Aller au contenu

Jean Racine (Lemaître)/VI

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 159-189).

SIXIÈME CONFÉRENCE

« LES PLAIDEURS » .— « BRITANNICUS »

Je crains de ne vous avoir pas encore assez dit à quel point Andromaque fut une chose originale et nouvelle. Vraiment, elle introduisit l’amour— l’amour tout entier— non seulement sur notre scène, mais dans notre littérature. Pour vous en faire quelque idée, il faut que vous songiez à un autre très grand poète, étranger, et que Racine ne connaissait probablement pas même de nom. Ce que Shakespeare avait fait pour l’amour dans trois ou quatre de ses drames, là-bas, sous une autre forme et selon une autre poétique, Racine, à vingt-sept ans, l’a fait chez nous. Rien de moins en vérité.

On ne sut pas nettement combien c’était neuf et beau. Néanmoins, on s’en douta. Le succès fut très grand. « Andromaque, dit Charles Perrault, fit à peu près autant de bruit que le Cid. » La pièce avait d’abord été jouée à la cour, devant « Leurs Majestés » et quantité de seigneurs et de dames. La duchesse d’Orléans l’avait, nous dit Racine, « honorée de ses larmes » . Le jeune roi, d’un si grand goût, aime et défend Andromaque, comme il défendra les Plaideurs et Britannicus.

On en fait une parodie : la Folle Querelle, de Subligny, que Molière, brouillé avec Racine, — vous vous en souvenez, — joue sur son théâtre. La parodie est stupide, mais elle atteste la vogue extraordinaire de la pièce. Dans la famille où Subligny nous transporte, Andromaque est le sujet de toutes les conversations ; on en parle au salon, dans l’antichambre, à la cuisine, jusque dans l’écurie. « Cuisinier, cocher, palefrenier, laquais, et jusqu’à la porteuse d’eau en veulent discourir. » « Bientôt, dit un des personnages de la comédie, la contagion gagnera le chien et le chat du logis. » Une maîtresse demande-t-elle sa femme de chambre : celle-ci, répond un laquais, « est occupée à faire l’Hermione contre le cocher dont elle est coiffée » . Un maître reproche-t-il à son valet d’avoir mal compris un ordre : « Monsieur, dit le valet, j’ai fait comme Oreste, qui ne laisse pas de tuer Pyrrhus, quoique Cléone lui ait été dire qu’il n’en fasse rien. »

Naturellement, Saint-Évremond, du fond de son exil bavard, dit son mot. Cet homme d’esprit, et qui avait même quelquefois plus que de l’esprit, restait si attaché au Paris de sa jeunesse et à ses admirations des temps heureux, que sans doute il ne pouvait consentir qu’il se fît quelque chose de tout à fait bien depuis qu’il n’était plus là. Il écrit donc, dans sa réponse à Lionne qui lui avait envoyé Andromaque (et son jugement est d’un homme qui ne veut absolument pas céder à son plaisir) :

Cette tragédie a bien l’air des belles choses ; il s’en faut presque rien qu’il n’y ait du grand. Ceux qui n’entreront pas assez dans les choses l’admireront, ceux qui veulent des beautés pleines y chercheront je ne sais quoi[1] qui les empêchera d’être tout à fait contents.

Et je ne vous dirai pas ce que c’est, puisque Saint-Évremond ne le sait pas lui-même.

En somme, Racine ne dut pas, cette fois, trop souffrir des critiques. Il dut jouir de tout ce bruit. Le succès est là, réel, affirmé par le nombre des représentations, concret, retentissant. Au reste, Racine ne s’oublie ni ne s’abandonne. En voilà un qui s’est défendu jusqu’au jour de la conversion et du renoncement ! Le duc de Créqui et le comte d’Olonne se faisaient remarquer parmi les détracteurs de la pièce. Racine, très hardiment, fait courir contre ces deux grands seigneurs l’atroce épigramme que l’on connaît :

La vraisemblance est choquée en ta pièce, Si l’on en croit et d’Olonne et Créqui. Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse. D’Olonne qu’Andromaque aime trop son mari ; rappelant ainsi que Créqui n’aimait pas les femmes, et que d’Olonne était immensément trompé par la sienne. (Voir Bussy-Rabutin).

Bref, Racine triomphe. Et il est également heureux dans ses amours. Mademoiselle du Parc est publiquement sa maîtresse ; elle a quitté la troupe de Molière à Pâques 1667 et s’est engagée à l’hôtel de Bourgogne pour y jouer Andromaque.

Racine, à cette époque, est si content d’être au monde, qu’il s’amuse à écrire les Plaideurs.


Ce n’était, à ses yeux, qu’un amusement à l’occasion d’un procès qu’il soutient contre des moines comme prieur de l’Épinay (car il avait fini par attraper un bénéfice) ; procès, dit-il lui-même, « que ni mes juges ni moi n’avons jamais entendu », et que d’ailleurs il perdit.

