Jean Racine (Lemaître)/IX

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 257-292).

NEUVIÈME CONFÉRENCE

ENCORE « PHÈDRE » .— RETRAITE DE RACINE. « ESTHER » .— « ATHALIE » .

Après Phèdre, Racine, à trente-sept ans, renonce au théâtre. Ceci est un fait extraordinaire, et peut-être unique de son espèce dans toute l’histoire de la littérature.

Car songez ! Racine était aimé. Il avait la gloire ; il était dans toute la force de son génie. Il avait ses tiroirs pleins de beaux projets de tragédies. Il devait être persuadé que son art était la plus haute des occupations humaines. La poésie devait être vraiment sa vie et son tout. Or, en pleine jeunesse, en pleine force et en pleine joie de production poétique, non seulement il se range tout à coup à une vie pieuse et à une pratique exacte de la morale chrétienne, ce qui serait déjà remarquable et singulier ; mais il répudie entièrement et sans retour ce qui avait été pour lui, jusque-là, la principale raison de vivre. Il fait une chose plus difficile encore, la plus difficile de toutes : il brûle, il anéantit les œuvres commencées, — il les anéantit, les sachant belles. Ce qu’il tue en lui, ce n’est pas seulement la vanité, l’orgueil, l’amour de la gloire ; il cherche, tout au fond de lui-même, quelque chose de plus intime et de plus cher encore à immoler. Ce qu’il tue en lui, c’est l’attachement de l’artiste à son œuvre, le désir invincible de réaliser le beau qu’il conçoit. Et c’est ce sacrifice qui me paraît prodigieux. Un moment, il songe à se faire chartreux. Mais chartreux, c’est trop aisé. Puis il trouve sans doute que ce dénouement sentirait encore son homme de théâtre. Et alors il découvre un genre d’immolation plus humble : il se marie, il épouse une bourgeoise simple d’esprit, — non pas sotte (nous avons d’elle des lettres pleines de bon sens)— qui n’avait pas lu une seule de ses tragédies. Son fils Louis nous dit ce mot admirable : « L’amour ni l’intérêt n’eurent pas de part à ce choix. » Et désormais « l’auteur » est bien mort en lui. Le chrétien écrira un jour Esther et Athalie ; mais l’auteur, c’est-à-dire la bête la plus vivace, la plus longue à mourir et la plus prompte à ressusciter que nous portions dans nos entrailles, se taira pour toujours.

Ce sacrifice inouï, Racine le fait un peu par dégoût, beaucoup par scrupule, peut-être par remords.


Par dégoût.— Jamais écrivain, je ne dis pas à propos de religion ou de politique, mais à propos de littérature pure, ne paraît avoir été plus détesté, plus attaqué, ni avec plus d’acharnement, que l’auteur de Phèdre et d’Athalie. Vous en trouverez le détail dans le bon vieux livre de M. Deltour : les Ennemis de Racine. Molière fut assurément honni et poursuivi par les dévots ou même par de bons chrétiens, par le clergé de Paris, les jansénistes, les protestants, les confrères du Saint-Sacrement, à l’occasion de l’École des femmes, de Don Juan et de Tartuffe : mais il s’agissait de religion et non plus de littérature. L’Académie avait critiqué le Cid, mais courtoisement ; d’ailleurs, le caractère solennel et officiel de cette critique la faisait honorable pour celui qui en était l’objet. On avait été assez malveillant pour Polyeucte. Mais ensuite, si Corneille avait eu des échecs, jamais il n’avait été critiqué violemment. Il était passé tabou. Corneille n’excita jamais de haine.

Racine était sans doute de ceux qu’on aime ou qu’on exècre. Il excitait l’envie bien plus naturellement que Corneille. Racine était beau, élégant, brillant, causeur charmant et adroit, très répandu, homme du monde et homme de cour ; d’ailleurs d’esprit mordant et qui rendait les coups. À cause de tout cela, il y avait beaucoup de gens qui ne pouvaient pas le souffrir. Le vieux Corneille était timide, gauche, terne, maussade, et vivait à l’écart. Les gens qui haïssaient Racine se donnaient l’air et le mérite facile de protéger un vieil homme de génie sans défense, — mais qui, du reste, n’avait plus besoin d’être défendu et dont la gloire, consacrée et un peu sommeillante, ne portait point ombrage aux jeunes auteurs.

Mais Racine avait contre lui presque toute la vieille génération et, dans la nouvelle, tous les auteurs tragiques. Il avait contre lui Pierre et Thomas Corneille, et leur neveu Fontenelle, et le vieux Boyer, et le vieux Leclerc, et Quinault, Boursault et Pradon, et tous les gens qui s’intéressaient à eux, et presque tous les anciens frondeurs et les anciennes frondeuses, et la moitié de l’Académie, et presque toute la « presse théâtrale » de ce temps-là, de l’inepte Robinet à ce pince-sans-rire de Donneau de Visé, et Saint-Évremond, et Subligny, et Barbier d’Aucour, et l’intrigante madame Deshoulières, et le duc de Nevers, cet homme de lettres fieffé, et des gens qui le détestaient sans trop savoir pourquoi… parce qu’il les « agaçait », et cette duchesse de Bouillon, pédante et disputeuse à tel point que La Fontaine lui-même s’en aperçoit :

Les Sophocles du temps et l’illustre Molière Vous donnent lieu toujours d’agiter quelque point ; Sur quoi ne disputez-vous point ?

une gaillarde qui, dans la réalité, eût été fort capable de commettre les crimes d’Hermione, de Roxane et d’Ériphile, mais qui, peut-être à cause de cela même, préférait à la vérité de Racine l’héroïsme et le romanesque de Corneille.

Pour Iphigénie, on s’avisa de faire fabriquer une autre Iphigénie par le bonhomme Leclerc aidé de son ami Goras, et d’assurer une espèce de succès factice à cette platitude. Cela était vraiment d’une méchanceté assez savante. Car la préférence, ou seulement l’égalité, accordée contre nous à un sot, nous est plus sensible que la critique la plus violente de notre œuvre.

Et vous savez qu’on fit mieux à l’occasion de Phèdre. Vous connaissez l’histoire : la Phèdre commandée à Pradon ; la duchesse de Bouillon retenant toutes les loges pour les six premières représentations de l’une et de l’autre pièce, afin de faire le vide autour de celle de Racine ; la guerre de brutales épigrammes qui s’ensuivit ; Racine et Boileau menacés de la bastonnade par ce plat duc de Nevers, et le grand Condé prenant ses deux amis sous sa protection.

