Jean Ziska/Chapitre 13

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Jean Ziska
Jean ZyskaMichel Lévy frères (p. 132-148).

Taborite. Ziska le Calixtin, le médiateur impossible entre ces partis arrivés à l’heure d’explosion, devait jeter quelque éclat et mourir à temps, car il ne lui restait plus qu’à choisir entre l’abandon des siens ou celui de sa propre gloire.

Hésitant à jeter la torche au sein du Hussitisme, il envoya des députés à Prague d’abord, pour désavouer l’équipée que ses gens venaient d’y faire ; ensuite pour exhorter le parti calixtin à ne point élire Coribut. Il se faisait fort, disait-il, de défendre la Bohême contre l’Empereur et contre les grands, sans qu’il fût besoin qu’un peuple libre s’assujettit à un roi. « Ceux de Prague répondirent qu’ils étaient bien aises qu’il n’eût point de part à la dernière irruption des Taborites ; mais qu’ils étaient fort étonnés qu’il leur déconseillât Coribut, puisqu’il n’ignorait pas que toute république a besoin d’un chef ». À cette réponse, Ziska comprit qu’on ne voulait plus qu’il fût ce chef nécessaire ; et, blessé de voir préféré un étranger au bouclier éprouvé de la patrie, il s’écria en levant son bâton de commandement : J’ai par deux fois délivré ceux de Prague ; mais je suis résolu de les perdre, et je ferai voir que je puis également et sauver et opprimer ma patrie.


XIII.


Aussitôt Ziska se met en devoir d’exécuter cette terrible résolution ; et, tout en ravageant sur son chemin les terres des seigneurs catholiques, il marche sur Graditz, qui était réputée calixtine, avec l’intention de la surprendre. Cependant les Taborites, qui peut-être eussent voulu marcher tout de suite sur Prague, commençaient à murmurer. Une nuit qu’ils cheminaient dans les ténèbres, fatigués d’une longue course, ils refusèrent d’aller plus avant. Cet aveugle, disaient-ils, croit que le jour et la nuit nous sont pareils comme à lui. Ziska leur demanda s’il n’y avait pas quelque village aux environs ; on lui en nomma un : Allez donc y mettre le feu pour vous éclairer, reprit-il. Ils lui obéirent, et un peu plus loin ils rencontrèrent Czinko de Wartemberg et quelques autres grands seigneurs catholiques, qui leur livrèrent un rude combat. Ils en sortirent triomphants comme à l’ordinaire, et plusieurs de ces seigneurs y périrent, après quoi Ziska conduisit les Taborites à Graditz. Cette ville, qui avait une secrète inclination pour lui, le reçut à bras ouverts, au lieu de se défendre. Ceux de Prague vinrent pour la reprendre, et furent battus. De là, Ziska courut à Czaslaw, et s’en empara sans peine. Ceux de Prague vinrent encore l’y inquiéter, et, comme à Graditz, ils furent défaits et repoussés.

Ces nouvelles répandirent l’effroi dans Prague, et les magistrats résolurent d’envoyer à Ziska pour lui proposer un accommodement ; mais les seigneurs calixtins s’y opposèrent, et se firent fort de vaincre le redoutable aveugle. Il était plus facile de s’en vanter que de le faire.

Ziska fit, aussitôt après, une campagne en Moravie, pour seconder Procope contre l’évêque de fer. La seule approche de l’armée taborite mit en fuite l’archiduc Albert ; et Sigismond, qui le suivait pour assister à ses triomphes, partagea la honte de sa retraite. Jean de fer tint bon ; mais il ne put empêcher Jean Ziska de lui prendre quelques places et d’attirer dans son parti un grand nombre de seigneurs hussites de la Moravie.

