Jean d’Agrève/Chapitre II

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A. Colin (p. 79-164).
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« Spero di dire di lei quelle che
mai non fu dotto d’alcuna… »
(Dante, Vita Nuova.)

quarts de nuit

Port-Cros, 13 mars 1883. — Voyons, voyons : il faudrait faire le point et prendre hauteur. Récapitulons : une retraite au désert et ses effets ordinaires, toutes les énergies concentrées, l’imagination et le cœur plus sensibles aux premières impresssions du monde, comme la rétine aux premières lueurs après un séjour dans les ténèbres ; une fête à bord, le sortilège accoutumé de ces réunions, l’atmosphère capiteuse qui métamorphose la mer en une coupe pétillante de mousse de champagne ; une jolie, oh ! très jolie femme, ne marchandons pas ; ma vanité piquée par son choix, ma curiosité par le silence qui a suivi son appel, par l’énigme indéchiffrable de ce visage, de ce regard ; notre fuite sur la mer endormeuse de volonté, conseillère d’amour, à l’heure pâle où les eaux sont moites de volupté dissoute, à l’heure sombre où elles boivent l’humide langueur des feux d’étoiles ; les sens émus du grand émoi de la vie universelle, si douce à l’anuiter ce soir, la promenade tardive sur le chemin d’Hyères, dans le parfum des champs de roses et de tubéreuses assoupies, — je ne sais qui l’a voulu, elle ou moi, elle et moi, j’ai reconduit ces dames jusqu’à leur porte. L’adieu sur le seuil de cette porte, l’invitation à la venir voir : politesse obligée ; pourtant quelque chose tremblait dans cette voix grave, quelque chose implorait sous la formule banale. Enfin mon retour léger sur la route, avec dix ans de moins, derrière le léger fantôme déjà maître de tout l’espace devant moi, déjà incorporé à cette mer où je le cherchais, après tant d’autres, comme tant d’autres, pendant que Savéû me ramenait à l’île… Un chant de pêcheur était si triste, à la pointe de Bagaud…

Eh bien ! quoi ? Connu, tout cela. Cas simple. Connue d’avance, la suite, si je me laisse amarrer : brèves ivresses, souffrances stupides, perte du libre Jean reconquis ; et des histoires, des ennuis, des journées gâchées pour une minute de trompez-moi-le-cœur !

… Où diable l’avais-je vue ? Très certainement, je l’ai croisée dans le monde, à Paris, trois ou quatre fois. J’ai immédiatement reconnu ce regard, il avait déjà pesé sur moi, et cet air de sibylle, de créature seule et secrète, avec les deux expressions qui alternent sur ses traits : un étonnement doux devant la vie, une fierté farouche de la bien souffrir. C’est singulier : j’ai le souvenir d’un arrêt d’attention, à chacune de ses rencontres, la sonnerie de l’avertisseur du dedans avant l’arrivée de quelque chose, le tremblement dont parle si bien, dans la Vie Nouvelle, celui qui voit passer pour la première fois sa glorieuse Dame : « En ce moment l’Esprit de la Vie, qui réside dans la plus secrète chambre du cœur, commença à trembler avec tant de force que le mouvement s’en fit ressentir dans mes plus petites veines. » — Et je me rappelle aussi mon recul subit, instinctif, comme au bord d’un gouffre ; si bien que je ne crois pas avoir demandé comment elle se nommait. En vérité, j’aurais été incapable, quand l’amiral a dit ce nom, de le remettre sur ce visage très présent à ma mémoire ; mais présent comme une obsession qui revient dans les songes, sans rattachements précis à la vie localisée, datée, où ]es personnes que l’on connaît ont leur casier.

Une figure énigmatique ! C’est le piège habituel, et si grossier ! Ne sais-je pas que l’énigme de la femme est presque toujours à fleur d’épiderme, dans certaines combinaisons de lignes, certains arrangements de physionomie, sinon même dans un sourire appris devant le miroir ? Sous ses dehors mystérieux, le sphinx ne cache le plus souvent qu’une désespérante banalité. Je soupçonne Mme Joconde elle-même de nous en imposer à peu de frais ; elle fut peut-être dans la pratique quotidienne une bourgeoise comme toutes celles de sa rue. — Laissons tomber l’agréable excitation d’un beau soir. Il va faire jour dans quelques heures : j’irai relever la compagnie de perdrix qu’on m’a signalée à la Sardinière ; je lirai au retour un bon livre. Après demain, je pousserai une reconnaissance à Toulon : on parlait sur la Triomphante d’un prochain mouvement dans le personnel. Et nous ne penserons plus à la perturbatrice d’aujourd’hui. Assez de jolis vautours t’ont rongé le cœur, mon petit Prométhée : tu vas me faire le plaisir d’en ménager les restes.

14 mars. — Monté à la Vigie, en revenant de la chasse. La longue-vue s’est tournée vers Hyères, cherchant l’emplacement de la villa. Est-ce la seconde, ou la troisième, la plus blanche, dans ce groupe du quartier neuf ? Non, c’est celle-ci. Pourtant, celle-là… on jugeait mal, la nuit… Allons, encore un peu, et toutes les maisons seront sa maison ! Comme c’est loin, Hyères !

Une fière collection de corvées m’appelle là-bas, politesses dues aux vieilles connaissances retrouvées sur la Triomphante. Je paierais cher pour voir ma tête de grotesque, lorsque je ferai de longs détours, comme un écolier peureux, afin d’éviter cette seule porte. Me voilà bien, avec mon défaut de mesure, toujours aux extrêmes ! Il faudrait être un sage, mais non un rustre. De par toutes les lois de la civilité puérile et honnête, je dois une carte à ces femmes qui ont été si simplement prévenantes ; à la vieille dame, tout au moins. Puis-je m’éclipser comme un goujat, après notre promenade nocturne ? — Pourquoi parlait-elle si peu, durant cette promenade ? Elle ne disait rien et je l’entendais constamment, comme on entend la parole intérieure de la mer calme. — Si je plonge sans donner signe de vie, après ma promesse de visite, comment me jugeront-elles ? Un matelot mal élevé, un fat qui veut se faire désirer, un serin qui tremble pour sa vertu : il n’y a pas d’autres qualifications. Et je serai encore plus mal noté sur les papiers du grand chef : l’amiral paraissait désireux de complaire à ces dames ; elles lui diront que je dédaigne ses amies, qu’elles ne sont pas assez gratin pour moi… Il a horreur des officiers à prétentions, il appuie déjà assez mollement ma demande d’un bateau. — Ah ! le subtil logicien que tu fais, Satan, toujours inventif en ingénieuses raisons ! — Je ne m’arrêterai pas à Hyères. Je filerai sur Toulon.

