Jean de Barneveld

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Jean de Barneveld
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 563-590).
JEAN DE BARNEVELD

The Life and death of John of Barneveld, by John Lothrop Motley. London 1874.


I.

M. Motley a raconté la longue lutte soutenue par les Provinces-Unies des Pays-Bas contre la puissance espagnole, et son livre est resté l’un des monumens historiques les plus importans de notre temps. Il avait mené son œuvre jusqu’au moment où, de guerre lasse, l’Espagne consentit, après quarante ans d’efforts inutiles, à une trêve de douze ans. La morgue de ses négociateurs n’avait pas voulu s’abaisser complètement devant les Hollandais : ils s’étaient refusés à reconnaître l’indépendance des Provinces-Unies d’une façon explicite et définitive; ils se déclaraient seulement dans l’article premier de la trêve « contens de traiter avec lesdits seigneurs estats-généraux des Provinces-Unies, en qualité, et comme les tenant pour pays, provinces et estats libres. »

Le nouvel ouvrage de M. Motley est la suite de l’histoire de la Fondation de la république des Provinces-Unies, et l’on y retrouve les mêmes qualités, l’art de peindre, la profondeur des vues, une chaleur généreuse, une ironie puissante. Il avait conduit les états jusqu’au triomphe; il les montre au lendemain de la victoire pendant la période qui servit de prélude à la guerre de trente ans. Cette époque est comme les heures solennelles qui précèdent les tempêtes : on éprouve une sorte d’angoisse singulière pendant l’exposition du grand drame qui devait couvrir l’Europe de sang et de ruines. La Providence, avant de frapper ses coups sur les peuples, semble se préparer en frappant d’abord des hommes, et quels hommes! Henri IV, Barneveld. En dépit de son titre, le livre de M. Motley n’est pas une simple biographie. Barneveld est la figure autour de laquelle il a groupé l’histoire de l’Europe; les dépêches inédites du grand avocat de Hollande lui ont fourni les élémens d’un ouvrage où la richesse, la profusion des détails, ne font que par instans disparaître une trame forte et unie. M. Motley a pu pendant plusieurs années fouiller les archives de La Haye ; dans leur poussière, il a su retrouver les fils embrouillés de la diplomatie la plus savante, la plus prudente à la fois et la plus hardie, et il n’est pas étonnant que le politique qui pendant si longtemps avait tenu ces fils ait captivé son esprit, et qu’il l’ait suivi avec une sorte de pitié jusque sur l’échafaud où il expia le crime d’avoir trop aimé son pays, et d’avoir un moment servi de barrière à l’ambition d’un de ces hommes qui sont les glaives vivans d’une invincible fatalité.

