Jean Racine (Lemaître)/VIII

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 223-255).

HUITIÈME CONFÉRENCE

« MITHRIDATE » — « IPHIGÉNIE » — « PHÈDRE »

On sait bien que

Dans un objet aimé tout nous devient aimable.

Je vous avoue que j’aime Racine tout entier et que je ne voudrais rien perdre de lui, pas même Alexandre ni même cette Thébaïde, qui est l’exercice d’un écolier aimé des dieux. Et, d’autre part, si je me permettais d’exprimer une préférence pour tel ou tel des ouvrages profanes de sa maturité, je craindrais presque de l’offenser et de lui faire de la peine, et je craindrais aussi de me tromper. Toutefois, ne puis-je vous dire que si, par une hypothèse d’ailleurs absurde, je me trouvais absolument forcé de faire un choix, les deux tragédies que je sacrifierais avec le moins de désespoir, ce serait peut-être Mithridate (malgré Mithridate et Monime) et Iphigénie (malgré Iphigénie et Ériphile), et que celles que je voudrais sauver, si tout le reste devait être détruit (supposition fort peu raisonnable), ce serait Andromaque, Bajazet et Phèdre, — et Bérénice, qui est à part.

Et sans doute je me contente d’exprimer ici des prédilections personnelles, et l’on peut me dire que ce n’est plus de la critique ; comme s’il n’y avait pas toujours, au fond et à l’origine de la critique, l’émotion involontaire de notre sensibilité en présence d’une œuvre, et cette simple et irréductible déclaration : « j’aime » ou « je n’aime pas » . Mais, au surplus, je pourrais ici donner des raisons. Andromaque, Bajazet, Phèdre me paraissent les trois drames où Racine est lui-même jusqu’au bout ; où il l’est avec hardiesse et violence ; les trois drames de la passion totale, qu’on n’avait pas faits avant Racine, et que je doute un peu qu’on ait refaits après lui. Andromaque, Bajazet, Phèdre ne sont que très partiellement influencés par les mœurs, le goût, les préjugés du XVIIe siècle. Au contraire, Mithridate et surtout Iphigénie me semblent les deux pièces où le poète s’est le plus plié, sciemment, ou non, aux mœurs et au goût de son temps, et à l’idée que ce temps se faisait de la beauté. Mithridate et Iphigénie sont, parmi les tragédies de Racine, les plus « pompeuses » (je ne donne pas à ce mot le sens un peu défavorable qu’il a pris, et qu’il n’avait pas alors) ; celles qui s’appareillent le mieux aux autres formes de l’art du XVIIe siècle, aux tableaux de Lebrun, aux statues de Girardon ou de Coysevox, aux jardins de Le Nôtre, au palais de Versailles ; bref les plus « louis-quatorziennes », si je puis dire.

Aussi sont-ce les deux tragédies que le roi aima le mieux, et celles qui (Andromaque mise à part) eurent le plus de succès en leur temps. Toutes deux eurent en outre une magnifique carrière officielle (comme nous dirions aujourd’hui), firent partie de divertissements, de fêtes données à l’occasion d’événements royaux et nationaux (c’était alors même chose), de mariages ou de victoires royales et françaises. Toutes deux, peut-être à cause de cela, furent ménagées par la critique.


Dans ces années de Mithridate et d’Iphigénie, Racine, qui vient d’entrer à l’Académie, le 12 janvier 1673, à trente-trois ans, apparaît un peu « poète-lauréat » au sens anglais, poète de la cour : ce qui, je me hâte de le dire, n’a rien de désobligeant pour lui ; car il y a dans cette cour bien de l’esprit et un bien grand goût ; et les admirateurs les plus déclarés de Racine, c’est le grand Condé, c’est Colbert, c’est le duc de Chevreuse, et ce sont les Mortemart, si renommés pour leur esprit Vivonne, madame de Thianges, madame de Montespan.

Donc, on lit dans le Journal de Dangeau (dimanche 5 novembre 1684) : « Le soir, il y eut comédie française ; le roi y vint, et l’on choisit Mithridate, parce que c’est la comédie qui lui plaît le plus. »

Mithridate fut joué très souvent à la cour : à Saint-Germain, à Fontainebleau, à Chambord, à Versailles, — et à Saint-Cloud (1680) pour la dauphine nouvellement mariée.

Iphigénie fut jouée pour la première fois à l’Orangerie, dans les « Divertissements de Versailles donnés par le roi à toute sa cour, au retour de la conquête de la Franche-Comté en l’année 1675 » . Et voici la description des lieux, d’après le Mercure galant :

La décoration représentait une longue allée de verdure, où, de part et d’autre, il y avait des bassins de fontaines, et d’espace en espace des grottes d’un travail rustique, mais travaillées très délicatement. Sur leur entablement régnait une balustrade où étaient arrangés des vases de porcelaine pleins de fleurs ; les bassins des fontaines étaient de marbre blanc, soutenus par des tritons dorés ; et dans ces bassins on en voyait d’autres pins élevés qui portaient de grandes statues d’or. Cette allée se terminait dans le fond du théâtre par des tentes qui avaient rapport à celles qui couvraient l’orchestre ; et au delà paraissait une longue allée, qui était l’allée même de l’Orangerie, bordée des deux côtés de grands orangers et de grenadiers entremêlés de vases de porcelaine remplis de diverses fleurs. Entre chaque arbre il y avait de grands candélabres et des guéridons d’or et d’azur qui portaient des girandoles de cristal allumées de plusieurs bougies. Cette allée finissait par un portique de marbre ; les pilastres qui en soutenaient la corniche étaient de lapis, et la porte paraissait toute d’orfèvrerie. Sur ce théâtre, orné de la manière que je viens de dire, la troupe des comédiens du roi représenta la tragédie d’Iphigénie.