16 mars. — Je ne suis pas allé à Toulon. L’express de Cannes passait, je l’ai pris. J’ai fait là une tournée de visites, au grand étonnement des bonnes amies : elles croyaient à un retour de l’enfant prodigue ; j’ai relancé au cercle et sur la Croizette tous les professionnels de l’indiscrétion parisienne. J’espérais tirer au clair le mystère de cette existence qui m’intrigue ; à peine si la belle muette m’a donné quelques indications sur son état civil, durant nos entretiens de l’autre soir. La fête de l’amiral défrayait encore les conversations ; je n’ai pas eu besoin d’une diplomatie très savante pour les arrêter sur la personne dont je voulais entendre parler. Mes coups de sonde répétés ont ramené des renseignements assez vagues ; par extraordinaire, ils n’étaient pas assaisonnés des médisances attendues.

On la connaît peu dans nos milieux parisiens, elle n’y fait que de rares apparitions. Élevée en province, elle a été mariée très jeune, dès son entrée dans le monde, à un étranger : un descendant de ces familles phanariotes dont les noms sonnent pompeusement dans l’histoire, et qui émigrèrent de Constantinople en Russie pour fuir les persécutions, lors de la guerre de l’indépendance grecque. Ce prince exotique, avarié par un long et joyeux abus de la vie de Paris, cherchait à se refaire sur le marché matrimonial ; la jeune fille était riche, les parents ambitieux ; il semble que ce mariage n’ait accouplé, comme tant d’autres, qu’une fortune et une vanité, aux dépens d’une enfant ignorante et obéissante qui faisait l’appoint du troc. Elle a vécu plusieurs années loin de France, en Lithuanie, où le prince, remis à flot, a remonté une grande exploitation agricole. Il est retenu dans ses terres par les charges de cette entrevrise, par les incommodités venues avec l’âge, et aussi, prétend-on, par une ancienne liaison renouée là-bas. Trop délicate de santé pour supporter les hivers dans ce climat, la jeune femme revient les passer depuis deux ans sur le littoral méditerranéen, près de sa mère. Ces stations de plus en plus prolongées, — on l’a rencontrée l’été dans une ville d’eaux des Pyrénées, — feraient croire à une séparation de fait, discrète et sans éclat.

Cannes avait tout d’abord fixé le choix des deux femmes. Les habitués de la Croizette virent arriver cette belle recrue, l’an dernier ; elle brilla dans toutes les fêtes de la saison, elle se prêta au mouvement bruyant de la vie de plaisir ; sans entrain, semblait-il ; indifférence ou coquetterie, elle accueillit comme un passe-temps les empressements dont elle était l’objet, elle ne fit pas entre les soupirants de ces distinctions dont on eût pu jaser. Cet hiver, on ne l’a plus revue à Cannes : ces dames sont établies à Hyères ; elles mènent une existence assez retirée, dans la petite ville soustraite aux agitations élégantes de la Corniche.

J’ai tâté les plus méchantes gales de la colonie parisienne ; je les ai trouvées à court d’histoires sur une personne que sa position et sa figure désignent pourtant comme une proie. On ne lui prête point d’aventures, sa conduite n’a pas donné prise à la chronique ; on en parlerait plutôt comme d’un manquement au premier devoir social, qui est pour chacun de fournir quelques aliments à la curiosité blasée du monde. Les femmes la jugent insignifiante ; nulle aigreur dans leurs remarques, néanmoins, puisqu’elle ne leur a disputé aucun de nos jeunes seigneurs. Les hommes rendent justice à sa beauté ; mais elle passe pour ennuyeuse. Ces messieurs ont tout dit, quand ils ont laissé tomber d’un air détaché la phrase habituelle : « Jolie… manque de montant… » Aucun de nos grands stratégistes ne l’a honorée d’un siège qu’ils craignent long, et difficile, d’après toutes les vraisemblamces. Bref, elle n’est pas cotée dans le monde où l’on fait et défait les réputations : on n’y a pas daigné détruire celle-là.

18 mars. — Voilà qui passe toutes les surprises de ma vie. Non, la plus folle imagination de romancier n’égalera jamais les coups imprévus de la réalité. Je hausserais les épaules, si je lisais dans un conte ce qui vient de m’arriver, je me tâte pour savoir si je rêve. Cela est, pourtant ; ou bien je ne suis pas ici, cette terre n’est pas sous mes pieds, ce ciel n’est pas sur ma tête !

Un de mes camarades de l’escadre est venu hier matin tirer quelques faisans à Port-Cros. Après déjeuner, il m’a offert de m’emmener dans sa baleinière ; il m’engageait à prendre avec lui le train de Toulon, pour aller aux nouvelles. On va armer deux avisos de la réserve, paraît-il, les deux commandements seraient dévolus à des officiers de notre grade, les têtes de listes se remuent. J’ai accepté la proposition. Un bon vent nous a portés sur la terre, nous étions à Hyères bien avant l’heure du train, j’avais du temps à perdre en ville. J’ai sonné à la porte de la villa des Cyprès. Pouvais-je moins faire ? Vraiment, je n’ai pas cherché l’occasion. J’avais mes deux cartes toutes prêtes : c’était l’heure de la promenade, quand chacun est sur les routes.

Une servante ouvre la grille, m’introduit dans un petit jardin montueux, tout égayé de soleil parmi les iris et les roses. Sur la haie de jeunes cyprès qui cache le mur du fond, les rosiers grimpants enlacent de leurs guirlandes les sombres quenouilles ; je ne l’avais remarquée nulle part, cette alliance inattendue des fleurs souriantes, intimidées de leur hardiesse sur les arbres funéraires, plus roses et plus souriantes dans ce feuillage de deuil. — Elle était là, seule, vêtue d’une étoffe blanche, les mains croisées sur les genoux, assise sur un banc de marbre au pied des cyprès. Des corolles défleurissantes neigeaient sur ses cheveux nus ; ils ceignaient le front d’un large voile de soie lumineuse, prisme jouaient les rayons qui filtraient à travers la haie noire. Le regard perdu dans la clarté lointaine, au delà des étangs morts qui vont vers la mer, elle suivait au ciel des îles la fuite des foulées de nuages. Elle ne faisait rien ; pas de livre, pas d’ouvrage de main à ses côtés ; immobile, blanche statue de l’attente, elle semblait réfugiée quelque part en dehors du temps et du monde.

