Jean Ziska (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 08

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Jean Ziska (Hetzel, illustré 1854)
Jean ZiskaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 23-27).
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VIII.

LA PRÉDICTION TABORITE.

1. « Cette année du Seigneur (1420) sera la consommation du siècle, et la fin de tous les maux. Dans ces jours de vengeance et de rétribution tous les ennemis de Dieu et tous les pécheurs du monde périront sans qu’il en reste un seul. Ils périront par le fer, par le feu, par les sept dernières plaies, par la famine, par la dent des bêtes, par les serpents, les scorpions, et par la mort, comme cela est dit dans l’Ecclésiaste.

« Dans ce temps de vengeance il ne faut donc avoir aucune compassion ni imiter la douceur de Jésus-Christ, parce que c’est le temps du zèle, de la fureur et de la cruauté. Tout fidèle est maudit s’il ne tire son épée pour répandre le sang des ennemis de Jésus-Christ et pour y tremper ses mains, parce bienheureux est celui qui rendra à la grande prostituée (l’Église romaine) le mal qu’elle a fait

2. « Dans ce temps de vengeance, et longtemps avant le jugement dernier, toutes les villes, bourgs et châteaux, et tous les édifices seront détruits comme Sodome, et Dieu n’y entrera point, ni aucun juste.



Sigismond entra en Bohême à la tête de… (Page 21.)

3. « Dans ce temps-là, il ne resta que cinq villes (les villes sacrées désignées plus haut) où les fidèles seront forcés de se réfugier, aussi bien que dans les cavernes et les montagnes où sont assemblés aujourd’hui les vrais fidèles.

« Ces fidèles assemblés aujourd’hui dans les montagnes sont le corps mort autour duquel s’assemblent les aigles, c’est-à-dire les armées du Seigneur pour exécuter ses jugements.

4. « Prague sera détruite comme Gomorrhe.

5. « Tout seigneur, vassal ou paysan qui ne fera point avancer la loi de Dieu (on ne peut définir plus purement la doctrine du progrès), un tel homme sera foulé aux pieds comme Satan et comme le dragon. Dans ces jours de vengeance les femmes pourront quitter leurs maris et même leurs enfants (pour fuir le péché) et se retirer sur les montagnes et dans les villes de refuge. »

Après ces prédictions sinistres et menaçantes arrive la formule du monde idéal des Taborites. C’est le même rêve que celui du règne de Dieu sur la terre, annoncé par les disciples de Jésus, et attendu immédiatement après sa mort.

6. « Dans ce nouvel avènement de Jésus-Christ, l’Église militante sera réparée jusqu’au dernier fondement, et il n’y aura plus nul péché, nul scandale, nulle abomination, nul mensonge. Les fidèles seront sans tache, et brillants comme le soleil.

7. « Dans cette réparation, les élus ressusciteront, et Jésus reviendra du ciel avec eux. Il conversera sur la terre et tout œil le verra, et il donnera un grand festin sur les montagnes. Jusque-là les élus ne mourront pas. Ils iront dans le ciel et en reviendront avec Jésus-Christ, et on verra s’accomplir ce qui a été prédit dans Isaïe et par l’Apocalypse.

8. « C’est alors qu’il n’y aura plus ni persécution, ni souffrance, ni oppression, et qu’il ne sera point permis d’élire un roi, parce que Dieu seul régnera, et que le royaume sera donné au peuple de la terre.

9. « C’est alors que personne n’enseignera plus son frère, mais qu’il sera enseigné de Dieu ; qu’il n’y aura plus de loi écrite, et que la Bible même sera détruite, parce que la loi étant écrite dans tous les cœurs, il ne faudra plus de doctrines : car tous les passages où l’Écriture prédit des persécutions, des erreurs, des scandales, n’auront plus de sens.

10. « Dans ce temps-là, les femmes engendreront par l’amour sans que les sens y aient part, et elles enfanteront sans douleur. »



La retraite de Sigismond fut désastreuse. (Page 22.)

