Aller au contenu

Jean Rey et la loi de la conservation de la matière

La bibliothèque libre.


Jean Rey et la loi de la conservation de la matière
1884

Revue scientifique 33: 299-303

HISTOIRE DES SCIENCES

Jean Rey et la loi de la conservation de la matière

Cette loi est considérée, depuis les admirables Leçons sur la philosophie chimique de M. Dumas, comme la création de Lavoisier. Il est incontestable qu'elle est le principe qui l'a guidé dans toutes ses découvertes et à l'aide duquel il a réformé la chimie. Cependant cette loi a été clairement énoncée, rigoureusement formulée et appliquée à l'étude des phénomènes chimiques presque un siècle et demi avant lui par le médecin Jean Rey. C'est ce que nous croyons pouvoir établir.

I.

Nous ne connaissons de la vie de Jean Rey que les circonstances qu'il a bien voulu nous apprendre lui-même (1). Le titre de son ouvrage dit qu'il était docteur en médecine et la ligne qui termine sa lettre dédicatoire au prince de Sedan prouve qu'il est né au Bugue (Dordogne) et qu'il y a demeuré parfois. Mais ce n'est pas là qu'il a fait toutes ses expériences. Quelques-unes au moins ont été exécutées dans une forge de fer, à Rochebeaucourt (2), appartenant à son frère nommé aussi Jean Rey, mais orné du titre de Sieur de Perotasse (3). Ajoutons encore que le cours de ses travaux semble avoir été interrompu vers la fin de sa vie (il est mort en 1645) par un malheureux procès, et nous aurons entièrement épuisé nos connaissances. Médecin obscur, vivant loin des grands centres, Rey a passé presque inaperçu de ses contemporains. Qui sait si nous saurions même son nom sans la demande qui lui fut adressée, comme il le raconte, par le sieur Brun, pharmacien ? Celui-ci, ayant chauffé de l'étain, l'avait pesé avant et après l'opération. L'augmentation qu'il constata le rendit perplexe. II demanda une explication à Rey. Votre bel esprit, lui écrivit-il, qui se donne des élans quand il veut au delà du commun, trouvera ici matière d'occupation. C'est à cette demande que Rey répondit par la publication en 1630 de son livre Essays sur la recherche de la cause pour laquelle l'estain et le plomb augmentent de poids quand on les calcine. Le livre ne fit pas de bruit ; le père Mersenne fat à peu près le seul à s'y intéresser. L'enthousiasme des poètes qui, suivant l'usage du temps, recommandaient l'œuvre nouvelle à l'admiration des contemporains ne semble pas avoir été communicatif. Il n'y a pas moins de trois poésies d'introduction, dont un distique latin et une ode Sur les doctes Essays du sieur Rey.

  • (1) On trouve d'autres détails dans N.-L.-M. Desessarts, les Siècles littéraires de la France, Paris, 1800-1803, article Rey ; mais ils ne nous paraissent pas suffisamment authentiques.
  • (2) Roche-Beaucourt (la), Dordogne, arrondissement de Noutron, canton de Mareuil.
  • (3) Peut-être ce nom vient-il des Perrotats (Loiret).

Elle commence :

Que vois-je peint sur ce tableau?

Sont-ce grotesques fantastiques?

Portraits d'un bizarre pinceau?

Essays d'humeurs mélancoliques?

