint Jérôme dont nous parlons est la première commande que lui ait faite la Liste civile. Il avait fallu que Sigalon exposât la Jeune Courtisane et Locuste avant d’attirer sur lui les faveurs du pouvoir. Ces faveurs, du reste, ne lui firent pas de jaloux. La commande du Saint Jérôme fut de quatre mille francs. On connaît la composition. Le saint, couché sur la roche, se réveille au bruit terrifiant des trompettes du Jugement dernier. Cette toile tient son rang parmi les chefs-d’œuvre de notre école dans les galeries nationales du Louvre.

Sigalon n’avait pas le travail facile. Quelque longues que fussent les journées, il ne quittait la brosse qu’à la nuit. Des amis le venaient-ils voir, il descendait de son échelle, s’éloignait de trois pas, clignait de l’oeil en regardant son tableau et répondait machinalement aux propos de son interlocuteur. Il était manifeste que les visites n’interrompaient pas le travail de sa pensée. Tout en écoutant parler autour de lui, le peintre cherchait l’expression juste qu’il donnerait à la tête d’Athalie au torse de Saint Jérôme. C’est ainsi qu’un jour, en face de ce dernier tableau, nous le vîmes se répéter à lui-même : « Ce n’est pas cela... ce n’est pas cela... mon torse n’est pas assez apostolique. ».

Aucune hardiesse de langage n’effrayait Sigalon. Il poussait sur ce point l’audace jusqu’à la grossièreté. Ayant conscience de sa force, il manquait de cette adresse délicate qui permet à l’homme de valeur de se préparer la place qui lui est due lorsqu’on oublie de la lui offrir.

Decaisne, un peintre officiel de ce temps-là, très en cour, fort aimable homme, vint un jour chez Sigalon, peu après le Salon de 1827. L’Athalie n’avait pas été un succès auprès du public. La montre de Sigalon avançait. Mais les artistes, les gens de pensée, les indépendants de la presse avaient dédommagé par leurs éloges enthousiastesle peintre d’Athalie de la froideur dédaigneuse des ignorants. Decaisne crut pouvoir aborder ce sujet brûlant. C’était une faute. Il n’eut pas plutôt exprimé à Sigalon, dans les termes les plus mesurés, combien il était personnellement affligé de la chute de l’Athalie, que le peintre intraitable se retourna et toisant son interlocuteur d’un regard hautain dans lequel perçait sa colère, il s’écria d’une voix formidable en accentuant chaque syllabe : « Oui, j’ai fait une chute, mais une chute de géant. »


A l’époque où nous ramène Gigoux par ses souvenirs, l’école anglaise avait vu disparaître Bonington. Quel aquarelliste et quel peintre ! C’est à propos de Bonington que Delacroix a écrit dans une lettre à Bürger, - que nous appelons Thoré - « J’ai beaucoup connu Bonington et je l’aimais beaucoup. Nous l’aimions tous. Je lui disais quelquefois : « Vous êtes roi dans votre domaine et Raphaël n’eût pas fait ce que vous faites. Ne vous inquiétez pas des qualités des autres ni des proportions de leurs tableaux puisque les vôtres sont des chefs-d’oeuvre. » Ainsi parle Delacroix dans sa droiture, dans son admiration pour un peintre contemporain de ses belles années. C’est du même peintre que Thoré doit écrire plus tard : « Bonington est une sorte de sylphe léger qui montre la nature en l’effleurant. » Gigoux ne l’a pas connu, Bonington étant mort le 23 septembre 1828 avant d’avoir accompli sa vingt-septième année. Mais le souvenir du jeune maître était vivace lorsque notre artiste fit ses débuts à Paris.

C’est, je crois, à l’un de nos derniers Salons, sur les divans du palais des Champs-Élysées, que Gigoux fut amené à nous dire quelques mots de Bonington.


Étrange métamorphose, dit-il, que les Salons d’aujourd’hui, si on les compare aux Salons de 1828, de 1831 et des quinze années qui suivirent. Aujourd’hui, plus d’oeuvre conquérante, plus d’hommes de la taille d’Ingres, de Delacroix, de Vernet, de David et de Pradier, qui s’emparaient d’un seul coup de leurs lettres de maîtrise. Mais le public, la foule trouve le Salon bien plus attrayant. Les peintres se sont rapprochés d’elle. Ils placent sous ses yeux, à la portée de son goût, de son esprit, des œuvres agréables. Elles sont nombreuses. La plupart sont de bonne facture. Aussi la foule se presse au Salon. Elle regarde, sans trop songer à ce qu’elle voit ; mais le jeune peintre de nos jours a pris soin de prévoir cette nonchalance de l’esprit chez le visiteur. Lui-même s’est abstenu de penser. Aussi, comme la foule et lui tombent promptement d’accord !

Certes, les jeunes gens de ce temps ne ressemblent guère aux rapins d’il y a cinquante ans. Ils n’en cherchent pas si long que nous. A quoi bon ? Le public paie leurs toiles telles qu’ils les produisent. La plupart d’entre eux atteignent à l’aisance. Il en est qui vont jusqu’au luxe. Jadis nous n’avons pas connu tant d’opulence. Le commerce des tableaux qui se fait aujourd’hui jusqu’en Australie était centralisé à Paris. Paris était le producteur et l’acheteur. On n’eût pas trouvé vingt francs dans toute la France, en dehors de Paris, d’un excellent tableau. Aussi Bonington, qui est un maître de premier ordre, n’a guère vendu ses meilleures aquarelles ou ses tableaux que cent et cent cinquante francs. Je ne sais si ses plus belles choses ont atteint trois cents francs.