Ziska ne s’arrêta pas longtemps dans cette contrée : son système était de dévaster et d’épouvanter, non de conquérir. Il laissa Procope aux prises avec l’évêque, et pénétra au cœur de l’Autriche, où il porta l’effroi et la ruine jusqu’aux rives du Danube. L’archiduc, ayant marché sur lui, ne le trouva plus. Ziska ne risquait jamais inutilement une bataille. Ennemi rapide, audacieux et insaisissable, la promptitude de ses résolutions le conduisait là où on l’attendait le moins, et le faisait disparaître, comme par magie, des lieux où on croyait l’atteindre. Il lui suffisait de marquer sa course par des ruines, et cette manière d’affaiblir l’ennemi était la plus sûre pour gagner du temps et ralentir l’effort de l’invasion.

Tandis qu’on le cherchait vers le Danube, il était déjà retourné en Moravie, et y prenait des forteresses. À Cremzir, il fut forcé d’en venir aux mains avec Jean de fer ; c’était un adversaire digne de lui. Attaqué à l’improviste, au milieu de la nuit, soit que la situation fût grave, soit que Ziska commençât à douter de son étoile, on rapporte qu’il fut épouvanté, et que sans Procope il eût été défait pour la première fois ; mais Procope, blessé au visage, baissa la visière de son casque pour cacher son sang, et, entouré de la troupe d’élite qu’on appelait la cohorte fraternelle, fit des prodiges de valeur. Il se jeta dans la mêlée avec tant de furie, que Ziska, craignant qu’il ne s’engageât trop avant, fut forcé de réprimer son ardeur ; puis il retrancha son armée derrière les chariots, et feignit d’attendre le jour pour recommencer le combat. L’évêque, s’étant retiré à Olmutz, et comptant sur un renfort d’Autrichiens pour le lendemain, ne s’inquiéta pas davantage cette nuit-là. Mais, au point du jour, Ziska avait fait plier bagage : averti par des espions diligents de l’approche des Autrichiens, il était reparti pour la Bohême, ravageant, tuant et brûlant tout sur les terres de l’évêque et dans le pays morave.

Il trouva Graditz retombée au pouvoir des Calixtins. A peine sorti victorieux d’une embuscade que des seigneurs catholiques lui avaient tendue, cet homme infatigable, qui tenait tête à Sigismond et à l’archiduc au dehors, aux Catholiques et aux Calixtins au dedans, reprit Graditz, s’empara de la forteresse de Mlazowitz et de Libochowitz, qu’il rasa sans miséricorde ; passa dans le district de Pilsen, y détruisit Przestitz, Luditz ; et, partout harcelé et poursuivi par les seigneurs catholiques et calixtins, mais assisté par les villes de refuge, après avoir fait une course sur l’Elbe, il revint s’emparer de Kolin, ville considérable, à douze lieues de Prague.

Les Praguois passèrent l’Elbe pour le combattre ; « mais Ziska, que Sylvius Æneas appelle un autre Annibal pour ses ruses de guerre, au lieu de faire volte-face, s’enfuit à toute bride, comme s’il eût eu peur, afin de les attirer en certain lieu qu’il connaissait bien. Quand il y fut arrivé, il dit à ses gens : Où sommes-nous ? — A Maleschaux, sur les montagnes, lui répondit-on. — L’ennemi est-il loin ? — Non, il nous poursuit chaudement, il est dans la vallée. — Voici le temps ! dit Ziska ; et, ayant tout disposé pour la bataille, il harangua ainsi ses soldats, monté sur son chariot : « Mes très-chers frères et mes braves compagnons, vous voyez que nous sommes attaqués par des gens que nous avons comblés de bienfaits et sauvés par deux fois des mains de Sigismond. À présent, par un esprit de domination, ils sont avides de notre sang. Courage, donc ; c’est aujourd’hui un jour décisif, où il s’agit, en vérité, de vaincre ou de périr. Il parlait encore, lorsque, averti qu’on voyait flotter les drapeaux ennemis au bas de la montagne, il donna le signal. » Le combat fut acharné ; mais la victoire ne déserta pas l’étendard taborite. Ceux de Prague prirent la fuite, laissant plusieurs milliers des leurs sur le champ de bataille, « entre lesquels il y avait un grand nombre de seigneurs de Bohême. Cette action se passa le 8 juin 1424. »

Ziska marche aussitôt à Cuttemberg, que ceux de Prague avaient relevée après l’incendie ordonné par Sigismond. Ziska la brûle de nouveau, et se rend à Klattaw qui l’appelait avec impatience. Une seconde victoire à peu près semblable, par ses manœuvres et ses résultats, à celles des montagnes de Maleschaux, amène enfin Ziska aux portes de Prague, et cette fois avec la résolution et la certitude de s’en rendre maître.

