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Jean Narrache chez le diable/05

La bibliothèque libre.
Les Éditions de l’homme (p. 33-43).

SUR LES BORDS
DU STYX


— « Nous voici arrivés », me dit mon compagnon.

Je m’éveillai en sursaut. J’écarquillai les yeux pour tâcher de distinguer quelque chose dans la nuit épaisse qui me pesait sur les épaules. Je finis par deviner confusément autour de moi des profils de châteaux aux tours tarabiscotées, dressés le long de rues tortueuses. Tout y semblait mort depuis des millénaires.

— « Tu me dis que nous sommes au bord du Styx », dis-je à mon compagnon en mettant pied à terre. Franchement, mon vieux, je croyais que tu étais revenu en arrière et que nous venions de descendre en plein Westmount. Même architecture en pain d’épices, mêmes rues tortueuses, même immobilité de cimetière… C’est ici que se trouve ton chalet ? »

— « Oh, non ! Rassure-toi. Nous sommes dans la banlieue la plus désolée de l’enfer. Tout comme à Westmount, personne ne veut plus y demeurer. Quant à mon chalet, il est loin d’ici, sur l’autre rive. »

— « Alors, pourquoi arrêtons-nous ici ? Es-tu fatigué de m’avoir eu sur le dos ? »

— « Pas le moins du monde ! Je me serais rendu tout droit chez moi, si j’avais été seul. Tu ignores la consigne exigeant que tout humain traverse le Styx dans la barque de Charron. »

— « C’est pourtant vrai ! Cela me revient à la mémoire : le Styx, la barque, Charron ! Ô merveilleux souvenirs de collège ! Et l’on osera prétendre qu’un cours classique ça ne sert à rien ! J’ai envie de chanter comme le Neveu de Rameau : « Divinités du Styx. »

— « Fais-moi grâce de tes envolées lyriques et cesse de citer Gluck et Diderot ! Suis-moi plutôt jusque chez le bonhomme Charron. Il faut que nous profitions de la nuit pour traverser. »

— « Tu vas le réveiller en pleine nuit ? Je te parie qu’il sera d’une humeur massacrante, comme un sénateur qu’on réveille en pleine assemblée, pour lui poser une question. »

Je suivis mon compagnon en trébuchant, tout en m’habituant peu à peu à l’obscurité, comme lorsque je tente de lire les propos philosophiques d’Hermas Bastien. La masure de Charron nous apparut enfin, tout près de la rive. À notre approche, un concert d’aboiements furieux et de grincements de chaînes nous accueillit, et un énorme chien bondit hors de sa cabane.

— « Tiens, fit mon compagnon, c’est le vieux Cerbère ! Toujours enragé comme son maître. »

— « Cerbère ? Oh ! oui, je me souviens ! « Je me souviens » comme dit la devise de ma province. »

— « Au fait, de quoi se souvient-elle, ta province ? »

— « Mon pauvre vieux, je crois que personne ne l’a jamais su. »

La porte de la masure s’était ouverte et Charron en avait surgi en criant : « Marche te coucher, toé ! » Ceci me rappela le célèbre « Assis-toé, toé ! » que lançait Maurice Duplessis, quand un de ses députés tentait de se lever pour dire un mot en Chambre. Cerbère se tut aussitôt et, tête basse, rentra dans sa cabane. Quel merveilleux député de l’Union Nationale il aurait fait ! Charron vint lentement vers nous, levant un fanal à la hauteur de nos figures, en grommelant : « Allons ! qu’est-ce qu’ils veulent ces deux abrutis ! » Mais dès qu’il fut assez près pour reconnaître mon compagnon, il balbutia, sur le ton d’un Canadien français s’aplatissant devant un Anglais : « Oh ! excusez, Messire le Diable ! Je ne vous avais pas reconnu de si loin. Et puis, vous comprenez, j’ai tellement de tintoin avec tous ces damnés que je traverse à longueur de jour. J’en ai les nerfs en boule. »

— « Je vous comprends, je vous comprends, mon vieux », fit mon compagnon, pour l’apaiser. Tout ce que je voulais vous demander, c’est de nous conduire à mon chalet. »

— « Hein ? Rien que ça ! Mon jeune ami, vous n’êtes pas raisonnable. Me réveiller en pleine nuit pour me faire encore travailler ! »

— « Je le regrette, je vous assure. Voyez-vous, durant le jour, vous avez tellement de foule dans votre barque que nous n’y trouverions pas place. »