Racine emprunte aux Guêpes d’Aristophane quelques-uns des traits de sa bouffonnerie, quoique entre les juges d’Athènes et les juges de France, il n’y eût guère de commun que la vénalité quelquefois, et aussi le pli professionnel, la fureur de juger. Vous savez qu’à Athènes, au temps d’Aristophane, tout citoyen pouvait être juge, pourvu qu’il eût trente ans révolus ; que les juges, au nombre de six mille (ce qui semble folie pure), étaient annuellement désignés par le sort et répartis entre dix tribunaux criminels ou civils (l’Aréopage, ou cour supérieure, non compris) ; que les juges recevaient trois oboles par jour, et que, tenant ce salaire du parti au pouvoir, c’est-à-dire des démagogues, et ce salaire, d’autre part, suffisant mal à les faire vivre, il leur était peu habituel de juger soit avec indépendance, soit avec intégrité. C’était un drôle de gouvernement que celui d’Athènes, car c’était un gouvernement parfaitement démocratique. Il est vrai qu’il n’y avait que vingt mille citoyens environ, mais peut-être cent mille esclaves, et un assez riche domaine public. Cela permettait quelques fantaisies. Néanmoins le régime vécut mal et dura peu.

Racine a pris dans les Guêpes peu de chose en somme : le juge qui saute par la fenêtre et reparaît à la cave ou au grenier, le chien criminel et les larmes de sa famille. Pour le reste, il se contente de l’intrigue traditionnelle des farces italiennes, de celle même des farces de Molière : l’amoureux déguisé en robin et faisant signer un contrat de mariage au vieux plaideur qui croit signer un procès-verbal. C’est l’Amour commissaire, au lieu de l’Amour peintre ou de l’Amour médecin.

Moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre (ceci se passait au cabaret), mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda pas à être achevée.

Furetière dut fournir quelques traits : ceux qui se trouvent dans son Roman bourgeois (1666). Despréaux apporta la scène de la dispute de Chicaneau et de la comtesse, qui s’était passée sous ses yeux, chez son frère Boileau le greffier. La comtesse de Pimbêche, c’était la comtesse de Crissé, attachée à la maison de la duchesse douairière d’Orléans, et vieille plaideuse connue pour sa manie. La « pauvre Babonnette », celle qui emporte les serviettes du buvetier du Palais, c’était la femme du lieutenant criminel Tardieu, celle que Boileau placera dans sa dixième satire. Perrin-Dandin à sa lucarne rappelait un vieux juge bizarre du temps du feu roi Louis XIII, un monsieur Portail, conseiller au Parlement, dont Tallemant des Réaux nous dit :

Il était fort homme de bien, mais fort visionnaire. Il avait retranché son grenier et y avait fait son cabinet et ne parlait aux gens que par la fenêtre de ce grenier.

Et l’éloquence solennelle et ridicule de l’Intimé et de Petit-Jean aidé par le souffleur, c’était l’éloquence de beaucoup d’avocats d’alors, comme on le peut voir dans les Historiettes de Tallemant, au chapitre Avocats.

L’avocat Galant, après avoir divisé son plaidoyer, commençait toujours par ce vers :

Has meus ad metas currat oportet equus.

Un autre disait : « Messieurs, cette pauvre femme n’a pas de pain, que les Grecs appellent [Grec : ton arton]. (Ceci doit être inventé, mais je n’en suis pas sûr.) L’avocat La Martellière commença un plaidoyer pour l’Université contre les jésuites par la bataille de Cannes. Un autre commença son plaidoyer par « le roi Pyrrhus… » Le président lui dit : « Au fait ! au fait ! » Un jeune avocat, plaidant contre un homme qui avait coupé quelques chênes, alla rechercher tout ce qu’il y a dans l’antiquité à l’avantage des chênes. Les druides ni les chênes de Dodone n’y furent oubliés. L’autre avocat, qui l’avait laissé jaser, dit : « Monsieur, il s’agit de quatre chêneaux que ma partie a coupés et qu’il offre de payer au dire d’expert. »

Racine se souvint de tout cela. Peut-être songeât-il aussi, tout bas, à son maître Antoine Lemaître, dont les plaidoyers passaient pour chefs-d’œuvre en leur temps, mais qui manquaient vraiment de simplicité. (Le pédantisme, tout chaud encore de la Renaissance, reste énorme pendant la première moitié du XVIIe siècle et encore un peu par delà.) Mais Racine s’est surtout servi de Gautier la Gueule, qui venait de publier deux volumes de ses plaidoyers. L’Intimé reproduit très exactement un de ses exordes (d’ailleurs imité du Pro Quintio de Cicéron, où l’on doit dire qu’il est à sa place) :

Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable, Tout ce que les mortels ont de plus redoutable Semble s’être assemblé contre nous par hasard, Je veux dire la brigue et l’éloquence. Car D’un côté le crédit du défunt m’épouvante, Et de l’autre côté l’éloquence éclatante De maître Petit-Jean m’éblouit…

Ainsi les Plaideurs étaient une farce débridée, agressive, toute pleine d’allusions à des personnes et où Corneille lui-même était parodié :

Ses rides sur mon front ont gravé ses exploits… Viens, mon sang, viens, ma fille ! … Achève, prends ce sac…

Elle dut faire scandale devant le public d’alors, fort restreint en somme, qui était au courant de toutes les historiettes et anecdotes et comprenait toutes les allusions. En outre, il est assez probable que bon nombre de juges, de procureurs, d’avocats et de basochiens vinrent « cabaler » contre la pièce. Quoi qu’il en soit, Valincour raconte qu’aux deux premières représentations les acteurs furent presque sifflés et n’osèrent pas hasarder la troisième. Nous dirions aujourd’hui que les Plaideurs furent « un four noir » .

Mais, un mois après, le roi vit les Plaideurs à Saint-Germain.