Bonington suivit l’atelier de Gros, au palais de l’Institut. Mais, soit que le jeune artiste comme l’a dit un de ses biographes, cédât souvent à la tentation de franchir le pont des Arts et de vivre au Louvre plus longuement qu’à l’atelier, soit que Gros inoccupé se désintéressât trop complètement des élèves qui se réclamaient de son patronage, il arriva que le maître ne connaissait ni le nom, ni les traits de Bonington. Entrant un jour à l’atelier : « Vous ne vous occupez pas assez de la couleur, dit Gros à ses élèves. Messieurs, tout l’art du peintre est dans la couleur et le dessin. Le dessin, c’est l’ossature ; la couleur, c’est la poésie, le charme, la lumière, la vie. Il n’y a pas d’œuvre durable sans la vie. Au cours de mes promenades à travers Paris, je rencontre aux vitrines des marchands des aquarelles et des tableaux ruisselants de lumière. Allez voir cela, étudiez cela, étudiez cela, Messieurs. C’est superbe. Ces œuvres sont signées Bodington, Bonington, je ne sais au juste ; mais, quel qu’il soit, ce peintre est un maître ! »

On raconte que Bonington, présent à l’atelier pendant que Gros parlait ainsi, baissait la tête et ne soufflait mot, perdu au milieu de ses camarades.

Cette anecdote avait cours dans ma jeunesse. Je l’ai entendu rappeler maintes fois par les élèves de Gros. Bonington est, en effet, l’homme de France et d’Angleterre qui a le mieux compris le jeu de la couleur et de la lumière. Que de chefs-d’œuvre n'eût-il pas produits s’il lui avait été donné de fournir une vie d’homme ! La nature avait tout fait pour lui.

Nous croyons utile de rapprocher de ce trait quelques paroles de Gigoux sur le peintre Valenciennes. Bonington et Valenciennes sont morts à moins de dix ans d’intervalle. Leur souvenir n’était pas effacé dans l’école en 1830, mais combien différente fut leur nature ! Valenciennes était de la famille de Vien, tandis que Bonington était de la race des maîtres. On le voit, ce n’est pas le même sang.


Valenciennes, — c’est Gigoux qui parle, — date de la fin du dernier siècle. Il a peint la nature telle qu’elle devrait être. Ne riez pas, je suis sérieux en m’exprimant ainsi. Homme de réaction à la suite de Louis David, il avait assez de talent pour faire mieux qu’il n’a fait. Mais il commença par suivre la mode, puis sans trop sans douter, ce fut lui qui donna le ton. A l’époque de mes débuts à Paris on allait voir au Luxembourg le tableau de Valenciennes, Cicéron, questeur en Sicile, découvre le tombeau d’Archimède. La toile est au Louvre. C’est le morceau de réception du peintre. Il date de 1787. Il y avait encore en 1830 des gens graves qui, de bonne foi, saluaient en Valenciennes le plus illustre représentant de notre école pour le paysage. C’était le cas de dire que ceux qui parlaient ainsi n’avaient rien oublié ni rien appris. Pendant ce temps, une révolution s’opérait parmi les peintres.

Je possède dans ma collection un grand et magnifique dessin de Valenciennes, dont le sujet, s’il était exécuté sur toile, servirait de pendant à la Découverte du tombeau d’Archimède. C’est une œuvre de valeur, très achevée, à l’estompe et au crayon. En ce temps-là c’était le règne de l’estompe. Conté venait d’inventer son crayon. Il n’y avait pas jusqu’aux miniatures qui ne se fissent à l’estompe. Les dessins de Prud’hon témoignent de l’habileté à laquelle on était parvenu dans le maniement de l’estompe et du crayon Conté. Decamps en usa beaucoup, puis la mine de plomb prévalut et ses croquis d’après nature furent presque tous exécutés à la mine de plomb.

J’ai nommé Prud’hon. Lui aussi venait de disparaître à l’époque dont je parle. Mais Prud’hon n’était pas absent de notre milieu. La place qu’il y avait occupée était trop grande pour que sa mémoire s’effaçât de sitôt. Cependant, contemporain de David, il n’avait pas comme lui laissé toute une phalange de disciples. Prud’hon n’a pas d’élève parce que-le don de poésie ne peut se transmettre, et Prud’hon est poète autant que peintre. Ses personnages aériens, fuyant dans l’éther, noyés dans une vapeur légère et lumineuse, sont bien plutôt entrevus que dessinés. On dirait des êtres de fiction, traversant le ciel de notre pensée pendant que les dernières notes d’un hymne d’amour expirent sur le clavier.

Comme tous les poètes, Prud’hon parlait peu. Il aimait le recueillement. Le mot arrivait malaisement à ses lèvres, mais l’image, plus vivante que le mot, naissait d’elle-même au bout de son crayon. Il n’était pas avare de ses dessins. Quelques traits lui suffisaient pour traduire son rêve sur le papier. Et ce qui autorise pleinement le titre de poète que je me plais à donner à cet esprit délicat, toujours effleuré par le vent de la douleur, c’est que le rêve chez lui précédait tout travail de la main. D’autres cherchent leur pensée dans des coups de crayon jetés au hasard, comme un musicien jette des notes sans suite avant de saisir la mélodie qu’il voudrait fixer. Chez Prud’hon, rien de semblable. Son esprit fertile et douloureux, car son œuvre confine par tous les points à l’élégie, son esprit fertile et douloureux était plein de visions auxquelles il donnait à chaque heure, je n’ose dire un corps, mais une forme impalpable, radieuse et jeune.

François Devosge, directeur de l’école de Dijon avait été le maître de Prud’hon. Devosge est l’émule de Vien[3]. Tous deux sont des précurseurs du retour de la peinture française vers l’antiquité. Quelle réputation n’a-t-on pas faite à Vien pour avoir été le maître de David et un rénovateur de notre art national ! Devosge est supérieur à Vien. Il avait pour lui le savoir, l’habileté, le talent. Devosge était un homme du monde accompli : c’était une intelligence, mais le théâtre sur lequel il dut vivre fut des plus humbles. Le cercle étroit de la vie provinciale l’a empêché de rayonner. Dijon peut être fier de Devosge, car c’est Dijon qui lui a volé sa gloire. Vien put vivre à Paris. Le secret de sa renommée, peut-être aussi, dans une faible mesure, l’accroissement de sa science pittoresque, doivent être imputés à Paris.

Aussi Vien eut David pour disciple et Devosge a Prud’hon.