— « Quant à cela, vous avez bien raison. Vous devez comprendre aussi que ma barque n’est pas un autobus de Montréal. Je ne peux forcer la majorité de mes passagers à se pendre à des courroies… En tout cas, allons-y puisqu’il le faut ! Franchement, j’enverrais bien ma besogne au diable si elle n’y était déjà rendue. »

Il se mit à rire bruyamment, en nous entraînant vers sa barque. Sa réflexion me fit penser à tant de mes bons amis journalistes qui, un bon ou plutôt un mauvais jour, ont lancé leur bonnet par-dessus les moulins et sont allés se fourvoyer dans la politique. Il me semble qu’ils ont, de propos délibéré, pris eux-mêmes un chemin de raccourci pour aller chez le diable.

Tandis que je poursuivais mes pensées, comme on dit en style de conférencier, nous avions marché jusqu’à la barque. Vous devriez la voir, la fameuse barque ! Toute vermoulue et toute chambranlante comme nos anciens tramways et aussi sale que nos autobus d’aujourd’hui. Le bonhomme nous cria : « Avancez en avant ! » Une profonde nostalgie m’embruma les yeux et je suivis mon compagnon, tandis que Charron s’installait près de ses rames, qui trempaient dans l’eau du Styx, une eau boueuse et noirâtre comme du café de restaurant français. Au moment de détacher l’amarre, il se ravisa : « Dites donc, Messire le Diable, vous ne m’avez pas présenté votre ami. »

— « C’est vrai ! Excusez-moi. Mon compagnon est un Canadien français en promenade. »

— « Enchanté, monsieur le Canadien français. Cependant, malgré tout le plaisir que j’ai de m’être levé en pleine nuit pour vous promener, il faut bien que je vous réclame mon obole. »

— « Votre obole ? » fis-je en prenant un air innocent.

Je me rappelais bien, pourtant, que personne ne montait dans la barque de Charron, sans lui verser le prix du passage. Je savais aussi que, comme d’habitude, je n’avais pas un sou vaillant dans mes goussets. Heureusement, mon compagnon se porta à mon secours.

— « Voyons, mon cher Charron, j’ai oublié de vous dire que mon visiteur est membre de la Société des Poètes. »

— « Un poète ? Ça, c’est le restant des écus ! Encore un crève-faim qui n’a pas le sou ! »

— « Vous savez, monsieur Charron, dans ma province, écrire, c’est faire de la pauvreté perpétuelle. »

— « Bien des gens que j’ai transportés dans ma barque avaient fait vœu de pauvreté : celui d’appauvrir les autres, à leur propre bénéfice, et ils avaient roulé dans l’or durant leur vie… Et puis, au lieu de barbouiller du papier, vous auriez pu vous faire cabaleur d’élections, même si, dans votre province, c’est une profession déjà passablement encombrée. Aujourd’hui, vous ne seriez pas en peine de payer une pauvre petite obole de rien du tout ! Vous avez beau m’être fort sympathique, je suis obligé de vous faire payer ; c’est la consigne. »

— « Écoute, mon vieux Charron, fit mon compagnon. Laisse-le passer gratuitement, et tu exigeras deux oboles du prochain ministre qui montera dans ta barque. »

— « Exiger le double du passage à un ministre ? Vous avez la berlue, mon jeune messire le diable ! Vous ne savez donc pas que ces gens-là ne veulent jamais payer ; il leur en a assez coûté pour se faire élire. Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, il en est monté un dans ma barque. Savez-vous ce qu’il m’a offert ? Un billet à présenter au trésorier de la caisse électorale de son parti ! Ce billet m’aurait donné droit à une machine à laver et à un réfrigérateur électriques. L’imbécile ! il me traitait comme s’il se fut agi d’acheter mon vote ! »

— « Après tout, fis-je, en riant, vous auriez dû accepter. Pensez donc, une machine à laver et un réfrigérateur valent bien plus qu’une obole. »

— « Tant que vous voudrez ! rétorqua le bonhomme. Mais, dites-moi ce que je pourrais bien faire de ces appareils-là. Une machine à laver, même électrique, ça ne lave tout de même pas les péchés. Quant à un réfrigérateur, je me demande bien si ce serait efficace en enfer… En tout cas, le ministre a dû traverser à la nage ; je ne l’ai pas revu. »

— « Ça n’a pas dû lui être difficile, fit mon compagnon. Les politicailleurs sont si habiles à nager entre deux eaux… et même en eau trouble. »