Le roi fut ravi. Le roi savoura ces vers :

Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez ou la main dans la poche,
Enfin pour se chauffer venir tourner ma broche ! …

Le roi admira les us et coutumes de la justice dans son beau royaume :

Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
… Il viendra me demander peut-être

Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin
Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin…

Et encore :

Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux.
Monsieur, Père Gordon vous dira mon affaire.
Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.
… Deux bottes de foin, cinq à six mille livres !

Le roi goûta la galanterie du bon juge :

Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause ?
— À personne.— Pour toi je ferai toute chose,
Parle donc.— Je vous ai trop d’obligation.
— N’avez-vous jamais vu donner la question ?
— Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
— Venez, je vous en veux faire passer l’envie.
— Hé ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?
— Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.

Le roi apprécia tous ces traits, qui n’avaient assurément rien de timide. Il n’abolit point la torture, institution de tant de siècles. Il n’ajouta rien, que je sache, à l’ordonnance civile de 1667 par laquelle il avait voulu corriger les dérèglements de la justice. Mais il fut charmé que Racine traitât sa magistrature comme le gouvernement de la troisième République ne laisserait pas traiter la sienne au théâtre ; et pourtant ! …

Il fit, dit Valincour, de grands éclats de rire. Et toute la cour, qui juge ordinairement mieux que la ville, n’eut pas besoin de complaisance pour l’imiter. Les comédiens, partis de Saint-Germain dans trois carrosses, allèrent porter cette bonne nouvelle à Racine. Trois carrosses après minuit, et dans un lieu où il ne s’en était jamais tant vu ensemble, réveillèrent le voisinage. On se mit aux fenêtres ; et comme on vit que les carrosses étaient à la porte de Racine, et qu’il s’agissait des Plaideurs, des bourgeois se persuadèrent qu’on venait l’enlever pour avoir mal parlé des juges. Tout Paris le crut à la Conciergerie le lendemain.

Mais, au contraire, les Plaideurs, ayant plu au roi et à la cour, furent repris à la ville avec un très grand succès.

Les Plaideurs, que Racine avait destinés d’abord au Théâtre-Italien, ne sont qu’un amusement, oui, mais d’un génie charmant, et au moment où ce génie était dans toute l’ivresse de sa jeune force. Si l’on considère le dialogue, je ne vois rien, au XVIIe siècle, de cette verve et de cet emportement de guignol presque lyrique. Ce dialogue si rapide et si coupé, je crois bien que nous ne le retrouverons plus (sauf dans Dufresny peut-être) jusqu’au dialogue en prose de Beaumarchais. Et puis, je suis bien obligé de remarquer que cette folle comédie est la seule de ce temps qui vise, non plus seulement des mœurs, mais une institution.

Mais surtout, la forme des Plaideurs est unique. Elle est beaucoup plus « artiste », comme nous dirions aujourd’hui, que celle de Molière. Les Plaideurs sont la première comédie (cela, j’en suis très sûr) où le poète tire des effets pittoresques ou comiques de certaines irrégularités voulues ou particularités de versification : enjambements, dislocation du vers, ou rimes en calembour :

<poem>Et voilà comment on fait les bonnes maisons. / Va,

Tu ne seras qu’un sot…</poem

Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbêche. / Elle vient pour affaire qui presse
… Bon ! c’est de l’argent comptant.
J’en avais bien besoin. « Et de ce non content
Aurait avec le pied réitéré… »
… Monsieur ici présent
M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.
… Et vous, venez au fait. / Un mot
Du fait…
Et quand il serait vrai que Citron ma partie
Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
Dudit chapon, / qu’on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier voulez-vous d’autres pièces ? …

Et cætera.

Au reste, toute la versification des Plaideurs est une joie. Et ces jeux de prosodie, vous ne les trouverez pas dans les comédies de Molière, ni dans celles de Quinault ou de Montfleury, ni dans celles de Regnard. Chose étrange : cette fantaisie prosodique des Plaideurs, c’est seulement le drame romantique de Hugo qui la reprendra ; et c’est, sur un autre ton et avec une autre couleur, Banville dans ses petites comédies lyriques et funambulesques.

Et je suis désolé, pour ma part, que Racine n’ait point écrit d’autre comédie que les Plaideurs.

Mais il croyait avoir mieux à faire. Il était évidemment agacé de deviner partout cette idée :

« Oui, sans doute, ce garçon fait bien parler l’amour : mais tout de même cela n’est pas si fort que notre vieux Corneille. Ah ! les tragédies historiques ! Ah ! les pièces, sur la politique et sur les Romains ! » Je suis persuadé qu’une des choses qui ont le plus irrité Racine, ce sont les consultations d’outre-Manche de ce vieux bel esprit de Saint-Évremond, qui, en dernier lieu, avait eu l’aplomb de mettre Attila au-dessus d’Andromaque. Racine songea : « Vous voulez de l’histoire, et notamment de l’histoire romaine ? Eh bien, attendez ! »

Mais, naturellement, le réaliste Racine ne choisit pas un sujet à grands sentiments ni à grandes joutes oratoires imitées du Conciones. Il ne devait goûter ni les Mort de Pompée, ni les Sertorius, ni les Othon ; et ce n’est pas seulement chez les avocats que l’emphase déplaisait à l’auteur du troisième acte des Plaideurs. Il feuillette Tacite ; et ce qu’il en retient, c’est encore un drame privé. Mais quel drame ! Un des plus atroces de tous, et qui a pour protagonistes deux des âmes les plus souillées et les plus scélérates qu’ait jamais formées— avec les trois concupiscences (des yeux, de la chair et de l’esprit)— la folie de la toute-puissance : Agrippine et Néron.