J’ai voulu connaître ce Pradon, voir si par hasard il était intéressant et intelligent. Eh bien, non : c’était réellement un imbécile.

On ne sait à peu près rien de sa vie. On n’a de lui ni un autographe, ni une signature, ni un portrait. Mais ce qu’on sait bien, c’est que cet être mystérieux fut un sot. Il est, par là, immortel à sa manière. J’ai lu de lui une Réponse à la Satire X du sieur Despréaux (1694). Ce morceau est d’une rare niaiserie. Pradon écrit gravement :

Réponds, que prétends-tu ? Que le monde finisse ? Examinons un peu ce projet insensé Dont l’un et l’autre sexe est enfin offensé.

On y lit des vers comme ceux-ci :

Il n’est point de mortel qui fût assez hardi,
À moins que d’être né téméraire, étourdi,
Qui, voyant les croquis de ta Muse effrénée,
Osât subir le joug de l’affreux hyménée,
Tel tu nous le dépeins ! C’est ton intention
Qui choque la nature et la religion.
Tu fais sur l’Opéra des notes curieuses,
Mais tes réflexions sont trop luxurieuses.

Et tout est de ce style et de cette force. Sa tragédie de Phèdre et Hippolyte est à l’avenant. De la terrible histoire il fait une espèce de petit roman bourgeois. Il dispose les événements de façon à excuser Thésée et à décharger Phèdre sans charger Hippolyte. « Messieurs, ami de tout le monde » ! Phèdre n’est plus que la fiancée de Thésée : ce qui supprime l’inceste, mais aussi le drame. Lorsque Phèdre a découvert qu’Hippolyte aime Aricie, elle la fait arrêter et « garder dans son cabinet » . Sur quoi, Hippolyte vient supplier Phèdre d’épargner Aricie, et se jette à ses genoux. Thésée le surprend dans cette attitude, croit qu’il fait à Phèdre une déclaration d’amour, et charge les dieux de le punir. Tout le crime de Phèdre est de n’avoir pas le courage, à ce moment-là, de dire la vérité ; mais elle conjure Thésée d’épargner son fils, et, prise de remords, elle délivre Aricie et veut la donner à Hippolyte. Hippolyte, pour n’être pas en reste de générosité, quitte Trézène afin d’aller, au loin, oublier sa maîtresse. Et c’est alors qu’un monstre marin effraye ses chevaux et cause sa mort : dénouement dont le tragique et le merveilleux paraissent sans proportion ni rapport avec la fade historiette.

Quant à la forme… Je cite véritablement au hasard :

Traverser le Cocyte avec Pirithous,
Bien qu’ils soient des héros, Idas, c’est un abus.

PHÈDRE

Cette fierté charmante et ce grand caractère,
Tel que (sic) porte le front de son auguste père
Éblouissaient mes yeux…
Il n’est plus si souvent dans le fond des forêts,
Il va moins à la chasse et demeure au palais.

THÉSÉE

Je ne m’attendais pas, à mon triste retour,
De trouver dans son cœur ce criminel amour.

Et ils s’expriment tous avec une tranquillité !

HIPPOLYTE

Je répète à regret que j’adore Aricie.
Mais pour vous en venger je vous offre ma vie.

PHÈDRE

Tu fais ce que tu dois, je fais ce que je puis.
Je connais ton devoir et le mien. Pour m’y rendre,
Je tâche en vain… Pourquoi rends-tu mon cœur si tendre ?

À la fin :

IDAS

Ah ! Seigneur, apprenez l’aventure funeste
D’Hippolyte.

ARICIE

Quoi donc ?

THÉSÉE

Parle, achève le reste !

Grâce à la duchesse de Bouillon (il lui en coûta quinze mille livres), l’ineptie de Pradon fut jouée seize fois. Valincour (Histoire de l’Académie française) dit avoir vu alors Racine au désespoir. Il affirme que « durant plusieurs jours Pradon triompha », et que « la pièce de Racine fut sur le point de tomber » .

Je vous avoue que cela m’indigne encore au bout de deux cent trente ans ! Oui, Racine dut beaucoup souffrir. Une injustice si atroce, s’ajoutant à douze années de critiques stupides et méchantes, c’était trop, vraiment. Être poursuivi d’une haine acharnée et déloyale, on a beau faire, cela est pénible à concevoir et à sentir : mais surtout la sottise triomphante fait mal. On enrage d’avoir raison. Et l’on se dit que les sots ne sauront jamais qu’ils sont des sots, excepté peut-être dans l’autre monde, quand cela nous sera égal… Il faut en prendre son parti, c’est entendu. Mais quoi ! si Pradon était peut-être l’homme le plus bête de son temps, Racine en était l’homme le plus sensible. Il disait à son fils : « La moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m’ont fait de plaisir. » Cela nous exaspère qu’une platitude comme celle de Pradon ait pu être mise seulement en regard de la Phèdre de Racine : jugez si cela dut l’exaspérer, lui, et de quel fiel cela dut l’abreuver ! Oui, il a fort bien pu renoncer au théâtre par dégoût, parce qu’il en avait assez, et pour qu’on le laissât tranquille.

Ce fut aussi, et surtout, par scrupule religieux.

Racine, jeune, s’était révolté contre Port-Royal, parce que Port-Royal prétendait l’empêcher de chercher la gloire. Mais la gloire, il l’avait maintenant ; il savait ce que c’est, et qu’elle n’assouvit jamais une âme. Et puis, même dans les années des pires enivrements, il avait continué de recevoir, de temps à autre, des lettres de sa vénérable tante la mère Agnès de Sainte-Thècle, que nul silence ne rebutait, et qui s’était juré de ramener à Dieu cette âme précieuse. Dans la fameuse lettre qu’il écrivit à madame de Maintenon au moment où il se croyait en disgrâce, parlant de sa tante, alors supérieure de Port-Royal :

C’est elle, dit-il, qui m’apprit à connaître Dieu dès mon enfance, et c’est elle aussi dont Dieu s’est servi pour me tirer de l’égarement où j’ai été engagé pendant quinze années.

