Jean Rhobin/04

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Éditions Serge Brousseau (p. 43-51).


IV


Jean entra dans sa quinzième année. Il était le benjamin d’une famille de dix enfants : quatre frères, cinq sœurs.

Jérôme, l’aîné, était devenu missionnaire chez les Pères Blancs. Jeanne et Isabelle avaient prononcé leurs derniers vœux chez les Sœurs de l’Assomption.

Ces trois enfants étaient la consolation de la mère Rhobin devenue vieille. Elle avait toujours demandé au Ciel de donner aux siens la grâce de la vocation religieuse.

Elle recevait avec la plus grande joie la correspondance irrégulière de son fils missionnaire, laquelle était remplie de bonté, de reconnaissance et de l’esprit d’abnégation le plus résolu.

Toutes les vieilles des alentours réclamaient le privilège de lire les lettres de Jérôme. Sous cette tutelle religieuse, il tenait plusieurs pieuses familles de la paroisse.

Ce courrier d’Afrique contenait de très émouvants récits sur les privations que le missionnaire devait s’imposer et qu’il supportait courageusement pour que Dieu fît grâce et miséricorde à tous les membres de sa famille et aux autres âmes qui lui étaient confiées.

Sa mère gardait ses longues lettres dans la poche de son tablier ; quand le travail lui laissait quelques loisirs pour s’asseoir et se reposer, elle en relisait certains passages, qui étaient pour elle de véritables prières.

J’ai eu l’occasion de lire une de ces lettres, qui, en effet, éveillaient beaucoup de sentiments, et sur lesquelles se dévoilait le caractère déterminé de cet autre Rhobin : « Rappelle-toi, écrivait-il à sa mère, que je suis Rhobin, et que ce ne sont pas les têtes noires d’Afrique qui vont me faire céder. J’ai beaucoup de peine à entrer dans la caboche de ces indigènes, qu’il existe un Dieu ; mais je suis résolu, obstiné même, à préparer pour le Ciel un bon nombre d’âmes. Ne vous inquiétez pas à mon sujet. Je me porte bien et j’éprouve beaucoup de consolation en relisant vos lettres sur lesquelles vous semblez satisfaite de votre Jérôme. »

Cette lettre, qui m’était tombé un jour sous la main, remplissait de longues pages, et, presque à chaque ligne, on découvrait cette fermeté de caractère, qui, avec la discipline religieuse, faisait de ce missionnaire Rhobin un rude gaillard et un apôtre zélé.

***

Cependant ces épîtres chaleureuses n’évoquaient pas les mêmes sentiments chez le père que chez la mère. Elles procuraient à cette dernière, une consolation parfaite ; la vieille y trouvait le vrai baume chrétien, nourriture de toute âme ordonnée et orientée vers le ciel.

Le père Rhobin n’était pas aussi enthousiaste des missions lointaines. Il avait fait instruire ses fils pour en voir au moins un, devenir un grand politique, un homme d’état distingué. Il aimait les tribuns fougueux, il chérissait l’éloquence. Les orateurs le transportaient d’enthousiasme. Sans le dire à sa femme, il regrettait que son fils s’en fût allé si loin et se fût donné à une tâche si obscure.

— Ah ! toi, disait-il à son épouse Valentine, les rêves de ta vie sont réalisés. Tu pries toujours pour que nos gars fassent des prêtres, moi, je souhaite encore avoir un garçon dans la vie publique. Si j’ai envoyé mes fils au séminaire, c’était simplement pour leur donner une formation supérieure à la nôtre. Leurs études terminées, Jérôme a embrassé l’état religieux, Omer est devenu médecin, et Joseph notaire. Je ne les trouve pas malheureux, loin de là, mais moi, je ne suis pas parfaitement heureux.

— Mais quelle carrière voulais-tu donc qu’ils eussent choisi ?

— Ah ! Je ne t’en ai jamais parlé, ma chère Valentine. J’aurais aimé être un brasseur d’affaires. J’aurais mêlé le tout à la politique et nous aurions certainement mieux vécu.

— Moi, répondit Valentine, je suis contente de la vie rude, laborieuse que nous avons menée ; je déteste la politique.

— Et l’industrie, le commerce, ne sont-elles pas d’intéressantes occupations, plus enviables que les accablants travaux de la ferme ?

— Ces arts industriels ont sûrement quelque valeur pour tout Canadien qui pratique le vrai patriotisme. Mais si tu mêles ces dernières carrières à la politique de parti, elles deviennent, la plupart du temps, des métiers où suintent la stupidité, la fourberie, la honte.