Nous avons essayé de reconstruire la suite de cette prédiction, dont les articles nous sont transmis dans un tel désordre qu’elle n’aurait pas de sens. Je soupçonne quelque malice de l’université calixtine dans cette interversion. Il y a dans la prédiction et dans les préceptes qu’elle entraîne deux phases bien distinctes : une de zèle, de fureur et de cruauté, où tous les excès du fanatisme sont sanctifiés dans le but d’amener le règne de Dieu annoncé dans la seconde ; et dans cette seconde, toutes les prescriptions sont d’amour et de fraternité. En entremêlant les articles consacrés à formuler ces deux phases, le jugement dernier et le prochain paradis sur la terre, on a fait du ciel des Taborites un enfer, et de leur idéal de perfection un coupe-gorge. Mais il suffit du plus simple bon sens pour rétablir le sens et l’ordre logique de cette profession de foi.

Après cette double prédiction vient, dans le Manuscrit de Breslaw, une série de prescriptions qui ont le plus grand rapport avec celles des Vaudois et des Lollards. Si l’on veut se rendre un compte exact des trois ou quatre cents articles qui furent condamnés par l’Église, chez toutes les sectes du joannisme et chez celle des Taborites en particulier, on le peut faire soi-même en prenant le contre-pied de tous les préceptes de la discipline catholique. « Point de prélats, c’est-à-dire point de richesses dans l’Église. Point de distinctions, point d’autorité pour elle dans la société laïque, point d’intervention dans les actes de cette société pour les sacrements. Point de temples ; la prière en pleins champs, au sein de la nature, temple que l’Éternel a consacré pour tous les hommes. Point de cérémonies somptueuses ; des rites simples ; la mission du pasteur apostolique et gratuite. Point de canonisation, point de purgatoire, point de cimetières, point d’indulgences, tous moyens honteux de vendre aux simples les dons de la grâce et les secours de la rédemption, que le Sauveur a également répartis entre tous les hommes, sans instituer des spéculateurs pour en profiter pécuniairement. Point de prières pour les morts ; cette idée-là était profonde, les catholiques la condamnèrent sans la comprendre, et en conclurent que certaines sectes ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Nous verrons cette idée se développer et s’expliquer plus tard. Point d’huile consacrée ni de vaines cérémonies ; le baptême dans l’eau des fontaines comme celui que Jésus reçut lui-même de Jean. Point d’offices latins ni d’heures canoniales ; chacun doit comprendre sa prière et l’offrir à Dieu du fond de son cœur. Point de pape, l’Église du Christ n’a qu’un chef, qui est Jésus dans le ciel ; c’est une abomination que de lui donner sur la terre un représentant chargé de crimes et d’iniquités. Point de confession auriculaire ; Dieu seul peut connaître nos cœurs et remettre nos péchés. Si quelqu’un veut se confesser à son frère, que pour toute pénitence son frère lui dise : Va, et ne pèche plus. Point d’habits sacerdotaux, ni d’ornements d’autels ; point de robes, de corporaux, de patènes, ni de calices, etc., etc. Enfin, partout le renoncement, c’est-à-dire l’égalité fraternelle, la doctrine pure et simple du divin maître ; et pour commencer ce grand œuvre, la destruction de tous les pouvoirs et de tous les moyens de la théocratie. »