Depuis Iphigénie, et peut-être depuis Bérénice, le souvenir de Port-Royal le travaillait secrètement. Faible encore, il crut d’abord trouver le moyen de purifier la tragédie, de la mettre d’accord avec la religion, et ainsi d’apaiser ses anciens maîtres sans renoncer au théâtre. C’est dans cette pensée qu’il écrivit Phèdre.

Ce que je puis assurer, dit-il dans la préface de la pièce, c’est que je n’ai point fait de tragédie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci… La seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même.

Et, plus loin, il se montre jaloux de « réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et leur doctrine, qui l’ont condamnée dans ces derniers temps » .

Ainsi, — chose inattendue et pourtant absolument vraie, — Phèdre est la première étape de la conversion de Racine.

Il veut que sa tragédie soit une illustration de l’un des points de la doctrine de Port-Royal.— Il réunit, dans le personnage de Phèdre, la passion, la passion la plus criminelle par définition, — la claire conscience de la culpabilité, du démérite, de la souillure, du péché, — et enfin la crainte de Dieu représenté par le Soleil en tant que Dieu clairvoyant et par Minos en tant que Dieu punisseur. Il entendait montrer que nous ne pouvons rien, dans l’ordre du salut, sans la grâce de Dieu : c’était donc fortifier sa thèse que de supposer Phèdre « humainement » honnête, de lui prêter toutes les excuses, de multiplier autour d’elle les circonstances atténuantes ; bref, de ne pas la faire odieuse. Car, plus il marquait la noblesse d’âme de la malheureuse sur tout le reste, plus aussi il marquait, par là même, le caractère fatal de sa passion, et plus il nous persuadait que nous avons en effet besoin d’un secours surnaturel pour vaincre les tentations mauvaises.

Ah ! qu’il y a donc réussi ! Et que sa Phèdre est peu haïssable ! Il l’aimait tant qu’il n’a pu voir qu’elle dans sa pièce, et qu’il lui a subordonné tous les autres rôles, de façon qu’ils ne fussent que des dépendances et des explications du sien. C’est uniquement pour que Phèdre puisse passer par certains sentiments que Thésée ne paraît qu’une brute crédule. C’est uniquement pour excuser Phèdre que Racine charge la nourrice. Et si vous cherchez pourquoi il a fait Hippolyte amoureux, c’est bien parce qu’Hippolyte misogyne et chaste eût égayé les « petits-maîtres » et leur eût fait dire des sottises ; mais c’est surtout, d’une part, pour ajouter une note plus douloureuse que toutes les autres au rôle de Phèdre, et, d’autre part, pour absoudre la pauvre femme du silence meurtrier qu’elle garde au quatrième acte. Il fallait qu’elle fût jalouse pour nous faire encore plus pitié et nous paraître, peu s’en faut, innocente.

« Innocente ! » C’est cette impression-là qui a épouvanté Racine après coup. Le poète a si bien atteint son but ; il est si évident que Phèdre succombe, non par sa volonté, mais parce que Dieu lui refuse la grâce efficace, qu’elle nous semble réellement irresponsable ; plus douloureuse seulement et, par suite, plus sympathique par la conscience inutile qu’elle a de son péché.

Une singulière volupté se dégage de ce rôle. Nous sentons qu’une image hante cette femme damnée ; une image dont elle jouit, malgré elle, avec d’autant plus d’intensité qu’elle sait que ce plaisir non consenti la perd éternellement. Et ainsi, tandis qu’il pensait nous démontrer la nécessité de la grâce, Racine n’est arrivé qu’à nous démontrer la fatalité terrible et délicieuse de la passion.

Cela échappait au grand Arnauld. Il disait naïvement, après que Boileau lui eut fait lire la pièce :

Il n’y a rien à reprendre au caractère de Phèdre, puisque, par ce caractère, le poète nous donne cette grande leçon que lorsqu’en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant.

Le malheur, c’est que nous ne voyons pas du tout « en punition de quelles fautes précédentes » Phèdre est entraînée au péché : nous voyons seulement qu’elle y est entraînée quoi qu’elle fasse. Et dès lors elle ne nous inspire qu’une pitié amoureuse.

Arnauld parlait en théologien et sur la seule lecture de la pièce. Il ne l’avait pas vue. Mais sans doute, quand Racine vit Phèdre sous les espèces de la Champmeslé, il conçut pour la première fois ce qu’il y a de contagieux dans la représentation de l’amour-maladie, et aussi ce que la religion peut ajouter de piment aux choses de l’amour. Il conçut avec horreur que la notion même du péché peut devenir un élément de volupté… L’inquiétude que lui inspira sa première tragédie chrétienne acheva de faire de lui un chrétien. Il renonça, dis-je, au théâtre, à trente-sept ans et en pleine gloire— parce que Phèdre était décidément plus troublante qu’il ne l’avait pensé.

Car sans doute il entra là-dessus en réflexion. Le désir de la gloire et la vivacité des passions ne faisant plus obstacle à sa foi religieuse, il se ressouvint de la doctrine janséniste sur le théâtre ; de cette doctrine qui l’avait tant irrité onze ans auparavant et qui, aujourd’hui, ne lui paraissait que trop vraie.

Il avait dû être ému déjà par les Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets, publiées en 1670, et, notamment, par les réflexions sur les « divertissements » . Les éditeurs avaient écarté la fameuse page sur la comédie : mais la substance de cette page était éparse dans le Traité de Nicole, qu’elle ne fait que résumer :

Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais, entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour ; principalement lorsqu’on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d’en être touchées ; sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme aussitôt un désir de causer les mêmes effets que l’on voit si bien représentés ; et l’on se fait en même temps une conscience fondée sur l’honnêteté des sentiments qu’on y voit, qui ôte la crainte des âmes pures qui s’imaginent que ce n’est pas blesser la pureté, d’aimer d’un amour qui leur semble si sage.

Ainsi l’on s’en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l’amour, et l’âme et l’esprit si persuadés de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien dépeints dans la comédie.

(Et la même thèse sera reprise par Bossuet avec beaucoup de force dans les Maximes et Réflexions sur la comédie, 1694.)