Mais au moment de tourner leurs armes contre la métropole, contre la mère de la patrie, les gentilshommes de l’armée taborite se sentirent effrayés, et reculèrent devant leur entreprise. Les soldats, émus par leurs discours, hésitèrent. Il y avait comme un vague soupçon que Ziska n’agissait plus que pour satisfaire son orgueil, et venger un affront personnel. Pour apaiser le tumulte, le redoutable aveugle monta sur un tonneau de bière, et les harangua ainsi : « Pourquoi murmurez-vous contre moi, ô mes compagnons, contre moi qui vous défends tous les jours au péril de ma vie ? Suis-je votre chef ou suis-je votre ennemi ? Vous ai-je jamais conduits quelque part d’où vous ne soyez sortis vainqueurs ? Qui vous a fait gagner encore vos dernières batailles, si ce n’est moi ? Vous êtes riches, vous avez acquis de la gloire sous ma conduite ; et moi, pour récompense de tous mes travaux, j’ai perdu la vue, et je ne puis plus agir que par le secours de vos yeux. Je ne m’en repens pas, si vous voulez me seconder encore. Je ne veux point la perte de Prague, et ne pense pas non plus que ses habitants soient altérés du sang du vieux chien aveugle. C’est du vôtre qu’ils ont soif. Ils redoutent vos mains invincibles et vos cœurs intrépides. Marchons donc à Prague, puisqu’il n’y a plus de milieu, puisqu’il faut qu’elle ou vous périssiez. Éteignons une guerre civile qui finira par amener l’ennemi au cœur de la Bohême. Nous aurons pris la ville et chassé les séditieux avant que Sigismond en ait avis. Il nous sera alors plus aisé de le vaincre avec peu de gens bien unis, qu’avec une grosse armée divisée en factions. Cependant, afin que vous ne me reprochiez rien, consultez-vous. Voulez-vous la paix ? J’y consens, mais craignez de vous en repentir. Voulez-vous la guerre ? m’y voilà tout prêt. » Cette courte harangue enflamma les Taborites. Ils coururent aux armes, et s’avancèrent jusque sous les murailles de Prague, résolus de l’attaquer vigoureusement.

Le parti calixtin était perdu, et il le sentit. Prague était affaiblie par les victoires de Ziska, et Ziska y avait plus de partisans qu’on ne l’avait pensé d’abord. Le sénat et les citoyens ne pouvaient plus s’entendre. L’armée taborite était la plus forte et la mieux trempée que Ziska eût encore présentée à ses adversaires. La consternation se répandit dans la ville, et, d’un commun accord, tous les ordres envoyèrent à Ziska maître Jean de Rockizane, prêtre hussite, homme d’un grand talent et d’un grand crédit, dont l’ambition devait causer bien des agitations et des malheurs à cette patrie qu’il venait sauver. Le vieux guerrier, vaincu par son éloquence, consentit à une réconciliation entière, et entra dans la ville avec tous les honneurs du triomphe. On éleva aussitôt un grand monceau de pierres dans le champ où cette paix venait d’être conclue, et on jura sur cette espèce d’autel druidique de se servir des pierres qui le formaient, contre le premier qui rallumerait la guerre civile.