Je ne dis que ce que je dis, et ce n’est pas moi, comme vous le pensez bien, qui méconnaîtrai la force et la vérité d’Iphigénie et de Mithridate. Mais enfin on sent qu’entre ce décor et Mithridate ou Iphigénie, entre ce décor et ces vers d’Iphigénie, par exemple :

Mon respect a fait place aux transports de la reine,

ou bien :

Vous n’avez pas du sang dédaigné les faiblesses,

il n’y a pas de profonde disconvenance. Mais il me semble qu’il y en aurait, ou que du moins on en pourrait apercevoir, entre ce décor et certains cris d’Hermione, de Roxane et de Phèdre. Ces cris auraient fêlé les girandoles sur les guéridons d’or et d’azur.

Et c’est pourquoi Mithridate et Iphigénie me semblent les deux seules tragédies auxquelles se puissent appliquer, avec quelque apparence peut-être de justesse, les vers de Voltaire sur ces amoureux que l’Amour « croit des courtisans français » — et aussi les éternelles railleries de Taine, dont c’était la manie de ne voir dans les tragédies de Racine qu’une reproduction de Versailles, par exemple ce passage des Nouveaux Essais de critique et d’histoire :

Mettez (dit-il après avoir parlé de l’Achille grec), mettez en regard le charmant cavalier de Racine, à la vérité un peu fier, de sa race et bouillant comme un jeune homme, mais discret, poli, du meilleur ton, respectueux pour les captives… leur demandant permission pour se présenter devant elles, tellement qu’à la fin il ôte son chapeau à plumes et leur offre galamment le bras pour les mettre en liberté… Une des causes de l’amour d’Iphigénie, c’est qu’Achille est de meilleure maison qu’elle ( ? ) ; elle est glorieuse d’une telle alliance : vous diriez une princesse de Savoie ou de Bavière, qui va épouser le dauphin de France.

Il y a du vrai, un peu. Racine, en faisant parler ou de légendaires héros d’il y a trois mille ans, ou, comme dans Mithridate, des rois à demi barbares d’il y a deux mille ans, leur a prêté quelque chose du langage, des sentiments et des manières qui passaient pour les plus nobles en son temps. Mais j’ajoute : « Pourquoi non ? » ou « Qu’est-ce que cela fait ? En quoi cela est-il si ridicule ? Est-ce que l’âme d’un gentilhomme accompli de la cour de Louis XIV ne peut pas être quelque chose de fort intéressant ? Est-ce que ses façons ne sont pas de fort belles façons, et qui supposent délicatesse morale, respect de la femme, fierté disciplinée, maîtrise de soi ? » Mais, en réalité, il y a dans Racine une harmonieuse fusion de la noblesse et de l’élégance morales comme on les entendait au XVIIe siècle, avec l’allure et la grandeur héroïques comme elles nous sont présentées dans le théâtre grec. Racine mêle et combine l’humanité supérieure de l’antiquité avec l’humanité supérieure de son temps. Cette combinaison est belle. Elle n’est point absurde, le fond de l’âme humaine persistant sous les différences de costumes, — et Achille révolté (dans l’Iliade) étant assez proche parent de Condé rebelle.— Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’un des éléments de cette combinaison, l’élément « Louis XIV », domine un peu plus dans Mithridate et surtout dans Iphigénie que dans les autres pièces de Racine.

Et maintenant, quelques remarques séparées sur chacune de ces deux tragédies « pompeuses » .


Disons-nous bien que Corneille ne pensait qu’à Racine, et que Racine ne pensait qu’à Corneille, et que ce n’était pas pour s’entr’aimer.

L’épine au cœur d’Eschyle s’appelle Sophocle, et au cœur de Corneille Jean Racine. Oh ! le délaissement du grand poète qui a oublié de mourir jeune ! La douleur de survivre à ses succès, de se voir passé de mode et remplacé par une génération d’écrivains qui semblent avoir le cerveau fait autrement que lui ! « Ma veine, dit Corneille dans une Épître au roi de 1667 (l’année d’Andromaque),

N’est plus qu’un vieux torrent qu’ont tari douze lustres ; Et ce serait en vain qu’aux miracles du temps Je voudrais opposer l’acquit de quarante ans. Au bout d’une carrière et si longue et si rude, On a trop peu d’haleine et trop de lassitude ;

À force de vieillir un auteur perd son rang : On croit ses vers glacés par la froideur du sang ; Leur dureté rebute, et leur poids incommode Et la seule tendresse est toujours à la mode ! »

Il ne veut point convenir, d’ailleurs, qu’il y a autre chose que de la tendresse dans Racine. Racine l’irrite, le scandalise, — et l’attire. S’il pouvait, lui aussi, ou s’il voulait ! … De ce trouble, je pense, naîtra Suréna, au lendemain du triomphe royal d’Iphigénie. On peut, sans y mettre trop de complaisance, distinguer comme un reflet racinien sur la dernière tragédie de Corneille. Il y a, du reste, quelque analogie de situation entre Suréna, qui est de 1674, et Bajazet, qui est de 1672. Même, la pauvre Eurydice, moins nerveuse et moins douloureuse, est en réalité plus faible qu’Atalide. Eurydice sait qu’il dépend d’elle de sauver la vie de son amant Suréna, en lui commandant d’épouser Mandane, fille du roi Orode, lequel s’est mis en tête de faire Suréna son gendre pour s’assurer la fidélité d’un serviteur trop puissant. Mais Eurydice— contrairement à l’habitude des héroïnes de Corneille dans la moitié de ses tragédies— n’a pas le courage de donner son amant à une autre femme. Ses incertitudes remplissent trois actes ; et, quand elle se décide, il est trop tard : Suréna vient d’être assassiné par l’ordre du roi. Nous voyons ici une héroïne de Corneille qui n’est plus cornélienne qu’en discours. Que dis-je ! la forme elle-même s’attendrit en plus d’un endroit de cette lente mais souvent charmante tragédie. À un moment, Suréna ayant dit qu’il veut mourir pour se tirer d’embarras, Eurydice répond mélodieusement :

Vivez, seigneur, vivez afin que je languisse, Qu’à vos feux ma langueur rende longtemps justice. Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux, Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous. Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume, Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume ; Je veux, sans que la mort ose me secourir, Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.