Ainsi la représentation même de l’amour innocent était funeste aux âmes. Que dire des peintures de l’amour d’Hermione ou de Roxane ? Et les peintures de l’amour désordonné, mais, en quelque façon, normal dans son désordre, n’avaient pas suffi à Racine. Il en était venu à décrire avec complaisance des cas singuliers et morbides : l’amour d’un vieillard pour une jeune fille, et d’un vieillard jaloux de son fils ; l’amour d’une fille pour l’homme couvert de sang qui l’a violemment enlevée, et enfin l’amour incestueux d’une femme pour son beau-fils. Et sans doute Phèdre haïssait son mal, mais elle l’aimait aussi ; secrètement elle espérait l’assouvissement de son désir ; et sans doute elle n’accusait pas elle-même, sinon indirectement,

Vous êtes offensé, la fortune jalouse N’a pas en votre absence épargné votre épouse,

mais elle laissait lâchement accuser l’innocence. Et Phèdre avait parti aimable ; et Boileau avait parlé de sa « douleur vertueuse » ! Et, sous prétexte qu’ils souffraient et qu’elle était belle, Mithridate et Ériphile n’avaient inspiré que fort peu d’horreur. Qu’avait fait Racine, que rendre intéressants les pires effets de la concupiscence ? Il était allé contre la doctrine chrétienne la plus assurée. Il avait été, bel et bien, « empoisonneur d’âmes » ; il le reconnaissait maintenant.

Et une autre chose le tourmentait : le souvenir de ses propres péchés.

On est tenté de supposer que, si Racine a si bien peint la passion extrême, l’amour-maladie, c’est qu’il l’a ressenti pour son propre compte. Cela n’est point nécessaire. Il suffit que le poète en ait pu étudier en lui-même les commencements, et chez d’autres les extrémités. Même, il est permis de croire qu’il a pu décrire ce mal avec d’autant plus de clairvoyance que, tout en le comprenant entièrement, il n’en était lui-même qu’à demi possédé.— En réalité, la vie passionnelle de Racine nous est peu connue. Il semble avoir aimé beaucoup mademoiselle Du Parc ; ce fut probablement sa première liaison. Elle avait trente-quatre ans, et il en avait vingt-six ou vingt-sept quand il la rencontra. Elle était fort jolie et, vous vous le rappelez, très courtisée. Racine avait eu le plaisir de l’enlever à Molière, et même à Corneille. Boileau, dans une conversation recueillie par Mathieu Marais, nous dit « qu’elle mourut en couches » . Robinet, dans sa gazette en vers du 15 décembre 1668, raconte les funérailles de la comédienne. Parmi

Les admirateurs de ses charmes Qui ne la suivaient pas sans larmes,

il n’oublie pas les poètes de théâtre,

Dont l’un, le plus intéressé, Était à demi trépassé.

C’est à n’en pas douter, Racine, qui est désigné ainsi.

Son amour pour la Champmeslé parait avoir été moins sérieux, quoiqu’il ait duré de 1670 à 1677. Elle n’était pas très jolie et n’avait pas la peau blanche (on tenait alors beaucoup à la blancheur de la peau) ; mais elle était bien faite et avait la voix la plus touchante. Je crois que Racine l’aima surtout à cause de cette voix qui rendait si pénétrantes les intonations qu’il lui avait serinées. Mais ce furent des amours plus joyeuses que profondes. « Il y a, dit madame de Sévigné qui savait les choses par son fils Charles, une petite comédienne, et les Despréaux et les Racine avec elle ; ce sont des soupers délicieux, c’est-à-dire des diableries. » (À madame de Grignan, 1er avril 1671.) Racine devait être l’amphitryon de ces soupers ; Boileau lui écrira plus tard (21 août 1687) : « Ce ne serait pas une mauvaise pénitence (il s’agit de boire du vin de Pantin) à proposer à M. Champmeslé, pour tant de bouteilles de Champagne qu’il a bues chez lui, vous savez aux dépens de qui. » Car Champmeslé, le mari, était de ces « diableries » . Racine avait dans cet amour bien des concurrents, tous heureux. Il n’était que le préféré, et s’en contentait… Il faisait souvent au mari de grosses plaisanteries. On connaît l’amusante et cynique épigramme, qui est très probablement de Racine :

De six amants contents et non jaloux
Qui tour à tour servaient madame Claude,
Le moins volage était Jean son époux.
Un jour pourtant, d’humeur un peu trop chaude,
Serrait de près sa servante aux yeux doux,
Lorsqu’un des six lui dit : « Que faites-vous ?
Le jeu n’est sûr avec cette ribaude ;
Ah ! voulez-vous, Jeanjean, nous gâter tous ? »

(Je pense que vous comprenez : « Le jeu n’est sûr » et « nous gâter tous », et que vous donnez à ces mots tout leur sens.)

Évidemment l’amour de Racine pour la Champmeslé n’eut rien de tragique. On a donc bien tort de lui reprocher la tranquillité avec laquelle, dix-neuf ans plus tard, il parle— en chrétien et, si vous voulez, en dévot— des derniers moments et de la mort de son ancienne maîtresse.

M. de Rost m’apprit hier que la Chamellay était à l’extrémité, de quoi il me parut fort affligé ; mais ce qui est plus affligeant, c’est de quoi il ne se soucie guère apparemment, je veux dire l’obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie.

Et quelques jours après :

Le pauvre M. Boyer est mort fort chrétiennement ; sur quoi je vous dirai en passant que je dois réparation à la mémoire de la Champmeslé, qui mourut aussi avec d’assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie, très repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir : (24 juillet 1696.)

On s’est étonné et un peu indigné de cet : « en passant » . On oubliait, entre autres choses, que Racine écrivait cela à son fils aîné, alors âgé de dix-neuf ans.

En somme, les désordres de Racine, tout en étant de ceux qu’un véritable chrétien doit pleurer, ne paraissent avoir eu rien d’exorbitant.

Mais je dois tout vous dire et qu’il y eut dans sa vie une heure mystérieuse et tragique, suivie d’une heure d’épouvante.