Coribut avait été rappelé par le roi de Pologne, qui voulait se réconcilier et qui se réconcilia en effet avec l’empereur. L’évêque de fer s’était si bien comporté en Moravie, malgré la ténacité des Taborites et les progrès du Hussitisme, que l’archiduc avait repris courage, et que Sigismond recouvrait l’espoir de rentrer en Bohême. Le roi de Pologne avait épousé, non la veuve de Wenceslas comme il en avait été tenté, mais une autre Sophie, fille du grand-duc de Moscovie. L’Empereur avait assisté à ses noces, et Wladislas faisait serment de ne plus envoyer Coribut aux Bohémiens. Mais le jeune homme, prenant goût à cet essai de royauté, rentra secrètement en Bohême, et y fut accueilli comme un bras de plus contre Sigismond. Cette démarche réveilla les méfiances de l’Empereur, et l’engagea à traiter directement avec Ziska. Il lui envoya des ambassadeurs avec des offres magnifiques, dans l’espoir de le séduire, de le tromper peut-être, et de recouvrer la couronne de Bohême, sinon par les armes, du moins par l’intrigue. Il lui offrait le gouvernement du royaume s’il voulait se ranger à son parti et ramener les rebelles. « Étrange réduction, dit, à ce sujet, un historien catholique, qu’un empereur d’une si haute réputation en Italie, en Allemagne, en France, par toute l’Europe, fût contraint de s’abaisser pour recouvrer son royaume, devant un petit gentilhomme, un aveugle, un profane, un sacrilège et un scélérat ! »

On dit que Ziska fut ébloui et enivré de ces offres, et qu’il se dirigea aussitôt vers la Moravie avec Coribut et ceux de Prague, comme pour combattre, mais en effet pour traiter de plus près avec Sigismond. Ce peut bien être là une calomnie de plus sur un héros dont les vues ont été si calomniées d’ailleurs.

Quoi qu’il en soit, il semble que la Providence n’ait pas voulu le lancer sur la pente dangereuse de l’ambition personnelle, et qu’elle l’ait soustrait à cette lutte plus funeste que celle des combats, afin de laisser aux Taborites un souvenir sacré, et à la Bohême un nom illustre. Il mourut de la peste qui était dans son armée, aux confins de la Bohême et de la Moravie, le 11 octobre 1424. Les uns disent qu’en mourant il ordonna à ses gens de livrer son corps aux corbeaux, aimant mieux passer dans les oiseaux du ciel que dans les vers du sépulcre ; d’autres, qu’il leur commanda de l’écorcher, et de faire un tambour de sa peau, leur prédisant que le son de ce tambour suffirait pour jeter l’épouvante dans les rangs ennemis ; et que là où serait la peau de Ziska, là aussi serait la victoire[1]. Notre auteur met cette version au rang des fables, et j’avais regret à cette circonstance si poétique et si conforme à l’esprit du temps, lorsque je me suis rappelé que Frédéric le Grand assurait, en vers et en prose, dans une lettre à Voltaire, avoir pris ce trésor à Prague, et l’avoir emporté à Berlin. M. Lenfant est mort lorsque Frédéric n’était encore que prince royal, c’est-à-dire longtemps avant ses premières conquêtes en Saxe et en Bohême. Nous pouvons donc croire que cette relique conduisit encore les Taborites à la victoire sous le grand Procope, et qu’elle fut respectée jusqu’au moment où elle fut reléguée parmi les curiosités d’un musée national. La massue de Ziska a joué son rôle longtemps après lui. L’empereur Ferdinand Ier vit cette grande masse de fer pendue auprès d’un tombeau, et pensant que ce devait être la sépulture de quelque héros, il ordonna à ses courtisans de lui lire l’épitaphe. Personne ne fut assez hardi pour le faire, et il lut lui-même le nom de Ziska. Fi, fi ! dit l’Empereur en reculant, cette mauvaise bête, toute morte qu’elle est depuis un siècle, fait encore peur aux vivants ! Là-dessus, il sortit de l’église, et fit atteler pour aller coucher à une lieue de la ville, quoiqu’il eût résolu d’y passer la nuit. On voyait encore cette massue redoutable en 1619, lorsque Ferdinand II vainquit Frédéric V, électeur palatin, que les Bohémiens avaient élu roi. Mais, en s’en retournant, les Impériaux enlevèrent la massue, et rayèrent l’épitaphe.