et continue ainsi pendant soixante-dix vers. Le lecteur qui serait curieux de connaître la suite trouvera ces vers à la page 25 de l'édition de 1777. Cette réédition fut l'œuvre de Gobet, éditeur intelligent s'il en fut. Il conserva, à ce qu'on peut en juger, non seulement toutes les particularités de l'original, et jusqu'à son orthographe ; mais il s'efforça de recueillir, autant que possible, toutes les pièces du procès. Une lettre autographe de Rey et la réponse de Mersenne étaient reliées avec l'exemplaire des Essays de la Bibliothèque royale ; d'autres lettres se trouvèrent dans les papiers de Mersenne de la bibliothèque des Minimes. A ces pièces, Gobet joignit quelques autres documents rares, presque tous de la plus haute importance pour l'histoire de la chimie ; et de plus il éclaira le texte de notes, pour la plupart purement bibliographiques, mais très précieuses, en ce sens qu'elles concernent tous les auteurs qui ont quelque rapport avec Rey. C'est à Gobet que nous devons de connaître l'œuvre de notre chimiste. Car non seulement les papiers de la bibliothèque des Minimes ont été détruits ou dispersés (1), mais de plus, l'exemplaire de la Bibliothèque royale a disparu. Faut-il déduire de là quelques doutes quant à l'authenticité des Essays. Voici en effet ce que Lavoisier a écrit (2) (en 1792, d'après M. Dumas). Cependant Jean Rey, dans un ouvrage publié en 1630 sur la recherche de la cause pourquoi l'étain et le plomb augmentent de poids quand on les oxyde, développa des vues si profondes, si analogues à tout ce que l'expérience a confirmé depuis, si conformes à la doctrine de la saturation et des affinités, que je n'ai pu me défendre de soupçonner longtemps que les essais de Jean Bey avaient été composés à une date très postérieure à celle que porte le frontispice de l'ouvrage. Mais il est bien évident que cette considération ne peut un seul instant se soutenir. Laissons de côté toute considération tirée de l'ouvrage. Les deux particularités suivantes chassent toute incertitude les Essays sont cités avec titre et date par le catalogue des livres de Trichet du Fresne, datant de 1662 (3) ; ils sont analysés en partie dans un ouvrage du père Mersenne, paru en 1634 (4).

  • (1) Il y a quelques manuscrits à la Bibliothèque nationale et quelques livres à la Sorbonne qui proviennent des Minimes. Il ne faut pas cependant désespérer de trouver au moins des copies des précieux documents disparus. M. Charles Henry a prouvé que le mathématicien Arbogast avait eu bien véritablement à sa disposition la correspondance autographe de Mersenne, et c'est d'après les copies du célèbre conventionnel qu'il a pu publier plusieurs écrits de Fermat.
  • (2) Oeuvres, II, page 99.
  • (3) Catalogus librorum bibliothecae Raphaelis Tricheti de Fresne, Parisiis, apud viduam et haeredes, rue du Mail, M DC LXII, chapitre Philosophi, Medici, etc., page 33, collection 2 (le livre est sans pagination).
  • (4) Les questions théologiques, physiques, morales et mathématiques, où chacun trouvera du contentement ou de l'exercice, composées par L. P. M. A., Paris, M DC XXXIV, troisième question.

II.

Il y a trois idées fondamentales dans les Essays : la pesanteur de l'air, la constance du poids de la matière, l'absorption de l'air par les métaux qui s'oxydent. Ces trois conceptions s'enchaînent l'une à l'autre. Conformément à l'ordre de Rey, qui est d'ailleurs l'ordre logique, commençons donc par la pesanteur de l'air. On sait que cette idée ne fut définitivement acceptée qu'au cours du XVIème siècle. Il est vrai que déjà dans l'antiquité Vitruve et Sénèque en avaient fait mention. Mais la plupart des philosophes étaient d'opinion toute différente : ils considéraient l'air, de même que le quatrième élément, le feu, comme une substance sans poids, et même douée d'un poids négatif, ce qui expliquait le mouvement naturel en haut. Cette dernière opinion fut la seule admise au Moyen Age. Elle ne fut définitivement déracinée que par les conceptions de Descartes, les expériences de Torricelli (1643) et de Pascal (1648). Or, plus de dix ans avant la première de ces dates, Rey a affirmé expressément la pesanteur de l'air. Ce fait historique a été négligé par les principaux historiens de la physique, Poggendorff, Whewell, etc. Pour établir la découverte de Rey, nous n'avons qu'à citer quelques-uns de ses titres, par exemple : Essay II (page 9) : n'y a rien de léger en la nature ; Essay IV (page 13) : Que l'air et le feu (1) sont pesants et se meuvent naturellement en bas. Et sur quoi Rey s'appuyait-il pour l'affirmer? Voici sa preuve. Il verse dans une fiole des liquides qui ne se mélangent pas, et qui, dès lors, après avoir été remués, se superposent dans l'ordre de leurs poids spécifiques ; il assimile les différents liquides aux quatre éléments (terre, eau, air, feu), et il continue textuellement :

ESSAY II. Il n'y a rien de léger en la nature.