Proclamer ainsi l’égalité dans l’ordre spirituel c’était la proclamer de reste dans l’ordre social. L’Église et les trônes l’avaient si bien senti qu’ils s’étaient ligués pour étouffer cette doctrine. Ils n’avaient fait que martyriser ceux qui la proclamaient ; et, quant à ceux ci, chacun sait l’histoire de leurs augustes et profondes vicissitudes ; quant à la doctrine, on voit qu’elle revivait plus ardente que jamais chez les Taborites, car tout ce que nous venons de mentionner, ils le professaient quasi textuellement. Mais ce qui distingue les Taborites de plusieurs autres sectes, c’est leur sentiment sur l’Eucharistie. On sait que le dogme de la transsubstantiation ne fut introduit dans l’Église qu’en 1215, au concile de Latran, et que le retranchement de la coupe, qui en fut regardé comme la conséquence nécessaire, date de la même époque. Jusque-là, le dogme idolâtrique de la présence réelle n’était point un article de foi ; et la substance divine dans le pain consacré avait été expliquée et acceptée symboliquement par les intelligences les plus élevées du catholicisme. M’est avis qu’au quinzième siècle et après la guerre même des Hussites, les esprits les plus forts de l’Église, Æncas Sylvius particulièrement (Pie ii), croyaient à cette transsubstantiation beaucoup moins littéralement que le peuple. J’ai de fortes raisons pour le croire ; mais ce n’est pas ici le lieu de les exposer. Quoi qu’il en soit, plusieurs sectes très-ennemies de l’Église à tout autre égard, avaient accepté le dogme de la présence réelle. Les Lolhards de Bohême, les Picards et enfin la plupart des Taborites le rejetèrent absolument dans le sens étroit où l’Eglise avait fini par l’entendre. Ces derniers disaient que « Jésus-Christ n’est, point corporellement et sacramentellement dans l’Eucharistie, et qu’il ne faut pas l’y adorer, ni fléchir les genoux devant ce sacrement, ni donner aucune marque du culte de latrie. » On ne saurait être plus explicite. Ils ajoutaient « qu’on prend aussi bien le corps et le sang de Jésus-Christ dans le repos ordinaire que dans l’Eucharistie, pourvu qu’on soit en état de grâce. » C’était rétablir l’idée pure de Jésus-Christ, et rendre à la communion son sens réel, sans lui ôter son sens mystique et divin.

Quand le recteur de l’Université eut achevé cette lecture, les docteurs calixtins incriminèrent tous les articles, et proposèrent d’en démontrer la fausseté. Les Taborites n’en acceptèrent pas unanimement toute la responsabilité ; quelques-uns réclamaient, disant : « Au concile de Constance, en nous a mis sur le corps quarante articles hérétiques ; ici, c’est bien pis : on nous en impose septante. » On demanda copie de tous ces articles pour y répondre. Nicolas Biscupec, principal prêtre des Taborites, prit la parole pour proscrire le luxe du clergé calixtin, et pour l’accuser de posséder encore des biens séculiers. Les questions du dogme furent écartées, sans doute à dessein ; car les prédictions taborites avaient un sens profond et une application sociale terrible, que leurs docteurs, suivant la coutume et les nécessités du temps, avaient résolu, j’imagine, de ne pas divulguer. La discussion porta donc sur des questions de forme, sur des pratiques extérieures, et devint toute personnelle entre les docteurs des deux camps. Au fait, la question imminente du moment était de régler les attributions et les pouvoirs du nouveau clergé. Les prêtres du juste-milieu haïssaient les prêtres catholiques, mais n’étaient pas fâchés de succéder à leurs richesses, à leurs satisfactions de vanité, à leur influence politique ; ils s’efforçaient de retenir le plus possible, pour leur compte, des privilèges et des jouissances attachés au sacerdoce. Les prêtres taborites, véritables apôtres, tour à tour farouches et vindicatifs comme saint Matthieu, charitables et ascétiques comme saint Jean, entraient avec ferveur et sincérité dans la vie évangélique. Ils subsistaient d’aumônes comme les moines franciscains ; ils étaient pauvrement vêtus, permettaient à leurs disciples laïques d’administrer la communion et de se communier eux-mêmes, refusaient d’entendre la confession auriculaire, niaient le monopole ecclésiastique de tous les sacrements, n’exerçaient, en un mot, qu’un ministère d’enseignement et de prédication. Peut-être l’Église d’aujourd’hui, qui, malgré ses puffs et ses réclames, marche rapidement à sa ruine au milieu des fêtes et des mascarades, fera-t-elle bien, dans ses intérêts, quand le temps fatal sera venu, de se borner à ces moyens sincères et sublimes des prêtres taborites. Il est certain que jamais clergé n’eut une autorité morale plus étendue, et ne rassembla d’aussi fervents adeptes, et cela dans un temps où le seul nom de prêtre allumait la rage des populations.

Il est certain que, de nos jours déjà, des membres du clergé de France ont eu la généreuse et courageuse pensée de réhabiliter, par le renoncement et la prédication évangélique, la mission du prêtre ; mais de ce moment ils ont été taxés d’hérésie. Il a fallu se soumettre à l’Église ou se séparer d’elle, car qui dit Église dit Charte de certains pouvoirs immobilisés dans la société contre les progrès de l’esprit public et les inspirations individuelles.