Si Ziska fut écorché, du moins son corps ne fut donc pas privé des honneurs de la sépulture. Les Taborites le transportèrent dans la cathédrale de Czaslaw, et cette ville, qui avait toujours été fidèle aux principes purs ne voulut pas s’en dessaisir. L’épitaphe qu’en 1619 les Impériaux effacèrent, a été conservée par les historiens :

« Ci-gît Jean Ziska, qui ne le céda à aucun général dans l’art militaire, vigoureux vainqueur de l’orgueil et de l’avarice des ecclésiastiques, ardent défenseur de sa patrie. Ce que fit en faveur de la république romaine Appius Claudius l’aveugle, par ses conseils, et Marcus Furius Camillus par sa valeur, je l’ai fait en faveur de la Bohême. Je n’ai jamais manqué à la fortune, et elle ne m’a jamais manqué. Tout aveugle que j’étais, j’ai toujours bien vu les occasions d’agir. J’ai vaincu onze fois en bataille rangée. J’ai pris en main la cause des malheureux et des indigents, contre des prêtres gras et sensuels ; et j’ai éprouvé le secours de Dieu dans cette entreprise. Si leur haine et leur envie ne s’y étaient opposées, j’aurais été mis au rang des plus illustres personnages. Cependant malgré le pape, mes os reposent dans ce lieu sacré. »

A JEAN ZISKA, Grégoire son oncle.


Rien n’est plus profondément vrai que cette épitaphe. Æneas Sylvius l’a justifiée en qualifiant Ziska de monstrum detestabile, crudele, horrendum, importunum, etc. Et il y a aujourd’hui des personnes qui demandent si Ziska a jamais existé ! C’est ainsi qu’on écrit et qu’on connaît par conséquent l’histoire.

Ziska était représenté en relief sur son tombeau avec ces mots :

« L’an 1424, le jeudi, veille de la Saint-Gal, mourut Jean Ziska du Calice, chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu. »

Chaque secte, chaque nuance de l’esprit hussite inscrivit son distique dans ce temple en l’honneur de Ziska. Évidemment celui qu’on vient de lire ne fut pas tracé par une main calixtine.

« Non loin du tombeau, dit notre auteur, il y a un autel où Jean Huss et Ziska sont représentés l’un auprès de l’autre. Sous l’effigie de Jean Ziska, on lisait ces vers latins… », que je donnerai en français, et qui me semblent émanés de la secte picarde qui croyait au retour des morts sur la terre, ou, pour mieux dire, à la transmission de la vie[2] :

« Huss est revenu du ciel. Si Ziska son vengeur en revient, Rome impie, prends garde à toi ! »

Jean Ziska était, selon eux, Jean Huss ressuscité, et Procope fut regardé comme le possesseur de l’âme de Ziska. Dans la Bible, on voit l’esprit des prophètes passer, en partie ou en totalité, dans celui de leurs continuateurs et de leurs adeptes.

Sous la figure de Jean Huss on lisait :

« Huss, ton vengeur gît ici. Sigismond lui-même a plié sous lui ; et comme on voit en plusieurs lieux les bustes des héros, ainsi Czaslaw conservera éternellement la mémoire de Ziska. »

Ceci pourrait avoir été inscrit par quelques-uns de ces seigneurs catholiques avec lesquels, malgré leurs trahisons, Ziska avait cru devoir jusqu’au bout conserver des ménagements et une apparence d’amitié. Le misérable Rosenberg, qui l’aidait dans l’occasion à brûler les vieux Picards, était de ce nombre ; et sans avoir ni foi politique, ni croyance religieuse, changeant suivant l’occasion, il fallait bien au moins qu’il rendit justice à la valeur célèbre de Ziska.

Plus loin encore une épitaphe bizarre, moitié païenne, moitié picarde :

« Ci-gît Ziska, vaillant en guerre, la gloire de sa patrie, l’honneur de Mars. Il a précipité dans le Styx, avec sa foudre vengeresse, les moines, cette peste criminelle. — Il reviendra encore pour punir les bonnets carrés. »

Derrière l’autel, il y avait une longue et large pierre avec ces mots :

« Cette pierre fut la table de Ziska lorsqu’il prenait le corps et le sang du Seigneur. » Ceci est du pur calixtin.