— Les Rhobin n’ont jamais trempé dans aucune entreprise politique scandaleuse. Ils ont toujours travaillé à faire élire des hommes publics, à établir un bon régime et à faire triompher les opinions de la majorité du peuple.

— Ouais ! C’est ce que tu penses. Tu ne t’aperçois donc pas que tu travailles pour les gros financiers. Avec toute ta politique et tes cabales, tu travailles à détruire ce que nos ancêtres nous ont légué.

— Écoute ! Valentine, je me suis occupé de politique toute ma vie ; je ne peux toujours pas m’en laisser imposer par une femme.

— Bien pauvre raisonnement ! celui des partisans. Avec tes toquades politiques et celles de tes adversaires, on n’avance à rien en ce pays. On est rouge ou bleu, et on ne veut entendre que des raisonnements basés sur deux couleurs de l’arc-en-ciel. Tu trouves cela important, toi, tu es bien à plaindre. Enfin tu ne prétends toujours pas que, si nos garçons se mêlaient de faire de la politique, ils fussent si aveugles, si bêtes. Il n’y a que les vieux comme toi qui traînent ces rengaines de parti.

***

La mère Rhobin connaissait son affaire. Elle savait que son mari était au service d’un groupe de trustards, qui étouffent le peuple dans l’étau de la haute finance. En vieillissant elle s’était élevée au-dessus de ces petites chicanes, elle raisonnait juste et maudissait les jours, les semaines, que son mari perdait à suivre les directives d’un groupe.

L’ambition, l’intérêt personnel, le chantage de certaines girouettes politiques, sont le brigandage le plus pervers que la nation doit subir dans la lutte pour notre survivance.

— Pierre ! ajoutait-elle, si j’étais certaine que Jean fût plus tard un politique honnête et indépendant de toutes les intrigues, je souhaiterais tout de suite que notre benjamin fût envoyé au collège, orienté et même influencé vers cette carrière. Mais de nos jours, que peut-on espérer avec l’intimidation qui règne, avec le patronage. Puis, est-ce que ça t’a donné quelque chose à toi, la politique ? À quoi bon apprendre le grec, le latin, pour, plus tard, combattre des couleurs et non des doctrines ? Quelle différence y a-t-il entre un bleu et un rouge ? Je veux que tu me le dises ! Nos deux clans politiques sont des jumeaux adorés des cliques. On se bat pour les tenir en santé, tandis que la majorité du peuple désirerait les assommer à coups de bâton.

Quand Valentine était partie, il n’y avait plus moyen de l’arrêter.

— Non. La politique de parti, ça ne vaut pas l’humble métier de vendeur de petite bière d’épinette à un sou le verre. Un sou gagné par le sourire du client qui étanche agréablement sa soif, dépasse de cent coudées les fricassées financières versées à la faveur des coteries d’administration publique.

— Tout de même, Valentine, nous pourrions risquer de donner de l’éducation à Jean ; ensuite, il fera lui-même le choix de sa carrière. Tu sais que nous n’avons aucun bien à lui laisser. D’ailleurs, le meilleur héritage est toujours l’instruction. Si parfois tu me prends à influencer Jean, à réveiller en lui les sentiments d’un vieux politicien de parti comme je suis, il ne faudra pas que notre vieillesse soit troublée par ce bon naturel que j’apporterai certainement dans le trépas… À propos, j’ai rencontré le docteur Blondin. Il fonde de grandes espérances sur l’avenir de Jean. Il est persuadé qu’il jouera un rôle important dans la vie publique.

— Comment le docteur peut-il connaître l’avenir de notre dernier-né ? Depuis sa naissance, il ne l’a revu que deux ou trois fois en passant.

— Bien ! tu sais que les docteurs possèdent de gros livres où ils puisent des mots étranges, difficiles à saisir. Cependant, il m’a certifié que Jean sera un habile politique. De plus, il m’a souhaité longue vie ainsi qu’à toi, Valentine, pour que nous puissions voir ces beaux jours où toute la famille Rhobin fera parler d’elle.

— Vieux rêveur, va. Toi et le docteur Blondin, vous faites une belle paire. Tu n’as pas honte de croire à des balivernes semblables.

***

Jean venait de finir son année chez les Frères des écoles chrétiennes, au collège du village.

Pendant les vacances, il fut décidé qu’il poursuivrait ses études au collège classique.