Il choisit merveilleusement leur point de rencontre. C’est le moment de leur premier heurt : Agrippine est à la fin de ses crimes, Néron au commencement des siens. Aux gestes présents d’Agrippine s’ajoute toute une perspective d’ignominies dans le passé ; à ceux de Néron toute une perspective de forfaits dans l’avenir. Par un procédé où excelle ce génie, si fort sous une forme qui se contient, il nous fait entendre plus d’horreurs encore qu’il n’en exprime. Chaque scène s’amplifie dans notre esprit, et de toutes les horreurs qu’elle rappelle, et de toutes celles qu’elle présage.

Le drame est tout en scènes familières, presque de comédie, n’était l’image de la mort partout aperçue et l’attente du dénouement sanglant. Le début est bien frappant : cette impératrice mère qui rôde au petit jour dans les couloirs du palais pour tâcher de surprendre au saut du lit son fils qui se cache d’elle… Cela n’est-il pas dans la couleur de certaines scènes de Saint-Simon ? Au second acte, c’est le terrible éveil de la passion de Néron, et la scène cruelle où, tout de suite, il torture la femme qu’il veut avoir. Au troisième acte, c’est la généreuse bravade du petit Britannicus, et son assassinat résolu. Au quatrième, la suprême tentative d’Agrippine, l’audacieuse confession générale par où elle essaye d’épouvanter et de reprendre son fils, puis la dernière hésitation de Néron entre les deux voies ouvertes. Au cinquième, l’empoisonnement pendant le dîner, la terreur dans la maison, la rencontre de Néron et d’Agrippine qui, dès lors, se sent perdue, et— seul ressouvenir, indirect et d’ailleurs charmant, de la civilisation chrétienne— la retraite de la pauvre petite Junie dans le couvent des Vestales. L’action est large, sans vaine complication, mais continue, et intense ; Britannicus est une des tragédies de Racine qu’il vaut mieux avoir vu jouer, fût-ce médiocrement.

Laissons le jeune et fier Britannicus ; la mélancolique et comprimée Junie, plus sérieuse que son âge, et qui semble, pour Britannicus, une grande sœur autant qu’une amante ; et Burrhus, l’honnête homme circonspect, qui a bien du mal à maintenir son honnêteté parmi les concessions exigées par les nécessités d’État, mais qui la maintient tout de même ; laissons aussi Narcisse, le tentateur de Néron, aussi bon psychologue, vraiment, que Iago. Les personnages les plus étonnants, c’est encore Agrippine et Néron.

Racine les a exprimés tout entiers dans le moment où il les a saisis. Ce qu’il nous montre ici pleinement, c’est, d’une part, le caractère féminin dans le crime et l’ambition ; et c’est, d’autre part, l’action dissolvante du poison de la toute-puissance dans un jeune homme extrêmement vaniteux et qui se pique d’art.


Agrippine est une femme, belle et encore assez jeune. Je rappelle cela parce que nous nous représentons volontiers les grandes ambitieuses de l’histoire comme des créatures désexuées. C’est une erreur. Si Elisabeth, la reine vierge, fut peut-être une « virago », Catherine, lady Macbeth, et, selon toute apparence, la reine Sémiramis, sur qui j’ai peu de lumières, furent très profondément femmes. Agrippine pareillement.

Elle eut souci, nous dit Tacite, de sa tenue extérieure, et elle ne se prostitua jamais qu’à bon escient. Mais nous voyons que, dans toutes ses entreprises, son sexe fut son principal instrument d’action. Encore enfant, elle se donne au vieux Lépide parce qu’il était riche. Cette orgueilleuse, qui se vantait d’être la seule, jusque-là, qui eût été « fille d’un César, sœur, épouse et mère de César », se donne à l’affranchi Pallas, parce que Pallas a l’oreille de Claude. Pendant des années, avant d’être la femme du vieil empereur, elle est sa maîtresse patiente et soumise. Et plus tard, quand elle sent que Néron lui échappe, vous savez par quels moyens elle essaye de le reprendre… « voluptueusement parée et prête à l’inceste » . (Et cela n’est pas seulement dans Tacite et Suétone, mais était dans Fabius Rusticus et dans Cluvius.)

L’espèce même (outre les moyens) de son ambition fut bien féminine. Elle paraît avoir tenu beaucoup plus aux titres, aux honneurs et à l’argent qu’à la réalité du pouvoir. Elle « régna » pendant quelque temps, mais ce fut Pallas qui gouverna.

Après des années d’intrigues ténébreuses et de crimes secrets, tout à coup, femme encore en cela, aussi insolente et intempérante dans le triomphe qu’elle avait été patiente et tenace dans la lutte, elle n’a rien de plus pressé que de compromettre son ouvrage par la façon inconsidérée dont elle en jouit. Elle éclate d’orgueil et d’arrogance. Elle a la niaiserie d’exiger, avant tout, des égards. Ce qu’il lui faut, c’est que Néron donne pour « mot d’ordre » aux prétoriens : « la meilleure des mères », c’est de s’asseoir à côté de lui sur le trône et de recevoir avec lui les ambassadeurs. C’est de croire qu’elle préside le Sénat, derrière son rideau, et de s’y laisser deviner. Elle pousse des cris d’aigle quand Néron lui enlève sa garde germanique. Peut-être en s’effaçant eût-elle continué à gouverner son fils. Mais sa rage de présider et de paraître l’emporte. Le pouvoir, pour elle, c’était le diadème, et des licteurs, et des statues dans les temples.