Il y a là quelque chose de plus ardent que la langueur fade de Quinault. Et la fin est belle. Eurydice, qui vient d’apprendre la mort de Suréna, « demeure immobile et sans larmes » . Palmis, la sœur du héros, s’en indigne :

Quoi ! vous causez sa perte et n’avez point de pleurs !

Alors, Eurydice, simplement :

Non, je ne pleure point, madame ; mais je meurs. Généreux Suréna, reçois toute mon âme.

Et elle meurt.— Un peu auparavant, dans Psyché (1671), Corneille avait su mieux encore faire parler l’amour. Et je crois que la concurrence du jeune et odieux Racine a pu être pour quelque chose dans ce suprême renouvellement du vieux poète.

De son côté, Racine ne pense qu’à Corneille. Il sait bien tout ce que disent les partisans du bonhomme. Ils abandonnent à son jeune rival les histoires d’amour : mais pour les tragédies politiques, pour les machines romaines, il n’y a encore que Corneille ! Racine a bien fait Britannicus, mais Britannicus n’est qu’un drame privé, et n’a eu, d’ailleurs, presque aucun succès. Et alors Racine cherche… Il veut montrer que, lui aussi, il est capable de grandes vues et de belles discussions et délibérations historico-politiques. Il lui faut absolument un sujet qui comporte l’équivalent du grand dialogue d’Auguste avec Cinna et Maxime, ou de la première scène de la Mort de Pompée, ou de la grande scène entre Pompée et Sertorius dans Sertorius. Il feuillette les historiens et les compilateurs d’histoires : Florus, Plutarque, Dion Cassius, Appien, — et les chapitres de Justin où Pierre Corneille avait trouvé la situation du cinquième acte de Rodogune, et d’où Thomas Corneille avait tiré sa Laodice, ce curieux mélodrame qui fait songer tantôt à la Tour de Nesle et tantôt à Lucrèce Borgia. Et Racine finit par rencontrer ce qu’il lui faut : Mithridate, vaincu, mais irréductible, exposant son projet d’attaquer les Romains dans Rome même. La voilà, la grande scène historique, celle qui lui donnera l’occasion d’être mâle, sérieux, sévère, et d’égaler Corneille sur son propre terrain !

Et d’une autre façon encore il rivalisera avec le vieux maître, et lui fera même la leçon.— Corneille a été amoureux toute sa vie, mais particulièrement à partir de la cinquantaine. On connaît ses innocentes et grondeuses amours avec mademoiselle Du Parc, quelques années avant la liaison beaucoup plus effective de cette belle personne avec Racine lui-même. On connaît surtout les stances absurdes et délicieuses à la Marquise, où Corneille la somme impérieusement de l’aimer malgré ses rides, parce qu’il a du génie. À partir de là, Corneille se complaît à mettre dans son théâtre des vieillards amoureux : Sertorius dans Sertorius (1662), Syphax dans Sophonisbe (1663) et Martian dans Pulchérie, qui sera joué trois mois avant le Mithridate de Racine. Quand je dis « des vieillards… » ils n’ont guère que de cinquante à soixante ans ; mais, vous le savez, les gens du XVIIe siècle étaient si simples qu’un homme leur paraissait vieux, passé la cinquantaine. Et le vieux Sertorius et le vieux Syphax disent des choses touchantes, et même le vieux Martian parle quelquefois en grand poète lyrique : mais tous trois sont des amoureux platoniques et singulièrement soumis. Le plaintif Syphax se laisse tout le temps injurier par Sophonisbe parce qu’il ne hait pas assez les Romains ; Sertorius, qui dit aimer Viriathe, veut néanmoins la marier à son lieutenant Perpenna ; et Martian accepte sans protestation et même avec reconnaissance d’être auprès de l’impératrice Pulchérie un mari qui n’usera pas de ses droits.

Sur quoi Racine se dit : « Je vais leur montrer, moi, ce que peut être l’amour chez un sexagénaire : le sentiment le plus fort, le plus exigeant, le plus douloureux, le plus féroce. » Il était d’ailleurs assez naturel qu’aux autres variétés de l’implacable amour il voulût ajouter celle-là, qui n’avait pas encore été peinte dans toute sa vérité. Racine complétait ainsi sa ménagerie de fauves bien disants. Et donc il conçoit et réalise Mithridate, rival de ses fils à cinquante-sept ans, et du premier coup ramasse et fait vivre en lui tous les terribles caractères du lamentable amour des hommes trop vieux.

Car vraiment tout y est bien : le désir d’autant plus furieux, qu’il se sent anormal, et que le vieillard épris sait bien qu’il ne pourra satisfaire que médiocrement la jeune femme qu’il aime et risque même d’y échouer tout à fait : d’où une sorte de honte qui l’empêche de parler directement de cet amour dont il est consumé. Mithridate ne déclare point en face à Monime qu’il l’aime : il attend d’être tout seul pour dire avec un râle : « Je brûle, je l’adore. » (Acte IV.) Oui, tout y est : le manque de clairvoyance, qui vient justement d’une attention et d’une défiance trop soutenues : celui que Mithridate charge de veiller sur Monime et de la disposer à ce qu’il veut, c’est précisément Xipharès, celui de ses fils qui est aimé de Monime.— Tout y est : la torture continuelle du soupçon et, quand le soupçon est devenu certitude, la jalousie forcément meurtrière, par la rage de sentir que ce qu’un autre donnera à la jeune femme, on ne pourrait le lui donner ; et cette inévitable pensée : « Si ce n’est moi qui la possède, que du moins ce ne soit personne. » Et c’est pourquoi Mithridate, à l’insupportable idée que, lui mort, Monime serait à Xipharès, n’hésite pas un moment à envoyer du poison à celle qu’il adore. Tout cela, compliqué par ce fait, que le rival de Mithridate est un fils pour qui il a de l’estime et de l’affection ; et tout cela, en outre, poussé à l’atroce par la condition, la race et le passé de Mithridate, sultan oriental vaguement teinté d’hellénisme, habitué au sang, traqué comme une bête dans sa jeunesse, et qui a dû, de bonne heure, répondre aux crimes par des crimes, et trahir pour se défendre de la trahison : à la fois homme de désir et de volonté indomptables, et homme de dissimulation et de ruse. (Celle par laquelle il arrache à Monime l’aveu de son amour pour Xipharès convient singulièrement à son personnage.)