Au moment en effet où s’ouvre la trêve qui couronnait les efforts des Provinces-Unies, deux hommes les résument pour ainsi dire aux yeux de l’Europe : Barneveld et Maurice de Nassau, l’homme d’état, le soldat. Maurice, entouré des trophées de cent combats, regardé par tous les hommes de guerre comme un maître, tirait encore une sorte de caractère sacré, aux yeux de la Hollande et de tous les pays protestans, du souvenir de son père, Guillaume le Taciturne, tombé sous le poignard d’un assassin. Il était la plus grande figure après Henri IV; qui pouvait se comparer à lui? Était-ce Jacques d’Angleterre, poltron, bavard, pédant et théologien couronné, ou le faible descendant de Philippe II, ou l’empereur d’Allemagne, Rodolphe, enfermé dans le Hradschin de Prague, toujours en querelle avec ses frères, réduit à l’impuissance et cherchant l’oubli dans ses galeries de tableaux, ses écuries, ou dans le ciel avec Kepler? Si Guillaume le Taciturne n’avait été assassiné, il est probable qu’il fût devenu roi : son fils pouvait sans crime aspirer à porter une couronne, d’autant plus qu’il n’ignorait point que l’indépendance absolue des Provinces-Unies, pour ne pas déplaire à l’Angleterre et à la France autant qu’à l’Espagne, ne laissait pas que de leur sembler quelque chose d’un peu trop audacieux. Tout le monde se souvenait encore que, dans leur détresse, les Provinces-Unies avaient cherché d’abord des rois à l’étranger. Au moment où Guillaume avait été assassiné, elles s’étaient crues d’abord perdues. Maurice n’avait que dix-huit ans; on avait imploré Elisabeth, Henri III; le roi de France, menacé par la ligue dans son propre royaume, ne songeait qu’à se défendre lui-même. Elisabeth reçut à Greenwich les ambassadeurs qui lui offraient la couronne des Pays-Bas, elle répondit qu’elle était avancée en âge (cela se passait en 1585), sans enfans, et qu’il n’y avait dans sa maison aucun prince qui pût aller prendre les rênes du gouvernement à La Haye. Elle ne se souciait guère d’augmenter l’héritage du fils de la reine d’Ecosse; elle se contenta donc de promettre aux états aide et appui. Au moment où la trêve fut signée entre les états et l’Espagne, Elisabeth ne régnait plus, mais des garnisons anglaises occupaient encore Flessingue, Ramekens et Brille, comme gages de la dette contractée par la Hollande envers l’Angleterre, et Jacques tenait vis-à-vis des états le langage d’un protecteur bien plus que d’un allié. Henri IV lui-même, qui était l’ami le plus sincère des « nobles, hauts et puissans seigneurs, messeigneurs les estats, » les tenait pour libres, mais non pour souverains, Francis Aerssens, l’envoyé des états, fut reçu et traité par lui avec les plus grands honneurs aussitôt après la signature de la trêve. L’ambassadeur d’Angleterre à ce propos demanda au roi s’il entendait continuer sa protection et son assistance aux états pendant la durée de la trêve. « Oui, répondit Henri. — Et pendant quelques années après? — Non, je n’entends pas offenser le roi d’Espagne de gaîté de cœur. — Mais ils sont libres ! répliqua l’ambassadeur, le roi d’Espagne n’aurait aucun sujet d’offense. — Ils sont libres, dit Henri, mais non souverains. » — « Jugez, écrivait Aerssens à Barneveld dans la dépêche où il raconte cette conversation, dans quels termes nous serons avec l’Espagne à la fin de la trêve, si nos meilleurs amis font entre eux cette distinction à notre désavantage. Ils insistent sur cette différence entre la liberté et la souveraineté, considérant la liberté comme un état moyen entre la servitude et la souveraineté. »

Henri IV disait vrai : messeigneurs les états étaient libres, ils avaient conquis cette liberté par les plus généreux efforts; mais leur souveraineté était vague et indécise, parce qu’elle n’était point personnifiée dans un homme ou dans une dynastie. Leur état politique n’était défini par aucune constitution. Les Provinces-Unies n’étaient qu’un faisceau de provinces qui avaient fini par tomber dans l’héritage d’une famille étrangère, de cités qui avaient conquis ou acheté des libertés municipales. L’union d’Utrecht contractée en 1579 n’était qu’une ligue de provinces et de villes rebelles, un contrat qui n’était fait que pour la guerre, un traité. Les articles d’union réservaient formellement à chacune des sept provinces tous les pouvoirs qui n’étaient pas nécessaires au gouvernement pour mener à bonne fin la lutte entreprise contre le suzerain espagnol.

