Jean Roquelin, récit de la Louisiane

La bibliothèque libre.
Jean Roquelin, récit de la Louisiane
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 142-160).
JEAN ROQUELIN

RÉCIT DE LA LOUISIANE.

Dans la première décade du siècle, alors que le gouvernement américain, établi depuis peu, était un objet d’horreur pour la Nouvelle-Orléans, alors que les créoles ne trouvaient pas à leur gré assez d’anathèmes contre ces ignobles innovations : le jugement par jury, les danses américaines, la répression de la contrebande et les proclamations en langue anglaise[1], avant que le torrent de l’immigration anglo-américaine se fût répandu sur le delta, effrayé déjà de ses préludes, on rencontrait à une courte distance de ce qui est aujourd’hui la rue du Canal et considérablement en arrière de la ligne de villas qui bordait le fleuve, sur la route de Tchoupitoulas, une vieille maison coloniale presque en ruines.

Elle semblait se tenir à l’écart de la civilisation, le vaste espace qui avait été autrefois couvert de champs d’indigo étant rendu à l’état sauvage et redevenu l’un des marais les plus pestilentiels qui existassent à cinquante milles de distance. La maison, de cyprès massif, dressée sur des piliers, avait l’air triste et rébarbatif; sa construction solide rappelait un temps plus ancien encore, où chacun avait à veiller à sa propre sûreté, l’insurrection des noirs pouvant passer pour un péril quotidien. Son toit et ses flancs noircis, battus par les intempéries, s’élevaient au-dessus des jungles à la façon d’un wagon de munitions gigantesque abandonné dans la boue par quelque armée en déroute. Alentour régnait une végétation épaisse et touffue : des saules de petite taille entremêlés à cent buissons épineux ou fétides, sauvages étrangers qui n’avaient point parlé le langage des fleurs, et que nul botaniste n’aurait su nommer en grec. Des lanières sans nombre de smilax s’y suspendaient décolorées et la boue infranchissable, au-dessous, se hérissait de palmiers nains. Deux grands arbres isolés, des cyprès morts, marquaient le centre du marais et servaient de perchoir aux vautours. Les filets d’eau peu profonde s’éparpillaient sous un tapis de plantes aquatiques, cachant assez de reptiles grands et petits pour donner à celui qui les aurait vus le frisson jusqu’à la fin de ses jours. La maison avait été bâtie sur une légère hauteur : la levée d’un canal de dérivation. Les eaux de ce canal ne couraient pas, elles se traînaient pour ainsi dire et étaient pleines d’alligators voraces qui défendaient contre les curieux la sinistre demeure du vieux Jean-Marie Roquelin, opulent planteur d’indigo, jadis très haut placé dans l’estime d’un cercle exclusif et altier, mais réduit aujourd’hui à la condition d’ermite, évité par tous ceux qu’il avait connus, les évitant lui-même. Le dernier de sa race, disait-on. Son père reposait sous les dalles de la cathédrale de Saint-Louis, entre l’épouse de sa jeunesse et la compagne de son âge mûr. Chaque jour, le vieux Jean visitait ce tombeau. Sur le sort de son demi-frère Jacques, hélas ! planait un mystère. Personne ne savait ce qu’était devenu le fils du second lit que leur père avait laissé à la garde de ce frère, son aîné de trente ans. Sept années auparavant, il avait disparu soudain une fois pour toutes. Les deux frères semblaient si heureux de la tendresse l’un de l’autre! Ni père, ni mère, ni femme, ni parent à aucun degré : seuls au monde et assez unis pour n’en point souffrir. L’aîné, un bel homme, hardi, chevaleresque, franc et aventureux; le cadet un être délicat, studieux, doux comme une fille, sans cesse plongé dans ses livres. Ils vivaient sur leur plantation héréditaire comme un couple d’oiseaux, l’un toujours dans le nid, l’autre l’aile volontiers ouverte au vent. Le trait principal du caractère de Jean-Marie Roquelin était l’adoration qu’il professait pour son « petit frère: » — Jacques a dit ceci, Jacques a dit cela, Jacques en décidera, car Jacques sait tout, et il est bon autant qu’il est savant, il est la sagesse même et le jugement.

Jacques cependant restait au logis, et sa passion pour les livres d’un côté, d’autre part, les habitudes vagabondes et dissipatrices de son frère, furent cause que la plantation périclita. Jean-Marie, magnifique et imprudent, perdit au jeu tous ses esclaves, successivement, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus ni nègres ni négresses, rien qu’un vieux muet d’Afrique.

Les champs d’indigo de la Louisiane avaient été généralement abandonnés comme peu rémunérateurs ; certains colons entreprenans leur avaient substitué la culture de la canne à sucre; mais, tandis que le petit frère était trop apathique pour se donner tant de peine, l’autre trouvait un meilleur profit dans la contrebande d’abord, puis dans la traite des noirs. Au temps dont nous parlons, ce genre d’affaires n’avait rien de répréhensible ; c’était au contraire, croyait-on, une nécessité publique, et les doublons que l’on gagnait en y pourvoyant ne vous déshonoraient pas ; — au contraire !

Un jour, Jean-Marie partit pour quelque voyage plus long, beaucoup plus long que ceux qu’il avait déjà faits. Jacques avait insisté longtemps pour qu’il y renonçât, mais l’audacieux frère aîné ne fit que rire de ses pressentimens.

— En ce cas, dit Jacques, j’irai avec toi.

Ils laissèrent la vieille maison aux soins du muet d’Afrique et gagnèrent ensemble la côte de Guinée.

Deux années après, Roquelin l’aîné revenait sans son navire. Il était probablement rentré chez lui la nuit. Personne ne le vit arriver, personne ne vit le petit frère ; on se disait tout bas que celui-ci pourtant était revenu de même. Quoi qu’il en fût, on ne le rencontra plus jamais.

De vagues soupçons commencèrent à planer sur le marchand d’esclaves. En vain quelques-uns rappelaient-ils la tendresse constante qu’il avait témoignée à Jacques avant sa disparition. Le grand nombre secouait la tête : on le savait violent, d’humeur irascible et impétueuse. Pourquoi d’ailleurs faisait-il mystère de sa perte? Ce singulier silence n’annonçait rien de bon.