Mais si torturé, avec cela ! Rappelez-vous les choses qu’il se dit quand il est seul :

Non, non, plus de pardon, plus d’amour pour l’ingrate.
Ma colère revient, et je me reconnais.
Immolons, en partant, trois ingrats à la fois…
Sans distinguer entre eux qui je hais ou qui j’aime,
Allons, et commençons par Xipharès lui-même.
Mais quelle est ma fureur ! et qu’est-ce que je dis ?
Tu vas sacrifier qui, malheureux ? Ton fils !
Un fils que Rome craint, qui peut venger son père

Pourquoi répandre un sang qui m’est si nécessaire ?
Ah ! dans l’état funeste où ma chute m’a mis,
Est-ce que mon malheur m’a laissé trop d’amis ?
Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse.
J’ai besoin d’un vengeur, et non d’une maîtresse.
Quoi ! ne vaut-il pas mieux, puisqu’il faut m’en priver,
La céder à ce fils que je veux conserver ?
Cédons-la. Vains efforts qui ne font que m’instruire
Des faiblesses d’un cœur qui cherche à se séduire !
Je brûle, je l’adore, et loin de la bannir…
Ah ! c’est un crime encor dont je la veux punir…
Quelle pitié retient mes sentiments timides ?
N’en ai-je pas déjà puni de moins perfides ?
Ô Monime ! ô mon fils ! inutile courroux !
Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous,
Si vous saviez ma honte et qu’un avis fidèle
De mes lâches combats vous portât la nouvelle !
Quoi ! des plus chères mains craignant les trahisons,
J’ai pris soin de m’armer contre tous les poisons ;
J’ai su, par une longue et pénible industrie,
Des plus mortels venins prévenir la furie.
Ah ! qu’il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
Et repoussant les traits d’un amour dangereux,
Ne pas laisser remplir d’ardeurs empoisonnées
Un cœur déjà glacé par le froid des années ! …

(Ainsi il se débat en vieil homme mordu, mais en homme qui, dans sa souffrance même, n’oublie pas son rôle et ses devoirs publics. Ruy Gomez n’est qu’un « gaga » lyrique auprès de lui.)

Songez-y bien : autant peut-être qu’Hermione et que Roxane, Mithridate amoureux était alors un personnage tout neuf. Et longtemps il restera isolé : ce n’est guère qu’au XIXe siècle que nous reverrons sur le théâtre l’amour dans de vieux cœurs et dans de vieilles chairs.

Et d’une troisième façon encore Racine pense à Corneille, — pour faire le contraire de ce que Corneille a fait. Aux Cornélie, aux Viriathe, aux Sophonisbe, aux Pulchérie, aux orgueilleuses et aux déclamatrices, il oppose les pudiques : Andromaque déjà, et Junie, et Bérénice, et Atalide, — mais surtout Monime : Monime, qui nous offre, pour ainsi dire, le sublime de la décence, et à la fois de la fierté intérieure et de la modestie et de la « tenue » ; Monime, fine Grecque parmi ces demi-barbares ; aimée de Mithridate et son épouse de nom en attendant qu’il ait le loisir de célébrer et de consommer le mariage ; aimée en même temps des deux fils du vieux roi et aimant secrètement l’un d’eux ; et qui, — les choses se compliquant encore par la fausse mort et la résurrection du vieux tyran, — se trouve, d’un bout à l’autre du drame, dans la situation la plus difficile, la plus comprimée, la plus délicate, — la plus fausse, — et qui semble la porter légèrement à force de franchise et de grâce, et de respect de soi, et d’héroïsme sans gestes : admirable de « tenue » (il faut répéter le mot, qui implique dignité et silencieux empire sur soi-même) depuis son exquise entrée au premier acte et sa douce requête à Xipharès :

Seigneur, je viens à vous : car enfin aujourd’hui Si vous m’abandonnez, quel sera mon appui ?

jusqu’à ses divins adieux à sa servante grecque, après qu’elle a reçu de Mithridate le poison libérateur :

… Si tu m’aimais, Phédime, il me fallait pleurer Quand d’un titre funeste on me vint honorer Et lorsque, m’arrachant du doux sein de la Grèce, Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse. Retourne maintenant chez ces peuples heureux ; Et, si mon nom encor s’est conservé chez eux, Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire, Phédime, conte-leur la malheureuse histoire…

Adorable créature qui sait dire tant de choses par des mots si discrets :

À Xipharès :

Pour me faire, seigneur, consentir à vous voir, Vous n’aurez, pas besoin d’un injuste pouvoir ;

Et plus loin :

Je fuis ; souvenez-vous, prince, de m’éviter. Et méritez les pleurs que vous m’allez coûter !

et qui enfin, offensée par l’indigne ruse de Mithridate, déconcerte, humilie et fait rougir le vieux sultan par ce simple cri :

… Quoi, seigneur ! Vous m’auriez donc trompée !

Monime (et plus tard Iphigénie) après Cornélie et Viriathe, c’est l’héroïsme qui a de la pudeur et de la grâce après l’héroïsme qui n’en avait pas. Monime fait des choses plus difficiles et plus dures que Viriathe et Pulchérie : mais elle les fait sans emphase. Racine introduit dans l’héroïsme le goût. (Je pense que madame de La Fayette se souviendra de Monime dans la Princesse de Clèves, et des femmes de Racine en général dans la Princesse de Montpensier et, dans la Comtesse de Tende, ce petit récit d’un tragique si fort et si contenu.)