Quand elle se retourna au bruit de mon pas, je ne vis ni surprise ni mouvement sur ses traits ; elle me reçut d’un air naturel, comme si cette heure m’eût été précisément assignée, comme si je fussse venu pendant des années à cette place. Je pris une chaise volante vis-à-vis du banc, je me mis en frais de conversation. Nous échangeâmes quelques propos sur la fête qui nous avait réunis ; ce sujet épuisé, l’entretien languit. J’abordai les thèmes habituels du bavardage mondain, la liste des connaissances que nous devions avoir en commun, les derniers événements de la saison, le théâtre, les livres nouveaux ; je ne me sentais pas suivi sur ces terrains de vaine pâture, affectés par la routine aux premières rencontres entre deux esprits qui s’ignorent mutuellement. Quelques phrases distraites, quelques monosyllabes d’approbation, c’étaient ses seules réponses. Au début, je lui savais gré de ne pas me servir la médisance épinglée à chaque nom d’homme ou de femme que je prononçais, le jugement tout fait sur le roman ou sur la pièce à la mode. Bientôt, à bout d’efforts, j’en vins à des suppositions désobligeantes : mes amies de Cannes auraient-elles raison, cette belle personne serait-elle un peu simplette ?

J’hésitais entre cette explication de son mutisme et une autre interprétation plus irritante pour moi : par instants, je croyais deviner chez elle l’inattention indulgente de l’auditeur sérieux qui entend le babil d’un enfant ; l’étonnement d’un poète absorbé dans la contemplation des étoiles, et qu’un pédant de collège questionnerait à ce moment sur les matières de l’examen scolaire. De plus en plus gêné, gagné par ce lourd silence, par le malaise et l’émotion du regard fixé sur moi, je hasardai quelques demandes maladroitement intimes, quelques allusions à ce qui pouvait occuper une pensée si détachée des intérêts mondains. Brusquement, une vague de détresse passa au fond des yeux que j’interrogeais : assombris de tout le courage rassemblé, ils jetèrent un aveu dans un éclair. Elle se leva. — Quoi qu’il arrive de nous dans la suite, je vivrais cent ans que je n’oublierais pas ce geste, ce lieu, cet instant.

Elle se leva, fit un pas vers moi, d’un mouvement somnambulique, un mouvement involontaire et doux où aboutissait toute la force de toutes les planètes attirées. Ses mains s’abattirent sur mes épaules, sa tête s’inclina, ses yeux éperdus versèrent toute son âme dans les miens ; et des lèvres rapprochées à toucher mon front, ces mots qui jaillissaient du plus profond de l’être, de la première parcelle où s’éveilla notre première lueur de vie au sein de notre mère, ces mots tombèrent, effarés et suppliants :

— Aimez-moi. Voulez-vous ? Je vous attends depuis si longtemps !

Debout, palpitante, drapée dans sa robe blanche contre les cyprès, grand lys vivant érigé entre leurs fuseaux noirs, elle épiait ma réponse ; ses mains cherchaient les miennes, son regard, déchargé de la résolution qui l’avait enfiévré, implorait avec l’angoisse de la victime livrée au couteau.

Je ne sais trop ce que je balbutiai dans mon trouble ; des pauvretés banales et bêtes : protestations touchées, invitation à réfléchir ; elle ne me connaissait pas, je la ferais souffrir ; et je la suppliais avant tout de se remettre ; on pouvait l’apercevoir de la villa, dans ce jardin découvert.

— Qu’importe ? Le monde n’existe pas pour moi. M’aimerez-vous ? Tout ce qui n’est pas cela me laisse indifférente. Vous me jugerez mal, mon action est folle, on ne se livre pas ainsi à un inconnu. Vous n’êtes pas un inconnu. J’ai réfléchi ; plus que vous ne croyez : depuis deux ans je vous cherche, sans pouvoir vous joindre. Si vous n’étiez pas venu, je serais allée à vous. Je sais que je souffrirai par vous : tant mieux. Je n’ai pas vécu, je veux vivre, et par vous seul je puis vivre. Je le sais. Ne me demandez pas d’expliquer comment et pourquoi, je suis trop ignorante pour parler. Mais je le sais. Je me donne toute, pour toujours, vous le sentez bien. C’est à vous que je suis envoyée.

Elle me rappela alors les quelques rencontres dont j’avais un souvenir persistant et vague, semblable à l’image laissée dans l’œil par les météores qui sillonnèrent la nuit, retinrent un instant le regard, tandis que l’esprit occupé ailleurs n’accordait qu’une attention passagère à cette secousse nerveuse. Elle précisa les circonstances. Elle avait cherché, elle n’avait pas trouvé le moment et l’intermédiaire qui nous eussent rapprochés. D’autres fois, elle s’était inutilement rendue à des réunions où l’on m’attendait, où je n’avais point paru. Les menus faits qu’elle groupait et réveillait dans ma mémoire, la connaissance qu’elle montrait des moindres détails de ma vie, tout me prouvait sa véracité, son obstination à cette inexplicable poursuite.

L’étrange créature avait repris son sang-froid, elle parlait avec l’accent tranquille du juge qui lit les considérants d’une sentence et commente la loi souveraine. Je me débattais contre l’invraisemblable.

— Mais par quoi ai-je mérité à ce degré votre faveur ? Vous ne savez pas ce que je vaux, ni si je vaux quelque chose. Vous êtes belle, adulée, sans doute, courtisée par tous les jeunes gens qui vous entourent. Un inconnu, étranger à votre milieu, à la société de votre âge et de vos goûts, recevrait ce don inestimable ? Dites que vous ne vous jouez pas de moi !

— Oh ! non, mille fois non ; et vous le voyez assez ! Je ne puis expliquer ce que, j’ignore. Je pourrais vous donner, je me donne à moi-même quelques raisons. Je pourrais vous dire… Mais non, à quoi bon ? Encore une fois je ne sais pas pourquoi je vous appartiens toute, depuis longtemps : je sais seulement que je vous appartiens à jamais, si vous le voulez.

