Jean Rivard, le défricheur/17

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J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 112-119).

XVII.

la récolte.


Je te salue, ô saison fortunée,
Tu viens à nous de pampres couronnée
Tu viens combler les vœux des laboureurs.
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La moisson mûre, immobile, abondante,
Appesantit sa tête jaunissante ;
Aucun zéphir ne vole dans les airs ;
Si quelque vent fait sentir son haleine.
Des vagues d’or se roulent dans la plaine.
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Des vagues d’or se roulent dans la plaiLéonard.


Ceux-là seuls qui tirent leur subsistance des produits de la terre comprendront avec quelle douce satisfaction, quelle indicible jouissance Jean Rivard contemplait ses champs de grain, lesquels sous l’influence des chauds rayons du soleil d’été, prenaient de jour en jour une teinte plus jaunissante. Depuis l’époque des semailles jusqu’à celle de la récolte chaque jour avait été pour lui plein de charme et d’intérêt. Quand le sol vierge s’était couvert des jeunes tiges de la semence, comme d’un tapis de verdure, Jean Rivard avait senti naître en son cœur des émotions ignorées jusqu’alors. Ce qu’il éprouvait déjà le dédommageait au centuple de tous ses labeurs passés.

Dans ses heures de repos, son plus grand plaisir était de contempler, assis sur un tronc d’arbre, au milieu de son champ, les progrès merveilleux de la végétation. Plus tard, quand les épis, dépassant la tête des souches, atteignirent presque à la hauteur d’un homme ; il goûtait encore un bonheur infini à contempler cette mer, tantôt calme comme un miroir, tantôt se balançant en ondoyant au gré d’une brise légère.

Il ne fut pas néanmoins sans éprouver, durant cet intervalle de deux ou trois mois, certaines inquiétudes sur le sort de sa récolte. La mouche à blé qui, depuis plusieurs années déjà, ravageait les anciennes campagnes du Bas-Canada, pouvait bien venir s’abattre au milieu des champs de Louiseville ; — la grêle qui quelquefois, en moins d’une minute, écrase et ruine les plus superbes moissons ; — la gelée qui, même dans les mois d’août et de septembre accourant des régions glacées, vient inopinément, au milieu de la nuit, rôtir de magnifiques champs de grains et de légumes, et détruire en quelques heures le fruit de plusieurs mois de travail ; — les incendies qui, allumés au loin, dans un temps de sécheresse, ou par un vent violent, s’élancent tout à coup à travers les bois et, comme le lion rugissant dont parle le prophète, dévorant tout sur leur passage, répandent au loin l’alarme et la désolation — tous ces fléaux dévastateurs qui viennent, hélas ! trop souvent déjouer les espérances des malheureux colons, pouvaient bien venir chercher des victimes jusqu’au milieu même du Canton de Bristol.

Jean Rivard ne se croyait pas plus qu’un autre à l’abri de ces désastres inattendus ; dès le moment où il avait embrassé la carrière du défricheur, il s’était dit qu’elle ne serait pas exempte de mécomptes, de traverses, d’accidents, et il s’était préparé à subir avec courage et résignation tous les malheurs qui pourraient l’atteindre.

Mais, grâce à la providence qui semblait prendre notre héros sous sa protection, ses quinze arpents de grains et de légumes parvinrent à maturité, sans aucun accident sérieux.

Quand le moment arriva où les blonds épis durent tomber sous la faucille, ce fut presque un amusement pour Jean Rivard et ses deux hommes de les couper, les engerber et les mettre en grange.

Aujourd’hui l’usage de faucher le grain au javelier est devenu presque général dans les campagnes canadiennes. Mais dans les champs nouvellement déboisés, cette pratique expéditive ne saurait être adoptée, à cause des souches, racines, rejetons ou arbustes qui font obstacle au travail de la faux.