À la vérité, le drame privé qui se joue entre Mithridate, Monime et Xipharès fait un peu tort, selon moi, à la tragédie historique, à l’histoire de Mithridate ennemi des Romains, préméditant de porter la guerre en Italie, et finalement léguant sa vengeance à Xipharès. Oh ! cette partie historique et politique est fort belle. C’est, dans son genre, tout aussi bien que du Corneille : mais le drame privé est encore mieux. Je dois dire toutefois que c’est peut-être ce qu’il y a dans Mithridate d’histoire, de politique et de « casque » qui plut davantage en son temps. Le succès de la pièce fut considérable et incontesté, et Racine eut, cette fois, ce que nous appellerions « une très bonne presse » .

Que va-t-il faire maintenant ?


Racine, qui aime tant les poètes grecs et qui les connaît si bien, ne leur a pas emprunté un seul sujet depuis Andromaque. Il avait suivi Corneille dans le monde romain. Mais à présent, il ne craint plus Corneille qui est en train d’écrire sa dernière tragédie (Suréna). Racine peut faire ce qu’il veut. Évidemment il va revenir à ses chers Grecs.

Il y revient. Mais pourtant deux années s’écoulent entre la première représentation de Mithridate et celle d’Iphigénie. Qu’a-t-il fait pendant ce temps-là ? Je crois que tout simplement il s’est replongé avec délices dans le théâtre grec, et qu’il a dû, avant d’écrire Iphigénie en Aulide, tenter quelques autres sujets. C’est probablement en ce temps-là qu’il songe à cette Iphigénie en Tauride dont nous avons le plan du premier acte, et à cette Alceste que, d’après une tradition, il aurait composée entièrement et, plus tard, brûlée par scrupule.

Remarquez ceci. Les autres pièces grecques de Racine, la Thébaïde (sauf l’oracle et le bref sacrifice de Ménécée) et Andromaque, sont sans « merveilleux » . (Et encore plus les tragédies empruntées à l’histoire, Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate.) Mais Alceste, Iphigénie en Tauride, Iphigénie en Aulide, le merveilleux y abonde. Ce sont d’admirables légendes tragiques, oui, mais poétiques aussi. Il y a, dans les deux Iphigénie, oracles, prodiges, sacrifices humains, dans Alceste intervention d’un demi-dieu et résurrection ; et, dans les trois légendes, une mythologie luxuriante. Il semble qu’après Mithridate, Racine, repris par les Grecs, libre de suivre ses prédilections jusqu’au bout, ait été plus sensible à la poésie proprement dite, épique, lyrique ou descriptive, et disposé à en mettre davantage dans ses pièces. (Cela se marquera surtout dans Phèdre.) Il n’est pas moins tragique : il est peut-être plus « artiste » comme nous disons, plus curieux de beauté plastique et de pittoresque.

Bien entendu, je n’indique ici qu’une nuance, car, tout en goûtant et conservant la belle couleur mythologique de l’Iphigénie d’Euripide, il n’en retient pas plus d’une soixantaine de vers ; et il introduit dans la fable le plus qu’il peut de « bienséance » (par la suppression du rôle un peu choquant de Ménélas, l’oncle inhumain) et le plus qu’il peut de « raison » (par la substitution finale d’Ériphile à Iphigénie).

Il se félicite extrêmement, dans sa préface, de l’invention, fort ingénieuse en effet, de ce personnage d’Ériphile :

Quelle apparence, dit-il, que j’eusse souillé la scène par le meurtre horrible d’une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d’une déesse et d’une machine, et par une métamorphose qui pouvait trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous.

Et plus loin il parle du plaisir qu’il a fait au spectateur « en sauvant Iphigénie par une autre voie que par un miracle que le spectateur n’aurait pu souffrir, parce qu’il ne saurait jamais le croire » .

Voilà, soit dit en passant, un bien bel exemple du choix totalement arbitraire que, tous, nous faisons souvent, sans nous en douter, dans l’ « incroyable » . D’après Racine lui-même, il est « incroyable et absurde » qu’une jeune fille soit changée en biche ou enlevée par une déesse : mais sans doute (puisqu’il ne fait pas d’objection sur ce second point) il n’est pas si absurde ni si incroyable que la mort sanglante d’une jeune fille ait pour effet de faire souffler les vents.— Racine, un peu plus loin, explique, il est vrai, par cette autre raison, l’introduction du personnage d’Ériphile : « Ainsi, le dénouement de ma pièce est tiré du fond même de ma pièce. » Et je préfère cette raison-là.

Il n’en reste pas moins que la question agitée d’un bout à l’autre d’Iphigénie est celle-ci : « Égorgera-t-on une jeune fille pour obtenir des dieux un vent favorable ? » Et là-dessus il m’est arrivé de dire autrefois : « L’action d’Iphigénie est d’un temps où l’on faisait des sacrifices humains ; les mœurs, les sentiments et le langage sont du XVIIe siècle. Cela décidément s’accorde mal. Et cette discordance est unique dans le théâtre de Racine. Car, deux frères qui se haïssent (la Thébaïde), un homme entre deux femmes, ou l’inverse (Bajazet, Andromaque), la lutte d’une mère et d’un fils (Britannicus), deux amants qui se séparent (Bérénice), un père rival de son fils (Mithridate), même une femme amoureuse de son beau-fils (Phèdre), cela est de tous les pays et de tous les temps. Mais ce sacrifice humain ! Cela ne peut même se transposer, ni s’assimiler, par exemple, à la mise en religion d’une princesse dans un intérêt politique… J’ai beau songer cette contradiction trop forte entre l’action et le langage ou les façons me gâte cette magnifique Iphigénie. »