Si Prud’hon eût été le contemporain de Michel-Ange à Florence, il aurait sa place auprès d’Andrea del Sarto. Si François Boucher, au lieu de naître en France au XVIIIe siècle, était un homme de la Renaissance italienne, peut-être faudrait-il chercher ses œuvres parmi celles que nous a laissées Raphaël. Boucher, tout aussi bien que Prud’hon, était doué.


Je complétai les souvenirs de Gigoux en lui rappelant que Joshua Reynolds, il y a cent ans, parla de Boucher devant l’Académie royale de Londres. Il raconta qu’il s’était un jour présenté chez Boucher. Le peintre français travaillait, sans modèle d’aucune sorte, à une grande composition, et il avoua naïvement à Reynolds que l’étude de la nature ne lui semblait pas utile depuis qu’il était parvenu à l’âge d’homme. Reynolds se moqua finement de Boucher au sujet de cette confidence. C’était son droit. Mais les défauts de Boucher comme ceux de Prud’hon tiennent à des causes secondaires. Ces maîtres avaient en eux l’étincelle, et je doute vraiment que Joshua Reynolds, malgré son talent plein d’éclat, mérite jamais que l’on dise sur lui ce que Gigoux se plaisait à dire sur Boucher et Prud’hon : ces deux hommes jouiraient de toute renommée s’ils avaient appartenu à l’école toscane au XVIe siècle.

À mainte reprise, dans ses entretiens, Gigoux est revenu sur Bonington et Prud’hon. Prud’hon, le poète du crayon que David appelait « Watteau », que d’autres avaient surnommé le « Corrège français », était l’objet d’une admiration profonde de la part de notre peintre. Ce n’est pas que Gigoux ait été en aucune façon l’imitateur du procédé de Prud’hon. Il ne se passait guère de jours que Gigoux ne travaillât devant la nature. Mais est-il sage de condamner les chefs-d’œuvre, quelle que soit la méthode qui les ait produits, quelques lacunes qu’on y relève ? Il nous semble que les lignes qui précèdent renferment un croquis très juste de Prud’hon. Il dessine et il peint sans regarder. Son modèle est en lui-même. C’est un acte d’intelligence, c’est une lecture intérieure, — intus legere, — qui est son génie. Ainsi font les poètes. Ainsi Dante a chanté Béatrix et Francesca di Rimini Michel-Ange, Vittoria Colonna ; Pétrarque, Laure de Noves, muses disparues et toujours visibles, voix éteintes et puissantes parce que l’âme des poètes ne sait pas guérir et garde avec orgueil les glorieuses cicatrices d’un amour idéal.

S’il convient de dire de Prud’hon c’est un poète, Bonington veut qu’on l’appelle le peintre. Il eut comme Prud’hon sa passion maîtresse. Il vécut d’un amour élevé. L’art a rempli toute sa vie. Il est mort consumé. « Il travaillait trop, il étudiait toujours », a dit Thoré. C’est son art qui l’a tué à l’exemple de ces jeunes maîtres dont les noms sont synonymes de gloire et de deuil précoce, Lucas de Leyde, Paulus Potter et cent autres. Entre tous, Bonington meurt le plus jeune, comme si la maturité rapide du génie était inconciliable avec une existence prolongée, de peur que l’humanité ne se décourage en face de ces hommes supérieurs pour lesquels la caducité des choses d’ici-bas cesserait d’être. Soit. Ne plaignons pas cet adolescent plus grand qu’un homme. Mieux vaut redire sur lui les vers du poète ;


Meurs donc ! ta mort est douce et ta tâche est remplie.
Et puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer comme toi pour un amour divin


Mais si attachant que soit le souvenir de Bonington, les amis personnels de Gigoux ne nous permettent pas de nous attarder à l’évoquer. C’est Jules Janin qui nous appelle, Jules Janin dont Sainte-Beuve a dit « Il s’est fait un style qui, dans ses bons jours et quand le soleil rit, est vif, gracieux, enlevé, fait de rien, comme ces étoffes de gaze, transparentes et légères, que les anciens appelaient de l’air tissé, ou encore ce style prompt, piquant, pétillant, servi à la minute, fait l’effet d’un sorbet mousseux et frais, qu’on prendrait en été sous la treille. » Jules Janin habitait alors auprès de sa vieille tante morte à quatre-vingt-treize ans. Gigoux ne tarda pas à le connaître. Qui donc parmi les jeunes de ce temps-là pouvait passer près de Janin sans le voir ou sans l’entendre ? Personne.

Alfred et Tony Johannot, Eugène et Achille Devéria devinrent des camarades pour notre peintre pendant ces années brillantes qui avoisinent 1830 et auxquelles il serait permis d’appliquer le mot séduisant de Renaissance.

Le Salon de 1831 s’ouvrit le Ier mai au Musée royal. La dernière exposition datait de 1827. Est-ce pour dédommager les artistes vivants de la longue privation dont ils avaient souffert que le gouvernement s’abstint de limiter le nombre de leurs envois ? Quoi qu’il en soit, le Salon de 1831 compta plus de 3000 ouvrages alors que celui de 1827 n’en avait renfermé que 1800. Ce fut un événement. Hersent, peintre timide et correct, reçut à cette exposition le premier avertissement de la défaveur du public. Horace Vernet ne fut guère mieux accueilli. Ses batailles de Jemmapes et de Valmy, populaires avant 1830, alors qu’il était interdit au peintre de les sortir de son atelier, perdirent tout intérêt au Louvre. L’histoire est de tous les temps ; la politique n’a qu’un jour. On préférait, non sans justesse, à ces vastes toiles qui n’avaient ni la solidité ni le caractère des peintures militaires du baron Gros, la Vue du pont de Dunkerque, par Isabey, les portraits de Champmartin, les miniatures de Mme Lizinska de Mirbel.

Schnetz, Delacroix, Léopold Robert, Granet, de La Berge, Paul Huet et Sigalon qui avait exposé la Vision de saint Jérôme dont nous parlons plus haut, eurent aux yeux des artistes et de la critique les honneurs du Salon.

David, Pradier et Barye chez les sculpteurs dominaient sans conteste.