— Mais, reprenaient les âmes charitables, regardez-le. A-t-il la mine d’un monstre?

On le regardait en effet d’un air qui semblait dire : — Qu’as-tu fait de ton frère? Où est ton frère Abel?

Peu à peu ses défenseurs se découragèrent ; les plus anciens amis qu’il comptât à la Nouvelle-Orléans étaient morts; le nom de Jean Roquelin, à tort ou à raison, devint avec le temps synonyme de crimes, de sorcellerie et de légendes sanguinaires.

On se détournait de l’homme et de sa maison. Les chasseurs de canards et de bécassines abandonnèrent le marais, les bûcherons n’allèrent plus travailler sur le canal. Parfois des gamins plus hardis que les autres, qui s’aventuraient à la chasse aux serpens, entendaient un lent bruit de rames. Ils s’entre-regardaient un instant à demi effrayés, à demi moqueurs, puis renonçaient à leur chasse pour assaillir de huées le vieillard inoffensif qui, sous ses habits délabrés. passait, assis à l’arrière d’un esquif que dirigeait son nègre muet, dont la laine était devenue toute blanche.

— Ohé, Jean Roquelin!.. ohé Jean!.. Ah! Roquelin!..

Inutile d’en dire davantage, d’ajouter aucune épithète, le ton suffisait, méprisant et moqueur. Alors, tandis que les petits drôles se bousculaient dans leur hâte de fuir, Roquelin se dressait debout, — le vieux muet, la tête basse, continuant à ramer, — et, son poing fermé tendu vers ses insulteurs, il vomissait un tel flot d’imprécations et d’invectives en français que la joie des enfans devenait du délire.

Pour les blancs comme pour les noirs, la maison donnait lieu à mille superstitions. Chaque soir, au coup de minuit, assuraient-ils, le feu follet sortait du marécage, entrait dans la vieille baraque, courait de chambre en chambre et se montrait de fenêtre en fenêtre. Quelques polissons, à la parole desquels on n’ajoutait d’ordinaire aucune foi, furent écoutés sans discussion quand ils racontèrent qu’une nuit, ayant campé dans les bois plutôt que de passer, à cette heure, devant la maison du sorcier, ils avaient vu, vers l’aube, toutes les vitres se teindre d’une couleur de sang, et sur chacune des quatre cheminées un hibou tourner trois fois la tête avec des gémissemens et des rires humains. Il y avait, tout le monde prétendait le savoir, un puits sans fond sous le pas de la grande porte qui ouvrait sur la véranda vermoulue ; quiconque voulait franchir ce seuil disparaissait aussitôt dans l’abîme.

Comment s’étonner que le marais fût devenu désert ? Cependant les races ennemies qui envahissaient la Nouvelle-Orléans s’avisèrent de trouver les quelques rues nommées de noms bourboniens trop étroites pour eux. La roue de la fortune, commençant à tourner, les jetait au-delà des anciennes lignes de corporation et semait la civilisation, même le commerce, sur les terres des Gravier et des Girod[2]. Les champs se transformaient en routes, les routes devenaient des rues ; partout les niveleurs et les arpenteurs se frayaient un chemin à travers les saussaies et les haies de roses; des Irlandais, le front en sueur, retournaient l’argile bleuâtre avec leurs pelles à longs manches.

— Très bien! disaient les bons créoles, irrités qu’on ne leur demandât ni leur avis, ni leur aide; mais nous les attendons au marais de Jean Roquelin. Ah! ah! là-bas on leur donnera du fil à retordre.

Et ils riaient à se tenir les côtes, impatiens de voir ce qui arriverait : soit que les perceurs de rues dussent être engloutis dans le marais, soit qu’ils réussissent à passer dans la propriété du « Jean ! ohé ! » L’un ou l’autre événement serait drôle.

Une ligne de baguettes coiffées de bouts de papier blanc s’étendait graduellement tout droit à travers le terrain hanté.

— Nous comblerons le canal, disaient les hommes en hautes bottes qui passaient près de la porte verrouillée du gîte aux revenans.

— Ah! Jean Roquelin, ce n’étaient plus là des garnemens créoles qu’une volée de jurons mettait en fuite!

Il alla chez le gouverneur. Le personnage officiel toisa, non sans intérêt, cette étrange figure. Jean Roquelin était petit et trapu, avec un masque léonin absolument bronzé ; des rides profondes sillonnaient son large front ; ses grands yeux noirs intrépides s’ouvraient comme ceux d’un cheval de guerre et ses mâchoires se fermaient comme par un ressort d’acier. Vêtu de cotonnade, il laissait sa chemise ouverte et en renversait le col à la façon des matelots, ce qui découvrait une poitrine herculéenne au poil grisonnant. Rien de dur ni d’agressif du reste dans sa physionomie, rien qui révélât sa vie aventureuse, son humeur farouche, mais plutôt la placidité d’un brave, et, jetée sur tout le visage comme un voile presque imperceptible, l’empreinte de quelque grande douleur. Un œil inattentif pouvait ne pas le remarquer, mais, une fois qu’on l’avait vu, on cherchait, ému, attaché, la pathétique histoire.

Le gouverneur salua.

— Parlez-vous français? lui demanda-t-on.

— Je préférerais parler anglais, si cela vous est possible.

— Mon nom? Jean Roquelin.

— En quoi puis-je vous servir ?

— Ma maison est dans le marais, là-bas.

Le gouverneur s’inclina.

— Ce marais m’appartient... à moi, Jean Roquelin. J’en suis propriétaire unique.

— Hé bien?

— Il n’est pas à vous, je le tiens de mon père. Et pourtant vous voulez y faire passer une rue ?

— Je ne sais trop, monsieur... C’est possible, c’est probable, mais la ville vous accordera l’indemnité d’usage. Vous serez payé, comprenez-vous?

— Payé?.. La rue ne peut passer chez moi!

— Vous en causerez avec l’autorité municipale, monsieur Roquelin.

Un sourire amer effleura la bouche du vieillard — Pardon, monsieur, vous n’êtes donc pas le gouverneur ?

— Si fait...