Pendant la chaleur de la guerre, les vices inhérens à toutes les ligues n’avaient point apparu; la province de Hollande avait joué le rôle prépondérant, car presque toute la richesse de la confédération y était concentrée, et c’est la puissance de l’argent qui avait fini par venir à bout de l’Espagne (le revenu des Provinces-Unies allait de pair avec celui des plus grandes puissances; à la fin de son règne, Elisabeth avait de la peine à trouver 15 ou 17 millions par an, les Hollandais fournissaient souvent jusqu’à 25 millions par an au trésor); mais, quand la victoire couronna les efforts des états, on put se demander ce que serait en réalité ce gouvernement que l’Europe était forcée de reconnaître. Les Provinces-Unies ne resteraient-elles qu’une ligue ou deviendraient-elles une nation ? L’instinct de conservation, plus fort que les traités et les conventions écrites, devait pousser invinciblement vers l’unité politique un peuple dont le territoire avait été artificiellement découpé par l’histoire. Les Provinces-Unies vivaient bien en république, elles avaient secoué le joug d’un souverain étranger; mais elles n’avaient point de haine héréditaire pour la monarchie, et tout s’inclinait naturellement devant Maurice, issu de la branche la plus illustre de la maison de Nassau, prince national dont la grandeur s’identifiait avec celle de la Hollande et qui à ce titre avait le vrai caractère des fondateurs de dynasties. Son ambition, s’il en avait, ne pouvait profiter qu’à son pays; il était d’assez grande race pour n’être séduit par les caresses ni du roi de France ni du roi d’Angleterre; sa vanité même était une force nationale. S’il ne devenait roi, il fallait que, sous un nom quelconque, il devînt le maître. L’homme qui avait livré tant de combats, fait tant de sièges, se contenterait-il, la paix venue, de donner des fêtes fastueuses comme un Spinola ? Contemplez ses portraits, voyez cette face énigmatique, cet œil d’acier, dur et implacable, cette bouche serrée, cette mâchoire puissante, ce front hautain; il affectait la simplicité, portait un costume sombre et ne laissait deviner son rang qu’au collier de diamans négligemment enroulé autour de son chapeau de feutre. Taciturne comme son père, il passait des heures aux échecs; la guerre était son vrai passe-temps, et les hivers lui semblaient toujours trop longs. Il était prince et soldat; il avait son père à venger, son nom, sa nation, sa religion à défendre; en contentant son ambition et ses haines, il pouvait croire qu’il ne travaillait que pour sa patrie. Ayant à choisir, pour remplir ses desseins, entre le peuple, qui saluait en lui son héros, et de petites oligarchies marchandes qui voulaient défendre contre lui des privilèges municipaux et des prérogatives provinciales, il ne devait pas hésiter longtemps. Il se mit avec le peuple contre la bourgeoisie; il brisa tout ce qui pouvait menacer l’unité politique de la république naissante.

Un seul homme était assez grand pour lui faire obstacle : c’était Barneveld. Si Maurice était le général de la république, Barneveld en était le représentant politique. Né en 1547 de la vieille et honorable famille des Oltenbarneveld, il avait été quelque temps soldat pendant les guerres de l’indépendance; mais son éloquence, son vaste savoir, le poussaient au gouvernement ; nommé à vingt-neuf ans grand-pensionnaire de Rotterdam, il devint un des conseillers de Guillaume le Taciturne. Quand celui-ci périt, ce fut Barneveld qui fit nommer Maurice stathouder de Hollande, bien que le fils de Guillaume n’eût encore que dix-huit ans. Lui-même en 1586 fut nommé avocat de Hollande : sous ce titre, il devint le premier ministre des Pays-Bas; il regardait Maurice comme son pupille, le fit nommer stathouder dans les provinces de Gueldre, d’Utrecht, d’Overyssel; à vingt-quatre ans, le prince était stathouder dans cinq des sept Provinces-Unies.