— « Possible, reprit le bonhomme. Cependant, ici, il faut remonter le courant, et ces gens-là sont plutôt des suiveux. Demandez cela à votre ami, le Canadien français. »

Je ne crus pas qu’il y eut lieu de le contredire et le bonhomme reprit :

— « De toute façon, il me faut mon obole ou nous ne partons pas. « Pas d’argent, pas de suisse » ; vous connaissez le proverbe usé à la corde ? »

— « Pas d’argent, pas de cuisses », disait Henri Lavedan, en assurant que c’était là la devise d’une jolie dame de petite vertu. »

Je lui fis cette remarque pour tâcher de le dérider et lui montrer que j’avais… des lettres. D’ailleurs, n’est-ce pas toujours dans ce but qu’on cite les auteurs ?

— « Votre Lavedan, fit le bonhomme, en riant, je le connais ; vous le retrouverez quelque part ici. En attendant, il me faut mon obole. »

Je devinai que mon compagnon n’avait pas un sou à me refiler, puisqu’il ne disait mot. Par acquit de conscience, je plongeai la main dans le fond de mes goussets. Miracle ! je sentis une pièce entre mes doigts. Je la retirai et je m’aperçus que c’était un de ces anciens jetons de métal qui, autrefois, donnaient droit de passage sur le pont Victoria. Risquant le tout pour le tout, je le tendis à Charron, en disant le plus innocemment du monde :

— « Franchement, je ne me croyais pas si riche ! »

Il le saisit, le regarda à la lueur de son fanal et, d’un air triomphant, le glissa dans sa bourse en disant :

— « Parlez-moi de ça, une obole d’argent ! J’ai bien peur de ne pas avoir assez pour vous faire la monnaie de votre pièce. »

— « Oh, gardez le tout », fis-je dans un élan assez compréhensif de… générosité. »

— « Ah, monsieur le Cachottier, vous avez dû obtenir une subvention du Conseil des Arts et vous ne vouliez pas le dire ! »

Mon compagnon avait dû deviner mon petit manège et, tandis que le bonhomme détachait son amarre, il me fit un clin d’œil et me dit entre les dents :

— « Ça bat quatre as ! J’en ai bien vu tricher pour entrer au ciel, mais c’est la première fois que je vois quelqu’un tricher pour aller au diable. »

Le bonhomme poussa sa barque dans le courant, en appuyant une de ses rames sur le bord du quai et nous étions partis. Vous me direz que ce n’est pas trop tôt, ô lecteurs patients et ennuyés ! Je l’admets sans plus de discussion. Cela vous montrera qu’aller chez le diable n’est pas aussi facile qu’un vain peuple le pense. J’ai pris presque autant de temps qu’il en a fallu à Montréal pour obtenir son métro. Voyez-vous, moi, je n’avais tout de même pas, comme Drapeau et Saulnier, à déjouer les tours des monteurs de bateaux, qui auraient tant voulu profiter du métro pour se faire un joli magot ! Hélas, que de déceptions pour toute cette tourbe ! Drapeau et Saulnier, vous êtes des tueurs de rêves !!

Le bonhomme Charron, replié sur ses rames et tout ruisselant de sueurs, s’esquintait. Pourtant, la barque n’avançait guère. Mon compagnon, silencieux comme moi, regardait le paysage désolé qui me rappelait les sites prétendus merveilleux que vante la publicité de l’Office du tourisme de ma province.

Je finis pas prendre le bonhomme en pitié. Et puis, la lenteur du voyage m’exaspérait. On se serait cru dans un autobus du circuit 15. Je me risquai donc à dire :

— « Mon pauvre monsieur Charron, je me demande bien pourquoi on vous laisse vous éreinter à ramer. Ce serait si facile de vous acheter un canot à moteur. »

Le bonhomme cessa aussitôt de ramer, et en s’épongeant le front, me dit sur un ton de raillerie ou de reproche (j’ignore lequel) :

— « Un canot à moteur ! Vous n’y pensez pas, mon jeune ami. Ce serait renier toute la tradition ! Je ne vous comprends pas ! Vous, un Canadien français, être si peu respectueux du passé ! Vous devriez savoir qu’ici, comme dans votre province, rien ne doit bouger, rien ne doit s’améliorer. Comme chez vous, nous passons notre temps à regarder en arrière et jamais en avant, la tête toujours dans le dos, pâmés de grande histoire et cuits dans le jus de nos sacro-saintes traditions. »

Il parlait avec un tel accent de conviction que je me rendis compte de la futilité de tenter de discuter avec lui. Je me mis à songer à tous les bonzes de chez nous, si respectés et si heureux dans leur incurable et sempiternel immobilisme.