— Vous êtes le gouverneur?.. très bien... c’est donc à vous que j’ai affaire. C’est donc à vous que je viens dire : Cette rue ne se fera pas.

— Je vous dis que vous aurez à voir...

— Je n’ai à voir que vous, puisque vous êtes le gouverneur. Je n’entends rien aux lois nouvelles. Je suis Français. Quand quelque chose ne va pas, un Français s’adresse au gouverneur. Si je n’avais pas été acheté à mon roi comme un vassal du vieux temps, le roi de France apprendrait bien à M. le gouverneur comment on protège le droit des gens, et comment on perce les rues aux bons endroits. Mais je sais... nous appartenons à M. le président. Je viens vous prier de me rendre un service.

— Lequel? demanda le gouverneur patient.

— Je viens vous demander de dire à M. le président que cette rue ne peut passer auprès de ma maison.

— Veuillez vous asseoir, monsieur Roquelin.

Mais le vieillard ne bougea pas.

Le gouverneur écrivit à un fonctionnaire municipal, lui recommandant M. Roquelin et le priant d’avoir pour lui tous les égards possibles ; puis il tendit ce pli au bonhomme en y ajoutant quelques instructions :

— Monsieur Roquelin, dit-il, avec un sourire conciliant, est-ce sur votre maison que nos citoyens créoles racontent des histoires si singulières ?

Jean Roquelin lui jeta un coup d’œil froid et sévère avant de répondre impassible :

— Vous ne me voyez pas faire la traite des nègres?

— Assurément non, monsieur.

— Ni la contrebande?

— Personne ne vous en accuse.

— Eh bien ! je suis Jean Roquelin. Mes affaires me regardent. Est-ce votre avis? Adieu.

Il mit son chapeau et se retira. Bientôt après, sa lettre à la main, il était en présence du fonctionnaire auquel on l’avait envoyé. elui-ci eut recours à un interprète.

— Il dit, commença l’interprète, qu’il vient vous avertir de ne pas faire passer la rue devant sa maison.

L’officier municipal répondit qu’une pareille impudence était drôle ; mais l’interprète, expérimenté, traduisit cette réflexion assez librement :

— Il demande pourquoi vous ne voulez pas. Longue réponse de l’ancien marchand d’esclaves. Nouvel arrangement de l’interprète :

— Il dit que le marais est trop malsain pour qu’on y puisse vivre.

— Mais nous le dessécherons, son marais; ce ne sera plus un marais.

— Il dit que le canal est une propriété particulière.

— Son vieux fossé? Nous le comblerons. Qu’il soit tranquille. Tout va être arrangé pour le mieux.

Traduction faite, l’homme du pouvoir s’amusa de l’orage intérieur que reflétait le visage de ce vieux créole :

— Expliquez-lui donc, reprit-il, qu’avant que nous ayons fini, il ne restera plus une âme dans sa baraque...

L’interprète cherchait une phrase; mais, sans l’écouter :

— Je comprends! je comprends ! dit Roquelin avec un geste d’impatience. Puis il éclata; les malédictions commencèrent à pleuvoir sur les États-Unis, le président, le territoire d’Orléans, le congrès, le gouverneur et tous ses subordonnés. En jurant toujours, il sortit, laissant l’objet de ses malédictions dans un état d’hilarité qui n’ajoutait pas médiocrement à sa colère.

— Ce bonhomme est fou! dit l’officier municipal à l’interprète, sa propriété va décupler de valeur. Ne dirait-on pas que vos vieux créoles préféreraient vivre dans un trou de crabe plutôt que d’accepter la présence d’un voisin?

— Jean Roquelin a ses raisons pour éviter les voisins... Je vais vous dire...

L’interprète, qui roulait une cigarette, s’arrêta pour l’allumer, puis rejetant la fumée par ses narines, il ajouta gravement ; — C’est un sorcier.

— Oh! cria l’autre en riant, vous ne le croyez pas?

— Que parions-nous? reprit l’interprète tendant une main comme pour recevoir l’enjeu et relevant sa manche d’un geste expressif: — Que parions-nous?

— Vous feriez mieux de ne pas répéter des on-dit ridicules.

— Des on-dit? Vous allez voir. J’étais allé un soir chasser le gros-bec, j’en tuai trois et j’eus de la peine à les retrouver, il faisait déjà si noir! Enfin, je ramasse mon gibier, je rentre chez moi, mais, pour cela, il fallait passer devant la maison de Jean Roquelin.

— Oh! oh! dit ironiquement l’Américain en jetant une jambe par-dessus le bras de son fauteuil.

— Attendez donc. J’avance tout doucement, sans bruit...

— Mourant de peur...

— Attendez!.. Je passe la maison, je respire... Tout à coup je vois devant moi deux... deux choses... Me voilà glacé, en sueur, tremblant comme une feuille... Vous croyez que ce n’était rien? Quand je vous dis que j’ai vu aussi clairement que je vous vois, malgré le crépuscule, Jean-Marie Roquelin, qui se promenait, et, près de lui, je ne sais quoi qui ressemblait à un homme, mais qui n’était pas un homme, blanc comme plâtre. D’horreur je me laissai tomber sur l’herbe... Ils disparurent... mais, aussi vrai que j’existe, c’était le spectre de Jacques Roquelin, du petit frère...

— Bah! ricana l’Américain.

— J’en mettrais ma main au feu.

— L’idée ne vous est pas venue que ce pouvait être Jacques Roquelin, comme vous l’appelez, bien vivant, mais, pour quelque raison, caché à tous les yeux, séquestré par son frère?

— Cette raison, je ne la vois pas, répliqua l’interprète en s’obstinant. Quelqu’un entra qui mit lin à la conversation.

Des mois s’écoulèrent, et la rue fut ouverte. D’abord on creusa un canal à travers le marais; le petit fossé, comme l’officier municipal avait nommé si dédaigneusement celui qui passait près de la maison de Jean Roquelin, fut comblé; sur la rue, ou plutôt sur la route ensoleillée, donnait maintenant la porte de la cour.