Oh ! que j’avais tort ! Les Grecs de la lointaine légende croyaient que le sang d’une jeune fille peut apaiser les dieux ; mais quoi ! cette idée de la vertu expiatrice du sang était-elle donc étrangère aux chrétiens du XVIIe siècle ? Ignoraient-ils l’histoire du sacrifice d’Abraham ? et, dans le présent, madame de Montespan ne croyait-elle pas que le sang d’un enfant égorgé par un mauvais prêtre pouvait lui assurer l’amour du roi et la délivrer de madame de Fontanges ? et madame de Montespan n’était-elle pas une personne intelligente, spirituelle, de façons raffinées et d’un très beau langage ? Ou, si madame de Montespan a été calomniée, assurément quelque autre dame du temps a connu cet état d’esprit. Ni la superstition ni le crime n’ont rien d’incompatible avec la perfection des manières, la politesse du discours, la délicatesse de la sensibilité, et la finesse même de l’observation psychologique : voilà la vérité très simple qui absout quand il y a lieu, dans le théâtre de Racine, l’union— d’ailleurs savoureuse— de l’horreur du fond et de l’élégance de la forme.

Et enfin, si vous réduisez le sacrifice de la fille d’Agamemnon à ce qu’il est essentiellement : un meurtre politique, et dans un intérêt dynastique et national, vous comprendrez qu’Iphigénie— cette pièce où il n’y a que des rois et des reines et où chaque personnage doit opter entre un sentiment privé et un intérêt public— est par excellence la « tragédie royale », et à quel point lui convenait le décor décrit par le Mercure galant. Et vous comprendrez aussi pourquoi, tandis qu’Euripide avait fait d’Iphigénie une jeune fille, d’abord faible, puis exaltée, Racine en fait exclusivement une fille de roi, une princesse, et qui a d’autres devoirs que ceux d’une jeune fille, et qui, d’emblée, accepte la mort par obéissance à son père et par dévouement à la grandeur de sa maison.

Racine, cependant, devait être tenté par la seconde partie, si brillante, du rôle d’Iphigénie dans Euripide, quand la jeune fille apparaît et se considère elle-même comme une héroïne nationale :

Je suis condamnée à mourir glorieusement, en repoussant loin de moi toute faiblesse. C’est sur moi qu’en ce moment toute la Grèce a les yeux fixés, et c’est de moi que dépendent le départ de la flotte et la ruine de Troie.

Puis la note philosophique, qui ne manque jamais chez Euripide :

Dois-je tenir tant à la vie ? C’est pour l’intérêt commun que tu me l’as donnée, ma mère, non pour toi seule…

Et enfin :

Je donne mon sang à la Grèce ; immolez-moi, allez renverser Troie. Voilà les monuments éternels de mon sacrifice, voilà mes enfants, mon hymen, ma gloire.

Oui, cela était bien tentant. Mais Racine a résisté. Ni son Iphigénie n’injurie son père comme fait celle d’Euripide, ni elle ne se pose ensuite en héroïne qui sauve son peuple. Ces propos, à son avis, manqueraient de bienséance et de goût chez une princesse royale. L’Iphigénie de Racine ne supporte même pas que son fiancé parle sévèrement de son père. Et, d’autre part, elle ne se glorifie pas elle-même. Elle a moins d’enthousiasme que de résignation et de sérénité. Tout ce qu’elle se permet, vers la fin, c’est de se réjouir à la pensée que sa mort assure la gloire d’Achille et la victoire de son pays.

Bref, elle songe aux autres (et à sa race) beaucoup plus qu’à elle-même ; ce qui est la marque d’une parfaite éducation. Iphigénie est une héroïne merveilleusement bien élevée. À ce degré, c’est très beau, — beau de décence, de possession de soi, de discipline intérieure. Cela est virginal et royal.

Et, si elle vous apparaît tout de même par trop princesse, par trop contenue dans sa première scène avec Agamemnon, je vous renvoie à l’Entretien sur les tragédies de ce temps par l’abbé de Villiers (1675) ; car vous y verrez qu’il y avait des gens qui lui trouvaient trop d’abandon et qui « n’approuvaient pas qu’une fille de l’âge d’Iphigénie courût après les caresses de son père » ; tout cela, à cause de ces vers, empreints pourtant d’une irréprochable modestie :

Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements Vous dérobent si tôt à mes embrassements ?

En violent contraste avec cette fille si disciplinée, Racine a mis l’effrénée, la romantique Ériphile, dont le foudroyant petit roman est une si saisissante invention ; Ériphile, vraie sœur du romantique Oreste ; Ériphile, amoureuse perverse d’Achille, pour s’être sentie pressée dans les bras « ensanglantés » de ce jeune homme et y avoir un instant perdu connaissance (car nous sommes dans un temps où les guerriers enlèvent les femmes et n’en sont pas moins capables de générosité et très beaux parleurs ; et cela n’a rien d’incompatible) ; Ériphile, qui se croit maudite (comme Hernani et Didier), et d’ailleurs s’en vante, et, à cause de cela, se croit tous les droits ; orgueilleuse du secret de sa naissance, du mystère de sa destinée, et du don fatal qu’elle possède, à ce qu’elle dit, de répandre le malheur autour d’elle ; Ériphile dévorée à la fois de jalousie et d’envie ; qui dénonce à Calchas la fuite d’Iphigénie, et qui, la poussant au bûcher, s’y condamne elle-même sans le savoir ; — et qui cependant, tout le long de son rôle, dit des choses si étrangement belles :

Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche.

(Elle s’éveille d’une syncope dans les bras d’Achille.)

Je sentis le reproche expirer dans ma bouche. Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ; J’oubliai ma colère et ne sus que pleurer…

Ou bien :

… Ou plutôt leur hymen me servira de loi. S’il s’achève, il suffit, tout est fini pour moi. Je périrai, Doris, et par une mort prompte Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte, Sans chercher des parents si longtemps ignorés Et que ma folle amour a trop déshonorés…

Ou bien :

Orgueilleuse rivale, on t’aime, et tu murmures… Elle l’a vu pleurer et changer de visage, Et tu la plains, Doris !