À mesure que son influence décroît, sa prudence diminue. Elle qui fut si constante et si suivie dans ses desseins, elle s’abandonne à de turbulentes contradictions. Lorsque Néron prend pour maîtresse la bonne Acté (je dis la bonne Acté parce que les historiens la soupçonnent d’avoir été quelque peu chrétienne), Agrippine jette d’abord les hauts cris. Mais, peu après, elle offre à Néron son propre appartement « pour cacher des plaisirs dont un si jeune âge et une si haute fortune ne sauraient se passer », et elle lui donne de l’argent tant qu’il en veut. Une autre fois, la complaisance ne lui ayant pas mieux réussi que la rigueur, elle éclate en colères de femme, en folles et stupides bravades. Elle crie « avec des gestes de forcenée » que Britannicus n’est plus un enfant, que c’est lui le légitime héritier de l’empire, que Néron n’est qu’un intrus : « … Je dirai tout, tout ! à commencer par l’inceste et le poison. J’irai au camp, je présenterai Britannicus aux soldats. Ils entendront, d’un côté, la fille de Germanicus, et, de l’autre, ce manchot de Burrhus et ce cuistre de Sénèque. On verra ! … » Elle prononce des mots irréparables. Visiblement elle a perdu la tête.

Voilà les traits dont Racine a formé son Agrippine. Tous y sont, excepté les complaisances de la mère pour les plaisirs du fils— et l’abominable geste d’Agrippine « prête à l’inceste » . Cela, Racine l’a retranché, non par timidité d’esprit, mais par pudeur. En revanche, c’est lui qui a imaginé Agrippine guettant, le matin, le réveil de l’empereur, et aussi la confession de la mère au fils.


Et sur Néron aussi, il a su ou osé tout dire ou tout insinuer. Il n’a omis que le trait hideux de Néron adolescent souillant l’enfance de Britannicus. À part cela, tout le « monstre naissant » y est bien.

Son hérédité est indiquée :

Je lis sur son visage Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage.

(On peut voir dans Suétone que son quatrième aïeul, son trisaïeul et son grand-père avaient été déjà des prodiges de méchanceté.) Donc, le fonds hérité est atroce. Toutefois, le monstre n’ayant encore que dix-huit ans, il garde quelque enfantillage :

Narcisse, c’est en fait, Néron est amoureux. — Vous ? — Depuis un moment, mais pour toute ma vie.

répond-il en bon jeune homme. Il se souvient aussi— encore un peu— des leçons de Sénèque, des déclamations d’école sur le juste et l’honnête. Et puis, il y a la décence officielle, les sentiments qu’il convient de paraître avoir. Mais déjà il ne parle qu’avec un dédain ironique de ses « trois ans de vertu » . Au reste, son rôle est, pour une bonne moitié, de l’ironie la plus aiguë. Car c’est un garçon fort intelligent. Et c’est un poète et un artiste, cet adolescent vaniteux et sensuel que la toute-puissance rendra monstrueux. Nous voyons passer tour à tour les divers démons qui sont en lui : Plaisir de commander :

Je le veux, je l’ordonne !

Imagination romantique et voluptueuse :

Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle, sans ornement… Etc.
J’aimais jusqu’à ces pleurs que je faisais couler…

Galanterie sèche et d’une fatuité élégante ; puis, surgie tout à coup dès le premier obstacle qui s’oppose à son désir, cette cruauté dans l’amour, qui, portée à son plus haut degré, s’appellera le « sadisme », du nom d’un sinistre fou ; c’est-à-dire le plaisir d’étendre son être en faisant souffrir, les sensations agréables ayant pour mesure la souffrance d’autrui, et le désir de sentir se confondant avec le désir de détruire…

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie…
Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame…
Je me fais de sa peine une image charmante…

Et, après ces ironies et ces méchancetés froides, l’explosion de colère sous les mots dont le flagelle Britannicus, la menace d’arrêter tout le monde, et, dès lors, l’assassinat secrètement résolu ; puis, le petit attendrissement devant les larmes et l’agenouillement de ce brave Burrhus ; mais enfin, sous l’habile manœuvre de Narcisse, qui, tour à tour, chatouille la vanité de l’homme, l’orgueil du tout-puissant et son besoin de mépriser et, point plus sensible encore, son amour-propre de cocher et de chanteur, — Néron redevenant lui-même et de nouveau consentant au crime.


Oui, tout ce développement de deux âmes brillamment perverses, — Agrippine et Néron, — est très fort et très beau. Mais le plus beau est encore leur rencontre au quatrième acte, la confession de la mère au fils. Car, cette confession d’une audace étrange, Agrippine l’imagine pour arrêter Néron dans la voie criminelle ; et il est clair qu’elle ne peut (après réflexion) que l’y précipiter.