L’affreux marécage était sec. Ses dangereux habitans avaient battu en retraite à travers les joncs: le bétail errait sur sa croûte durcie; les grenouilles ne coassaient plus que du côté de l’ouest. Bientôt des lis et des iris remplacèrent les plantes vénéneuses, naguère entremêlées aux roseaux; des lianes coururent de côtés et d’autres tout en fleurs; elles chargèrent l’un des cyprès morts d’un opulent fardeau de feuillage étoile de pourpre. Les petits oiseaux, voltigeant de buisson en buisson, cherchaient les baies de la ronce. Sur tout cela passa un parfum de salubrité que ce lieu n’avait pas connu depuis que l’accumulation des sédimens du Mississipi l’avait élevé au-dessus de la mer. Mais le propriétaire opiniâtre ne voulut point bâtir. Le long de la rue et sur l’ancien emplacement des saussaies s’élevaient en grand nombre des maisons neuves, les unes côte à côte, les autres isolées, toutes plongeant sur la retraite de Jean Roquelin. Même du côté sud, les importuns ne manquèrent pas ; ce furent d’abord deux huttes de charbonniers, puis le jardin d’un maraîcher, puis un cottage, et tout à coup le faubourg forma demi-cercle autour de lui. Il était cerné. Les gens du peuple surtout ne pouvaient le souffrir :

— Le vieux tyran ! Pourquoi ne construit-il pas quand le bien public l’exige? Pourquoi est-il aussi mauvais voisin?.. Le vieux pirate ! le vieux bandit !

Les Louisianais les plus incorrigibles se drapaient dans les vertus détestées du Nord quand il s’agissait de protester contre Jean Roquelin, — Le Voilà, poursuivi par les gamins! Ohé!.. Jean Roquelin!.. Oh! Jean!.. Hé! Jean-Marie!.. Ha! Jean Roquelin... Le vieux monstre !

Et les Américains, qui fourmillaient maintenant, se joignaient de bon cœur à la persécution :

— Le vieux blagueur, qui prétend vivre dans une maison hantée!.. Nous le goudronnerons, nous l’emplumerons quelque jour.

Dorénavant il ne pouvait plus se promener en bateau sur son canal; il marchait, bien cassé depuis peu, bien différent de lui-même, les polissons des rues plus que jamais à ses trousses. De temps à autre, il se retournait et les maudissait faiblement.

Pour les créoles, pour les nouveau-venus de basse classe, Allemands superstitieux, Irlandais, Siciliens et autres ignorans, Jean Roquelin était devenu la personnification de la mauvaise fortune publique et privée. Les plus folles inventions se donnaient carrière sur son compte. Si une maison brûlait, c’était grâce à ses machinations ; si une femme était prise d’attaques de nerfs, il l’avait ensorcelée; si un enfant s’égarait, sa mère tremblait que Jean Roquelin ne l’eût offert en sacrifice aux dieux infernaux.

— Tant que cette maison restera debout, disait-on, la mauvaise chance nous poursuivra. Ne voyez-vous pas que nos pois et nos fèves meurent de sécheresse, que nos choux et nos laitues montent en graine, que nos jardins ne sont que poussière, tandis que tous les jours il pleut dans les bois? La pluie ne passera jamais la maison du vieux Roquelin. Il possède un fétiche. Il a jeté un sort sur tout le faubourg Sainte-Marie. Et pourquoi, le misérable ? Parce qu’en jouant, nos gamins crient bien innocemment après lui.

Une compagnie de construction et de progrès, qui n’était pas encore constituée, mais qui allait l’être, et qui ne possédait pas encore de capital, mais qui allait en avoir un, se joignit à la guerre contre Jean Roquelin. Quel emplacement pour un marché couvert que cette maison à revenans !

La députation envoyée au propriétaire afin de le décider à vendre n’avait pu pénétrer au-delà des chaînes de la porte, ni entrer en pourparlers avec personne, sauf le nègre muet. Alors on donna pleins pouvoirs au président du conseil, qui, ayant étudié le français dans la Pensylvanie, paraissait plus capable qu’aucun autre de mener à bien cette délicate affaire. Il fut chargé de voir M. Roquelin et de le prier de souscrire comme actionnaire.

— Messieurs, dit-il à la séance suivante, il me faudrait des mois pour faire comprendre notre système à M. Roquelin et, si j’y réussissais, il ne souscrirait pas davantage; le seul moyen pour causer avec lui est de l’arrêter dans la rue. Le conseil tout entier se mit à rire : — Et autant aborder, n’est-ce pas, un ours auquel on a volé ses petits?

— Quant à cela, vous vous trompez, répliqua le président; je l’ai rencontré, je l’ai arrêté et je l’ai trouvé très poli, mais il m’a été impossible de tirer de lui la moindre satisfaction. Cet original n’a pas voulu parler français, et quand je lui parlais anglais, il haussait les épaules en donnant la même réponse à tout ce que je pouvais lui dire.

— Et cette réponse était?..

— « Cela n’en vaut pas la peine. »

Un des membres du conseil, se levant, prononça le discours qui suit:

— Monsieur le président, le projet qui nous réunit n’a rien d’égoïste, la société tout entière doit en profiter. Nous aurons le sentiment d’avoir travaillé au mieux de l’intérêt public si nous réussissons à débarrasser le pays de cette peste. Vous savez peut-être qu’à l’époque du percement de la rue, le vieux Roquelin fit tout ce qu’il put pour l’empêcher. Je fus alors quelque peu mêlé à cette affaire, et j’entendis ainsi parler d’une histoire de revenans... (sourires suivis d’un brusque silence plein de dignité), d’une sotte histoire que, bien entendu, je me garderai de vous raconter; permettez-moi de dire seulement que ma conviction profonde est celle-ci : Le vieux mécréant Jean Roquelin tient son frère sous clé dans cet autre. Or, si je ne me trompe pas, nous pourrons tirer bon parti de la découverte. Je vous propose, messieurs, acheva l’orateur en se rasseyant, une enquête dont les résultats seront éminemment utiles à la société... Hem !

— De quelle façon mèneriez-vous la chose? demanda le président.