On conçoit maintenant pourquoi le dogme de la présence réelle intéressait si fort l’église calixtine. L’homme qui s’arroge le pouvoir miraculeux de faire descendre la Divinité dans sa coupe, et qui est réputé seul assez pur pour tenir la matière divine dans ses mains, est revêtu, aux yeux des simples, d’un caractère magique. Il est un saint, un ange, il est presque Dieu lui-même. Il est peut-être plus que Dieu, puisqu’il commande à Dieu, et l’incarne à son gré dans la matière du pain. En imaginant ce dogme grossièrement idolâtrique, l’église romaine avait sanctifié la personne du prêtre ; elle l’avait élevé au-dessus de la multitude comme au-dessus des rois ; et toutes les résistances des sectes étaient une protestation du peuple contre cette révoltante inégalité, conquise, non par les armes de la vertu, de la sagesse, de la science, de l’amour, de la véritable sainteté, par un privilège digne des impostures des antiques hiérophantes. Le nouveau clergé qui surgissait en Bohême n’avait garde de rejeter de tels moyens. La noblesse et l’aristocratie, qui faisaient, là comme ailleurs, cause commune avec lui, ne se souciaient pas d’examiner le dogme au point de s’en désabuser. Mais le bas peuple, à qui la suprême droiture de la logique naturelle et la profonde suprématie du sentiment tiennent lieu de science dans de telles questions, voyait au fond de ces mystères mieux que l’Université, mieux que le Sénat, mieux que l’aristocratie, mieux que Ziska lui-même, son chef politique. Il est à remarquer, en outre, qu’à cette époque, grâce aux prédications d’une foule de docteurs hérétiques, dont les historiens parlent vaguement, mais sur l’action desquels ils sont unanimes, le peuple de Bohême était singulièrement instruit en matière de religion. Les envoyés diplomatiques de l’église de Rome en furent stupéfaits. Ils rapportèrent que tel paysan, qu’ils avaient interrogé, savait les Écritures par cœur d’un bout à l’autre, et qu’il n’était pas besoin de livres chez les Taborites, parce qu’il s’en trouvait de vivants parmi eux.

Um dernier mot pour résumer la situation des esprits à Prague en 1420. Je demande pardon à mes lectrices d’interrompre le drame des événements par une dissertation un peu longue. Les événements sont impossibles à comprendre, dans cette révolution surtout, si on ne se fait pas une idée des causes. Je trouve, dans le savant auteur dont je donne un résumé, cette réflexion bien légère pour un homme si lourd : « Si le rétablissement de la coupe était d’une assez grande nécessité, pour mettre en combustion tout un royaume, ou si le même rétablissement était un assez grand crime pour attirer une si furieuse tempête sur les Bohémiens, c’est une question de droit, une controverse de religion qui n’est pas de mon ressort. » Permis à l’auteur de trente-deux ouvrages de poids, au ministre protestant prédicateur de la reine de Prusse, de donner sa démission d’être pensant, tout en écrivant à grand renfort de mémoires et de documents l’histoire au dix-huitième siècle : mais il n’est pas permis aujourd’hui au plus mince de nos écoliers d’en prendre ainsi son parti, et de déclarer que nos aïeux étaient tous fous de se mettre en combustion pour de telles fadaises. Le rétablissement ou le retranchement de la coupe était la question vitale de l’Église constituée comme puissance politique. C’était aussi la question vitale de la nationalité bohémienne constituée comme société indépendante. C’était enfin la question vitale des peuples constitués comme membres de l’humanité, comme êtres pensants civilisés par le christianisme, comme force ascendante vers la conquête des vérités sociales que l’Évangile avait fait entrevoir. Les Taborites, en rejetant le dogme de la présence réelle, entendu d’une façon objective et idolâtrique, proclamaient un principe logique. Ils se débarrassaient du miracle clérical, du joug de l’Église, qui, depuis Grégoire vii, infidèle à sa mission spirituelle, s’appesantissait sur le front des enfants de Jésus-Christ. Les Calixtins, en ne réclamant que leur communion sous les deux espèces, et en refusant d’aborder le fond de la question, devaient perdre peu à peu la sympathie et le concours des masses, et faire avorter enfin une révolution qu’ils n’avaient entreprise et soutenue qu’au profit des castes privilégiées.