Gigoux glissa furtivement au Salon de 1831 quelques Portraits dessinés à la mine de plomb et diverses lithographies, pendant que son ami Antonin Moine envoyait au Musée royal ses premiers essais en sculpture. La Chute d’un Cavalier par Antonin Moine fut remarquée. C’était un bas-relief en plâtre, et malgré la différence des procédés, le nom de Géricault fut prononcé par plus d’un connaisseur devant le cheval modelé du jeune statuaire. On parla beaucoup de la composition charmante d’Antonin Moine, les Lutins en voyage, cavalcade fantastique de malins démons aux têtes fines et rieuses. On eût dit des Lutins du sculpteur qu’ils étaient les réprouvés du ciel idéal de Prud’hon. Moine, pour son début, avait en outre exposé deux cadres de médaillons que David d’Angers n’eût pas désavoués. « Deux têtes de femmes, écrivit à ce propos Gustave Planche, détachées du fond, ronde bosse, se colorent harmonieusement un grand médaillon de femme, vue de face, reproduit avec bonheur le type de la Giocunda de Léonard. Avant de le voir, je n’aurais pu croire qu’il fût possible de trouver dans la glaise ces yeux voilés et souriants, ces fossettes si jeunes et si enfantines, ce front pudique et timide, que M. Moine nous a donnés. Je ne sais pas si jamais la sculpture a lutté de plus près avec la peinture. Nous pouvons affirmer, au moins d’après deux exemples, que l’auteur a tout ce qu’il faut pour faire d’admirables bustes de femmes. Il possède tous les éléments nécessaires pour traduire fidèlement et sans pauvreté les moindres accidents qui se rencontrent dans une tête ; il entre à merveille dans l’esprit d’une physionomie ; or, le plus souvent la beauté d’une femme s’évanouit sous l’ébauchoir du sculpteur. Certes l’éloge est enviable. Bien peu d’artistes ont eu la joie d’entendre ainsi juger leur premier essai. Des débutants de la taille d’Antonin Moine pourraient être salués du titre d’hommes supérieurs. Hélas ! combien la gloire est chose vaine ! Le statuaire avant de pétrir l’argile avait tenu le pinceau. On se souvenait d’avoir applaudi à des paysages signés de lui, exposés au Musée Colbert. Inutiles acclamations.Antonin Moine vivait dans le dénuement. Les commandes qu’il recevait comme peintre, pastelliste ou sculpteur étaient rares. La lutte inégale dans laquelle il devait succomber dix-huit ans plus tard avait commencé pour lui. Ses amis s’étaient émus de ce duel lent et douloureux d’un vaillant homme aux prises avec les difficultés de la vie, et Gigoux, l’un des premiers, avait essayé de venir en aide à l’artiste. Chargé de la décoration d’un hôtel, Gigoux s’était généreusement désintéressé d’un plafond au profit de son ami malheureux. L’intention louable de Gigoux ne réussit pas pleinement. On en jugera par cette lettre inédite d’Antonin Moine.

Je ne sais, mon cher Gigoux, comment vous arranger cela. Votre tableau n’est pas fait, et cependant vous devriez l’avoir depuis longtemps. La bonne volonté que j’y ai mise n’a servi à rien de bon. J’ai tout gâté pour avoir voulu aller trop vite. Mon diable de Vase me fera perdre la tête. M. Brongniart m’assassine. Je néglige tout pour lui et encore il trouve que je n’avance pas assez. J’ai voulu travailler pour vous à la dérobée, mais j’ai vu trop tard que ce moyen ne m’est pas favorable. Enfin j’ai regret de l’avouer, il faut que j’abandonne ce travail que vous m’aviez si gracieusement proposé, et qui, dans toute autre circonstance, m’eût fait à coup sur le plus grand plaisir. Je suis surtout désolé de vous avoir fait attendre si longtemps pour rien. Excusez-moi, mon cher ami une autre fois je calculerai mieux les chances de réussite.

Le « diable de Vase » dont parle l’artiste était destiné à la manufacture de Sèvres que dirigeait alors le chimiste Alexandre Brongniart.

La lettre qu’on vient de lire et que nous avons empruntée à la collection de Gigoux, porte la date du 29 décembre 1831.

Victor Escousse habitait comme Gigoux au n° 70 de la rue de Bondy, lors de la catastrophe du 25 février 1832. On connaît l’histoire de l’infortuné. Il avait fait jouer avec éclat sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin un drame en trois actes, Faruck le Maure[4]. La première représentation eut lieu le 25 juin 1831. L’auteur n’avait pas dix-huit ans. À six mois de date, il donnait au Théâtre-Français une tragédie Pierre III, froidement accueillie par le public[5]. C’est alors qu’il s’associe Auguste Lebras, et en quelques semaines tous deux composent un drame, Raymond, qui est joué sans succès le 24 février 1832. Le lendemain, Escousse, désespéré, fait tenir ces lignes à Lebras : « Je t’attends à onze heures et demie, le rideau sera levé, je t’attends afin que nous précipitions le dénouement. » Lebras est exact au rendez-vous, et tous deux meurent asphyxiés dans la nuit.

Musset, qui méditait Rolla, au moment du double suicide de la rue de Bondy, ne s’était pas soustrait à l’impression générale causée par cette mort : On connaît les trois vers par lesquels se termine la fameuse apostrophe : « Dors-tu content, Voltaire ? » Ils renferment l’aveu terrible du scepticisme de l’époque :

Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste,
On n’est plus assez fou, pour se faire trappiste,
Mais on fait comme Escousse, on allume un réchaud.


Pour être mieux frappés que les vers bien connus consacrés par Béranger à Escousse et à Lebras, ceux de Musset sont aussi plus désespérés.