Barneveld avait, sauf en ce qui regarde l’armée, des pouvoirs presque indéfinis. Il était ministre des affaires étrangères, et la collection de ses dépêches, consultées avec tant de fruit par M. Motley, est l’histoire de l’Europe pendant une longue période, écrite pour ainsi dire jour par jour. Vers la fin du règne d’Elisabeth, il alla à Londres pour négocier le départ des garnisons anglaises. Il eut avec la reine des entrevues orageuses. Elisabeth exigeait que les états payassent d’abord leur dette à l’Angleterre; elle menaçait sans cesse, si elle n’était payée, de faire sa paix avec l’Espagne. Barneveld réussit peu à peu à la ramener à d’autres sentimens. Il obtint une convention avantageuse, et quand il alla prendre congé, la reine lui dit : « Je vous aiderai, quand vous seriez dans l’eau jusque-là, » en montrant son menton. Barneveld retourna en Angleterre pour complimenter Jacques au nom des états, quand celui-ci monta sur le trône; enfin il prit la part la plus active aux négociations qui amenèrent la trêve de douze ans. C’est à ce moment que s’ouvre le grand drame que raconte éloquemment M. Motley dans son livre : le duel entre Maurice et Barneveld. Au lendemain pour ainsi dire de la paix, l’antagonisme commence. Louise de Colligny, la quatrième femme et la veuve de Guillaume le Taciturne, alla, à l’instigation de Maurice, demander secrètement à Barneveld si, dans l’intérêt des Provinces-Unies, il n’y aurait pas lieu de mettre la couronne sur la tête de son fils. Elle aimait Barneveld ; celui-ci la vénérait profondément. Il lui déclara que son dévoûment à la maison d’Orange ne pouvait lui faire accepter cette pensée. Maurice avait des pouvoirs royaux, il était capitaine-général et amiral-général de cinq provinces. Il avait hérité de toutes les prérogatives des anciens ducs de Bourgogne, de Charles V lui-même, on augmenterait tant qu’il voudrait ses pensions, on ajouterait à ses dignités; mais la Hollande sortait meurtrie des mains d’un roi, elle avait presque toujours été en rébellion contre ses anciens maîtres; il ne fallait point lui parler d’une nouvelle royauté. Louise de Colligny fut convaincue par ces argumens; elle raconta la conversation à Maurice, qui l’écouta froidement et sans rien répondre[1].

Barneveld avait à ce moment soixante-deux ans, Maurice n’en avait que quarante-deux : ce dernier avait passé vingt ans à faire la guerre, mais pendant trente ans le premier avait occupé le principat politique. Orateur, écrivain, diplomate, financier, il était à lui seul en Hollande plus que Sully, Villeroy, Jeannin, n’étaient en France à côté d’Henri IV. À cette heure critique de l’histoire, le sort de la France comme celui de la Hollande était dans les mains de deux hommes; mais, tandis que l’ambition et l’envie s’apprêtaient à séparer dans les Provinces-Unies le prince et le ministre, en France rien ne pouvait les diviser, car l’un était le roi. C’est l’avantage des monarchies d’incliner les plus grands noms devant un homme qui représente la patrie. On a vu quelquefois dans les démocraties de beaux exemples d’union; Seward et Lincoln ont défendu ensemble l’Union américaine contre des états rebelles, la constitution américaine est déjà assez ancienne pour tenir la place d’un roi. Quels prodiges n’eût pas accomplis l’union cordiale, généreuse, patriotique, de deux hommes tels que Maurice et Barneveld! Malheureusement ils ne trouvaient rien au-dessus d’eux, ni une dynastie, ni de vieilles institutions. La forme du gouvernement était trop élémentaire : les municipalités, qui se recrutaient dans l’oligarchie marchande, envoyaient leurs délégués aux assemblées provinciales; les sept assemblées provinciales nommaient des députés aux états-généraux. Les droits des états provinciaux, des états-généraux n’étaient définis par aucune loi. Si l’épée de l’Espagne n’avait été sans cesse tournée vers la Hollande, la discorde eût promptement séparé les provinces et les villes; la Hollande n’était ni république, ni monarchie, ses frontières politiques étaient aussi vagues que ses frontières naturelles.