Enfin sous la massue : « Jean Ziska repose sous ce marbre ; il fut la terreur des tonsurés de Rome. Huss ! il fut le vengeur de ta mort, en poursuivant à outrance les ennemis du calice et en massacrant les moines. Cette massue toute teinte de leur sang, en sera un témoignage éternel. »

Ce distique sanguinaire est franchement taborite.

J’ai transcrit toutes ces épitaphes, parce qu’elles semblent m’expliquer le respect et l’amour que Ziska le Calixtin inspirait à des esprits travaillés de tant d’idées contradictoires. Un hérétique de la fin du quinzième siècle ajouta son hommage aux précédents :

« Ci-gît le défenseur du calice et de la vraie foi, le fléau des moines et du prélat romain, le vaillant défenseur de la Bohême, la terreur de l’empire d’Allemagne, ce général borgne à qui Trocznova donna naissance, et qui en portait les armes. »

De toutes ces oraisons funèbres je préfère, pour la justesse de l’appréciation historique et pour la profondeur du sentiment religieux, celle qui l’appelle tout simplement le chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu, et je l’attribuerais volontiers au plus pur, au plus fort, au plus brave et au plus instruit des Taborites, à Procope le Grand.

Puisque nous examinons les jugements du passé sur Ziska, nous citerons celui de Cochlée, l’historien le plus passionné contre lui :

« Si l’on considère ses exploits, on peut non-seulement l’égaler, mais même le préférer aux plus grands capitaines. En est-il aucun qui ait livré plus de combats et remporté plus de victoires que lui, tout aveugle qu’il était ? Ce fut lui qui enseigna l’art militaire aux Bohémiens. Il fut l’inventeur de ces remparts qu’ils se faisaient avec des chariots et dont ils se servirent si heureusement et pendant sa vie et après sa mort. Comme les Taborites n’avaient point encore de cavalerie, il trouva moyen de leur en donner en démontant la cavalerie ennemie, pour soutenir l’infanterie retranchée avec des chariots, etc. »

Cette guerre aux chariots a excité l’admiration de tous les historiens. Par leur moyen les Taborites, marchant en un seul corps, soldats, munitions, armes et bagages, étaient toujours prêts à se former en retranchements mobiles, en fortifications vivantes, pour ainsi dire. Ils avaient trouvé le secret de se passer de citadelles, en faisant eux-mêmes de leurs camps instantanément, et suivant toutes les combinaisons que leur dictait le génie stratégique de Ziska, leurs places de guerre au premier endroit venu. Ils avaient, pour s’entendre et pour former leurs plans d’attaque ou de défense, des moyens ignorés de l’ennemi et connus d’eux seuls. Ces moyens étaient des lettres, des signes ou des figures qui aidaient chaque soldat à reconnaître le chariot auquel il appartenait, et chaque conducteur de chariot à prendre et à retrouver sa place dans le combat.

À la massue et au fléau ferré des paysans, Ziska ajouta la lance ou framée des anciens Germains, et le bouclier. La lance était longue, légère, et si maniable, qu’on s’en servait également comme d’une pique ou d’un javelot. Le bouclier était également léger et portatif, bien qu’il fût de la hauteur de l’homme. Il était en bois peint, et portait l’effigie du calice, avec de belles sentences exprimant la pensée dominante de chaque secte. On le fixait en terre avec des crocs destinés à cet usage, et l’on combattait derrière avec l’arc et l’arbalète. Sans doute le bois de ces légers boucliers était d’une extrême dureté et à l’épreuve des traits de l’ennemi. Toutes ces manières de combattre étaient devenues si étrangères aux Allemands, qu’ils étaient frappés d’épouvante et ne savaient aucun moyen d’en triompher.