Cette tragédie vraiment royale est d’ailleurs un chef-d’œuvre de composition— et de forme. Racine, je l’ai dit, accorde davantage à la couleur, à la magnificence mythologique. Le « récit du cinquième acte » est, pour la première fois, très développé et très travaillé. Il contient ces vers étonnants :

Entre les deux partis Calchas s’est avancé, L’œil farouche, l’air sombre et le poil hérissé… Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous Jette une sainte horreur qui nous rassure tous

Nous arrivons à la merveille de Phèdre :

Phèdre et Hippolyte (c’est le premier titre) fut joué le 1er janvier 1677, près de deux ans et demi après Iphigénie. Racine avait-il fait autre chose pendant ces deux ans ? Je crois qu’il avait beaucoup songé, nous verrons à quoi.

Phèdre est la plus enivrante de ses tragédies Dans aucune il n’a mis plus de paganisme ni plus de christianisme à la fois ; dans aucune il n’a embrassé tant d’humanité ni mêlé tant de siècles ; dans aucune il n’a répandu un charme plus délicieux et plus troublant ; dans aucune, à ne considérer que la forme, il n’a été plus poète et plus artiste[1], — à faire envie à André Chénier.

Racine est parti de l’Hippolyte porte-couronne d’Euripide et, un peu, de l’Hippolyte de Sénèque. Mais il ne faut point parler d’imitation. Racine est, à mon avis, celui des poètes dramatiques qui a le plus réellement « inventé » . Comme il avait repétri l’Iphigénie, il a totalement « renversé » l’Hippolyte.

Dans la tragédie d’Euripide, qui pourrait s’intituler, très sérieusement, Hippolyte vierge et martyr, c’est, comme l’indique le titre, le fils de Thésée qui est le principal personnage. Hippolyte est initié à l’orphisme, à cette religion secrète qui enseignait et symbolisait en ses rites la purification et le rachat par la douleur. C’est une sorte de jeune moine chasseur, de jeune Templier qui a consacré sa virginité à la déesse Artémis (la Diane des Latins). Il lui offre des fleurs et des couronnes, et lui adresse des prières qui rappellent de très près les cantiques qu’on chante dans les catéchismes de persévérance. Vénus, qui a pour Diane les sentiments que pourrait avoir le démon Astarté pour la Vierge Marie, se venge des dédains d’Hippolyte en inspirant à Phèdre cette passion furieuse, d’où sortira la perte du jeune prince. Et quand Hippolyte est ramené mourant, Diane lui apparaît, comme fait la Vierge à ses serviteurs dans la Légende dorée ; elle le plaint, le console, lui apporte presque les espérances de la vie éternelle. Dans le drame ainsi conçu, la passion de Phèdre n’est qu’un « moyen » . Son rôle est peu développé, et le poète ne craint pas de la rendre abominable : c’est elle qui dénonce elle-même Hippolyte par une lettre qu’elle écrit à son mari avant de se pendre.

La conception de Racine est toute différente, presque contraire : c’est Phèdre qui est le personnage central et favori, et voici comment il l’a vue.

Rappelez-vous que les autres grandes passionnées de Racine, Hermione, grande fille orgueilleuse, Roxane, femme de harem dévorée de sensualité, Ériphile, vaniteuse et perverse, ne savent pas, ne se demandent pas si elles sont coupables. Nous les aimons parce qu’elles sont belles, vraies, et qu’elles souffrent. Mais il est certain qu’elles n’ont pas la notion du péché.

Phèdre est la seule douce et la seule pure parmi ces « femmes damnées » ; Phèdre est une conscience tendre et délicate ; elle sent le prix de cette chasteté qu’elle offense : elle est torturée de remords ; elle a peur des jugements de Dieu. Victime d’une fatalité qu’elle porte dans son corps ardent et dans le sang de ses veines, pas un instant sa volonté ne consent au crime. Le poète s’est appliqué à accumuler en sa faveur les circonstances atténuantes. Elle ne laisse deviner sa passion à Hippolyte que lorsque la nouvelle de la mort de Thésée a ôté à cet amour son caractère criminel, et cet aveu lui échappe dans un accès de délire halluciné. Plus tard, c’est la nourrice qui accuse Hippolyte : Phèdre la laisse faire, mais elle n’a plus sa tête et ne respire plus qu’à peine. Pourtant elle allait se dénoncer, lorsqu’elle apprend qu’elle avait une rivale ; et sa raison part de nouveau. Enfin elle se punit en buvant du poison et vient, avant de mourir, se confesser publiquement ; et le mot sur lequel son dernier soupir s’exhale est celui de « pureté » .

Pâle et languissante, n’ayant dormi ni mangé depuis trois jours, jalousement enfermée dans ses voiles de neige, pareille à quelque religieuse consumée au fond de son cloître d’une incurable et mystérieuse passion… on la plaint, on l’aime, on l’absout. Boileau, qui était un cœur droit et un ferme esprit, parle de la « douleur vertueuse » de Phèdre et la déclare « perfide et incestueuse malgré soi » . Et pour Arnauld, le rôle de Phèdre était un exemple excellent de l’impuissance où nous sommes de résister à certaines tentations par nos seules forces et sans le secours de la grâce.— Phèdre a, du reste, toute la sensibilité morale d’une princesse du XVIIe siècle et en parle, naturellement, la langue nuancée. Mieux encore on imagine très bien qu’une jeune dame pieuse d’aujourd’hui, tentée de la même façon que Phèdre, éprouverait les mêmes sentiments, aurait les mêmes troubles, les mêmes appels à Dieu. Si Julia de Trécœur était meilleure chrétienne, et de plus de tenue, elle ne ressemblerait pas mal à Phèdre.