Un peu plus d’un an après qu’il eut pris sa retraite, éclata l’ « Affaire des poisons » . Le 21 novembre 1679, la principale accusée, la Voisin, déclara que la Du Parc, dont elle était la bonne amie depuis quatorze ans, « devait » avoir été empoisonnée par Racine. Voici d’ailleurs, sur ce point, la partie essentielle de l’interrogatoire de la Voisin, d’après le procès-verbal (Frantz Funck-Brentano : le Drame des poisons) :

De Gorle (belle-mère de la Du Parc) lui a dit (à la Voisin) que Racine, ayant épousé secrètement la Du Parc, était jaloux de tout le monde et particulièrement d’elle, Voisin, dont il avait beaucoup d’ombrage, et qu’il s’en était défait (de la Du Parc) par poison et à cause de son extrême jalousie, et que pendant la maladie de la Du Parc, Racine ne partait point du chevet de son lit ; qu’il lui tira de son doigt un diamant de prix et avait aussi détourné les bijoux et principaux effets de la Du Parc qui en avait pour beaucoup d’argent ; que même on n’avait pas voulu la laisser parler à Manon, sa femme de chambre, qui était sage-femme, quoiqu’elle demandât Manon et qu’elle lui fit écrire de venir à Paris la voir, aussi bien qu’elle, la Voisin.

Puis on lui demande « si de Gorle ne lui a point dit de quelle manière l’empoisonnement avait été fait, et de qui on s’était servi pour cela. Elle répond : « Non. »

Voilà le texte. Jugez vous-même ce que vaut le témoignage d’une femme comme la Voisin, qui, au surplus, parle onze ans après les événements, et n’en parle, de son propre aveu, que par ouï-dire, et en parle après la torture, quand, ayant commencé à parler, on dit n’importe quoi.— Toutefois, il resterait ceci : — Racine avait empêché la Manon, sage-femme, d’approcher de sa maîtresse malade, et de même la Voisin, sage-femme et avorteuse ; et c’est de quoi celle-ci lui aurait gardé rancune. D’un autre côté, la Du Parc, d’après Boileau, est morte en couches ; Racine, en suivant son convoi, était à demi trépassé, d’après Robinet.— La Du Parc serait-elle morte de manœuvres abortives ? Et dans cette hypothèse, Racine aurait-il conseillé— ou seulement toléré— ces manœuvres ? Ou ne les aurait-il connues que plus tard ? Cela est le plus probable, puisqu’il écarte les avorteuses du lit de la mourante, ce qui eût été singulièrement imprudent s’il avait été leur complice.

Ce qui est sûr, c’est qu’une lettre, écrite le 11 janvier 1680 par Louvois au conseiller d’État Bazin de Bezons, se termine ainsi : « Les ordres du roi pour l’arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. » Il est difficile d’en douter qu’il soit ici question du poète.

Il n’y eut pas d’arrestation : Racine avait sans doute pu se justifier auprès du roi et de Louvois.

Mais quel frisson de petite mort dut le parcourir ce jour-là ! Et quelles réflexions il dut faire ensuite ! Innocent, il pouvait l’être selon la morale du siècle. Mais cependant, s’il avait vécu selon la morale chrétienne, il n’aurait pas été l’amant de la Du Parc, et cette malheureuse n’aurait pas été obligée, par son fait, de recourir à la Voisin. Quel remords ! Et quelle nausée ! … Épouvantable, cette « Affaire des poisons », ces histoires d’empoisonnements, d’avortements, de proxénétisme, de breuvages érotiques et de sorcellerie blanche, mais aussi de messes noires avec égorgements d’enfants ; ces histoires où se trouvent compromises des centaines de personnes de tous les mondes, et particulièrement (et c’est pourquoi le roi dut arrêter les poursuites) de personnes du grand monde, — depuis la feue Henriette d’Angleterre, probablement trop curieuse, jusqu’à madame de Montespan, en passant par madame de Polignac, madame de Gramont, la comtesse de Soissons (Olympe Mancini), la duchesse d’Angoulême, madame de Vitry, la duchesse de Vivonne, madame de Dreux, la duchesse de Bouillon, la princesse de Tingry, la maréchale de la Ferté, la comtesse de Roure, la marquise d’Alligre, la vicomtesse de Polignac, le comte de Clermont-Lodève, le marquis de Cossac et le maréchal de Luxembourg. Ce qui les avait menés tous et toutes dans l’antre des sorcières, ce qui en avait poussé plusieurs au sacrilège ou au meurtre, et ce qui leur donnait aujourd’hui figure de criminels attendus par le bourreau, n’était-ce pas le même désir, la même concupiscence dont halètent les Hermione, les Oreste, les Roxane, les Ériphile et les Phèdre, criminels harmonieux pour qui lui, Racine, avait beaucoup moins sollicité la réprobation du public que l’émotion, la pitié, même une espèce de sympathie ? Hélas ! qu’avait-il fait, dans sa folle vanité d’auteur et dans son désir de gloire ? Oh ! non, non, plus de théâtre ! mais une vie simple, une vie pieuse, une vie d’honnête homme, de père de famille et de chrétien.

Il aime sa bonne femme. Il a deux fils et cinq filles, qu’il élève pieusement.— Nommé, avec Boileau, historiographe du roi, il se donne tout entier à sa tâche, suit les armées, prend des notes, interroge les Vauban et les Louvois et tous les chefs compétents.— On a dit que cette histoire, détruite dans l’incendie de la maison de Valincour, eût été trop convenue, trop « officielle » . On n’en sait rien.— Il va tous les jours à la messe. Il pratique les vertus chrétiennes. Il s’efforce d’être humble…

Mais une dernière et délicieuse tentation le guettait.

Vous savez comment madame de Maintenon, qu’il voyait souvent chez le roi et dans une sorte d’intimité, et qui était encore belle, et qui avait de l’esprit et de la mesure, et qui devait lui plaire, demanda un jour à Racine d’écrire une pièce pour les pensionnaires de cette maison de Saint-Cyr où, se souvenant de son enfance pauvre et humiliée, elle élevait, sous la conduite de trente-six dames, deux cent cinquante jeunes filles pauvres et nobles, à qui l’on remettait trois mille écus à leur sortie pour les aider à se marier ou à vivre en province. Madame de Maintenon jugeait bon que ces demoiselles jouassent la comédie, « parce que ces sortes d’amusements donnent de la grâce, apprennent à mieux prononcer et cultivent la mémoire » (madame de Caylus). Mais les pièces édifiantes qu’écrivait pour elles leur supérieure, madame de Brinon, étaient vraiment par trop plates ; et, d’autre part, quand on avait essayé de leur faire jouer du Corneille et du Racine, elles avaient trop mal joué Cinna et trop bien Andromaque. Madame de Maintenon pria donc Racine « de lui faire, dans ses moments de loisir, quelque espèce de poème moral ou historique dont l’amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée puisqu’il demeurerait enseveli dans Saint-Cyr ; ajoutant qu’il ne lui importait pas que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu’il contribuât aux vues qu’elle avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant » .

Racine ne put résister longtemps au plaisir d’écrire pour des jeunes filles. Il était naturel qu’il cherchât dans la Bible, et presque inévitable qu’il choisît Esther. Car quel autre sujet eût fait l’affaire ? Lia ou Rachel, Déborah, Judith, Bethsabée, Suzanne, même Ruth et son mariage avec un vieillard, toutes ces histoires n’eussent guère convenu à des demoiselles. Esther, la jeune reine qui sauve son peuple, à la bonne heure !

Et pourtant !

Relisez le livre d’Esther.

C’est un conte, un conte voluptueux et sanglant, et un poème de fanatisme juif.— Le roi Assuérus, qui règne sur cent vingt-sept provinces, donne à tout le peuple de Suze un festin qui dure sept jours… Le septième jour, étant ivre, il commande à ses sept eunuques d’amener la reine Vasthi, pour montrer sa beauté aux peuples et aux grands. Vasthi refuse, il la chasse… Alors ceux qui servaient le roi dirent :

« Qu’on cherche pour le roi des jeunes filles vierges et belles. Qu’on les rassemble à Suze, dans la maison des femmes, sous la surveillance du grand eunuque… » Chaque jeune fille, après avoir mariné six mois dans la myrrhe et six mois dans d’autres aromates, est présentée au roi, le soir ; et, le lendemain matin, elle passe dans la seconde maison des femmes, et ne retourne au roi que si le roi en a le désir… Mais, parmi toutes ces belles filles, Esther plut davantage, d’abord à l’eunuque Hégaï, qui lui donne pour servantes sept jeunes filles choisies dans la maison du roi ; puis au roi lui-même, qui la retient et la fait reine à la place de Vasthi.

Et telle est la matière du chaste et même édifiant récit du premier acte d’Esther :

Enfin on m’annonça l’ordre d’Assuérus. Devant ce fier monarque, Élise, je parus…

C’est bien étrange.

Vous trouverez ensuite dans le saint livre ces détails amusants de conte oriental : l’ogre Aman obtenant de son maître, qui ne sait point qu’Esther est juive, l’arrêt d’extermination de tous les juifs, parce que Mardochée a refusé de se prosterner devant Aman ; le naïf quiproquo qui fait qu’Aman est obligé, sur ses propres paroles, de conduire le triomphe de son ennemi Mardochée ; puis le banquet dans les jardins de la reine, etc.

Et vous lirez enfin la vengeance d’Esther. Aman pendu ne lui suffit pas. Elle exige que l’on pende les dix fils d’Aman. Puis elle obtient du roi des lettres qui donnent aux Juifs la permission de massacrer leurs ennemis y compris les femmes et les petits enfants, et de piller leurs biens. Et ces lettres sont portées dans les villes par des courriers montés sur des chevaux et des mulets. À Suze les Juifs tuèrent cinq cents hommes. Esther demande un nouveau massacre. Et les Juifs tuèrent encore dans Suze trois cents hommes. « Mais ils ne mirent pas la main au pillage. » Et dans les provinces « les Juifs tuèrent soixante-quinze mille de ceux qui leur étaient hostiles. Mais ils ne mirent pas la main au pillage » . (Le saint rédacteur, qui a l’âme délicate, tient beaucoup à ce détail.) « Et Mardochée fut le premier après le roi… Et il n’y avait pour les Juifs que bonheur, allégresse, gloire. Et beaucoup de gens du pays se faisaient Juifs, car la crainte des Juifs les avait saisis. »

Voilà un récit d’une forte saveur et d’une belle férocité. Mais, dans la tragédie de Racine, Esther est une colombe gémissante ; elle se contente de dire à Aman :

Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence, Tout prêt à te juger, tient déjà la balance. Bientôt son juste arrêt te sera prononcé. Tremble ; son jour approche, et ton règne est passé.

Et tous les massacres du récit biblique sont pudiquement résumés dans ce vers d’Assuérus qui passe inaperçu :

Je leur livre le sang de tous leurs ennemis.

On serait néanmoins curieux de savoir ce que pensait Racine de ces égorgements et des démesurées vengeances de la reine Esther. Il pensait apparemment, comme Sacy dans ses explications de la Bible, « qu’on a quelque lieu de s’étonner que Mardochée et Esther, qui procurent cet édit, aient pu se porter à un excès si cruel en apparence », mais que ces choses se passaient durant le temps de l’ancienne loi qui était un temps de rigueur, et que d’ailleurs « on peut présumer que l’esprit de Dieu, qui avait conduit jusqu’alors tant la reine que Marchodée, leur inspira aussi bien qu’au roi d’en user ainsi pour des raisons qu’on est plus obligé d’adorer que de pénétrer » . Amen.— Qui ne sait, au reste, que les chrétiens lisent la Bible avec des yeux particuliers et qu’il est excellent qu’il en soit ainsi ? Et enfin l’action de la tragédie de Racine s’arrête à la délivrance des Juifs et à la punition de l’abominable Aman, et il a pu se dire que le reste ne le regardait pas.— Puis, l’antisémitisme était inconnu au XVIIe siècle, et parce que le livre sacré des Juifs est aussi celui des chrétiens, et parce que les Juifs, sans être aucunement persécutés, étaient maintenus, politiquement, dans la situation qui convenait à des gens que l’on considérait comme des « métèques », et paraissaient s’en accommoder.

C’est égal, dire que c’est de ce farouche livre d’Esther que Racine a pu tirer ce délicieux poème, où la Muse de la tragédie paraît enveloppée des voiles neigeux et ceinte des rubans bleus d’une élève de « catéchisme de persévérance », et qui est finalement comme un conte des Mille et une nuits suave et pieux !

Ce fut un succès fou. Le roi ne s’en rassasiait pas. Cette grâce, cette douceur, cette piété, ces chœurs, cette musique, ces petites filles… Il y trouvait sans doute une volupté innocente, un chatouillement sans péché. Oh ! madame de Maintenon savait bien comment il fallait l’amuser !