« Presque tous les philosophes, tant anciens que modernes, craignant une éternelle confusion des éléments, s'ils étaient tous doués de pesanteur, se sont portés à cette créance, que les deux supérieurs étaient équipés de certaine légèreté, par laquelle ils se guindaient en haut, pour occuper chacun son bien ; ainsi que les deux inférieurs sont poussés en bas par leur pesanteur propre. Mais ayant au précédent Essay fait voir à clair qu'à cela il n'est pas besoin de légèreté, la pesanteur y étant suffisante, j'embrasse la maxime qu'eux-mêmes ont très prudemment posée, qu'il ne faut jamais multiplier l'être des choses sans nécessité, et tenant pour assuré que Dieu et la nature ne font rien en vain (comme ils enseignent aussi), je crois qu'il serait autrement la légèreté étant admise, puisqu'elle n'est de nul usage. »

Ainsi donc, un simple fait banal lui a suffi pour édifier une théorie. Rien de plus caractéristique ; la tournure de cet esprit est essentiellement déductive, et la puissance de son raisonnement vraiment étonnante.

  • (1) Il ne sera peut-être pas inutile de rappeler que ce feu élémentaire était une substance hypothétique n'ayant que peu de rapport avec le feu proprement dit. Le feu élémentaire était censé envelopper la terre, au delà des limites de l'air.

Il reconnait que la pesanteur de l'air peut supplanter l'horreur du vide. Il ne nie pas cette tendance naturelle, mais il nie qu'elle puisse produire des effets quelconques. Un effet réel, nous dit-il (page 15), ne provient-il pas toujours d'une cause réellement subsistante? Or vous dites que le vide n'existe nulle part. Comment agit-il alors? Disons donc avec vérité, que c'est la pesanteur qui porte en bas ces éléments (l'air et l'eau), afin d'unir étroitement toutes leurs parcelles et clore conséquemment toutes les avenues au vide (page 15). Mersenne demande pourquoi l'air, étant un corps pesant, monterait dans un trou, fait en haut, dans un plafond par exemple. C'est, répond Rey, par la pesanteur des parties plus hautes, et il ajoute très bien que l'eau au fond de la mer ferait exactement la même chose. On trouve dans les Essays encore une autre découverte physique, découlant également de la pesanteur de l'air, et dont nous aurons besoin dans la suite. C'est la remarque (page 63), que si un morceau de fer et un morceau d'or nous semblent de poids égal à la balance, en réalité, le fer pèse plus de ce que pèse selon la raison, l'air qui serait contenu en la place que le fer occupe plus que l'or. Impossible d'exprimer cela d'une manière plus précise. Par poids, selon la raison, Rey désigne bien évidemment ce que nous appelons poids absolu ou poids dans le vide.

III.

Pour le principe de la conservation de la matière, comme pour d'autres principes, la métaphysique a devancé la science. Mais tandis que la quantité de la matière n'était pour Empédocle et les Éléates qu'une conception philosophique, elle est pour nous une grandeur concrète, que nous pouvons mesurer et que nous mesurons en effet par l'attraction de la terre. Notre loi est donc essentiellement une loi de conservation du poids de la matière. Or, quant à celle-ci, il est absolument improbable qu'un philosophe grec l'ait connue, d'après ce que nous avons vu plus haut de leurs idées sur les corps absolument légers. Ni le Moyen Age ni la Renaissance ne pouvaient accomplir la réforme, il fallait être pénétré du principe de la pesanteur de toute matière. Tel était précisément le cas de Rey.

Cédons-lui la parole :

ESSAY VI. La pesanteur est si étroitement jointe à la première matière des éléments que, se changeant de l'un en l'autre, ils gardent toujours le même poids.