Et de nouveau, un élan intérieur la souleva, elle se pencha sur moi, avec son humble prière désespérée dans les yeux, dans toute sa personne offerte. La grille du jardin cria sur ses gonds : des visiteurs entrèrent. À grand’peine, je trouvai devant eux quelques phrases de politesse : je m’excusai sur l’heure du train et pris congé, en promettant de revenir. Le trouble où j’étais ne me permettait pas de poursuivre une conversation banale.

Je n’ai pas pris le train. Je suis revenu dans mon île, remué comme l’est aux soirs de tempête cette mer qui me portait.

… Que dois-je penser ? Est-ce une dévergondée, une malade, une pauvre folle détraquée par un chagrin secret, une imagination déséquilibrée par la lecture des romans ? La raison ne fournit pas d’autres explications. Sur mille hommes de sens rassis que je consulterais, pas un ne conclurait différemment. Ils hésiteraient, cependant, s’ils l’avaient vue, si simple, si vraie, s’ils avaient entendu ce cri sincère. Aucune des roueries que je connais bien ; et rien qui sentît l’impudeur, dans la douloureuse audace de cette enfant offrant son âme, sans songer à faire les réserves temporaires qu’elles font toutes pour leur corps. L’accent était si grave, si honnête, dans cette folie de passion, que je n’ai pas eu un instant les pensées qu’une pareille aventure autoriserait : accepter comme une fantaisie ce qui en avait toute l’apparence, prendre le plaisir facile et charmant qui n’engagerait à rien, cueillir le fruit tombé sur ma route et passer outre. — Non, si inconséquente que fût son action, cette créature humaine ne jouait pas avec le mystère de la vie ; elle ne proposait point le pacte habituel des galanteries mondaines. Elle ne m’a pas donné une seconde la sensation d’une femme en quête de plaisir. J’ai entendu mes hommes mortellement blessés, quand ils demandaient à boire : ils avaient cette voix, ce regard.


hélène à jean

« Ce soir, 19 mars.

« Vous n’êtes pas revenu. Vous me méprisez ? Il faut que je vous écrive : je ne sais rien dire quand vous êtes là. Écoutez-moi. Je ne suis pas si folle. D’autres ne vous auraient point parlé, ainsi, dès le premier jour. Pour moi, ce n’était pas le premier jour. J’ai continué devant vous un long, un ancien aveu.

« Je vous vis pour la première fois, je vous l’ai dit, il y a deux ans ; dans le lointain pays où je vivais exilée, isolée, malheureuse. Vous faisiez partie de la mission militaire envoyée aux funérailles de l’empereur assassiné. Vous êtes venu un soir dans une maison russe où je me trouvais. Je vous entends encore racontant le drame, peignant les scènes tragiques dont la grandeur passait dans vos paroles ; je vous écoutais, mon indifférence habituelle m’avait quittée. Vous compreniez tout ; j’aimais votre façon de regarder dans cette tombe, vous saviez si bien les choses de la mort, auxquelles je songe souvent. Vous ne m’avez pas aperçue, ce soir-là ; je ne vous en voulus pas, vous suiviez votre pensée, elle était plus grande et plus belle que moi. De ces journées émouvantes, je n’emportai qu’un souvenir : vous, votre personne, votre voix. Un de vos camarades, ami intime de ma famille, nous parla de vous ; tout ce qu’il racontait est gravé dans ma mémoire.

« Depuis, je vous ai vu, entendu de loin, durant mes courts séjours à Paris, dans les salons où nous nous sommes croisés, à l’exposition de peinture, à l’Opéra. Vous aviez l’air d’être comme les autres dans ce monde léger, et je sentais bien, moi, que vous n’étiez pas comme les autres ; tout ce que vous disiez était selon mon cœur. Vos moindres mouvements, d’instinct tout mon être les faisait déjà. Nos regards se cherchaient, s’évitaient ; les pauvres miens n’étaient pas assez forts pour vous amener ; mais, dans les vôtres, je sentais déjà venir votre âme, elle s’acheminait vers moi à votre insu. Je l’ai tant appelée !

« Sur le vaisseau, dans notre première conversation, quand vous m’avez laissé voir votre dégoût du monde, — ah ! il n’égalera jamais le mien ! — quand vous avez dépeint votre île et l’existence que vous y menez, j’ai reconnu mon plus cher rêve : tout a crié en moi que j’étais faite pour vivre là, de cette même vie, heureuse comme vous, avec vous, par vous, oh ! enfin heureuse !

« Voulez-vous que je le sois ? Entendez le cri de souffrance et de vérité que je n’ai pas su vous taire.

hélène. »

quarts de nuit

25 mars. — Ah ! c’est bien fini de mes doutes, de mes velléités de lutte ! Elle m’a pris comme la mer montante prend sur le sable la seiche que son reflux emporte, cette douce et déconcertante Hélène. Hélène… déjà ce nom s’enlace autour de chacune de mes pensées, liante caresse des roses de son jardin autour des cyprès. J’ai vécu les meilleures heures de ces journées chez elle. Chez elle ! Cette expression n’a pas de sens. Dans le salon de la villa, dans le petit cabinet où elle préfère me recevoir, rien ne décèle la présence habituelle d’une activité humaine. L’œil cherche vainement le livre, l’ouvrage, l’agencement de meubles, l’ordre ou le désordre des bibelots familiers, tous ces prolongements de la personnalité qui marquent sur un lieu l’empreinte de la femme, qui révèlent ses goûts, son caractère. À la villa des Cyprès, les pièces vides, impersonnelles, ressemblent à la chambre d’auberge qu’un voyageur vient de quitter, où un autre va s’installer pour quelques heures, où ces hôtes de passage ne laissent aucune ombre de leur âme sur les choses indifférentes. Cette singularité m’a donné d’abord une impression de froid ; elle ajoutait à la gêne du premier entretien, et j’en avais pris une prévention défavorable contre la femme moralement absente de son logis. Hélène s’en aperçut.

— Oui, me dit-elle, vous me cherchez où je ne suis pas. Si je suis ici quelque part, c’est dans les arbres et dans les fleurs de ce jardin, seuls objets participant de ma vie. Je n’ai jamais été chez moi dans les maisons où le hasard m’a retenue prisonnière, parce que je n’y ai pas aimé ni été aimée. Je me sentirai chez moi, pour la première fois, dans le lieu où j’aimerai et serai aimée.