Dans ce récit, qui est un pur chef-d’œuvre par la teneur, la contexture, la progression, par la concision éclatante du style, par la hardiesse de ce qui s’y trouve exprimé et par la hardiesse plus grande des sous-entendus, Agrippine confesse à son fils— à son fils ! — toutes ses prostitutions et tous ses divers crimes, notamment l’empoisonnement de Claude :

Je fléchis mon orgueil, j’allai prier Pallas… Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné Et marqua de son sang ce jour infortuné… De ce même Pallas j’implorai le secours… L’exil me délivra des plus séditieux… Ses gardes, son palais, son lit m’étaient soumis… De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse… Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte

Ce récit d’une si belle hardiesse apparaît en son lieu comme un moyen dramatique singulièrement puissant. Néron, en l’écoutant, doit se sentir lié par la complicité du crime, par une reconnaissance affreuse, et par la terreur de ce que pourrait faire contre lui une femme qui a fait pour lui tout cela… Agrippine, du moins, se le figure. Car— et ceci est admirable— elle a gardé, malgré tout, des crédulités ; elle est mère à sa façon ; elle aime Néron comme l’instrument de son pouvoir, mais tout de même aussi, un peu, comme son enfant ; et nous la verrons tout à l’heure, après avoir conté ses souillures et ses meurtres à son petit, jouer naïvement à la maternité sentimentale :

Par quels embrassements il vient de m’arrêter ! Sa facile bonté, sur son front répandue. Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue. Il s’épanchait en fils qui vient en liberté Dans le sein d’une mère oublier sa fierté…

Et cependant, après le grand récit, Néron n’a fait que persifler. Mais elle n’a rien vu, rien compris. Il était bien clair pourtant que Néron se sentait d’avance absous par l’étonnante confession maternelle. Ah ! que ce récit donne bien la morale du drame ! Comme nous concevons bien, nous, par cette revue du passé d’Agrippine, que les crimes de la mère expliquent, appellent, nécessitent les crimes du fils, et qu’ils auront dans ceux-ci leur fructification naturelle et, à la fois, leur inévitable châtiment ! Et enfin, quelle perspective cela nous ouvre sur cette extraordinaire famille des Césars, sur cette famille de déments de la toute-puissance ! Quelle superbe toile de fond, si je puis dire à la tragédie de Racine !


Cette « toile de fond » remplace avantageusement, à mon avis, la « couleur locale » chère aux romantiques.

Car, il y a bien, dans Britannicus, la couleur historique répandue dans les discours et les sentiments des personnages ; il y a aussi, çà et là, des détails qui nous font sentir où nous sommes, dans quelle civilisation et dans quel milieu :

Elle a fait expirer un esclave à mes yeux…

Mais, de couleur locale comme l’entendaient les dramaturges et les romanciers de 1830, il n’y en a pas, Dieu merci ! Et c’est une joie de ne trouver, dans Britannicus, ni laticlave, ni rheda, ni lectisternium, ni escargots de Phlionte, ni murènes, ni coquillages du lac Lucrin.

Elle était bien singulière, cette « couleur locale » des romantiques. Je pourrais vous parler de la « couleur locale » espagnole de Ruy-Blas ou de la « couleur locale » Renaissance de Henri III et sa Cour. Mais, puisqu’il s’agit de la Rome impériale, je préfère emprunter à un consciencieux élève de Hugo et de Dumas un petit morceau d’un drame romain. Le jeune Caligula raconte à son oncle Tibère comment il passait son temps à Rome :

J’allais tous les jours à la porte Capène, ce rendez-vous élégant de l’opulence et de la noblesse romaine ; c’est un coup d’œil fort brillant… Des sénateurs, drapés de pourpre, se promènent en litière… ; dans les lourdes rhédas, attelées de mules couvertes de lames d’or et de pierres précieuses, sont étendues les matrones voilées ; et avec elles se croise le léger cisium où la courtisane grecque, vêtue de robes splendides, conduit elle-même ses amants.

Réfléchissez que c’est exactement comme si, chez nous, dans le courant de la conversation, quelqu’un se mettait à dire :

J’allais tous les jours au Bois de Boulogne, ce rendez-vous élégant de l’opulence parisienne ; c’est un coup d’œil fort brillant. Des messieurs en jaquette ou en veston se promènent dans leur automobile ; des hommes de sport conduisent leur mail…

Et ainsi de suite…

Eh bien, c’est ça, la « couleur locale » dans le théâtre romantique[2]. C’est un peu mieux présenté chez les maîtres : mais c’est bien ça, ou ce n’est guère autre chose. C’est comme si les personnages, atteints d’une manie spéciale, éprouvaient, à certains moments, le besoin irrésistible de nommer et de se décrire les uns aux autres les objets de l’usage le plus familier, et des choses auxquelles personne ne fait plus attention dans la vie réelle : tels les petits enfants, lorsqu’ils commencent à parler, prennent plaisir à nommer par leurs noms, avec émerveillement, les ustensiles dont ils se servent. Oui, on dirait parfois que les personnages du drame romantique découvrent, stupéfaits et charmés, la civilisation où ils vivent… Et la conclusion, c’est qu’à cet égard comme à beaucoup d’autres, la tragédie classique, en s’abstenant presque totalement de cette fameuse « couleur locale », est beaucoup moins loin de la vérité…

Et comme aussi je sais gré à Racine de s’être abstenu de « spectacle » et, par exemple, de n’avoir pas mis en scène le dîner où Britannicus est empoisonné ! Notez que Racine l’eût pu faire sans manquer gravement à la règle de l’unité de lieu. Mais il ne l’a pas fait, d’abord, si vous voulez, parce que la scène n’était pas assez grande, étant rétrécie, comme vous savez, par des banquettes où venaient s’asseoir des jeunes gens à la mode ; mais surtout il ne l’a pas fait par bon jugement, je pense, et parce qu’il savait que la réalisation, forcément sommaire et grossière, d’une scène de ce genre, eût été un peu ridicule. L’assassinat, invisible et proche, annoncé par un tumulte, et par la fuite de Burrhus éperdu, puis raconté dans un rapide détail, nous est assurément plus présent que si nous l’avions sous les yeux. Et quels figurants, par exemple, eussent bien rendu l’attitude marquée par ces deux vers :

Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage Sur les yeux de César composent leur visage ?