Après tout, qu’y a-t-il donc de si poignant dans cette mort coupable d’un jeune fou que sa destinée avait fait célèbre dès l’adolescence ? Combien luttent sans trêve pendant de longues années et savent ne pas fléchir ? Notre âge, qui n’a pas la grandeur des temps où nous rappelle la jeunesse de Gigoux, a cependant ses compensations. Nous aussi, nous avons récemment conduit le deuil de deux jeunes hommes ensevelis le même jour dans une mort commune. Mais quelle distance entre le trépas d’Escousse et de Lebras et la fin tragique mais glorieuse de Crocé Spinelli et de Sivel ! Quand on veut mourir, on se fait tuer. La science, l’art, la patrie ne font guère moins de victimes que les batailles. Bonington, la Malibran sont morts pour l’art ; Crocé Spinelli et Sivel pour la science ; Flatters et Crevaux pour la patrie. Ceux-là n’ont pas répudié l’idéal ; ils ont vu par delà nos réalités terrestres, froides, mesquines, décevantes, et ils sont allés vers un but radieux, guidés par leur rêve comme autrefois les Mages par l’étoile d’Orient, et la brève apparition de, ces enthousiastes dans nos rangs, de ces hommes dont l’âme, l’intelligence, l’activité habitaient les sphères supérieures, εν Θεοσ, en Dieu, pendant que leurs corps étaient près de nous, le rapide séjour de ces hommes d’élite sur notre terre est un exemple.

Au cours de l’année 1832, Gigoux transporta ses pénates rue Saint-André-des-Arts. C’est là qu’il devait peindre, sur une toile de quatorze pieds, les Derniers moments de Léonard de Vinci. Ce changement de domicile fit naître chez le peintre un amour du luxe qu’il est de notre devoir de révéler. Gigoux, le croirait-on ? à peine installé dans sa mansarde de la rue Saint-André-des-Arts, fit l’acquisition d’une courte-pointe de calicot ! Indice inquiétant pour la bourse de notre artiste. Où ai-je pris ce détail ? Est-ce le peintre qui me l’a confié ? Que nenni ! Je l’ai trouvé dans une lettre tout intime de Mme Benjamin Constant, femme d’esprit et de haute distinction, d’origine germanique. Un jour, Gigoux est en soirée chez les sculpteurs Joseph et Théophile Bra ; Mme Benjamin Constant est au nombre des invités. Notre peintre est en veine de belle humeur, — selon sa coutume, — et sans peine on lui fait raconter ses années disparues. Il parle de Besançon, de l’Allemagne, de la Suisse, de la rue de Bondy, des plages normandes et de sa coquette mansarde de la rue Saint-André-des-Arts. Or, dans son récit qu’il n’a point étudié, l’imprudent parle avec complaisance de sa courte-pointe de calicot ! De même qu’Érasistrate avait surpris dans un regard la passion d’Antiochus pour Stratonice, Mme Benjamin Constant saisit sous la parole écrite de notre peintre, lorsqu’il rappela les splendeurs naïves de son ameublement, les rêves d’opulence qui l’avaient agité. Dès le lendemain, Gigoux recevait de Mme Benjamin Constant les lignes que voici :

Après le souvenir de la soirée que je dois, Monsieur, à l’amitié des Bra, souvenir qui pour moi aura bien des lendemains, serait-ce trop présumer de vous, de vous demander de consacrer chez moi le samedi en venant avec ces mêmes amis faire un petit dîner bien simple, bien sobre, digne du temps où votre courte-pointe de calicot était du luxe pour vous ! Vous ne sauriez douter du plaisir que vous me ferez ; aussi, comme l’avare qui croit posséder déjà ce qu’il espère, j’aime à terminer ces lignes en vous remerciant d’avance de ne pas me refuser.

Quelle imprévoyance chez Gigoux de nous avoir laissé lire ce billet ! Le peintre n’y a vu sans doute que l’invitation d’une femme aimable, et voilà que nous y cherchons la trace accusatrice de prodigalités prématurées, à moins que cette histoire de courte-pointe n’ait d’autre objet sous notre plume que de faire connaître au lecteur les relations de Gigoux dans le monde d’hier.

Dès les premiers mois de son séjour à Paris, l’artiste avait fréquenté le salon de son compatriote Nodier, et Gigoux habitait encore rue de Bondy lorsqu’il manifesta le projet de faire le portrait de Marie Nodier qui lui écrit sans retard :

Si vous êtes libre de me recevoir samedi, à midi, nous irons commencer ce charmant portrait dont je suis d’avance si heureuse.

Le peintre collaborait alors au journal l’Artiste, fondé par Ricourt. Nombre de portraits lithographiés par Gigoux datent de cette époque et furent publiés dans l’Artiste. Ce que David d’Angers avait entrepris avec l’ébauchoir, le peintre l’exécutait avec son crayon. Tous deux frappaient aux portes de leurs contemporains, l’un pour fixer leurs traits dans le bronze, l’autre pour les graver sur sa pierre. Heureux temps que celui où il est permis de présager une renommée durable à l’homme que l’on rencontre dans la rue, au spectacle ou dans les salons ! C’est à peine si de nos jours nous osons compter sur une semaine de réputation pour les plus habiles et les plus grands. Or, l’intuition des maîtres de 1830 ne les a pas trompés. Les hommes de leur jeunesse sont demeurés jeunes. Ils nous attirent. Nous vivons de leur vie. Les médailles de David, les lithographies de Gigoux sont les pages jumelles d’un même livre dont la lecture ne lassera personne.

Une part de l’attrait qui s’attache à ces documents pris sur le vif, « ad vivum », comme l’écrivait Coyzevox au pied de la statue de la duchesse de Bourgogne, doit être attribuée sans doute à l’ardeur généreuse de ces ouvriers en face de leur noble travail. On connaît ce billet de David d’Angers, laconique et joyeux comme un bulletin de victoire :

L’autre jour, l’abbé de Pradt m’a donné une séance dans une petite chambre d’introduction. Son domestique le coiffait. Je ne le voyais qu’à travers un nuage de poudre qui m’étouffait. N’importe, mon cœur battait. Je sortis de chez lui tout couvert de poudre, mais j’avais son profil.

Dans une autre occasion, David revient sur son labeur préféré.