Je commence à lire en elle, et je ne m’étonne point que le monde ne la déchiffre pas. Cette femme dit vrai, le monde n’existe pas pour elle. Hélène en est séparée par une impuissance organique à s’assimiler des éléments qui ne sont pas les siens, par un invincible redressement de la plante sauvage qu’elle est contre des formes de culture où elle ne peut pas se ployer. Combien je retrouve en elle de mon moi de vingt ans ! Sans affectation ni parti pris, elle demeure aussi réfractaire que pourrait l’être l’habitante d’une autre planète à tout ce qui constitue notre vie actuelle : soucis, plaisirs, curiosités, opinions, règles reçues, encombrements du cerveau et divertissements du cœur. Elle est tout amour et tout intuition de la nature, des beautés apparentes comme des lois permanentes et secrètes de cette nature. Son âme fermée n’a de communication avec personne, pas même avec sa mère, compagne timide, effacée, qui traite sa fille en enfant gâtée et difficile dont elle respecte l’indépendance. Cette fusion habituelle avec nos semblables, qui est pour beaucoup d’entre nous la respiration morale de l’individu humain, Hélène l’ignore et l’a transportée sur les plantes, les eaux, les bois, les cieux, sur les formes, les forces, les voix de la nature, seules confidentes de sa vie intérieure.

C’est une primitive, je ne trouve pas de mot plus juste pour me la définir. Égarée à notre époque de complications cérébrales et de formules qui emmaillotent la volonté, inintelligible aux gens de cette époque, je vois en elle la sœur attardée d’êtres très lointains, simples et puissants comme les énergies primordiales auxquelles ils obéissaient. La hardiesse tranquille de l’aveu qu’elle me fit, cette avance si contraire à nos mœurs, la soumission passive à l’appel d’une destinée qui l’exalte, l’indifférence pour nos grimaces usuelles, nos attitudes d’emprunt, notre trépidation intellectuelle, tout recule Hélène à son plan, parmi les femmes de la Bible et des vieux tragiques grecs, instruments dociles du dieu intérieur qui les émouvait. Notre société ne peut juger équitablement cette primitive, pas plus que la foule ne peut apprécier dans nos musées les statues archaïques aux lignes trop sommaires, pas plus que cette foule ne devine la vérité humaine et la vie intense de ces corps à peine indiqués dans leur gaine de marbre.

Elle répugne aux confidences sur son passé. L’amour n’éveille pas en elle le premier besoin des cœurs qu’il envahit : déverser toute la vie antérieure dans la vie nouvelle que nous voudrions faire refluer jusqu’à nos origines, livrer au nouveau maître tout le patrimoine de joies et de douleurs qui ne fut amassé que pour lui. L’habitude de la défiance paraît si ancienne chez elle ! À grand peine, en quelques paroles rares et retenues, elle m’a laissé entrevoir sa formation d’enfant dans les chênaies du parc familial, la pénétration précoce de son âme par cette âme forestière, seule nourrice, seule maîtresse de son esprit. Au couvent où l’on essaya de l’élever, elle se ferma comme une fleur dans une atmosphère irrespirable, elle y resta farouche et malheureuse, en défense contre l’éducation formaliste, la dévotion apprise, la tyrannies des intelligences étrangères qui prétendaient façonner la sienne. Les notions abstraites, les idées desséchées dans les livres ne lui disaient rien ; son Dieu, elle le cberchait d’une adoration passionnée, mais dans un ciel tout différent de celui que ses institutrices avaient construit. Ses leçons efficaces d’idées, de sentiments, de piété, elle ne les recevait et ne les acceptait que des arbres, des étangs, des oiseaux du parc, éducateurs fraternels qui avaient seuls trouvé les chemins d’accès à l’entendement et à la sensibilité de leur élève.

De son mariage, elle parle à contre-cœur, très peu, comme d’une formalité accomplie sans elle, tandis qu’elle était ailleurs, dans sa retraite idéale d’outre-terre. Hélène ne se plaint jamais de l’homme qui l’emmena un jour dans une nouvelle maison, où elle se sentit aussi étrangère qu’auparavant dans la maison paternelle, quand elle y rentrait en s’arrachant du parc. Elle n’accuse personne de son entourage intime. « Je ne les crois pas mauvais, dit-elle, mais ils sont autres, nous n’avons rien en commun, c’est un malheur pour eux et pour moi. » Un de ces nombreux malheurs que la vie apporte fatalement, une de ces catastrophes extérieures qui limitent notre personnalité sans l’entamer, ainsi lui apparaît le lien où elle est prise. Quand elle fait allusion à sa dépendance forcée, on dirait un infirme parlant du mal incurable dont il doit mourir, résigné à le supporter, mais ne concevant pas que le fléau crée une obligation et enchaîne la libre volonté, demeurée entière dans le corps paralysé.

— Oui, disait-elle hier, je viens à vous de tout moi, sans plus d’hésitation ni de remords que l’eau précipitée sur cette pente, quand elle abandonne le bassin où elle fut emprisonnée un instant, quand elle court à la mer où elle doit se perdre. Je vais de même me perdre en vous : pouvons-nous faire autrement, cette eau et moi ?

Sa pensée, accablée par le poids du sort hostile, se tourne souvent vers la mort libératrice. Rien de tragique, d’ailleurs, rien de lugubre, nulle emphase et nulle colère dans cette aspiration passionnée. Cesser d’être ce qu’elle est pour se mêler plus intimement à la nature qu’elle adore, pour s’y dissoudre et s’y retrouver avec d’autres éléments, ce rêve lui est aussi familier, aussi délicieux que pourrait l’être à d’autres le plus doux songe de bonheur terrestre. — Paroles apprises, pensais-je d’abord en l’écoutant ; mais non : à mesure que je la pénètre mieux, je la sens vraie et spontanée dans ce désir comme dans tout ce qu’elle me dit ; et je suis tenté de croire qu’elle ne s’abuse pas sur le mystère physiologique qu’elle constate, lorsqu’elle ajoute :

— Mourir ne serait point pour moi une action violente ; il me semble parfois que je retiens ma vie par un effort de volonté, et qu’elle fuirait insensiblement si je la laissais aller, comme part l’oiseau captif quand s’ouvre la main qui lui comprimait les ailes.