Je crois, d’ailleurs, qu’en général, les gênes soit des trois unités, soit de l’étroitesse des planches, si elles ont imposé à notre tragédie quelques artifices un peu froids, lui ont épargné beaucoup plus de sottises.

Or, cette forte et sombre tragédie de Britannicus— qu’une formule scolaire, qui vient de Voltaire, a qualifiée de « pièce des connaisseurs » — n’eut absolument aucun succès.

D’abord la salle était mal garnie à la première représentation parce qu’à la même heure, il y avait un spectacle apparemment plus intéressant : une exécution en place de Grève.

Et puis, les amis de Corneille et les ennemis de Racine avaient décidé que l’auteur d’Andromaque ne pouvait pas faire une bonne tragédie romaine, et que Britannicus tomberait. D’après un récit souvent cité de Boursault, « les auteurs qui ont la malice de s’attrouper pour décider souverainement des pièces de théâtre et qui s’asseyaient d’ordinaire sur un banc qu’on appelle le banc formidable, s’étaient dispersés de peur de se faire reconnaître » . Le vieux Corneille était seul dans une loge, plein de malveillance contre le jeune intrus qui lui disputait ses Romains.

Boileau aussi était là.

Son visage, dit Boursault croyant le railler, son visage, qui, au besoin passerait pour un répertoire des caractères, des passions, éprouvait toutes celles de la pièce l’une après l’autre, et se transformait comme un caméléon à mesure que les acteurs débitaient leurs rôles… Je ne sais rien de plus obligeant que d’avoir à point nommé un fond de joie et un fond de tristesse au très humble service de M. Racine.

Et nous disons, nous : « Ah ! le brave homme ! »

Mais les ennemis du poète étaient trop nombreux et trop acharnés. Ils tournaient tout à la plaisanterie.

… Le jeune Britannicus, dit Boursault, qui avait quitté la bavette depuis peu et qui semblait élevé dans la crainte de Jupiter Capitolin… D’autres, dit-il encore, furent si touchés de voir Junie s’aller rendre religieuse de l’ordre de Vesta, qu’ils auraient nommé cet ouvrage une tragédie chrétienne si l’on ne les eût assurés que Vesta ne l’était pas.

Le vieux Corneille, avec une affectation d’impartialité, faisait des remarques doctes et relevait les anachronismes de la pièce. Il reprochait à l’auteur d’avoir fait vivre Britannicus et Narcisse deux ans de plus qu’ils n’ont vécu (lui qui, dans Héraclius, avait prolongé de douze ans le règne de Phocas). Boursault (dans l’introduction du petit roman d’Arthémise et Poliante) rapporte les sentiments des malins auprès desquels il se trouvait placé :

Agrippine leur a paru fière sans sujet, Burrhus, vertueux sans dessein, Britannicus amoureux sans jugement, Narcisse lâche sans prétexte, Junie constante sans fermeté, et Néron cruel sans malice.

Plus loin, il dit « que le premier acte promet quelque chose de fort beau et que le second ne le dément pas, mais qu’au troisième il semble que l’auteur se soit lassé de travailler, et que le quatrième ne laisserait pas de faire oublier qu’on s’est ennuyé au précédent, si, dans le cinquième, la façon dont Britannicus est empoisonné et celle dont Junie se rend vestale ne faisaient pas pitié » . Voilà la critique du temps, j’entends celle qui se faisait au théâtre même, puis dans les feuilles. Il lui arrivait d’être aussi peu définitive que celle d’aujourd’hui.

Racine fut ulcéré. Il avait fait un grand effort, et il savait bien ce que valait sa pièce. Il se défendit vigoureusement et sans ménager personne :

Que faudrait-il faire, dit-il dans sa première préface, pour contenter des juges si difficiles ? La chose serait aisée pour peu qu’on voulût trahir le bon sens. Il ne faudrait que s’écarter du naturel pour se jeter dans l’extraordinaire. Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d’incidents qui ne pourraient se passer qu’en un mois, d’un grand nombre de jeux de théâtre d’autant plus surprenants qu’ils seraient moins vraisemblables, d’une infinité de déclamations où l’on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu’ils devraient dire.

Cela est pour les deux Corneille, pour Quinault, Boyer, Coras et quelques autres. Et voici qui est spécialement pour le grand Corneille :

Il faudrait, par exemple, représenter « quelque héros ivre, qui se voudrait faire haïr de sa maîtresse de gaieté de cœur » (et c’est Attila), « un Lacédémonien grand parleur » (et c’est Agésilas), « un conquérant qui ne débiterait que des maximes d’amour » (et c’est César dans la Mort de Pompée), « une femme qui donnerait des leçons de fierté aux conquérants » (et c’est Cornélie). Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs.

Et, à la fin de sa préface, Racine assimilait clairement Corneille au « vieux poète malintentionné » dont parle Térence dans le prologue de l’Andrienne Racine est sans respect ni charité, comme Corneille avait été sans justice. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en indigner. Outre que leurs deux génies étaient foncièrement antipathiques l’un à l’autre, la plus grande souffrance de Corneille, c’était la gloire naissante de Racine, comme le grand agacement de Racine était l’éternelle obstruction qu’on voulait lui faire avec l’œuvre et la gloire de Corneille.