Je poursuis ma galerie de contemporains malgré les dégoûts à essuyer. Pour obtenir de faire un portrait, il faudrait, pour ainsi dire, se mettre à genoux devant l’homme qui brûle de l’avoir. Je suis étonné que ma timidité disparaisse lorsqu’il s’agit de pareilles choses. Je ne vois plus que l’œuvre : j’oublie l’homme. Je deviens indulgent pour cette pauvre carcasse humaine, esclave des moindres accidents de l’atmosphère et des piqûres de la civilisation. Je n’envisage que le génie : c’est devant lui que je m’incline, car il est immortel. La carcasse disparaîtra bientôt, et pour toujours. Ces messieurs ne viendraient pas chez moi, mais je n’y tiens pas. On me rencontre avec une petite ardoise, courant comme si j’allais voir l’immortalité.

Ces dégoûts à essuyer dont parle David, Gigoux les a certainement connus. Ses démarches pour obtenir de faire les portraits de ses contemporains n’ont pas toujours été suivies de succès. Je n’en veux pour preuve que cette lettre de Scribe, datée de Montalais le 31 juillet 1832, qui ne renferme d’ailleurs rien de blessant pour l’artiste :

Je commence par vous remercier Monsieur, de l’honneur que vous voulez bien me faire, mais j’ai toujours pensé que les traits d’un auteur de vaudevilles ne valaient pas la peine d’être montrés au public qui, je crois, s’en inquiète fort peu. C’est dans cette idée que jusqu’à présent je n’ai jamais voulu faire faire mon portrait. J’ai refusé des amis intimes à moi, lithographes, peintres ou sculpteurs qui, comme vous, Monsieur, avaient la bonté de me le demander, et vous l’accorder maintenant serait pour eux un procédé peu obligeant dont leur amitié aurait droit de s’offenser.

Si Dorine avait pu lire cette lettres, elle n’eût point manqué de dire :

Qu’il soit ou non poli, un refus n’a qu’un nom.

La suscription de la lettre d’Eugène Scribe mérite d’être relevée :

À Monsieur Gigoux, éditeur de l’Artiste.

C’est ainsi que le collaborateur de Ricourt est trahi par ses propres correspondants.

Gigoux est plus heureux avec George Sand. Il est vrai que Gustave Planche est dans le complot et c’est le critique déjà redouté de la Revue des Deux Mondes qui écrit en ces termes pleins de mystère :

Mon cher ami, je vous enverrai demain mardi à midi la personne dont je vous ai parlé pour le portrait à la mine de plomb. Si vous ne me faites rien dire dans la journée, je croirai que vous êtes chez vous à l’heure indiquée.

On ne peut rien souhaiter de moins compromettant que ce billet pour l’auteur de Rose et Blanche et d’Indiana.

Mais le Salon de 1833 nous talonne et Gigoux se propose d’envoyer au Musée Royal les portraits lithographiés des Johannot, d’Antonin Moine, de Delacroix, de Delaroche, de Sigalon. Ces artistes se succèdent dans l’atelier du peintre où ils rencontrent de temps à autre le lieutenant-général Josef Dwernicki et le comte palatin, général en chef de la garde nationale de Pologne, Antoine Ostrowski.

L’histoire de ces grands proscrits est connue. Dwernicki est à jamais célèbre par la défaite du général Geismar à Stoczek, du général Krentz à Nova-Wies, le ravitaillement du fort, de Zamosc et la victoire de Boremel remportée sur le général Rüdiger dont les troupes égalaient quatre fois en nombre celles de Dwernicki.

Le comte Ostrowski n’est pas moins illustre. Implacable ennemi de la Russie, il avait fondé sur la route de Cracovie la colonie de Tomaszow qui devint promptement florissante. Lors de la révolution de 1830, il pénétra dans Varsovie, et, secondé par son frère Wladislas, sa conduite fut celle d’un héros pendant que dura l’agonie sanglante de la Pologne. Au lendemain de ces jours glorieux, les deux frères d’armes furent exilés et Montalembert les ayant fait asseoir à son foyer, ne parla plus de la Pologne dans les Chambres françaises qu’en lui donnant le nom de « Nation en deuil ».

Gigoux devait exposer au Salon de 1833 les portraits peints de ces deux vaillants Polonais. L’exil a son auréole.

Mais avant de juger le fin profil des Johannot, dessiné par notre peintre, sachons de lui ce qu’il pense de ces jeunes artistes.

C’est le burin qui détermina chez les Johannot la vocation du dessinateur. Il n’y a nulle étude préalable à l’origine de leurs illustrations. Les maîtres leur étaient inconnus. Ils n’avaient pas eu le temps de lire les chefs-d’œuvre de la peinture, tout occupés de parcourir les vieux missels, les chartes enluminées afin d’y surprendre le moindre détail du costume intéressant le moyen-âge. Bref, les premières investigations que firent Alfred et Tony Johannot dans le domaine de la couleur furent dirigées vers la couleur locale, l’exactitude. Initiation périlleuse. Leurs vignettes se comptent par milliers. Presque toutes sont charmantes. Ces deux jeunes hommes ont été pour notre temps de véritables, et brillants rénovateurs de l’illustration, telle que l’entendaient les maîtres habiles du dix-huitième siècle. Et Dieu sait quel trésor de grâce ils ont dépensé dans leurs figures, surtout dans les figures de femmes Le romantisme n’a rien rêvé de plus charmant. L’originalité est la qualité maîtresse de leur œuvre immense.

Je fis en 1832 leur portrait pour l’Artiste. Alfred était l’aîné. Très contenu, de manières réservées, parlant peu, il n’avait pas l’extérieur accueillant. Beaucoup de gens ont pris ces dehors pour de la froideur. Tel n’était pas le fond de sa nature. Alfred Johannot se sentait miné par une maladie de poitrine. Lui-même m’a confié qu’il en était parfois à retenir sa respiration. Il est mort le 7 décembre 1837[6].