À mes plaintes sur la contradiction qu’il y a entre ce vœu de fuite et son amour qui m’invoque, elle répond :

— Je vous aime, mais vous ne comprenez pas : vous serez pour moi le chemin enchanté vers la mort.

Et l’instant d’après, avec l’illogisme de la souffrance et de la passion, cette jeune vie se révolte, frémit de toutes ses puissances immobilisées ; c’est une autre Hélène qui se réfugie dans mes bras, qui murmure tendrement :

— Prenez-moi, emmenez-moi dans votre île, loin du monde qui me fut mauvais, près de mon bonheur qui est en vous. Je veux vivre ce bonheur !

La pauvre enfant me tend ses lèvres, altérées du souffle brûlant de vie qu’elles voulaient expirer la minute d’avant : dans ses yeux découragés qui s’ouvraient tout grands sur le vide, comme pour laisser une échappée plus facile à l’étincelle vitale, la flamme créatrice remonte et brille, chargée de la pure essence des soleils. Toutes les énergies de l’univers semblent emprisonnées dans ce sein qu’elles soulèvent, tout cet être charmant crie l’éternelle imploration : Créature passagère, je veux créer et mourir, adorer et nous perdre dans le double acte de foi, devant la vie et devant la mort ; c’est en moi la vie infinie qui se donne à toi un instant, avant de passer par nous à d’autres et de nous rejeter tous deux dans le néant !


jean à hélène

« Le 26 mars.

« Plaignez-moi, mon amie ; rappelé à Toulon par une affaire de service, j’y serai retenu deux jours ; et ne pas vous voir de deux jours me paraît déjà une peine au-dessus de mes forces.

« Qu’avez-vous fait de moi, Hélène ? Je me croyais bien protégé contre un retour des troubles d’autrefois ; j’avais gravi sur la montagne ces premiers sommets où les chimères ne nous suivent plus, et d’où l’on juge à leur juste mesure les pauvres illusions qui nous égaraient en bas. Soudain, vous vous êtes levée sur ma route ; vous m’avez appelé ; et ce n’était pas une de ces courtes voix humaines qui m’ont trop souvent fait redescendre, une des voix connues qui remontait derrière moi : je ne me serais pas retourné. Non, elle venait de plus haut, je ne l’avais jamais entendue, cette invocation de votre souffrance, de votre vérité, de votre sublime puissance d’amour. Qui êtes-vous donc, étrange apparition à peine entrevue, et que je ne puis confondre avec les réalités qui ont séduit mes yeux ? Êtes-vous, comme je le crois, l’immémoriale et l’éternelle, celle qu’on attend toujours et qui ne vient jamais ?

« Si c’est vous, depuis que je me connais, je vous cherchais sur ce globe ; mon inquiétude en a fait le tour, il est enveloppé du vain réseau de rêves qu’elle a tissé sur ce désert ; partout où j’ai passé, vous retrouveriez votre image gravée par mon attente, si c’est vous. Sur toutes les mers où j’ai laissé mes jours, vous marchiez devant moi. La première fois, je me souviens, tout enfant, j’ai vu s’ouvrir cette porte de l’infini : on me conduisait de ma montagne à cette ville d’où je vous écris ; le soir, du tournant de la route qui débouchait sur la côte, entre des tamaris que je vois encore, — ils avaient votre grâce douloureuse dans leur triste émoi sous le vent, — ma future patrie m’apparut, elle m’appelait sous la lumière des étoiles ; oh ! oui, je me souviens de mon saisissement, de cette première sensation d’une belle chose qui ne finit pas. Dès cet instant, sur la mer révélée, une forme se leva ; elle était faite de tous les pressentiments, de toutes les divinanations, de tous les espoirs ou les souvenirs de ciel qui emmènent parfois si loin les regards de l’enfant. C’était vous, Hélène ?

« Depuis, douces ou furieuses, les innombrables vagues qui m’ont roulé l’emportaient à l’horizon, cette forme unique de tous les désirs. Je ne l’ai pas une fois perdue de vue, durant tant de nuits, penché sur le chemin blanc que le sillage du navire laisse dans les ténèbres, sous les cieux que vous connaissez, et sous d’autres dont les astres plus pâles ne vous virent jamais. Je la suppliais de se laisser prendre, la fugitive, j’ai cru la tenir à de courtes heures menteuses, comme nous croyons, aux parages brumeux, toucher des îles imaginaires qui ne sont que nuages et s’évanouissent. Ce n’était pas elle encore que mon erreur avait saisie, ce n’était pas vous ! Oh ! si c’est vous, cette fois, dites-le, mais que ce soit éternel ! Il est trop tard, je ne veux plus m’arrêter que là où je mourrai.

« Sinon, laissez-moi à ma raison désabusée. Je me tenais si assuré dans cette certitude, acquise par l’expérience : on ne l’atteint pas, l’insaisissable création de notre désir, elle se montre sur cette terre sans se donner, pour nous entraîner ailleurs où elle est peut-être. Hélène, n’essayons pas de réaliser l’idéal, si nous ne devons pas le réaliser tout entier. On vit tant bien que mal dans le renoncement à l’impossible ; on ne vit pas d’un mensonge. Ne me trompez pas, ne nous trompons pas. Mais si c’est vous, dites-le, et venez alors ; restez, éployez vos ailes à l’avant de ma pauvre barque, menez-la au bonheur, soyez la Vierge d’or que nos pères sculptaient et priaient à la proue de leur vaisseau.

« Dites que c’est vous, je le crois, Hélène ; et pour toujours, comme cette fleur tombée à vos pieds, quand je vous quittai dans le jardin, comme ce rayon de soleil posé sur l’un d’eux, mon adoration demeurera sur ces pieds que je baise humblement.

jean. »

hélène à jean

« Ce 27 mars.

« Oui, c’est moi. Ce que vous cherchiez, je veux l’être, je le veux tant, que je le serai un peu. Vous ajouterez le reste. Vous me ferez à l’image de votre rêve. Dieu fait ainsi ses créatures, il aime en elles ce qu’elles retiennent de lui. Déjà, ce matin, je sens une parure sur moi : c’est votre pensée venue dans votre lettre ; pour l’avoir reçue, je vais être tout ce jour trop belle aux yeux de tous.