— Prudemment, très prudemment, reprit l’orateur. Comme conseil de direction, nous ne devons rien autoriser qui ressemble à une violation de la propriété,.. mais je pensais que peut-être, monsieur le président, vous pourriez, censé par pure curiosité, prier quelqu’un, notre excellent secrétaire, par exemple, d’approfondir le cas,.. service tout personnel bien entendu. Je me borne à suggérer...

Le secrétaire sourit d’un air qui voulait dire que tout en n’admettant pas qu’un pareil service relevât le moins du monde de ses attributions, il le rendrait volontiers au président, et la séance fut levée.

Le petit White, — on nommait ainsi le secrétaire, — était un être fort doux et singulièrement sensible, mais qui néanmoins ne craignait rien au monde, sauf de faire de la peine à qui que ce fût.

— Je vous l’avoue franchement, dit-il à l’oreille du président, je ne me charge de cette enquête que pour des raisons qui me sont personnelles.

Le lendemain, un peu après la nuit tombée, on aurait pu voir le petit homme se glisser en tapinois le long de la clôture basse qui défendait par derrière la propriété Roquelin, puis s’appuyer des deux mains sur cette barrière et s’élancer par-dessus pour retomber d’un bond sur l’herbe de la cour. C’était assurément la conduite d’un voleur de poulets plutôt que celle du secrétaire d’une compagnie respectable.

Le tableau qui s’offrit à ses yeux de l’autre côté de la barrière n’était pas de nature à lui réconforter l’esprit. La vieille maison se détachait notre et silencieuse sur un ciel d’ardoise que traversait, comme dernier adieu du jour expirant, une seule raie étroite et longue de pâle clarté. Aucun signe de vie, aucune lumière aux fenêtres, pas de chiens dans la cour.

Il s’avança jusqu’à une petite case située à quelque distance de la maison. A travers ses fentes nombreuses, le muet d’Afrique lui apparut pelotonné devant la flamme vacillante d’une souche de pin, profondément endormi. Son parti fut pris assez vite d’entrer dans la maison ; à cet effet, il s’arrêta pour l’examiner de loin minutieusement. S’il abordait la véranda par les larges marches de derrière, il risquait de rencontrer quelqu’un à moitié chemin. Il mesurait des yeux l’un des piliers qui la soutenaient en se demandant s’il était possible d’y grimper, quand un pas retentit. Quelqu’un tira une chaise près de la balustrade, puis parut changer d’avis et se mit à errer de long en large sur la véranda, chacun de ses pas résonnant avec bruit sur le plancher sonore. Le petit secrétaire recula : entre lui et le ciel passait la forme carrée du vieux Roquelin.

White s’assit sur une bille de bois et pour échapper aux piqûres d’une nuée bourdonnante de moustiques, voilà son visage et son cou d’un mouchoir, ne laissant découverts que ses yeux. A peine s’était-il installé ainsi qu’il sentit une étrange odeur, faible comme si elle venait de loin, mais pourtant horrible, insupportable. D’où partait-elle? Ce n’était pas de la petite case, ni du marais, car il était sec comme poudre. L’affreuse odeur ne flottait point dans l’air, elle semblait sortir de terre.

Se levant, il remarqua pour la première fois devant lui un étroit sentier conduisant vers la maison. Une figure approchait... blanche comme un spectre. Avec la rapidité de la pensée, et non moins silencieusement il s’étendit à plat contre la cabane. La stratégie était téméraire et pourtant, impossible de le nier, White avait peur : — Ce n’est pas un spectre, se disait-il, je sais que ce ne peut être un spectre.

Néanmoins la sueur perlait à chacun de ses pores et l’air devenait étouffant autour de lui.

— C’est un vivant, se répétait-il, j’entends son pas, j’entends séparément celui de Roquelin sur la véranda. On ne m’a pas vu…

L’étrange apparition a passé… Encore cette odeur… cette odeur cadavérique ! Reviendra-t-elle ? Oui,.. la voilà qui s’arrête à la porte de la cabane… pour regarder sans doute le muet endormi. Elle s’éloigne de nouveau… Elle rentre dans le sentier… Je ne la vois plus…

White frissonna : — Maintenant il s’agit d’oser et le mystère va s’éclaircir.

Avec précaution le petit secrétaire se hasarda dans le sentier. Un homme, ou l’apparence immatérielle d’un homme, enveloppé de quelque étoffe blanche, ou bien nu, — l’obscurité ne lui permit pas de s’en assurer, — s’éloignait lentement, comme s’il ne se fût traîné qu’avec peine. — Grand Dieu ! se peut-il que les morts marchent ainsi ? — Les mains, dont il s’était machinalement couvert le visage pour ne plus rien voir, s’écartèrent de nouveau résolument. L’effroyable objet passa entre deux piliers et disparut. Il prêta l’oreille. Dans la maison, des pas bien faibles, semblaient gravir un escalier. Puis tout fit silence, sauf un autre pas, lourd celui-là et mesuré sur la véranda, ou la respiration profonde du muet endormi au fond de sa case.

Le vaillant petit secrétaire allait battre en retraite, mais tandis qu’il regardait une fois de plus du côté de la maison hantée, un mince filet de lumière passa par le volet d’une fenêtre close ; bientôt Jean Roquelin s’en approcha, traînant sa chaise derrière lui et s’assit tout près de la fente brillante. Puis il parla,.. il parla d’une voix basse et tendre en français, faisant quelque question apparemment. La réponse vint du dedans. Était-ce une voix humaine, si creuse, si discordante, si peu de ce monde ?.. L’indiscret petit White frissonna de nouveau de la tête aux pieds, et quand quelque chose remua dans un buisson voisin et passa en courant dans l’herbe, — peut-être n’était-ce, après tout, qu’un rat, — M. le secrétaire prit la fuite.

Une fois sorti du lugubre enclos, il se calma peu à peu ; pourtant il répétait tout haut : — Oui, je vois, je comprends… en cachant derechef ses yeux entre ses mains, comme un fou.

Chose étrange, le petit White fut désormais le champion déclaré de Jean Roquelin. À propos ou hors de propos, toutes les fois qu’un mot était prononcé contre lui, le secrétaire, avec une énergie tranquille qui arrêtait soudain les plus malintentionnés, demandait sur quelle autorité l’on fondait de telles conjectures, et comme il ne daignait pas expliquer son immuable attitude, la méfiance et l’aversion qui, depuis si longtemps, s’attachait à Jean Roquelin, finit par l’atteindre lui-même.