Le redoutable aveugle était toujours monté sur son char auprès du principal drapeau. Il avait des guides actifs et intelligents qui lui expliquaient l’ordre de bataille et la situation des lieux ; et quoiqu’il ne tirât plus l’épée, il conduisait toutes choses avec la promptitude, la prudence, la présence d’esprit, la prévoyance et la pénétration d’un grand général. Sa mémoire était si fidèle, qu’il n’avait qu’à entendre le nom du lieu où il se trouvait, pour s’en retracer l’aspect, tel qu’il l’avait vu en y passant plusieurs années auparavant, jusqu’au moindre détail, jusqu’à un ruisseau, jusqu’à un rocher. Sur le plus simple exposé d’ailleurs, il se représentait si bien la scène, les vallons, les montagnes et les forêts, qu’il ne fit jamais une faute, et ne commanda jamais une manœuvre qui ne fût facile et prompte à exécuter. La lorgnette de Napoléon, qui décida du destin de tant de batailles, méritait bien de devenir célèbre, et de rester l’attribut de ses portraits et de ses statues ; mais la cécité divinatoire de Ziska a quelque chose de plus fatal, de plus merveilleux et de plus formidable encore. On représente la Justice avec un bandeau sur les yeux. Ziska, ce ministre de la justice de Dieu, selon les Taborites, et de la justice humaine de son siècle en réalité, devait comme l’antique Némésis, être aveugle et insensible aux spectacles d’horreur et aux scènes de désespoir. C’était une sorte d’être abstrait dont la main n’agissait plus et ne se souillait plus dans le sang des victimes, mais dont le nom gouvernait tout et dont l’inspiration faisait tout agir[3].

Il sut toujours se faire aimer des siens, et ses soldats l’adorèrent pour sa douceur, son désintéressement, son calme, son affabilité. Ils ne lui parlèrent jamais qu’en l’appelant frère Jean ; et il ne se servit jamais avec eux que du nom de frères. « Il était de moyenne taille, avait le corps robuste et ramassé, la poitrine large, la tête grosse, les cheveux ras et châtains, de longues moustaches, la bouche grande et le nez aquilin. » Il portait toujours la moustache et le costume polonais, ce qui pouvait être une particularité dans un pays où l’on avait dû prendre les habitudes allemandes, et ce qui n’était probablement qu’un retour ou un attachement marqué à l’antique costume slave. On vit longtemps à Tabor un portrait qui avait été fait d’après lui de son vivant, et qui pouvait être une belle chose, car le temps d’Albert Durer approchait. Ziska était représenté tenant d’une main sa massue, de l’autre la tête d’un moine tonsuré. Un ange, debout devant lui, lui présentait le calice. Des peintures analogues étaient répandues dans toute la Bohême. Sur les portes des villes, sur les murailles, sur les boucliers, partout on voyait des calices grossiers présentés à la foule avide par des anges[4]. Je m’imagine que ces figures, quelque barbarement peintes qu’elles fussent, devaient avoir un grand caractère, et qu’Albert Durer les vit et en fut frappé. Quelques-unes des gravures sur bois de ce maître semblent être des symboles hussitiques. On y voit le calice simple et austère dans la main de l’ange, et le calice chargé d’ornements, de perles et de pierreries dans celle de la grande prostituée, symbole de l’église romaine. Les cieux pleuvent du sang, les ministres ailés de la colère divine y courent sur les nuages. Dans le fond on aperçoit d’affreux supplices, des hommes nus entraînés au sommet d’une montagne et jetés en bas sur les piques et les fourches des soldats. Albert Durer avait embrassé le parti de la réforme. Quoique en véritable artiste de nos jours, et grâce à son talent, il fût bien avec tous les partis, peut-être dans le secret de son âme, toutes ses allégories apocalyptiques avaient-elles leur sens dans des événements plus récents. Peut-être ces victimes qu’on chasse et qu’on précipite du haut des montagnes sont-elles des Taborites immolés par les mineurs de Cuttemberg[5]. Un personnage empanaché et d’une grande taille se dessine dans le lointain, assistant aux supplices comme Hérode ou Pilate. C’est peut-être Sigismond ou Rosenberg. Ailleurs, on voit des prélats et des monarques qui font torturer, brûler et aveugler des martyrs, peut-être Jean Huss, Jérôme de Prague, Jean de Crasa, Martin Loquis et tant d’autres. Je sais qu’on donne à ces planches célèbres des noms tirés de l’histoire de la primitive Église, de l’ancien martyrologe et de l’Apocalypse de saint Jean ; mais de saint Jean aux persécutions des hérétiques du quinzième siècle, il y a plus près dans le cerveau d’un de ces hérétiques joannites que de l’Apocalypse aux martyrs de Dioclétien. Il est certain que les hérésies du moyen âge et de la renaissance ont expliqué admirablement les mystérieuses prophéties de Jean, et qu’aucune autre application satisfaisante ne peut se trouver hors de là : toute l’émotion, toute la poésie de ces révolutions religieuses roule sur l’Apocalypse ; toutes les prédications en furent inspirées, tous les symboles en furent mis au jour et célébrés avec enthousiasme.