On conserve au Musée de Versailles plusieurs tableaux d’Alfred Johannot, remarquables par l’entente de la composition. Il avait acquis en dessinant ses innombrables vignettes une souplesse d’imagination qui le rendait apte à tirer un tableau de la moindre scène dont le hasard le faisait témoin. Une autre qualité qui distingue les compositions d’Alfred Johannot, c’est le naturel et la vérité de ses personnages. Tous sont authentiques. On dirait que le peintre a connu l’individu, la personne intime chez Rob-Roy ou Louis XI, qu’il a suivi ses héros à l’heure où ils se croyaient sans témoins, aussi l’attitude et le geste sont-ils de l’homme. Quant aux fonds dans les tableaux d’Alfred Johannot, ils n’ont jamais rien de banal le peintre les recule à son gré d’après des mathématiques dont lui seul est maître. Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/37 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/38 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/39 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/40 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/41 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/42 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/43 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/44 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/45 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/46 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/47 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/48 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/49 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/50 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/51 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/52 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/53 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/54 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/55 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/56 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/57 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/58 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/59 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/60 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/61 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/62 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/63 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/64 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/65 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/66 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/67 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/68 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/69 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/70 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/71 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/72 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/73 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/74 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/75 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/76 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/77 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/78 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/79 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/80 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/81 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/82 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/83 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/84 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/85 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/86 prendre de Théophile Gautier ce que la critique pensa de cet ouvrage.


Il paraît que M. Gigoux ne suit pas sur le calendrier l’ordre et la marche des saisons, car il fait venir la moisson après la vendange mais en peinture l’on peut sans inconvénient prendre les ciseaux avant la faucille, et cueillir la grappe avant de scier l’épi. Qu’importe, si la grappe a une couleur d’ambre ou de rubis, si la gerbe est blonde et ressemble à de l’or ? La Moisson fait pendant à la Vendange exposée au dernier ou l’avant-dernier Salon. L’artiste, dont les peintures, destinées à orner un monument, ont les dimensions de l’histoire, a transporté la scène aux temps antiques. C’est toujours là qu’il en faut revenir, quoi qu’on dise ou « quoi qu’on dise », lorsqu’on veut avoir des nus, des draperies, de nobles formes et d’heureux arrangements. Les Grecs ont fait le plus beau rêve de la vie, et depuis bien des siècles nous retournons leur songe. M. Gigoux, qui n’est point un classique forcené, que nous sachions, s’est bien gardé de faire couper ses blés par des paysans ou des paysannes modernes il a mieux aimé employer de belles filles et de beaux jeunes gens vêtus de courtes tuniques, ou même pas vêtus du tout il a pu montrer ainsi qu’il savait peindre un torse, ce qui est plus difficile que de peindre un gilet. La Moisson est une toile d’une couleur blonde et riche, maintenue dans une gamme de fresque qui fera sur la muraille une heureuse opposition aux tons safranés et vineux de la Vendange.


Delacroix ne se montra pas moins enthousiaste que Gautier. Certaines figures de la composition lui paraissaient merveilleuses. Il prononçait le nom de Puget devant plusieurs groupes de cette peinture vigoureuse et chatiée.

Quel avait été le modèle du portrait dessiné que Gigoux exposa en 1855 ? Je ne suppose pas que ce soit Mme Valentine de Lamartine. Cependant, notre peintre ayant tracé de la nièce du poète un profil très fin, très vivant, en 1855, il se peut que ce crayon ait été placé par lui sous le regard du public. Une lettre de Saint-Point, datée du 7 octobre 1855, donne la mesure de la satisfaction du poète de Jocelyn, lorsqu’il reçut de Gigoux le précieux portrait. Cette lettre ne contient-elle qu’un remerciement ? Son importance est autre. Lamartine y expose sa doctrine sur la musique chantée. Mme Ristori a eu l’imprudence de vouloir interpréter une composition du poète, mise en musique, et Mme Ristori n’a pas été sans regretter sa tentative. Lamartine qui, déjà, dans le commentaire du Lac, s’est expliqué sur la difficulté d’allier la musique à la poésie, reprend sa thèse et la résume en quelques phrases que l’on voudra retenir « On ne peut noter que des soupirs » Ainsi pense Lamartine et peut-être n’a-t-il pas tort.


Pardon mille fois, mon cher Gigoux, de mon long et involontaire silence. Votre lettre ne tombe sous ma main qu’aujourd’hui. Vous savez ce que c’est qu’une table chargée de deux cents lettres qui ne sont déblayées par aucun secrétaire, et où l’on pêche au hasard huit ou dix lettres à répondre par soirée pluvieuse ; car par les soirées de beau temps on chevauche à travers les bruyères et les bois.

Dites à Madame Ristori qu’il ne faut jamais chanter de mauvais vers alexandrins en rimes croisées, ce qui fait que quatre vers n’en font en réalité qu’un seul pour le rythme. Les poètes ont l’haleine trop longue pour les musiciens ; de plus il ne faut jamais chanter en musique autre chose que des sentiments un peu passionnés ou un peu plaintifs si je reviens à vingt-cinq ans et que je devienne (ce qui serait probable) amoureux de cette ravissante et sublime personne, alors qu’elle fasse noter mes soupirs, ils auront le mètre et la mélodie de mon cœur, mais à présent, fi donc ! comme disait Marie-Antoinette.

Faites pour le mieux quant au cadre vous avez fait un portrait tout encadré de l’auréole de votre talent. Jamais vous ne fûtes si puissamment et si fidèlement inspiré. Je vous dois une vive reconnaissance, car si je perdais cette nièce qui est une seconde fille pour moi, je ne me consolerais jamais, mais je pleurerais au moins devant votre image.

À mon prochain retour à Paris nous arrangerons tout ce détail en attendant soyez fécond en chefs-d’œuvre comme vous l’êtes depuis quelques années, et soyez heureux dans votre retraite qui me rappelle la Farnésina à Rome où je passais jadis de belles matinées comme dans votre atelier.


Le Salon de 1857 approchait et Gigoux, selon sa coutume, s’apprêtait y prendre part avec éclat. Son tableau, la Veille d’Austerlitz allait être achevé. C’était une page importante aux yeux du peintre, aussi ne négligeait-il pas de s’entourer des conseils de ses amis pour mener cette œuvre à bon terme. Au nombre des visiteurs de l’atelier de Gigoux, il se trouva des hommes assez sincères pour émettre un avis dicté par le goût plus encore que par l’attachement. Auguste d’Espinassy doit être compté parmi ceux qui ne craignirent pas d’inviter l’artiste à se surveiller.