Dès le surlendemain de son aventure nocturne, il ébahit une centaine de gamins effrontés en leur ordonnant de cesser leurs grossières clameurs contre Jean Roquelin. Celui-ci, qui venait de s’arrêter en jurant et en secouant sa canne, le regarda aussi d’un air stupéfait, puis il salua et poursuivit son chemin. Presque tous les garnemens avaient renoncé, par pur étonnement, à lui donner la chasse ; seul, un petit Irlandais, plus agressif, lança de loin une grosse motte de terre durcie qui frappa le vieillard entre les deux épaules et se rompit en deux comme une coquille. Roquelin, furieux, s’était retourné, la canne levée pour répondre à son agresseur; mais fit-il un faux pas, fut-ce pour quelque autre cause, il tomba au moment même tout de son long. White voulut l’aider à se relever, il le repoussa durement avec une imprécation farouche, et, en trébuchant, continua de marcher vers sa demeure. Ses lèvres étaient rougies de sang.

C’était jour de conseil. Le petit secrétaire eût donné tout l’argent dont il pouvait disposer pour éviter d’y assister, se sentant hors d’état, ému, exaspéré à la fois comme il l’était, de supporter certains reproches qui, sans doute, allaient lui être adressés.

— Je n’y puis rien, messieurs ; je ne vous aiderai jamais à porter une accusation contre ce vieillard.

— Nous ne nous attendions pas à un pareil désappointement, monsieur White.

— Croyez-moi, messieurs, vous ferez bien de ne pas donner suite à vos investigations. Il n’en peut résulter que des malheurs. Quelqu’un s’en repentira… Non, messieurs, ce n’est pas une menace, c’est un conseil seulement ; je vous avertis que quiconque se chargera de cette besogne en aura regret jusqu’à son dernier jour, — qui se trouvera peut-être précipité, soit dit par parenthèse.

Le président se déclara fort surpris.

— Je m’en soucie comme d’une paille, dit le petit White, qui, décidément, perdait la tête. Non, mes nerfs ne sont pas sens dessus dessous, et mon cerveau est clair comme une cloche… Non, je ne suis pas excité…

L’un des membres fit observer que le secrétaire avait l’air de s’éveiller d’un cauchemar.

— Eh bien ! monsieur, si vous voulez le savoir, c’est ce qui m’arrive en effet, et vous pourrez avoir le cauchemar à votre tour pour peu que vous cultiviez la société du vieux Roquelin.

— White ?.. dit un loustic.

Le secrétaire ne répondit rien. — White?

— Quoi ? demanda-t-il en se renfrognant.

— Est-ce que par hasard vous auriez vu le revenant?

— Oui, monsieur, je l’ai vu, cria White en se rapprochant de la table pour tendre au président un papier qui appela l’attention du conseil sur d’autres questions.

Le bruit courut alors par la ville que quelqu’un était entré la nuit chez Roquelin, et y avait découvert quelque chose d’épouvantable. Cette rumeur n’était que l’ombre de la vérité contournée, défigurée à la manière de toutes les ombres. Il avait vu se promener des squelettes et n’avait échappé aux griffes de l’un d’eux qu’en faisant le signe de la croix.

Certains écervelés qui avaient le goût de l’horrible rassemblèrent assez de courage pour s’aventurer à travers le marais desséché, par le sentier des bestiaux, et arrivèrent devant la maison à l’heure spectrale où l’air se remplissait de chauves-souris. Quelque chose qu’ils entrevirent, — c’était encore trop de l’entrevoir, — les renvoya de ci, de là, éperdus, fuyant à toutes jambes à travers les saules et les buissons d’acacias. Arrivés chez eux, hors d’haleine, ils fournirent des renseignemens très vagues :

Était-il blanc? — Oui. — Non. — Presque; — nous ne pouvons le dire. — Mais nous avons vu... — Et personne ne pouvait douter, devant leurs figures, d’une pâleur de cendre, qu’ils eussent vu en effet.

— Si cette vieille canaille habitait le pays dont nous venons, disaient certains Américains, on lui ferait la vie dure. — Une idée! s’écrièrent-ils un jour, s’adressant à un parti nombreux de créoles qui ne demandaient pas mieux que de lui faire la vie dure en effet, comment appelez-vous cette musique qui est à la mode ici quand un vieux épouse une jeune fille et que?..

— Charivari ! dirent les créoles.

— C’est cela. Pourquoi ne lui donneriez-vous pas un charivari? Heureuse proposition qui porta ses fruits.

Le petit White et sa femme étaient assis côte à côte, certain soir, sur les marches de leur maison, autrement dit sur le trottoir, comme le veut la coutume créole. La vue n’avait pourtant rien de très agréable, dans la rue neuve qu’ils habitaient : les maisons, toutes petites, s’éparpillaient comme au hasard, et, à travers les terrains vagues, extrêmement plats, l’œil rencontrait toujours, au-dessus du fouillis des hautes herbes et des buissons, la triste silhouette d’un bâtiment coiffé de travers, qui cachait la face du soleil couchant. C’était la demeure du vieux Roquelin.

Le croissant de la lune, blanc et fin, suspendait l’extrémité de sa corne inférieure au-dessus d’une des cheminées.. — Ainsi, disait White, le vieux nègre est passé tout seul par ici ? Ce malheureux Roquelin serait-il malade? On ne le rencontre plus. La motte de terre qu’un vaurien lui a envoyée dans le dos l’autre jour, pouvait le tuer... Si tu l’avais vu tomber... lourdement, comme une masse ! J’ai presque envie d’aller m’informer chez le pharmacien... Peut-être a-t-il entendu parler de lui.

— Vas-y donc, répondit sa femme.

Elle resta seule une demi-heure environ, observant la soudaine disparition du jour particulière à cette latitude.

— La lune suffirait à passer pour un spectre, dit-elle en riant à son mari lorsqu’il la rejoignit ; elle vient de faire un plongeon droit dans la cheminée.