La grange avait été construite, comme les cabanes des colons, au moyen de pièces de bois superposées et enchevêtrées les unes dans les autres. Nos défricheurs avaient eu le soin, dès le moment où ils avaient commencé à abattre les arbres de la forêt, de mettre de côté tous ceux qui pouvaient être utiles à l’objet en question. Le manque de chemin ne permettant pas d’aller chercher dans les villages voisins les planches et madriers nécessaires à la construction, il avait fallu, au moyen de ces grandes scies à bras appelées « scies de long » fendre un certain nombre des plus gros arbres, pour se procurer les madriers dont l’aire ou la batterie devait être construite et les planches nécessaires à la toiture de l’édifice. Ce travail avait été exécuté avec zèle et diligence par les deux hommes de Jean Rivard. Quant au bardeau destiné à la couverture, il avait été préparé à temps perdu, dans les jours pluvieux du printemps et de l’été.

Le père Landry et ses enfants s’étaient empressés d’offrir leurs services à Jean Rivard pour tailler et lever la grange. En quelques jours on avait érigé un bâtiment de vingt-cinq pieds de long sur vingt de large, dont l’aspect, il est vrai, n’avait rien de fort élégant, mais qui pouvait suffire aux besoins de son propriétaire, pendant au moins trois ou quatre ans.

C’était aussi dans le même bâtiment, que les animaux devaient être mis à l’abri du froid et des intempéries des saisons.

Le transport des gerbes à la grange dut être effectué à l’aide des deux bœufs et d’une grossière charrette confectionnée pour la circonstance.

Il ne faut pas croire cependant que la construction de ce véhicule eût été d’une exécution facile. La confection des ridelles et des limons n’avait offert, il est vrai, aucune difficulté remarquable, mais il n’en avait pas été ainsi des deux roues, lesquelles avaient dû être faites tant bien que mal, au moyen de pièces de bois, de trois ou quatre pouces d’épaisseur, sciées horizontalement à même un tronc d’arbre de vaste circonférence. Un essieu brut avait été posé au centre de chacune de ces roulettes ; le reste du charriot reposait sur l’essieu. Cette charrette, il faut l’avouer, n’était pas un modèle d’élégance et n’aurait certainement pas obtenu le prix à l’exposition universelle ; mais telle que construite, elle pouvait rendre au moins quelque service. D’ailleurs, dans les commencements de la carrière du défricheur, c’est à peine s’il se passe un jour sans qu’il soit appelé à faire, comme dit le proverbe, de nécessité vertu.

Notre héros, après divers essais plus ou moins heureux, était devenu tout aussi habile que Pierre Gagnon à façonner et fabriquer les objets qui pouvaient lui être utiles. On a dit depuis longtemps que le besoin est l’inventeur des arts, et rien ne prouve mieux cette vérité que la vie du défricheur canadien. En peu de temps, Jean Rivard s’était mis au fait de tout ce qui concerne le travail du bois et son application aux usages domestiques et usuels ; et il avait coutume de dire en plaisantant qu’avec une scie, une hache, une tarière et un couteau, un homme pouvait changer la face du monde.

« Tonnerre d’un nom ! mon bourgeois, disait souvent Pierre Gagnon : Robinson Crusoé et Vendredi n’étaient que des mazettes à côté de nous deux ! »

Il faut que le lecteur me permette d’empiéter sur l’avenir pour énoncer un fait de la plus grande importance dans notre récit : je veux parler du résultat de cette première récolte de Jean Rivard.

Les quatre arpents de terre qu’il avait semés en blé lui rapportèrent quatre-vingt minots, — ses quatre arpents d’avoine, cent soixante, — ses deux arpents d’orge, quarante, — ses deux arpents de sarrasin, soixante, — son arpent de pois, dix, — son arpent de patates, deux cents, — et son champ de choux de siam, rabiolles et autres légumes donna un rendement de plus de mille minots.

N’était-ce pas un magnifique résultat ?