« Mon soin principal a été jusques ici de graver au cœur de tous cette persuasion que l'air a de la pesanteur d'autant que c'est lui dont je prétends tirer l'augmentation de poids de l'estain et du plomb qu'on calcine. Mais avant de montrer comment cela se peut faire, il me faut déployer cette mienne remarque, c'est que l'examen du poids de quelque chose se fait en deux façons ; savoir ou à la raison ou à la balance. C'est la raison qui m'a fait trouver du poids dans tous les éléments ; c'est elle-même qui m'a fait ores porter le démenti à cette maxime erronée qui a eu cours depuis la naissance de la philosophie ; que les éléments, allant mutuellement au change de l'un en l'autre, ils perdent ou gagnent de la pesanteur à même qu'en ce changement ils se raréfient ou condensent. Avec les armes de cette raison j'entre hardiment en lice pour combattre cette erreur, et soutiens que la pesanteur est tellement jointe à la première matière des éléments qu'elle n'en peut être déprise. Le poids que chaque portion d'icelle prit au berceau, elle le portera jusques à son cercueil. En quelque lieu, sous quelle forme, à quel volume qu'elle soit réduite, toujours un même poids. Mais ne présumant pas que mes dits aillent au pair de ceux de Pythagore, qu'il suffise de les avoir avancés, je les appuie d'une démonstration à laquelle les bons esprits, comme je pense, acquiesceront. Soit prise une portion de terre, qui aie en soi la moindre pesanteur qui puisse être, et au delà de laquelle ne puisse subsister : que cette terre soit convertie en eau, par les moyens connus et pratiqués par la nature : il est évident que cette eau aura de la pesanteur, puisque toute eau doit en avoir : or sera-t-elle, ou plus grande que celle qui était en la terre, ou plus petite ou égale. D'être plus grande, ils ne le diront pas (car ils professent du contraire), et je ne veux pas aussi : plus petite elle ne peut, vu que j'ay pris le moindre qui puisse être il reste donc qu'elle lui soit égale, ce que je prétendais prouver. Ce qui est montré de cette parcelle, se montrera de deux, de trois, d'un bien grand nombre ; bref, de tout l'élément qui n'est composé d'autre chose. Et se rapportera le même à la conversion de l'eau en air, de l'air en feu, et au rebours, de ces derniers aux autres. »

Qu'ajouter encore à ces paroles? Le titre seul pourrait suffire. Et comme la pensée dominante est exprimée avec vigueur et clarté! Le poids que chaque portion d'icelle prit au berceau, elle le portera jusques à son cercueil. Le mot élément désigne, cela va sans dire, non pas nos éléments chimiques, mais les éléments physiques des anciens, simples expressions de l'état d'agrégation, et pouvant en effet se changer de l'un en l'autre. Ainsi, dans la distillation, l'eau, d'après Rey, se change en air ; d'ailleurs on a vu plus haut dans la démonstration comment Rey entendait le changement de terre en eau. Cette démonstration est ce qu'elle devait être, tout à fait déductive et abstraite. Les bons esprits de notre temps ne sauraient s'en contenter ; mais n'oublions point qu'elle a été faite pour des lecteurs de la première moitié du XVIIème siècle, c'est-à-dire avant le triomphe définitif de la méthode inductive. Et d'ailleurs est-il vraiment nécessaire de prouver cette loi? Lavoisier l'a t-il prouvée avant de l'appliquer en 1772 dans ses travaux, à jamais mémorables, sur le changement de la terre en eau et sur la nature de l'oxydation? C'est cependant de ces travaux que M. Dumas fait dater, avec raison la chimie moderne. C'est que la loi de la conservation de la matière est parmi les vérités qu'il suffit de formuler strictement pour les rendre évidentes. Aussi Rey a-t-il pleinement le droit de dire avec un juste orgueil : J'ai posé dans mes Essays un fondement inébranlable à mon avis pour l'éclaircissement du sujet que je traite savoir est que toute augmentation de poids se fait ou par addition de matière ou par rétrécissement de volume et au rebours (1).

  • (1) Réponse de Jean Reу аu père Мersenne, рage 136.