— Patty, le garçon du pharmacien, m’apprend que la racaille donne ce soir un charivari au vieux Roquelin. Je tâcherai d’empêcher cela.

— O White, crois-moi, ne t’en mêle pas. Ils te feront du mal.

— Sois donc tranquille. Je vais tout simplement rester ici jusqu’à ce qu’ils viennent. Ils sont forcés de défiler devant chez nous.

— Mais il sera peut-être minuit. Tu n’attendras pas jusque-là?

— Si fait.

— Eh bien! tu n’as pas le sens commun, dit Mme White entre ses dents et battant la marche du bout de son pied.

Elle était fort inquiète, mais n’insista pas, et le brave couple causa longtemps encore de petites affaires de famille.

— Qu’est-ce?.. s’écria tout à coup Mme White.

— Le coup de neuf heures, répondit son mari.

Et un long silence s’ensuivit.

— Patty, tu tombes de sommeil, va donc te coucher,

— Non, non, je n’ai nulle envie de dormir.

Nouveau silence.

— Patty, si j’allais chez le vieux?..

— Garde-l’en bien!.. Écoute.

Un bourdonnement confus s’élevait au bas de la rue. Les chiens, les enfans hurlaient, aboyaient, et les hommes s’en mêlaient aussi; c’étaient des rires, des beuglemens, des hennissemens, des cris sauvages, des bruits de toute sorte; on soufflait dans des cornes, on agitait des cloches, on entre-choquait des pots et des casseroles.

— Ils viennent de ce côté, dit le petit White. Tu feras mieux de rentrer, Patty.

— Et toi aussi.

— Non, je dois les arrêter si je puis.

— De grâce, White!

— Je reviens dans une minute. Et il se dirigea du côté du vacarme.

Quelques instans après, il rencontrait toute une bande excitée. En vain éleva-t-il la voix. Se jetant alors devant la colonne, qui avançait en désordre :

— Arrêtez ces gars-là, Bienvenu, cria-t-il en s’adressant à un grand gaillard qui, d’après les dimensions du chaudron dont il se servait en guise de grosse caisse, semblait être un des meneurs, arrêtez-les jusqu’à ce que j’aie parlé.

Bienvenu se retourna en brandissant son instrument de discorde. Ils ralentirent le pas ; deux ou trois trompes firent silence, et là prière de White put être entendue de la foule, qui consentit à se taire un instant.

— Je vous en prie, dit White, pas de charivari ce soir chez le vieux Roquelin !

— Mon bon ami, interrompit Bienvenu en bégayant et en battant les murs, qui vous parle de charivari? Croyez-vous que parce qu’on s’amuse un brin avec des casseroles, on soit soûl pour cela?

— Non, vous n’êtes pas soûl, mon camarade, vous êtes un brave homme. Mais vous ignorez peut-être que le vieux Roquelin est malade, très malade?.. Si fait, vous le savez, et vous n’irez pas,.. dites?

— C’est vous qui êtes soûl, je suis fâché de vous le dire, White, mon ami, soûl comme une grive. J’ai honte de vous, ma parole! Qu’est-ce que je fais, moi?.. Je sers le public. Ces citoyens veulent tout simplement amener le vieil avare à donner deux cents piastres aux Ursulines.

— Cinq cents ! hurlèrent ses compagnons en chœur.

— Oui, cinq cents piastres,.. et, s’il refuse, nous lui ferons un peu de musique... Ta-ra-ta!

Il leva gaîment le pied et la main; puis, fronçant le sourcil :

— Pourquoi boit-il autant de whisky, ce vieux Roquelin?

— Mais, s’écria le petit White, autour duquel un cercle s’était formé, vous ne voudriez pas martyriser un malade?

— Il est malade? dit un créole fluet. Ce n’est pas notre faute. Nous avons promis de faire un charivari, nous n’avons qu’une parole. Laissez-nous le chemin.

— Ne pourriez-vous faire votre charivari à d’autres?

— A d’autres? c’est une idée... Et en faire un à Jean Roquelin demain soir par-dessus le marché, s’écria Bienvenu.

— Allons donc chez Mme Schneider! crièrent deux ou trois de ces enragés.

Et, au milieu des hurrahs, des cris confus que dominait une voix de stentor demandant à boire, la racaille se remit en route. — Cent piastres pour l’hôpital de la Charité !

— Hurrah!

Les casseroles sonnèrent de nouveau. L’infernal cortège hurla longuement pour rattraper le temps perdu ; mais White eut la joie de le voir tourner l’angle de la rue.

Mme White cependant interrogeait la pendule.

— Minuit! Il est plus de minuit!

Le bruit s’était éteint peu à peu. Elle releva la jalousie, prêta l’oreille. Quelqu’un frappait.

— C’est toi, White?

— Oui, j’ai réussi, Patty.

— Quel bonheur! s’écria-t-elle.

— Ils ont porté leur charivari à cette vieille Allemande qui a épousé l’amoureux de sa belle-fille. Il faudra qu’elle paie cent piastres à l’hôpital pour les faire finir.

Mme White, rentrée en possession de son époux, sommeillait paisiblement auprès de lui, quand elle fut éveillée par le bruit que faisait en se refermant le couvercle d’une montre.

— Il est trois heures et demie, Patty, et je n’ai pu dormir. Ces gredins sont encore dans la rue. Les entends-tu?

— On dirait, en effet, qu’ils se rapprochent, s’écria la pauvre femme, effrayée.

— Ils viennent même très vite, dit White, qui avait à la hâte endossé ses vêtemens. Tu te lèves?.. N’approche pas de la fenêtre, Patty. Miséricorde!.. quel fracas!

— Tu ne sortiras pas, White !

Il était déjà loin. Deux ou trois cents individus étaient lâchés grand train dans la large rue neuve, courant vers la maison maudite. Le tapage qu’ils faisaient ne se peut décrire. Mme White, penchée à la fenêtre, malgré les conseils de son mari, vit le petit homme tenir tête à la foule, gesticuler comme une marionnette, essayer inutilement de se faire écouter. On ne répondait qu’en secouant la tête, en criant p’us fort et en pressant le pas. L’orateur était chassé par cet ouragan humain, porté en avant bon gré mal gré.