Après avoir suivi pendant près de deux heures des méandres aussi tortueux que ceux d’une page de Georges ou de Roger Duhamel, notre barque s’arrêta au bord d’un petit quai flottant.

— « Enfin, nous sommes arrivés », fit mon compagnon qui, depuis quelque temps, n’avait pas ouvert la bouche. N’ayant rien à dire et n’étant pas député, il s’était contenté de se taire. Nous étions descendus, et Charron s’apprêtait à repartir, quand mon compagnon l’invita à venir se reposer à son chalet.

— « J’accepte sans me faire prier », s’empressa-t-il de répondre. « Vous, vous êtes un vrai bon diable, c’est le cas de le dire. Je m’en fous si mes damnés devront m’attendre demain matin ! Tenez je me sens aussi indépendant qu’un chauffeur de taxi de Montréal, quand il pleut depuis trois jours. D’ailleurs, sur le Styx, je n’ai pas de concurrents. Je suis comme la Murray Hill à l’aéroport de Dorval ; les gens sont entièrement à ma merci !… Seulement, j’y pense ! J’espère que monsieur le Canadien français ne s’objecte pas à ma compagnie. »

— « Rassurez-vous, dis-je au bonhomme. Je me plais énormément à vous entendre donner votre opinion sur tout. Franchement, à vous écouter, je vois que vous êtes curieusement au fait de ce qui se passe à Montréal et dans ma province. »

— « C’est que, voyez-vous, je lis vos journaux, « La Presse », « La Gazette », et jusqu’en juin dernier, je lisais « Le Nouveau Journal ». Entre nous, c’était mon préféré. »

— « Vous n’avez pas nommé « Le Devoir » et « L’Action ».

— « Oh, ces saintes feuilles ne sont lues qu’au ciel. »

— « Et « Montréal-Matin » ?

— « Je vous avoue que mes connaissances du petit nègre ne sont pas assez avancées. Et puis, j’écoute la radio canadienne française de Montréal : CKAC, CKVL, CJMS, CKLM. »

— « Vous avez oublié de mentionner Radio-Canada. »

— « C’est que CBF n’est pas un poste de radio canadien français ; c’est un poste français tout court. Est-ce que je me trompe ? »

— « Vous m’amusez, en tout cas. Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? »

— « C’est qu’à CBF, il n’y en a que pour les Français. Vos chanteurs, vos artistes y font figure de parents pauvres qu’on accepte comme un pis-aller, quand on manque de Français. »

Je ne voulus pas discuter. Charron et moi suivions notre compagnon qui se dirigeait vers un imposant chalet dont je distinguais la structure dans la demi-lueur de l’aurore montante. Il était de cette architecture qu’en bons « suiveux », nous nous sommes empressés d’emprunter aux Américains (soyons fiers de leur avoir enlevé le monopole des constructions monstrueuses !). Il avait l’air cossu affectionné par les entrepreneurs qui se sont enrichis à ériger, à travers la province, des hôpitaux, des écoles, des couvents, ou à construire des bouts de routes et des ponts, sous le règne de Duplessis Premier et, heureusement, Dernier.

Tandis que nous gravissions les degrés d’un imposant escalier de pierre, je vis notre hôte tirer une clé d’or d’un de ses goussets. Je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ta clé, c’est un vrai signe de piastre ! »

— « Un signe de piastre ? fit-il en riant. Attention ! ton joual vient encore de ruer. On ne dit pas une piastre, mais un dollar ! »

— « Eh bien, soit ! Un dollar ! Je ne voudrais pas me chicaner avec nos bons amis de « La langue bien pendue », même si notre dollar ne vaut pas le loup, par le temps qui court. De toute façon, c’est avec ce signe que tu ouvres ta porte, hein ? »

— « Ne fais pas l’idiot. Tu sais fort bien que le dollar est toujours la clé qui ouvre toutes les portes. »

— « Autrement dit : « Le veau d’or est toujours debout » ! »

— « Veux-tu bien cesser de me raser avec tes citations de Faust ! »

— « C’est promis… pour jusqu’à la prochaine fois. »

La clé, comme une bonne clé de sketch de radio, grinça dans la serrure et la porte, comme celle du haut-côté de Séraphin, s’ouvrit en geignant.