Cette phrase prouve que Rey avait pleinement conscience de la portée de sa découverte ; elle nous en donne en même temps une formule, qui aujourd'hui encore peut passer pour un chef-d'œuvre de précision. Car si Rey a cru devoir introduire le changement de volume, c'est qu'il n'avait aucun moyen de peser les corps dans le vide. Cela ne contredit donc nullement ce qu'il avait dit plus haut sur l'indépendance du poids par rapport à la raréfaction ou condensation de la matière. Là il s'agissait du poids selon la raison (dans le vide), tandis qu'ici c'est le poids selon la balance (dans l'air), qui est en cause.

IV.

Après la théorie, l'application.

Cette application constitue le véritable contenu des Essays. Elle leur a même fourni le titre.

L'augmentation de poids que subissent certains métaux quand on les calcine avait déjà, avant Rey, attiré l'attention des chimistes. Geber, Eck de Sulzbach, Césalpin, Cardan, Libavius en avaient parlé et l'avaient attribuée à des causes diverses. En somme, cette discussion avait très peu passionné les chimistes. Cela se conçoit. A quoi bon poursuivre cette recherche, tant qu'on n'était pas sûr qu'il n'y avait pas là un cas de création de matière? Tout autre devait être le sentiment de Rey. Pour lui, dans toute réaction chimique les produits formés doivent peser autant et pas plus que les produits employés. Si cette condition en réalité ne se manifeste pas, c'est que la chimie n'a pas su tout recueillir ou bien qu'elle a méconnu l'intervention de quelque corps occulte (1). Voilà donc Rey lancé à la poursuite de ce corps occulte. La manière dont il procède est irréprochable, vu surtout l'impossibilité où il se trouvait de donner une preuve directe. Il reprend une à une les matières qui pourraient céder quelque corps au métal. Ce n'est pas, nous dit-il, le vase, puisque le tout pèse plus après la calcination ; ce n'est pas le charbon ou ses vapeurs puisqu'on peut séparer entièrement le feu de l'objet chauffé, enfin ce n'est pas l'humidité non plus ; donc c'est l'air et, ce qui achève de le prouver, c'est l'expérience de Poppius (2), qui a incinéré de l'antimoine à l'aide d'un miroir ardent, et qui l'a trouvé plus pesant. Et partant de là, Rey conclut par une de ces déductions rapides qui lui étaient familières, que tout métal calciné prend des particules d'air et que si cette augmentation n'est pas sensible, il y a perte de particules de la matière du métal ou bien augmentation de volume. Tel est le résultat qu'il regarde comme le terme final de ses recherches, dont, dit-il en concluant pieusement : « Le travail a été mien, le profit soit au lecteur, et à Dieu seul la gloire. »

  • (1) Dumas, Leçons de philosophie chimique, page 130. Nous ne pouvons mieux faire que de citer ces paroles qui s'appliquent à Lavoisier dans le témoignage si autorisé de M. Dumas.
  • (2) Hamerus Poppius, chimiste du XVIIème siècle, écrit dans la "Basilica Antimonii comprobata et conscripta", 1618 : « Licet copiosus fumus multum de antimonio dissipari arguat, tamen antimonii pondus post calcinationem auctum potius quam diminutum deprehenditur. »

Certes, c'était là une grande découverte. Cependant sa valeur principale nous semble résider moins dans le fait lui-même que dans la méthode. On a cru trouver dans ces paroles la révélation de la vraie cause de l'oxydation des métaux. Mais M. Dumas et, après lui, M. Kopp ont fait justice de cette allégation. En effet, Rey a cherché exclusivement la cause de l'augmentation de poids ; il parle de l'air lequel se mêle avec la chaux (page 66). L'oxydation précède donc l'intervention de l'air. C'est surtout chez Rey, dont la justesse d'expression ne se dément nulle part, que cette manière de parler acquiert l'importance d'un témoignage décisif. D'ailleurs, l'examen approfondi du mécanisme de la calcination, tel que Rey se le représentait, suffirait à prouver que l'air n'y est qu'accessoire. Mais ceci nous entraînerait trop loin ; il faudrait développer le chapitre des erreurs de Rey, et elles sont nombreuses, ses erreurs, tout aussi étroitement enchaînées que ses grandes vérités.

V.