« La mort de Ziska mit une grande désolation dans son armée. On n’entendait que lamentations et murmures contre la fortune qui avait condamné à la mort un homme immortel. Les Taborites, après avoir mis tout à feu et à sang dans les lieux où il était mort comme pour sacrifier à ses mânes, et lui avoir rendu les honneurs funèbres, se partagèrent en trois bandes. » La première retint le nom de Taborite, et choisit pour chef Procope le Grand, que Ziska avait institué l’héritier de ses œuvres ; la deuxième garda le nom d’Orébite, et mit à sa tête Procope le Petit, surnommé ainsi seulement pour le distinguer par l’antithèse que présentait sa stature, car ce fut aussi un grand guerrier ; la troisième bande prit le nom d’Orpheline, pour désigner son deuil, et nomma plusieurs chefs pour témoigner qu’elle n’en trouvait pas un seul en particulier qui fût digne de succéder à Ziska. Ces Orphelins se tinrent toujours dans leurs chariots, dont ils se faisaient un camp, ou plutôt une ville portative. Ils s’imposèrent la loi de ne jamais demeurer ailleurs, et de n’entrer dans les villes que pour les besoins de la guerre et l’approvisionnement de l’armée. « Ce partage n’empêcha pas que les trois corps ne s’unissent étroitement quand il s’agissait de la cause commune. Ils appelaient la Bohême la terre de promission, et les Allemands, soit Philistins, soit Iduméens, soit Moabites, soit Amalécites, distinguant par ces noms ceux des diverses provinces. Les Orphelins et les Orébites tirèrent du côté de la Lusace et de la Silésie, brûlant et massacrant tout. Procope le Rasé, à la tête des Taborites et de ceux de Prague, marcha vers l’Autriche par la Moravie. » Nous l’y suivrons ; car c’est sous les Procope que les Taborites firent les plus grandes choses, et rendirent la Bohême la terreur des nations environnantes, de tout le corps germanique et de l’église romaine. C’est sous leur conduite que les Bohémiens furent regardés, non plus comme des hommes, mais comme des démons et des fantômes invincibles. « De sorte qu’il ne s’agissait plus d’anathématiser, mais d’exorciser cet antre diabolique, cette demeure de Satan. » Mais avant de nous engager dans cette nouvelle campagne, nous avons à vous raconter, Mesdames, les aventures de la comtesse de Rudolstadt.


FIN DE JEAN ZISKA.

  1. Ses amis, dit Krautzius, firent ce qu’il leur avait ordonné et trouvèrent ce qu’il leur avait promis.
  2. Cette secte, très-mélangée, avait été influencée par la croyance des Millénaires. Mais après Ziska on verra que les Taborites ont cru au retour immédiat des âmes dans de nouveaux corps.
  3. « Il est mort avec cette gloire d’être sorti vainqueur de plusieurs batailles et de n’avoir jamais été vaincu. » Fulgose.
  4. C’est ce qui donna lieu à un distique latin dont voici le sens : « La Bohême peint tant de coupes, qu’il semble qu’elle n’ait plus d’autre dieu que Bacchus. »
  5. Ce sont peut-être aussi des Taborites qui se vengent des catholiques et sacrifient aux mânes de leurs proches. Il n’y a pas jusqu’à la longue ramée bohémienne qui ne se retrouve dans ces compositions.