« Vous vous souvenez mal : je ne fuyais pas devant vous, sur les terres et sur les eaux ; je vous suivais, je vous appelais du fond de toujours, avant de naître et depuis que je suis née. Enfant, j’appartenais déjà au temps présent, au temps vrai qui pour moi a commencé en vous. Je me rappelle ! Souvent, le soir, écoutant à ma fenêtre le cri des oiseaux sauvages, je les envoyais dans la nuit péné­trer ma destinée ; il me répondaient de bien loin par une plainte humaine dont j’adorais l’angoisse. Le matin, quand tous dormaient dans le grand château rouge et gris, je sortais pour aller au bord de la rivière longue, qui passe sous les bois en pleurant. Je regardais les insectes tenter les poissons, les fleurs baigner voluptueusement dans l’eau, les iris et les joncs abriter des mystères : j’écoutais les oiseaux chanter la joie de vivre. J’étais jalouse. J’enviais les ailes des oiseaux, l’agilité des mouches, la fluidité de l’eau, la vie positive des plantes. De tout j’étais jalouse ; j’aurais voulu être tout dans l’univers, tout pour l’univers. Ignorante, je ne savais pas que l’univers envié, voulu, c’était vous, et qu’en me donnant à lui je me donnais à vous avant de vous connaître. Où étiez-vous alors ? Dans un de ces pays étranges que vos yeux me redisent ? J’aime en vos yeux tous les mondes qu’ils ont vus. Il venait d’où vous étiez, le vent qui emportait mon âme et la détachait de tout. Il revient à cette heure dans mes cyprès, ce vent d’il y a dix ans, et c’est encore vous qui me l’envoyez. Il est frais et pur à boire comme une eau de montagne. Il vient de vous, car il me prend et me transporte.

« Lisez en moi à travers les mots. Je ne sais pas dire, j’ai honte et peine à vous parler. Toute réalisation par la parole m’effraye : elle emprisonne et mutile ma pensée ; je voudrais vous la donner tout entière, toute vive, à même la source du cœur. J’ai vécu jusqu’à ce jour dans le vague d’une tristesse innée, Le bonheur me désoriente ; il m’accable délicieusement, il ne me rend pas gaie. Mon âme douloureuse reflète mal la joie de mon amour, comme l’eau morte des grands étangs roux, là-bas, renvoie mal la lumière du ciel. Je voudrais être gaie : j’ai peur, ma noire folie va vous ennuyer.

« Elles vous ont habitué à l’amour spirituel et joyeux, n’est-ce pas ? Elles étaient vives, brillantes, changeantes ? Oh ! je les hais, ces femmes, pour ce qu’elles m’ont pris de votre passé, pour ce qu’elles me reprendront dans l’avenir, quand vous comparerez, quand vous regretterez… Vous vous lasserez vite de votre morne petite sauvage. Cependant, vous aimez ma grande sœur la mer : elle est monotone aussi, elle redit toujours la même plainte, et vous avez dormi volontiers dans le lit triste où elle vous berçait. Je sais maintenant pourquoi elle m’attirait, cette mer, pourquoi j’ai tant désiré m’engloutir dans le calme tombeau bleu. Elle vous apportait, elle est votre chose, ses vagues sont faites de toutes vos pensés répandues. C’est votre voix que j’entendais dans son chuchotement nocturne, votre souffle que je sentais dens son haleine, votre approche dans ses caresses sur mes membres. Je l’aime et je la crains, ma rivale la mer : c’est la voleuse qui vous emportera, le chemin par où vous me fuirez, quand vous aurez assez de moi. Déjà des épouvantes me viennent, à regarder ces vaisseaux ancrés aux Salins ; je suis allée vous prendre à bord de l’un d’eux, ils vous reprendront. Hier soir, ils se sont éloignés pour quelque manœuvre ; je tremblais ; j’étais sûre qu’ils vous emmenaient. Oh ! jurez-moi que vous n’êtes pas à Toulon pour préparer un départ ! Ce serait trop affreux, ce bonheur à peine entrevu, disparaissant comme la voile qui se montre et passe, insensible aux cris du naufragé. Tout me terrifie, parce que tout me menace, tout vous arrachera à moi qui suis si peu : la puissante mer, vos vaisseaux ravisseurs, et ces maudites dont les tendres souvenances vont vous ressaissir !

« Seule, votre île me rassure. Elle ferme l’horizon, toute bonne, toute belle. Je la pressentais amie, protectrice contre le monde, recéleuse de paix et de délices. Notre soleil se lève derrière ses forêts ; de là part chaque matin le coin de lumière qu’il enfonce dans la mer. Je l’aimais pour la splendeur de cet instant, l’île de l’aurore : je n’en puis déta­cher mes yeux, maintenant que son secret est le mien. Je rêve d’elle nuit et jour, je veux la connaître, je veux mon bonheur là, vous me l’avez promis.

« Tout m’est facile, je m’absente souvent seule pour de courtes excursions à Nice ou en Italie ; je prendrai prétexte d’un de ces voyages auxquels on est habitué ici. Un mot de vous, et au jour, au lieu que vous indiquerez, prête à vous suivre au bout du monde, vous la trouverez,

Votre hélène. »


quarts de nuit

Port-Cros, Mai 1883. — Je reprends ce cahier, puisqu’elle le veut. Je ne l’avais pas rouvert depuis six semaines. On n’écrit pas l’ineffable. Hier, mes paperasses sont tombées sous les yeux d’Hélène ; les chers despotes ont forcé le retrait intime où nul avant elle n’avait pénétré, où je me retranchais jadis pour juger froidement mes pensées, mes actions, mes égarements eux-mêmes.

— Continuez, a-t-elle dit en souriant, je le veux ; ce sera le miroir où je me verrai belle. Continuez, pour effacer là, pour noyer dans notre présent tout ce passé que je hais, parce qu’il ne fut pas à moi. Continuez, fixez nos souvenirs pour nos vieux jours : nous entasserons d’ici là tant de félicités que les dernières nées feront peut-être pâlir la mémoire des anciennes.

Elle dit « nos vieux jours » avec l’orgueil incrédule de ses vingt-cinq ans, sur le ton que l’on prend en parlant de la fin du monde. Ils me paraissent si proches, à moi qui l’ai trouvée trop tard !

Je lui obéis ; mais, sous son inspiration, ce n’est plus un jugement que je porte : j’écris un acte de foi et d’amour.

Ah ! nous pourrions à la rigueur oublier tout ce qui a été ; nous ne l’oublierons jamais, cette journée de l’avril naissant qui nous fit naître à notre vraie vie.