Si vraie avec cela ! Tout est indiqué, même les effets physiologiques :

Je sentis tout mon corps et transir et brûler… Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

même les choses les plus difficiles à exprimer ; même ce que Phèdre sent, dans les bras du père, en songeant au fils :

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père ;

même cette manie qu’ont les femmes, mères d’enfants déjà grands, de faire des amalgames de leur amour maternel avec la passion coupable, soit pour la purifier, soit pour la justifier et l’élargir. Vous savez ce qu’elles disent : « Nous élèverons mon fils ensemble. Je me figurerai que vous êtes son père. » Ainsi Phèdre :

Il instruira mon fils dans l’art de commander ; Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père ; Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.

Tout le roman de la femme de trente ans et par delà est dans cette tragédie.

Pour Hippolyte et pour Aricie, je n’ai pas besoin de dire à quel point ils sont contemporains de Racine. Ils le sont même un peu trop, vraiment : et malgré moi, je regrette le farouche et beau chasseur d’Euripide. Mais peut-être Racine n’a-t-il pas senti la beauté de la chasteté masculine. Ou plutôt, il a craint les railleries des hommes de son temps, qui n’auraient pas compris. Par un renversement singulier, il a fait une Phèdre chaste et un Hippolyte amoureux.

Mais, tandis qu’il rajeunissait les personnages, il a conservé intacte leur généalogie et tous les détails de l’antique légende. D’où les plus surprenants contrastes. Cette Phèdre chrétienne du XVIIe siècle et d’aujourd’hui est fille de Minos et de Pasiphaé et petite-fille du Soleil. Cette coquette et fringante Aricie, si spirituelle et si avisée, et qui ne veut s’enfuir avec Hippolyte que « la bague au doigt », est l’arrière-petite-fille de la Terre. Et toutes deux citent leurs ascendants avec tranquillité. On nous parle de Scirron, de Procuste, de Sinnis et du Minotaure. On nous rappelle que le mari de Phèdre est allé un beau jour, dans le Tartare, « déshonorer la couche » de Pluton. Nous sommes dans un monde où les dieux tiennent des monstres à la disposition de leurs amis, et où la mer vomit d’énormes serpents à tête de taureau. Certains vers nous révèlent subitement que ces personnages, qui tout à l’heure nous semblaient si proches, appartiennent à une époque extraordinairement lointaine, pleine du souvenir de grands cataclysmes naturels et où vivaient peut-être des espèces animales maintenant disparues, au temps des premières cités, au temps des monstres et des héros. Le drame poignant, et qui pourrait aussi bien être d’aujourd’hui, traîne après soi des lambeaux de légendes trente ou quarante fois séculaires. Aricie, fine comme la duchesse d’Orléans, Hippolyte, continent et timoré comme le duc de Bourgogne, Phèdre, tendre et chaste comme La Vallière, nous apparaissent à certains moments (ô surprise ! ) comme les vagues personnages sidéraux d’un vieux mythe inventé par les anciens hommes.

L’effet total devrait être déconcertant. Il ne l’est point. Je ne citerai qu’un passage, où le mythe primitif et le drame tout moderne, quoique séparés par tant de siècles, se mêlent et se fondent harmonieusement dans l’imagination du spectateur subtil. Rappelez-vous ces vers ; c’est Phèdre qui parle :

Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue De ce sacré soleil dont je suis descendue ! J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ; Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux. Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale. Mais que dis-je ! Mon père y tient l’urne fatale…

Ainsi, au moment le plus douloureux du drame, Phèdre nous fait ressouvenir que Jupiter est son bisaïeul, le Soleil son aïeul et Minos son père. Cet état civil la reporte à quelque trois mille ans en arrière, et cela, quand nous aurions le plus besoin de la croire une de nous. Toute cette mythologie devrait nous refroidir. Mais non, car tout aussitôt cette mythologie se transforme. Jupiter, le Soleil, « l’univers plein des aïeux » de la coupable, évoquent pour nous l’idée de l’œil de Dieu partout présent, partout ouvert sur notre conscience ; Minos est le juge éternel qui attend l’âme après la mort ; et, quand Phèdre, écrasée de terreur, tombe sur ses genoux en criant : « Pardonne ! » c’est bien, si vous voulez, vers Minos qu’elle crie, mais nous comprenons que c’est surtout vers le Dieu de Racine.

Là est l’intérêt profond de quelques-unes de nos tragédies classiques. Comme le fond en est, si je puis dire, de beaucoup antérieur à la forme, elles embrassent d’immenses parties de l’histoire des hommes et présentent simultanément, à des plans divers, l’image de plusieurs civilisations. Phèdre a peut-être quatre mille ans par le Minotaure et les exploits de Thésée ; elle a vingt-quatre siècles par Euripide ; elle en a dix-huit par Sénèque ; elle en a deux par Racine, et enfin elle est d’hier par tout ce qu’elle nous suggère et que nous y mettons. Elle est de toutes les époques à la fois ; elle est éternelle, entendez contemporaine de notre race à toutes les périodes de son développement. Et voyez quelle grandeur et quelle profondeur donne à l’œuvre la mythologie primitive dont elle est toute pénétrée. Quand Phèdre nomme son aïeul le Soleil, quand Aricie nomme son aïeule la Terre, nous nous rappelons soudain nos lointaines origines, et que la Terre et le Soleil sont en effet, nos aïeux, que nous tenons à Cybèle par le fond, mystérieux de notre être, et que nos passions ne sont en somme que la transformation dernière de forces naturelles et fatales et comme leur affleurement d’une minute à la surface de ce monde de phénomènes…

Les tragédies classiques sont charmantes parce qu’elles sont infiniment suggestives de souvenirs et de rêves…


  1. Témoin même le fameux « récit de Théramène », qui— sauf quelques rimes en épithètes un peu trop faciles pour notre goût d’aujourd’hui, — est un morceau si coloré et d’un si magnifique mouvement.