La passion religieuse, l’intérêt du protestantisme, pouvaient-ils du moins servir de ciment à une confédération dont les liens étaient si lâches?, La Hollande] s’était d’abord révoltée contre l’inquisition espagnole; mais les plus terribles excès et l’amour même de la patrie ne déracinent que lentement la foi. La moitié des habitans étaient encore fidèles à la religion catholique, et les protestans vainqueurs se déchiraient entre eux. Un schisme avait failli éclater dans l’église protestante quand Arminius, en 1603, fut nommé professeur de théologie à Leyde. Gomar avait soutenu contre lui la doctrine orthodoxe de la prédestination. La foi populaire était le calvinisme le plus rigide : c’était celle des huguenots français, des puritains d’Ecosse et d’Angleterre; les doctrines plus douces d’Arminius avaient trouvé créance dans la bourgeoisie aisée des villes. La guerre avait longtemps étouffé les germes de ces dissensions; mais dès que la trêve militaire fut signée, la trêve religieuse fut dénoncée. Si aujourd’hui même, dans notre vieille Europe, il semble impossible de séparer l’église de l’état, cette séparation ne pouvait se faire dans un temps où les états luttaient entre eux au nom de la foi. Le protestantisme avait couru, comme une traînée de poudre irrégulière, à travers l’Allemagne, découpée en une multitude de principautés, et chaque prince, si petit qu’il fût, se croyait le droit de dire : cujus regio ejus religio. L’Angleterre n’était sortie de l’orthodoxie catholique que pour entrer dans une orthodoxie anglaise. Il fallait bien que la Hollande eût son orthodoxie, qu’Arminius triomphât de Gomar, ou Gomar d’Arminius. Deux hommes seuls, les deux conducteurs politiques de la France et de la Hollande, eurent le rêve de la parfaite tolérance, et l’un finit son rêve sous le poignard, l’autre sur l’échafaud. Henri, qui allait à la messe, se souvenait du prêche. Barneveld, tolérant jusqu’au scepticisme, avait pris pour devise, comme son grand-père : nil scire tiitissima fides. Il tenait pour la religion protestante, mais voulait réserver premièrement l’indépendance religieuse de chacune des Provinces-Unies, en second lieu les droits souverains de l’état sur l’église. Le gouvernement des petites églises hollandaises appartenait par moitié aux clercs, par moitié aux laïques; les fanatiques voulaient le donner tout entier aux pasteurs, non pas afin de rendre l’église indépendante du gouvernement civil, mais dans le dessein de subordonner le gouvernement civil aux docteurs. Ils prétendaient établir une théocratie calviniste. Les formules théologiques couvraient encore ici l’hostilité naturelle entre la riche bourgeoisie, qui voulait garder le gouvernement des églises et des synodes, et le peuple, mené par les prêcheurs, jaloux de toute autorité qui n’était point spirituelle.


II.

Nous venons de montrer quels germes de discordes fermentaient dans cette petite république, qui venait de jouer un si grand rôle dans les affaires de l’Europe. Henri IV lui en destinait un plus grand encore. Personne plus que le roi de France n’avait admiré la politique de Barneveld. Sully, d’esprit plus implacable, trouvait que les Provinces-Unies avaient eu tort de consentir à la trêve; le vieux huguenot tenait ferme pour la cause protestante, il harcelait sans cesse le roi, lui montrant qu’après des années du règne le plus glorieux et le plus prospère il était toujours entouré d’ennemis; la reine appartenait à l’Espagne; deux ministres, Villeroy et Sillery, étaient d’anciens ligueurs, Épernon était un ennemi. Aerssens, l’habile ambassadeur des états, voyait sans cesse le premier ministre et le roi. Il raconte à Barneveld dans ses dépêches qu’à de certains momens le roi pressait Sully de se convertir. Un jour, il croit Sully perdu. Henri s’était laissé aller jusqu’à dire qu’il traiterait le duc comme le maréchal de Biron, et le ferait aussi petit qu’il l’avait fait grand. Ces boutades ne duraient pas; le roi savait que son ministre grondeur, haï de la cour, vain, d’humeur soupçonneuse et triste, était son vrai, son seul ami. Il avait deviné aussi dans Barneveld un allié sûr, plus dévoué à la France qu’à l’Angleterre, familier avec tous les ressorts de la politique européenne. « Sa majesté, écrit Aerssens (le 9 février 1609), admire et vante votre sagesse, qu’elle croit nécessaire à la conservation de notre pays, vous estimant un des plus rares et sages conseillers de notre âge. »