Esther fut jouée six fois de suite à Saint-Cyr, au second étage du grand escalier des demoiselles, dans le spacieux vestibule des dortoirs. Deux amphithéâtres adossés au mur, le plus petit pour les dames de Saint-Cyr, le plus grand pour les pensionnaires ; aux gradins d’en haut, la classe rouge, celles qui avaient moins de onze ans ; au-dessous, les vertes (moins de quatorze ans) ; puis les jaunes (moins de dix-sept ans) ; enfin, sur les gradins d’en bas, les plus grandes, les bleues. Entre les deux amphithéâtres étaient les sièges pour les spectateurs du dehors. La salle était magnifiquement éclairée ; les décors peints par Borin, décorateur des spectacles de la cour ; les chœurs accompagnés par les musiciens du roi. Les habits des actrices avaient coûté plus de quatorze mille livres : c’étaient des robes à la persane, ornées de pierres précieuses, qui avaient autrefois servi au roi dans ses ballets. Les plus grands seigneurs, les ministres se disputaient les invitations : c’était une façon de faire sa cour. On cherchait les allusions (à madame de Montespan, à madame de Maintenon, à Louvois, à Port-Royal), et on en découvrait auxquelles Racine n’avait pas pensé. Bossuet assista à la « première » . Le roi lui-même « se mettait à la porte de la salle et, tenant sa canne haute pour servir de barrière, il demeurait ainsi jusqu’à ce que tous les invités fussent entrés. Alors il faisait fermer la porte » . Cette fois, la glace de madame de Sévigné pour Racine se fondit :

Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce : c’est une chose qui n’est pas aisée à représenter et qui ne sera jamais imitée : c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet qu’on n’y souhaite rien, etc.

Racine fut repris. Il avait eu de vifs plaisirs pendant les répétitions, où il tamponnait, avec son mouchoir, les yeux des petites filles que ses observations avaient fait pleurer. Après le triomphe si spécial, si joli, si grisant de la pièce, il eût été surprenant qu’il s’en tînt à Esther.

Il fit Athalie. Mais, dans l’intervalle, il s’était plus clairement rendu compte de ce qu’il pouvait et voulait faire de nouveau. Il avait écrit Esther pour les demoiselles de Saint-Cyr : il écrivit Athalie pour lui-même.

Il disait dans la préface d’Esther :

J’entrepris donc la chose, et je m’aperçus qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné (c’est-àdire en faisant « une espèce de poème où le chant fût mêlé avec le récit » ), j’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé par l’esprit, qui était de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du chœur que les païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités.

Ce dessein, alors entrevu, de faire « comme dans les anciennes tragédies grecques », il le réalise pleinement dans Athalie, qui, si nous avions les yeux frais, nous paraîtrait l’œuvre la plus étonnante de notre théâtre : car elle ne rappelle pas seulement, par l’introduction du chœur, les grandes œuvres d’Eschyle ou de Sophocle : elle les égale sans leur ressembler, par la largeur de l’exécution et par la nature et la grandeur de l’intérêt.

Je ne vous répéterai pas ce que vous savez. Je vous renvoie particulièrement à ce que dit Sainte-Beuve d’Athalie dans son Port-Royal, et à une très belle étude de Faguet dans son XVIIe siècle.

Tout dans Athalie était nouveau : la participation du chœur à l’action, participation plus étroite que dans la plupart des tragédies grecques ; la beauté des « chœurs » eux-mêmes, qui valent moins par l’expression que par le mouvement lyrique ; l’action continue (car Athalie n’a pas d’entr’actes) ; la magnificence extérieure du spectacle ; la marche impétueuse du drame ; le rôle de l’enfant Joas, la terreur religieuse, et ce que Racine appelle, dans Iphigénie, « une sainte horreur qui rassure », Jéhovah étant visiblement le conducteur de l’action :

Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit !

l’amour, sans lequel la tragédie ne se concevait pas auparavant, remplacé par des passions aussi fortes et plus grandes par leur objet ; la façon superbement simple dont les caractères sont peints, je voudrais dire « brossés » à larges traits (si bien qu’Athalie semble faite, non plus pour un étroit théâtre fermé, mais pour quelque amphithéâtre antique, en plein air) ; le naïf et imperceptiblement comique Abner ; Mathan, gonflé de la haine propre aux apostats ; la maternelle et naturelle Josabeth ; le joli petit fanatique Zacharie ; Athalie, la vieille criminelle fatiguée, devenue hésitante et presque sentimentale ; et le terrible Joad, le plus beau type d’entraîneur d’hommes, fort, enthousiaste et rusé, imaginatif (voyez sa « prophétie » ) comme les grands hommes d’action, avec un certain mépris pour la foule :

Peuple lâche en effet, et né pour l’esclavage !

mais aussi une foi indomptable en lui-même et en Dieu ; c’est-à-dire, en somme, dans la beauté de son rêve et de son œuvre : foi absolue et qui va jusqu’au sublime du sacrifice, puisque, ayant entrevu, dans son accès prophétique, le meurtre de son fils Zacharie par ce Joas qu’il est en train de faire roi, il détourne les yeux ( « Poursuivons notre ouvrage ! » ) et sacrifie donc à son Dieu et à ses desseins la vie de son propre enfant.

On l’a dit souvent : quand Athalie ne serait que l’histoire d’une conspiration et d’une restauration, elle serait encore la plus émouvante des tragédies politiques. Mais c’est encore une tragédie chrétienne, et, considérée ainsi, dans un esprit de foi ou tout au moins de religieuse sympathie, elle grandit encore. Car ce qui s’agite dans ce drame, ce sont les destinées mêmes du christianisme. Songez un peu que Joas est l’aïeul du Christ, et que la restauration de Joas est, en quelque sorte, une condition matérielle du salut du monde. Athalie rejoint les plus grandes œuvres, et les plus religieuses, du théâtre grec. De même qu’Œdipe à Colone enseignait aux Grecs que la faute n’est pas dans l’acte matériel, mais dans la volonté et l’intention ; de même que nous voyons, dans l’Orestie, l’avènement d’une morale nouvelle, la substitution d’une loi clairvoyante et miséricordieuse à la loi aveugle et impitoyable du talion qui perpétue les violences : de même, ce que prépare le drame d’Athalie, c’est le remplacement de la petite Jérusalem de chair par la Jérusalem nouvelle et universelle ; la Jérusalem intérieure, la Jérusalem des âmes, l’Église :

Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés
Et porte sur le front une marque immortelle ?
Peuples de la terre, chantez !
Jérusalem renaît, plus charmante et plus belle.