Mon cher ami, lui écrit d’Espinassy, marquez ce que je vous dis comme une vérité, je ne dis pas oracle. Vous avez en ce moment le pouvoir de faire, d’un tableau déjà très beau, un chef-d’œuvre. Le ciel doit être bleu et très foncé, d’un antagonisme complet avec les tons du devant les torches des soldats ne peuvent influencer qu’à une distance très moindre l’ensemble de l’horizon et de la voûte du ciel une nuit superbe du mois de décembre avec des étoiles scintillantes au firmament. Vous trouverez d’ailleurs dans ce contraste une opposition admirable pour vos premiers plans. Je trouve les grenadiers un peu trop près de l’Empereur. Sans les diminuer on peut les distancer par le ton. Ils s’acculent sur lui, ce qui était très loin de l’étiquette de l’Empire. Point de mameluck, point de domestique dans ce sujet sublime.

Adieu, mon cher ami. Votre sujet, votre tableau m’ont bien ému.

Gigoux avait trop de bon sens pour ne pas tenir compte des sages observations de son ami. De profondes retouches ajoutèrent au mérite de l’œuvre initiale. L’artiste s’estima satisfait. Il appela Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/89 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/90 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/91 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/92 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/93 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/94 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/95 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/96 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/97 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/98 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/99 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/100 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/101 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/102 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/103 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/104 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/105 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/106 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/107 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/108 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/109 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/110 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/111 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/112 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/113 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/114 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/115 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/116 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/117 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/118 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/119 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/120 Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/121 de Ville transformée en chapelle ardente, fut d’abord conduit à la basilique de Saint-Jean où eut lieu le service religieux. La ville tout entière voulut accompagner ensuite sa dépouille au cimetière des Chaprais, où le cercueil fut déposé provisoirement dans un caveau que surmonte un Christ monumental, oeuvre de Clésinger père. Les concitoyens de Gigoux lui préparent une sépulture définitive au Champ-Bruley, près de Bersot, dans le voisinage du monument élevé aux soldats morts pour la France en 1870.

Rapprochement heureux. L’artiste aussi est un soldat. Sans doute le territoire national est une chose sacrée dont l’intégrité doit être défendue jusqu’au sang, mais le génie d’un peuple, la phalange compacte de ses maîtres sont-ils à moindre prix que le territoire ? L’homme d’art, gardien de la tradition, hardi et sincère dans l’effort personnel dont il fait preuve, donne un exemple salutaire. Et si, par ailleurs, de lui-même, dans l’élan spontané d’une nature généreuse, il s’approche, les mains ouvertes, de quiconque travaille et s’applique à l’étude des grands ancêtres, ainsi quel Gigoux l’a fait envers ce jeune copiste de Ribera, dont nous a parlé M. Bonnat, cet homme bien inspiré n’est pas seulement un exemple, il est un stimulant et un appui. Notre peintre n’a pas pris rang parmi les plus illustres. Soit. Sa fièvre de production l’a porté à l’exécution trop rapide de ses peintures. Je le concède encore. Mais il a vu grandir autour de lui plusieurs générations d’artistes sans prendre ombrage de tendances, de méthodes nouvelles, qu’il n’avait pas connues et auxquelles peut-être il lui eût coûté de plier son esprit et sa main. Ce désintéressement est rare. Notre peintre s’est vu distancé dans l’estime publique par des hommes venus après lui, et le succès d’autrui l’a trouvé sans amertume. Que dis-je ? sa demeure, ses conseils, sa fortune ont été mis à la disposition de quiconque se réclamait de l’art. Il a doté sa ville d’ouvrages rares et précieux ; il est resté fidèle à toute noble cause ; l’amitié, le travail, l’abnégation patiente et discrète ont été les vertus de toute sa vie. La mémoire de ce fier et vaillant maître doit être honorée.


  1. Voici l’acte de naissance déposé par l’artiste au secrétariat de l’École des Beaux-Arts, en 1828 « Extrait des registres des actes de l’état civil de la ville de Besançon, département du Doubs. - Du huit janvier mil huit cent six, à midy et quart, acte de naissance de Jean-François, né le six, à sept heures et quart du matin, fils de Claude-Etienne Gigout (sic), maréchal ferrant, âgé de trente-deux ans, né à Seveux, et de Françoise Lamarche, demeurant à Besançon, première section, mariés, présenté par le dit Claude-Étienne Gigout. Le sexe de l’enfant a été reconnu être masculin. En présence de Christophe Nenik, aubergiste, âgé de quarante-cinq ans, domicilié à Besançon, et de Jean-Marie Cheval, cocher du général, âgé de trente-quatre ans, domicilié a la dite ville, témoins requis, soussignés. Sur la requisition à nous faite par Cliude-Éticiine Gigout, père de l’enfant, et ont signé après lecture. Signé au registre Gigout, Nenik et Cheval. Constaté suivant la loi par nous Charles-Antoine Seguin, adjoint au maire de cette ville, faisant les fonctions d’officier public de l’état-civil. Signé au registre : Ch. Seguin. »
  2. L’éditeur de 1885 écrit à tort Neau.
  3. L’éditeur des Causeries publiées en 1885 écrit « de Vosges ». C’est une faute. De même ne fallait-il pas laisser dire à Gigoux que David et Prud’hon sont nés à Dijon. Le premier a vu le jour à Paris et le second à Cluny.
  4. Pourquoi l’éditeur de 1885 a-t-il écrit « Férouk le Maure » ?
  5. Victor Escousse, dans une lettre datée du 2 décembre 1831, et adressée à René Perin, prie son correspondant de ne pas le décourager en critiquant trop sévèrement son ouvrage (Pierre III), et il ajoute « Si vous convenez comme les autres journaux que mes défauts sont de mon âge, laissez-moi grandir, et je me dépouillerai de mes défauts. » (Cette lettre qui faisait partie de la collection du chevalier de R… a passé en vente le 30 novembre 1863.)
  6. L’éditeur de 1885 laisse dire à Gigoux que Johannot mourut « vers I836 ». Il eût suffi d’ouvrir une biographie du peintre pour rectifier cette erreur de mémoire.