Il ne nous reste plus qu'à rechercher le sort des idées de Rey dans les années qui suivirent.

Le livre, peu remarqué lors de son apparition, tomba bientôt dans un oubli complet. Gobet rassembla dans son avertissement à l'édition de 1777 tous les témoignages sur l'excellence de son auteur ; il ne trouva que deux ou trois mentions de 1650 à 1750. En 1670, un capucin, le Père Chérubin d'Orléans, dans un écrit consacré au même sujet, combat les théories émises par Bayle, et, cherchant une autorité pour l'opposer à celle de Bayle, ne trouve à citer qu'un Anglais, le chevalier Digbey. En 1772, Guyton de Morveau donne une bibliographie très complète de tout ce qui avait été écrit jusqu'à lui sur l'augmentation de poids de l'étain calciné : le nom de Rey n'y est pas mentionné. Non seulement on continue d'édifier des théories, l'une plus insensée que l'autre sur ce sujet ; mais le grand fondement inébranlable de Rey est entièrement méconnu. Pendant plus d'un siècle les disciples de Becher et de Stahl soutiennent que les corps perdent quelque chose à l'oxydation. Et c'est pour prouver cette théorie que Guyton de Morveau (1) a cru nécessaire de revenir encore une fois à l'hypothèse des corps absolument légers, doués d'un poids négatif. Pourquoi ce silence sur l'œuvre de Rey? Les Essays, quoique ayant un titre chimique, sont, nous l'avons vu, composés en partie de physique. Le seul instrument que Rey emploie au cours de ses recherches est un appareil, qui fut, jusqu'à Lavoisier, considéré comme du domaine exclusif des physiciens : la balance. Or, au XVIIème siècle, il y avait entre la physique et la chimie un abîme. Les chimistes ignoraient la physique, et en revanche la plupart des physiciens méprisaient profondément tout ce qui touche à la chimie.

  • (1) Digressions académiques ou Essais sur quelques sujets de physique, de chimie et d'histoire naturelle, Dijon, 1762.

Ce n'était pas tout à fait sans raison. La chimie, comme science, n'existait pas encore ; ceux-là même qui ont le plus reculé son jour de naissance la datent de l'apparition de la théorie du phlogistique. Au temps de Rey, ce qu'on appelait chimie était un mélange de réminiscences alchimiques, de recettes pour des médicaments plus ou moins fantastiques et de quelques aperçus sur la technologie des métaux. Rien de tout cela ne se trouve dans les Essays ; même les éléments de Rey ne sont pas ceux de Paracelse (le sel, le soufre, le mercure), mais bien ceux d'Aristote. Ainsi donc, le livre, peu sympathique aux physiciens par son titre, devait, par son contenu, éloigner les chimistes. Il est curieux d'observer que ces circonstances se répètent à un siècle et demi de distance pour celui qui reprit l'œuvre de Rey et qui la mena à bonne fin. Les idées de Lavoisier rencontrent la défiance des chimistes ; le premier qui les accepte est un mathématicien, Laplace. Lavoisier a-t-il eu connaissance des découvertes de Rey? Cette question a été déjà tranchée négativement par M. Dumas, à propos de l'oxydation. Les premiers travaux de Lavoisier, qui contiennent les principes de son œuvre, sont notablement antérieurs à la publication de l'édition de Gobet. Quant à la première édition de Rey, Lavoisier dit lui-même l'avoir entièrement ignorée (1), et vu l'oubli dans lequel elle était tombée, il n'y a pas lieu d'en douter. Sa bonne foi n'est donc nullement mise en question. On ne saurait cependant nier que, s'il a fait décidément triompher la loi qui a porté son nom jusqu'ici, il n'en est pas le véritable auteur. Sa gloire y perd-elle? Non assurément. Il restera toujours le créateur de la chimie moderne, l'homme le plus complet, le plus grand homme peut-être que la France ait produit dans les sciences (2).

  • (1) « J'ignorais alors ce que Jean Rey avait écrit en 1630. », Oeuvres de Lavoisier, II, page 502.
  • (2) Dumas, Leçons, page 134.

EMILE MEYERSON.