Jean Narrache chez le diable/20

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Les Éditions de l’homme (p. 121-125).


LE
RETOUR
À
LA TERRE

LA MORT GRATUITE


Les heures passées au chalet de mon hôte avaient été merveilleuses, mais je ne pouvais décemment les prolonger, sans abuser de son hospitalité. Après l’avoir chaleureusement remercié, je lui fis part de mon désir de retourner sur terre.

Il parut regretter mon départ et m’assura que, si lui-même n’avait pas eu à retourner sur terre, il aurait insisté pour me garder plus longtemps. Vers la fin de la soirée, Charron vint me prendre avec sa vieille barque et nous fit retraverser le Styx durant la nuit.

Comme le bonhomme demandait quelle nouvelle mission il avait à remplir, le diable lui répondit :

— « Ne m’en parle pas ! Je vais m’engager dans une belle affaire ! Imagine-toi, je suis chargé de m’occuper du cas de Réal Caouette, le co-président du Crédit-Songe-creux. »

Puis, tandis que nous glissions sur le Styx, au rythme lent des rames de Charron, le diable me dit :

— « Quand tu seras de retour, je parie que tu vas publier tes impressions de voyage et raconter les entretiens que nous avons eus. »

— « Aie, tu n’y penses pas ! Tu as donc envie que je me fasse pendre. »

— « Te faire pendre, ce ne serait pas une si mauvaise idée, tu sais. Pour un gueux comme toi, ce serait la fin la plus logique et la plus économique, en somme. Tu sais bien que, pour les gens de ton acabit, la mort naturelle est un luxe qu’ils ne peuvent se payer. »

— « Oh, je sais, mon vieux ! Je mourrai à crédit, comme j’ai vécu, et mes survivants paieront mes obsèques à tempérament. Ça, c’est certain ! »

— « Tandis que si tu te fais pendre, personne ne s’endettera. Pas de médecin, pas de pharmacien, pas de croque-mort à payer. »

— « Sais-tu bien, mon vieux, qu’après tout, tu as parfaitement raison. Si je me fais pendre, notre paternel gouvernement me fera cadeau d’une belle cravate à nœud et fournira gratuitement la potence, le bourreau et même le lot où l’on m’enterrera. »

— « Ça, ça enfonce l’instruction gratuite, c’est la mort gratuite ! C’est encore mieux que l’assurance-hospitalisation. Toi qui n’as jamais eu de prix, de bourse, de subvention du Conseil des Arts, ni même de doctorat ès lettres honoris causa ; toi qui n’as jamais vendu de livres à ta province, toi qui n’as pas vécu aux frais de la Princesse, ce sera à ses frais que tu mourras. Quelle revanche ! »

— « Assez, assez, tu me ravis !… Tiens ! Je veux être bon prince, mon vieux. J’inciterai le gouvernement à inviter mes rares amis et mes innombrables ennemis à ma pendaison, en leur imposant une taxe d’amusement. »

— « Et vu qu’il y aura foule, le gouvernement pourra employer une partie du revenu de cette taxe à te faire couler un monument en bronze. »

— « Ah ! pour ça, non, non ! Je n’ai pas envie d’aller rejoindre le bronze de Duplessis, au fond de quelque cave. »

— « Au fait, je me demande quelle pose le sculpteur a bien pu donner à Duplessis. En as-tu une idée, toi ? »

— Oui, et puisque je suis décidé à me faire pendre, je puis bien te la donner. Je verrais bien Duplessis à quatre pattes, portant sur son dos, Martineau et Bégin. »

— « Fameux !… Et comme piédestal ? »

— Une machine à laver et une glacière électrique. »

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Je m’éveillai aux petites heures du matin, devant ma table de travail, le cou cassé, les reins endoloris, les yeux bouffis de sommeil. Il faisait un froid de loup. Ma fenêtre était grande ouverte et mes rideaux battaient au vent, comme des drapeaux. Du haut de sa tablette, Dante me regardait d’un air narquois, et les photos de Louis Francœur et d’Alfred Laliberté avaient l’air de me rire au nez…

Étais-je vraiment allé chez le diable ?