Il avait été convenu que j’irais chercher Hélène avec ma barque. Bien longtemps avant l’aube, j’épiais l’aspect du ciel ; j’avais réveillé Savéû, je l’interrogeais sur les probabilités de la mer et du vent. Comme l’enfant qui demande dans sa prière la joie promise, je priais la mer, je priais le vent d’être cléments à mon espérance. S’ils barraient méchamment la route à la bien-aimée ! Savéû me rassurait : la journée serait belle. Plus que belle ; elle fut la première de notre précoce été. Quand le soleil bondit là-haut, sur la crête blancbe de la Vigie, quand ses rayons illuminèrent la vallée, il semblait un échappé des gênes de l’hiver, un ressuscité de printemps qui allait refondre le monde à sa flamme neuve et le recréer plus heureux. C’était un de ces matins gais qui restent dans le souvenir, même s’ils n’apportèrent point d’autre bonheur, gais comme un appel de clairon à l’aurore sur une grève d’Asie où rit la mer ; un de ces matins qui font exulter dans notre cœur la vie allègre des choses, lorsque les souffles d’air passent en disant : Bats plus vite, romps tes veines, sang de l’homme, il n’y a plus de mort !

La chaleur venant, l’île se recueillit. Du zénith où il arrivait superbe, le maître de feu versait un enchantement sur les lieux clairs ou sombres, roches, forêts, pins immobiles ; romarins et bruyères fumaient vers lui de toutes leurs fleurs, les senteurs montaient dans le bourdonnement des insectes lourds. Qu’il y eût ce jour-là dans cette chère nature intelligente une ferveur concentrée, une attente solennelle, j’aimais à me le persuader ; l’île savait, elle préparait un sanctuaire d’amour.

Savéû traînait, je le hâtais ; enfin il appareilla. Nous mîmes le cap sur le Lavandou, le petit port que j’avais indiqué à Hélène comme le point le plus proche. Le Souvenir allait glissant sur les moires laiteuses. Si lentement ! Il avançait encore, quand il atteignait les mouvants lacs bleus que font les passées de brise : la voile vivait un instant. Elle retombait morte, en rentrant dans les larges zones de lait figé. On ne gagnait presque rien aux bordées. Je désespérais ; nous n’arriverions jamais !

— Nous arriverons, disait le vieil homme, dressé aux longues patiences de mer. Nous arrivâmes. Je n’attendis pas longtemps. Une voiture fermée apparut sur la route, approcha, s’arrêta au môle. Était-ce possible ? Si sûr que je fusse d’Hélène, je n’osais pas croire, haletant dans l’angoisse du rêve d’où l’on va s’éveiller, qui ne peut pas être vrai, qui est trop beau. Je courus à la portière ; sans me soucier de nos braves gens, je baisai le marche-pied.

Elle descendit, simple, naturelle ; les yeux très grands et ravis dans l’étonnement du songe vu, elle aussi. D’un signe, elle montra au matelot son léger bagage ; et de ce pas certain, qui toujours vient droit à moi sans hâte, de ce pas où elle met toute la tranquille volonté de son cœur, — un pas dont on sent si bien qu’il ne rétrogradera jamais, — elle se dirigea vers la barque. Elle ne venait pas, elle revenait ; à son air, à sa démarche, un étranger l’eût prise pour une voyageuse qui rentrait dans ses chères habitudes de vie, dans la maison de son enfance.

Comme elle posait le pied sur la planche, une exclamation de surprise heureuse lui échappa. Quelle joie ! Ma petite attention la charmait. C’était bien peu de chose : j’avais fait couper de grosses gerbes de glaïeuls, j’en avais jonché mon pauvre bateau, pour le rendre digne de sa fortune ; les longues palmes sommées de fleurs rouges se redressaient tout le long du bordage. C’est vrai qu’elles triomphaient dans cette lumière, les aigrettes carminées retombant sur la coque verte, sur la nappe bleue qu’elles flambaient de reflets sanglants. Hélène s’assit dans ce buisson ardent, la voile rose du Souvenir se déploya sur sa tête, nous partîmes en laissant derrière nous la mer incendiée de notre image. Le teint animé par les réverbérations des fleurs et de la voile, et plus encore par le bonheur, nimbée de ses cheveux ensoleillés, penchée sur l’eau dont les clairs frissons passaient dans ses prunelles, mon éblouissante amie commandait l’adoration, elle était vraiment la déesse de la fantastique aurore que nous faisions relever sur l’azur environnant.

Quand nous quittâmes la côte longée depuis le départ, au tournant du cap Bénat, la lumière commença de décroitre ; ce jour aussi devait finir ! D’une chapelle cachée à l’intérieur des terres, le son de la cloche du soir descendit sur la mer ; un vieux timbre grêle, voix survivante de morts très anciens.

— Vous entendez, dit Hélène, elle est bonne, elle nous verse les heures d’un autre temps, qui furent à d’autres, qui ne sont plus qu’à nous.

Nous l’aurions cru sans difficulté, à ce moment ; nous en voulions à Savéû de nous faire souvenir que nous n’étions pas seuls au monde, nous deux, revivant toutes les heures des humanités mortes, toute leur vie accumulée pour alimenter notre amour. Le matelot nous gênait : indifférence, ironie, pitié, qu’y avait-il dans ce regard lourd de trop d’expérience ? Que venait-il mettre la pensée du périssable dans notre désir de l’éternel, ce vieillard qui avait vu tant de fois le sablier du bord retourné, la même poussière comptant les joies et les peines qu’elle ensevelissait ?

Le soleil bas plongea, disparut. Les îles où nous allions restaient lumineuses dans le ciel, la mer s’éteignait.

— Oh ! regardez, murmura Hélène, la fleur d’amour qui sombre !

Une tige de glaïeul était tombée derrière Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/125 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/126 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/127 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/128 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/129 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/130 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/131 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/132 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/133 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/134 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/135 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/136 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/137 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/138 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/139 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/140 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/141 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/142 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/143 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/144 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/145 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/146 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/147 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/148 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/149 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/150 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/151 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/152 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/153 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/154 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/155 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/156 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/157 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/158 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/159 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/160 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/161 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/162 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/163 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/164 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/165 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/166 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/167 Page:Vogüé - Jean d Agrève, 1898.djvu/168