Rapides comme l’éclair, ils passèrent les dernières maisons, les derniers réverbères, envahirent les terrains vagues à la lueur des étoiles et pénétrèrent dans les jungles hérissées de saules de la propriété hantée. Le cœur parut manquer alors à quelques-uns; ils traînaient en arrière ou tournaient les talons, mais la plupart marchaient toujours, déchirant l’air de leurs clameurs assourdissantes. Un incident toutefois leur donnait à réfléchir.

Devant eux, dans le fourré sombre, une lumière faible dansait, sautillait; ce devait être tout près de la vieille maison. Soudain elle s’arrêta. C’était une lanterne; elle se trouvait sous un arbre bien connu qui avait poussé au bord du chemin depuis que le canal était comblé. Maintenant elle se balançait mystérieusement. Ceux qui craignaient le plus les revenans renoncèrent à leur partie de plaisir, mais bon nombre d’énergumènes s’élancèrent comme à l’assaut en redoublant leur sabbat.

Oui, c’est bien une lanterne, et deux personnes se tiennent sous l’arbre. La foule approche d’un pas plus tranquille; l’une des deux est le vieux muet d’Afrique, il lève sa lanterne de façon à envoyer sur l’autre toute la clarté. La foule recule ; un profond silence succède aux clameurs, puis avec un cri d’épouvante : les plus déterminés rebroussent chemin précipitamment, oubliant derrière eux le petit White, laissant tomber leurs instrumens, et ne s’arrêtant plus jusqu’à ce que la jungle soit bien loin derrière eux. Alors ils découvrent qu’il n’y en a pas un sur dix qui sache au juste la cause d’une telle panique et que sur ce dixième, aucun peut-être n’est certain de ce qu’il a vu.

Un colosse se trouve parmi eux qui a l’air capable de toutes les scélératesses. Celui-là monte sur une pierre et en patois créole invite à une halte générale. Bienvenu lui cède son rang de meneur et le bruyant troupeau se rassemble autour du nouveau chef. Il leur affirme qu’ils ont été insultés. On a foulé aux pieds leur droit, un droit commun à tous les citoyens, de passer paisiblement sur la voie publique. Supporteront-ils de pareils empiétemens ? Voilà que le jour se lève. Qu’ils aillent donc en plein soleil s’ouvrir un libre passage !

Des adhésions passablement languissantes répondirent à cet appel, et la multitude, fort diminuée, retourna tranquillement cette fois, — la fatigue, sans doute, en était cause, — à la vieille maison, quelques-uns en éclaireurs, d’autres en traînards, mais tous, arrivés au pied de l’arbre, s’arrêtaient d’un commun accord. Le petit White était là, sur un banc de gazon au bord du chemin, l’air triste et sévère. A chacun des nouveaux arrivans il posait la même question :

— Vous allez chez le vieux Roquelin ?

— Oui.

— Eh bien ! il est mort.

Et lorsque son interlocuteur déconcerté faisait mine de tourner les talons, il ajoutait :

— Restez. Je vous invite à suivre l’enterrement tout à l’heure.

Si quelque Louisianais, trop fidèle à sa chère France ou à l’Espagne pour comprendre l’anglais, le regardait ahuri, il se trouvait des gens pour traduire l’invitation, et, revirement curieux des foules, personne ne refusa. White marchait en tête du cortège, redevenu silencieux. La porte, dont jamais jusque-là les verrous ni les chaînes n’étaient tombés, se trouva grande ouverte. Le petit White s’arrêta, la populace domptée derrière lui. Quelque chose remuait sous la véranda. En chuchotant avec un mélange de crainte et de curiosité, on se pencha pour voir, et voilà ce qu’on vit.

Le muet africain se dirigeait lentement de la véranda vers la porte, conduisant par une corde, passée dans les naseaux de l’animal, un petit taureau attelé à une charrette rustique. Sur cette charrette, sous un drap noir, se dessinait la forme d’une longue boîte.

— Chapeaux bas, messieurs ! dit le petit White, vous êtes devant la dépouille mortelle de Jean-Marie Roquelin, un homme meilleur, malgré ses fautes, oui, meilleur, plus dévoué à ceux de son sang, plus oublieux de lui-même, dans sa bonté, que vous tous réunis ne saurez jamais l’être.

Le silence continua, tandis que le funèbre véhicule passait la porte en grinçant, puis, quand il tourna du côté de la forêt, les premiers rangs de la foule tressaillirent. Il y eut un brusque mouvement de retraite, après quoi tous regardèrent du même côté, car derrière la bière, les yeux baissés et péniblement, se traînaient les débris vivans, le peu qui restait du petit Jacques Roquelin, le frère cadet si longtemps, si pieusement cache à tous les regards, un lépreux, blanc comme neige !

Glacés d’horreur, les assistans regardaient marcher cette mort plus sinistre que l’autre mille fois. Ils virent avec une silencieuse épouvante le lent cortège descendre la route étroite et longue, jusqu’à ce que, bien loin, il s’arrêtât au point de bifurcation d’un sentier sauvage que personne ne fréquentait et qui conduisait à travers les broussailles vers les derrières de l’ancienne ville.

Quelqu’un dit alors : — Ils vont à la Terre aux lépreux. — Les autres restaient pétrifiés.

Liberté fut rendue au petit taureau ; le muet, avec la vigueur d’un gorille, chargea le lourd cercueil sur son épaule. Un instant encore, il resta en vue, tous les deux côte à côte avec le lépreux, ajustant son fardeau ; puis, sans tourner la tête vers le monde inhumain qui les chassait, faisant face au long plateau qui sort des profondeurs du marais et que l’on connaît sous le nom de Terre aux lépreux, ils s’enfoncèrent dans la jungle, disparurent, et on ne les revit plus.


GEORGE CABLE.


Traduction par Th. BENTZON.

  1. Le premier consul venait de céder la Louisiane (1803) au gouvernement américain, moyennant 15 millions de dollars, dans la crainte de voir la puissance anglaise s’étendre sur le Mississipi.
  2. Grands spéculateurs qui, après l’incendie de 1788, construisirent le faubourg Sainte-Marie sur les anciennes plantations des jésuites.