Hâtons-nous de dire qu’après avoir mis en réserve ce qu’il fallait pour les besoins de sa maison ainsi que pour les semailles de l’année suivante, Jean Rivard put vendre pour plus de trente louis de grains et de légumes. La potasse qu’il avait fabriquée depuis le printemps devait lui rapporter de trente à quarante louis. N’oublions pas non plus de mettre en ligne de compte que sa propriété, grâce à ses travaux durant l’année, se trouvait déjà valoir au moins trois fois autant qu’elle lui avait coûté.

Qu’on fasse l’addition de tout cela, et on verra que Jean Rivard devait être fier et satisfait du résultat de son année.

Les diverses opérations du coupage des grains, de l’engerbage, de l’engrangement, du battage, du vannage, de la vente et du transport chez le marchand ne s’exécutèrent pas, il est vrai, en aussi peu de temps que j’en mets à le dire ; mais des détails minutieux n’auraient aucun intérêt pour la généralité des lecteurs et seraient fastidieux pour un grand nombre. Qu’il suffise de savoir que le résultat qui vient d’être énoncé est de la plus scrupuleuse exactitude et pourrait même être vérifié au besoin.

Une autre chose qu’il ne faut pas omettre de prendre en considération c’est que les profits de Jean Rivard sur la vente de sa récolte auraient été beaucoup plus élevés, s’il n’eût été forcé, par suite du manque de chemin, d’en disposer à un prix bien au-dessous du prix réel.

Arrêtons-nous encore un instant devant cette merveilleuse puissance du travail. Qu’avons-nous vu ? Un jeune homme doué, il est vrai, des plus belles qualités du cœur, du corps et de l’esprit, mais dépourvu de toute autre ressource, seul, abandonné pour ainsi dire dans le monde, ne pouvant par lui-même rien produire ni pour sa propre subsistance ni pour celle d’autrui… Nous l’avons vu se frappant le front pour en faire jaillir une bonne pensée, quand Dieu, touché de son courage, lui dit : vois cette terre que j’ai créée ; elle renferme dans son sein des trésors ignorés ; fais disparaître ces arbres qui en couvrent la surface ; je te prêterai mon feu pour les réduire en cendres, mon soleil pour échauffer le sol et le féconder, mon eau pour l’arroser, mon air pour faire circuler la vie dans les tiges de la semence…

Le jeune homme obéit à cette voix et d’abondantes moissons deviennent aussitôt la récompense de ses labeurs.

Qu’on se représente ses douces et pures jouissances en présence de ces premiers fruits de son travail ! Sans moi, se dit-il à lui-même, toutes ces richesses seraient encore enfouies dans le sein de la terre ; grâce à mes efforts, non seulement je ne serai plus désormais à charge à personne, non seulement je pourrai vivre du produit de mes sueurs, et ne dépendre que de moi seul et du Maître des humains, mais d’autres me seront redevables de leur subsistance ! Déjà, par mon travail, je vais être utile à mes semblables !…

Ô jeunes gens pleins de force et d’intelligence, qui passez vos plus belles années dans les bras de l’oisiveté, qui redoutez le travail comme l’esclave redoute sa chaîne, vous ne savez pas de quel bonheur vous êtes privés ! Cette inquiétude vague, ces ennuis, ces dégoûts qui vous obsèdent, cette tristesse insurmontable qui parfois vous accable, ces désirs insatiables de changements et de nouveautés, ces passions tyranniques qui vous rendent malheureux, tout cela disparaîtrait comme par enchantement sous l’influence salutaire du travail. Il existe au-dedans de chaque homme un feu secret destiné à mettre en mouvement toute la machine qui compose son être ; ce feu secret qui, comprimé au-dedans de l’homme oisif, y exerce les ravages intérieurs les plus funestes et produit bientôt sa destruction totale, devient chez l’homme actif et laborieux la source des plus beaux sentiments, le mobile des plus nobles actions.