On sait comment tout d’un coup la paix se trouva menacée par l’ouverture de l’héritage des duchés de Clèves, de Berg et de Juliers. Les projets mûris par le roi pendant plusieurs années allaient se faire connaître. Ces territoires étaient placés comme une pomme de discorde entre la France, l’Allemagne, les Provinces-Unies, les Pays-Bas espagnols. Il était bien loin de la pensée du roi d’entreprendre une croisade religieuse; il savait mieux que personne que dans toute l’Europe les passions religieuses étaient un instrument des princes. Il ne songeait qu’à la grandeur de la France, comme fit après lui Richelieu; il voulait « couper la veine jugulaire de la prétendue monarchie universelle du roi d’Espagne, » comme le dit une dépêche d’Aerssens à Barneveld. L’archiduc Léopold se jeta dans Juliers; son plan était celui-ci : séquestrer les duchés au nom de l’empereur; si le coup réussissait, revenir à Prague, délivrer l’empereur du joug importun de son frère Mathias, recevoir en récompense la couronne de Bohême et la promesse de l’empire. Henri IV et Barneveld déjouèrent ce projet; les duchés furent occupés avec leur consentement par l’électeur de Brandebourg et par le palatin de Neubourg. « Léopold à Juliers, dit Henri IV, c’est un furet dans un trou de lapin. » Il fit avancer ses troupes vers Luxembourg, amassa son armée près de Metz, Toul et Verdun. Il reçut à Monceaux avec la plus grande hauteur Teynagel, le ridicule envoyé de Léopold, et lui déclara qu’il soutiendrait les princes, qui avaient établi leur condominium dans les duchés. Jeannin était présent à l’entrevue, « bien que, dit Aerssens dans sa dépêche, le roi n’eût pas besoin de pédagogue en cette occasion. » Il fit la même déclaration à l’envoyé des archiducs de Bruxelles. L’empereur lui dépêcha, pour expliquer ses intentions, un jeune prince de Hohenzollern, âgé de vingt-trois ans seulement. « Que ferez-vous, lui dit ce jeune homme, que la timidité rendait audacieux, pour protéger les princes au cas où l’empereur leur commanderait de vider les provinces qu’ils ont injustement occupées? — Il n’y a que Dieu qui puisse me contraindre à dire plus que je n’en veux dire, répliqua le roi. C’est assez que vous sachiez que je n’abandonne pas mes amis dans une juste cause. L’empereur peut beaucoup pour la paix générale. Qu’il ne prête point son nom pour couvrir une usurpation. »

La guerre semblait inévitable : le roi achetait déjà ses chevaux; pourtant tout était encore suspendu à un fil. On sait comment l’amour d’Henri IV pour la princesse de Condé, réfugiée à Bruxelles, tantôt précipita, tantôt traversa ce qu’on est convenu de nommer le grand dessein. Tous les incidens de ce roman, dont la trame est mêlée à l’histoire, ont été racontés par M. le duc d’Aumale dans son Histoire des princes de Condé, et les dépêches hollandaises tendent à prouver qu’il ne se trompait pas quand il cherchait à démontrer que « l’ardeur amoureuse du roi n’était pas le vrai motif de sa politique... Ce n’était pas comme un paladin qu’il allait faire la guerre, c’était en grand capitaine et en grand roi. « M. Motley se complaît et s’attarde à ces instans solennels qui précèdent la fin lamentable d’Henri. Il recueille pieusement toutes ses paroles. « Je suis encore assez vert, disait le roi à Aerssens, pour mener une armée à Clèves. J’aurai bon marché de ces provinces; mais ces Allemands (il parlait de Brandebourg et de Neubourg) ne font que manger et dormir. Ils auront le profit et me laissent l’ennui. N’importe, que les états se tiennent prêts. » Le roi, avec 35,000 hommes, appuyé par 14,000 hommes commandés par Maurice, devait prendre les duchés. Le duc de la Force commandait une armée dans les Pyrénées. Enfin Henri IV donnait sa fille, par un traité secret, au fils aîné du duc de Savoie pour acheter son alliance; le duc entrait en campagne avec 12,000 hommes, appuyés par 15,000 Français, sous les ordres du maréchal de Lesdiguières. Henri IV promettait le Milanais au duc de Savoie, « et pourtant on proposa de demander au duc le duché de Savoie en contre-échange des secours du roi et de la cession de ses titres, en outre la ville de Gennes avec plain-pied en Italie[2]... »