Faiblesses misérables, auxquelles on n’échappe point, et qu’on ne regrette qu’à la mort, ou lorsque tout vous quitte ! Il eût cependant été bien que l’ardent jeune homme comprît et respectât la tristesse de l’aventure de Corneille se survivant à lui-même avec un entêtement morose, se traînant dans des ouvrages monotones et malheureux où s’exagéraient toutes ses vieilles manies, et n’ayant plus pour lui que les vieux messieurs et les femmes mûres, ceux et celles du temps de Louis XIII et de la Fronde ; alors que lui, Jean Racine, avait la jeunesse, la force, et l’avenir, et les nouvelles générations, — et le roi.

Car le roi fit pour Britannicus ce qu’il avait fait pour les Plaideurs. Il se déclara hautement pour la pièce ; et toute la cour après lui : si bien que Britannicus, tombé d’abord à Paris, y fut repris peu après avec un succès assez vif.

Le roi fit plus. Frappé de ces vers du quatrième acte :

Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains, etc.

le roi renonça dès lors à paraître dans les ballets de la cour. Le fait est raconté par Louis Racine, confirmé par une lettre de Boileau, et n’est point démenti par l’édition des Amants magnifiques, où le roi figure parmi les danseurs, car nous savons d’autre part que le roi, qui devait y danser et qui avait étudié son rôle, ne dansa point. Il ne dansa plus, encore que les danses de la cour ressemblassent peu au cancan et fussent solennelles comme des liturgies. Et il laissa dire que, s’il ne dansait plus, c’était à cause des vers de Racine ; et il est bien probable qu’il le dit quelque jour à Racine lui-même, avec cette bonne grâce qu’il avait quand il le voulait. Je note tout cela : car, songez-y, quels sentiments l’ardent Racine devait-il éprouver pour un roi charmant qui l’avait soutenu dès ses débuts, qui avait sauvé deux de ses pièces, et que quelques vers de lui avaient empêché de danser !

Cependant, Saint-Évremond avait, comme d’habitude, dans une lettre à M. de Lionne, donné son avis sur la pièce nouvelle, et, naturellement, son avis était défavorable. Il commençait bien par dire (et l’éloge ne paraît pas fort pertinent) :

Britannicus passe, à mon sens, l’Alexandre et l’Andromaque : les vers en sont plus magnifiques, et je ne serais pas étonné qu’on y trouvât du sublime.

Mais il ajoutait :

Je déplore le malheur de cet auteur d’avoir si dignement travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable. En effet, l’idée de Narcisse, d’Agrippine et de Néron, l’idée, dis-je, si noire et si horrible qu’on se faisait de leurs crimes ne saurait s’effacer de la mémoire du spectateur, et, quelque effort qu’il fasse pour se défaire de la pensée de leur cruauté, l’horreur qu’il s’en forme détruit en quelque manière la pièce.

Ainsi parle, bizarrement et assez mal, Saint-Évremond, si intelligent et d’esprit si libre par ailleurs.

Et la Rodogune ? Et l’Héraclius de votre Corneille ? pourrait-on lui répondre. Mais il est très vrai que ce n’est pas la même chose. Cléopâtre dans Rodogune, Phocas dans Héraclius sont bien d’abominables criminels ; mais ils sont sans nuances, mais leurs actes même sont commandés par la nécessité d’amener telle situation dramatique ; et enfin leur scélératesse est comme en dehors du champ de notre expérience personnelle. Ils tiennent de l’ogre et du croquemitaine. Mais Agrippine et Néron sont des criminels compliqués, partagés, et avec qui, si atroces qu’ils soient, nous ne perdons pas le contact. Ils sont plus effrayants d’être vrais. Saint-Évremond a donc raison à sa manière.

Retenons-en ceci, que ce qui, chez Racine, frappe une bonne partie de ses contemporains, ce n’est pas la douceur, ce n’est pas la tendresse, mais c’est la force, c’est le goût du « noir et de l’horrible » et d’un certain tragique âpre et sombre, d’autant plus sombre qu’il est dans les âmes plus encore que dans les situations.

Saint-Évremond était resté un oracle pour ceux de sa génération. Racine voulait « faire vrai » comme on dit aujourd’hui ; mais il voulait aussi réussir. Il se donne, dans la dédicace de Britannicus, pour « un homme qui ne travaille que pour la gloire », dont, après tout, le succès est une marque. Je ne serais donc pas étonné que l’impression de Saint-Évremond sur ce qu’il y a de « noir » et d’ « horrible » dans Britannicus ait été une des raisons qui ont amené Racine soit à choisir, soit à accepter le sujet de Bérénice, simple histoire d’amour, et non plus atroce ni sanglante, mais héroïque et pure, et, si l’on peut dire, cornélienne avec grâce et tendresse.


  1. Il faut sans doute entendre : « y chercheront je ne sais quoi, dont l’absence les empêchera d’être tout à fait contents » .
  2. M. Jules Troubat m’écrit : « … Votre commentaire sur le Bois de Boulogne m’a rappelé qu’un jour, à mes débuts chez Sainte-Beuve, je voulus déclamer au maître la fameuse tirade de M. de Saint-Vallier ; je la savais par cœur, et j’y mettais de la conviction. Arrivé au vers : Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, Sainte-Beuve m’arrêta et me dit : « C’est exactement comme si, pour vous appeler, je vous disais : Jules Troubat, né à Montpellier. Il me donna une leçon de… couleur locale. »