Jean Narrache chez le diable/09

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Les Éditions de l’homme (p. 65-67).

LA THÉORIE DU
BON CRIMINEL


— « Sauf erreur, me fit remarquer le diable, vos magistrats ont toutes les peines du monde à faire incarcérer les criminels. »

— « Tu as raison. J’ajouterai qu’il est bien plus facile de faire sortir un criminel de prison que de l’y faire entrer. »

— « Mais à quoi cela tient-il ? » fit le diable.

— « Vois-tu, dès qu’un criminel paraît en cour, son avocat s’empresse de demander que son client soit libéré sous caution, en attendant son procès. »

— « Bah ! C’est de bonne guerre, reprit le diable en riant. Il faut bien que son client ait une chance d’aller commettre d’autres forfaits. Ceci le mettra en mesure de payer les honoraires de son défenseur, avant d’entrer en prison pour de bon. »

— « Veux-tu bien te taire et ne pas dire de telles énormités ! » fis-je à mon tour en riant.

— « Quand le magistrat, en dépit de toute la palabre de l’avocat, condamne un criminel, il me semble toujours y avoir une association, du genre vieille fille au cœur tendre, qui s’apitoie sur le sort du criminel, ce pauvre hère que la société punit. Je me demande si certains membres de pareilles associations n’ont pas déjà quelqu’un de leur famille en prison, ou s’ils ne redoutent pas d’y voir entrer l’un des leurs. »

— « Encore une fois, dis-je, veux-tu bien te taire ! »

— « Eh bien, alors, à quoi imputer les difficultés que vos magistrats rencontrent ? »

— « As-tu entendu parler de la théorie du bon sauvage ? » lui demandai-je.

— « Certes oui ! J’ai lu Jean-Jacques Rousseau, Gueudeville, Voltaire, et avant tout, le baron de La Hontan, qui les a tous inspirés !… En passant, La Hontan était un Canadien français d’adoption. »

— « Oui, mon vieux ! C’est même un des auteurs canadiens que j’ai lu avec le plus d’intérêt. Dommage qu’il soit venu si tôt ! Il aurait sûrement gagné le prix David et les faveurs du Conseil des Arts. »

— « À moins que son livre n’ait été interdit, comme celui de Jean-Charles Harvey, fit le diable. Mais, avec tout cela, où veux-tu en venir ? », continua-t-il.

— « À ceci qu’aujourd’hui, la théorie du bon sauvage est oubliée, mais que nous avons découvert celle du bon criminel. Ce cher bon criminel, vois-tu, il faut le traiter « aux petits oignons », comme disent les gens. Il faut le choyer, le bien nourrir, lui permettre de fumer, d’avoir une radio, une TV et tout le confort que des milliers de braves citoyens ne peuvent se donner. »

— « Il faut donc que ce cher bon criminel vive plus luxueusement que le bon ouvrier qui s’esquinte à travailler pour venir à peine à bout de faire vivre sa famille. »

— « C’est incroyable. Songe que nos paternels gouvernants sont prêts à dépenser plus pour agrémenter la vie des criminels qu’ils ne consentent à employer au soulagement de nos malheureux chômeurs, de nos aveugles et de nos infirmes. »

— « Assez, assez ! Tu m’étourdis ! Mais que font vos juges dans tout cela ? »

— « Ils s’efforcent de faire tout leur devoir et ils y parviennent, reconnaissons-le. Mais la pègre a des moyens mystérieux de protéger et de défendre sa propre engeance. »