D’où lui viennent de tous côtés
Ces enfants qu’en son sein elle n’a pas portés ?
Lève, Jérusalem, lève ta tête altière ;
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés.
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière…

Oui, si nous n’étions de si faibles chrétiens « venus trop tard dans un monde trop vieux », Athalie serait vraiment pour nous ce que fut pour les Athéniens l’Orestie ou Œdipe à Colone.

Athalie est unique chez nous. Athalie est une sorte de miracle.

Athalie n’eut aucun succès.

Madame de La Fayette écrit dans ses Mémoires de la cour de France :

Quelquefois les choses les mieux instituées dégénèrent considérablement, et cet endroit (Saint-Cyr) qui, maintenant que nous sommes dévots, est le séjour de la vertu et de la piété, pourra quelque jour, sans percer dans un profond avenir, être celui de la débauche et de l’impiété. Car de songer que trois cents jeunes filles qui y demeurent jusqu’à vingt ans, et qui ont à leur porte une cour remplie de gens éveillés, surtout quand l’autorité du roi n’y sera plus mêlée ; de croire, dis-je, que de jeunes filles et de jeunes hommes soient si près les uns des autres sans sauter les murailles, cela n’est presque pas raisonnable.

Madame de La Fayette exagère et prévoit les malheurs de trop loin. Mais enfin, les jeunes actrices avaient beau s’agenouiller dans les coulisses et réciter le Veni Creator avant d’entrer en scène, les représentations d’Esther n’avaient pas été bonnes aux demoiselles de Saint-Cyr. Les applaudissements, les compliments démesurés qu’on leur faisait, la présence des plus brillants gentilshommes de la cour, même quelque inévitable familiarité avec les chanteuses de la musique du roi que l’on mêlait aux demoiselles pour fortifier les chœurs, tout cela les avait affolées… On le reprocha à madame de Maintenon. Et Athalie ne fut jouée, du vivant de Racine, que dans la chambre de cette dame, sans costumes, sans décors, et ne fit aucun bruit.

À la vérité, si madame de Maintenon étouffa Athalie, ce fut moins pour protéger l’innocence des demoiselles de Saint-Cyr que parce que Racine lui était devenu suspect par ses amitiés jansénistes[1]. Et la preuve, c’est que, Racine écarté, la fameuse éducatrice s’obstina, pendant des années encore, à faire jouer la comédie aux élèves de la sainte maison. De Racine, elle se rabattit tranquillement— et sans bien en voir la différence— sur le vieux Boyer, qui fit pour Saint-Cyr une tragédie de Jephté, inepte et inconsciemment indécente, puis sur Duché qui lui fournit un Jonathan et un Absalon. Et, après l’inévitable excitation de ces divertissements, elle faisait apprendre à ces petites filles un bizarre et imprudent Poème de la virginité (d’un auteur inconnu), sans doute pour les détourner du mariage.

La singulière femme que cette Maintenon !

Il y a eu, au XVIIe siècle, un abbé qui, pour s’être déguisé en sauvage un jour de carnaval et avoir pris dans cet état un bain nocturne et forcé, est finalement devenu cul-de-jatte, et qui, tordu et cloué sur sa chaise, n’a cessé de crier de douleur que pour éclater de rire ; a, peu s’en faut, inventé la poésie burlesque ; a passé pour le plus gai des hommes, et a été plus célèbre à son heure et plus réellement populaire que Corneille ou que Victor Hugo.— Il y a eu, à la même époque, une petite fille née dans une prison, élevée à la Martinique, qui, revenue en France, a gardé les dindons chez une parente méchante et avare, qui a connu la misère et presque la faim, — et qui est devenue la femme du plus grand roi du monde. Et certes, ces deux destinées, prises chacune à part, seraient déjà assez étranges ; mais que dirons-nous de leur rencontre ? Il y a quelque chose de plus extraordinaire que la personne de Scarron et que la fortune de Françoise d’Aubigné : c’est l’union du cul-de-jatte et de la « belle Indienne », future maîtresse de la France.

Et une chose plus amèrement plaisante encore, c’est de voir le grand roi, à quarante-cinq ans, épouser les cinquante ans sonnés d’une dévote dont un bouffon infirme avait cueilli jadis (comme il avait pu) la jeunesse en fleur, et ce monarque glorieux vivre trente ans des restes de ce stropiat. Quel joli parallèle un bon rhéteur pourrait faire entre les deux maris de Françoise ! N’est-il pas admirable que la même femme ait épousé ce misérable et ce tout-puissant, ce phénomène de foire et ce premier grand rôle historique, le plus bouffon des hommes et le plus solennel, l’empereur du burlesque et le roi de France, le roi Mayeux et le roi Soleil, et qu’elle ait donné ses frais dix-sept ans au monstre et sa maturité sèche au demi-dieu ?

Mais plaignons la belle Indienne malgré son extraordinaire fortune. Plaignons-la de s’être mise constamment, avec tous ses mérites, dans le cas de ne pouvoir être aimée ni estimée en pleine sécurité.— Femme d’un infirme qui ne pouvait être son mari ; amie intime d’une courtisane (Ninon) ; amie de plusieurs grandes dames, mais à la façon d’une demoiselle de compagnie ; gouvernante des enfants du roi, mais de ses enfants naturels ; épouse du roi, mais son épouse secrète… c’est le malheur de cette femme distinguée, intelligente et probablement vertueuse, de n’avoir jamais eu de situation parfaitement franche. Et on dirait (nous l’avons vu) que ce qu’il y a eu, dans sa vie, de gêné, d’équivoque, de mal défini, a passé jusque dans ses procédés et ses théories d’éducatrice.

Étouffée par madame de Maintenon, Athalie, lorsqu’elle fut imprimée en 1691, dérouta le public parut sans intérêt, et valut à l’auteur les plus plates injures de ses ennemis ordinaires.

C’était trop dur et trop injuste. « Dégoûté plus que jamais de la poésie, nous dit son fils Louis, par le malheureux succès d’Athalie, Racine se précipite dans la sainteté.


  1. Voir l’article de Gazier dans la Revue hebdomadaire du 18 janvier 1908.