Henri IV désirait ardemment que Barneveld vînt le voir à Paris. Il aurait voulu le tenir, le fasciner. Il le demandait sans cesse, mais l’avocat de Hollande était retenu par la crainte de déplaire au roi d’Angleterre, jaloux du roi de France. Il ne voulait pas paraître se livrer tout entier. Son ambassadeur l’alarmait par instans, lui écrivait : « Tout peut encore s’évaporer en fumée, si la princesse revient. » La souveraineté des Provinces-Unies n’était pas si bien établie qu’elles pussent mécontenter un seul de leurs alliés; Barneveld, en vrai patriote, marchandait un peu son amitié, cachait ses inquiétudes, ses antipathies et ses préférences sous les formes banales d’une diplomatie correcte. La finesse presque miraculeuse d’Henri IV avait deviné la haine secrète de Maurice pour Barneveld, il sentait dans le premier un ami de l’Angleterre, dans le second un ami de la France. A propos de quelques troubles qui eurent lieu à Utrecht, Aerssens écrit à Barneveld (3 avril 1610) : « Le roi désire que tout soit pacifié le plus tôt possible, de façon que les affaires publiques ne souffrent point d’embarras; mais il craint, m’a-t-il dit, que ces troubles ne fassent naître quelque nouvelle jalousie entre le prince Maurice et vous-même. Je ne comprends pas ce qu’il veut dire, bien qu’il m’ait tenu ce langage très explicitement et sans nulle réserve. Je n’ai pu que répondre que vous vivez ensemble dans les meilleurs termes, en parfaite amitié et intelligence. »

Barneveld, ne pouvant aller lui-même à Paris, y envoie son beau-frère en mission extraordinaire; il fait partir en même temps son frère pour Londres afin de tenir la balance toujours égale entre ses deux alliés. Le roi Jacques, qu’Henri IV appelait familièrement maître Jacques, fait sonner bien haut le prix de son alliance ; mais déjà, caressant le rêve d’un mariage espagnol pour son fils, il ne parle que de maintenir la paix. Il va jusqu’à invoquer ses droits sur les Pays-Bas. Henri au contraire, exaspéré par la conduite de Condé, irrité contre l’Espagne, sentant l’heure propice, veut « découpler les chiens, » entraîner rapidement le duc de Savoie avant qu’il n’ait eu le temps de mettre son alliance aux enchères. Il reçoit avec les plus grands honneurs Van der Myle, le beau-frère de Barneveld, et ses deux collègues, mais exprime tout d’abord le regret que Barneveld ne soit pas venu lui-même « la bride sur le cou, » et se plaint de la lenteur et de la timidité de messieurs les états. La première entrevue fut orageuse; le roi ne déguisa point sa mauvaise humeur. Il se plaignit qu’on ne lui eût point envoyé quelqu’un qui eût des pleins pouvoirs. Son ton prend une étrange majesté. « Il y a trois choses, dit-il, qui me font vous parler librement. Je vous parle comme à des amis qui me sont chers. Je suis un grand roi et dis ce que je veux dire. Je suis vieux et connais par expérience le train du monde. Je vous le dis, il est important que vous veniez à moi fermes et résolus sur tous les points. »

On éprouve une sorte de piété en relisant dans les rapports hollandais les dernières effusions de cet homme qui avec quelques tra- vers fut si véritablement grand. Henri méditait, après une courte et décisive campagne, de donner à l’Europe les bienfaits de l’ordre, de la tolérance et d’une paix durable. « Je ne serai pas toujours ici, dit-il après un moment de silence, et vous n’aurez pas toujours le prince Maurice et quelques autres hommes qui connaissent parfaitement l’état de vos affaires. Que messeigneurs les états se lèvent et agissent tandis qu’ils les possèdent. Mardi prochain, je ferai couronner la reine à Saint-Denis; jeudi, elle fera son entrée à Paris. Le jour suivant, vendredi, je partirai. A la fin du mois, je passerai la Meuse à Mézières ou aux environs. »

Toutes ces paroles furent transmises aux états dans un rapport qui n’a jamais été publié. C’est le 6 mai que le roi disait : « Je ne serai pas toujours ici. » Le 14 mai, il était frappé par Ravaillac. La France était décapitée, plus à plaindre que la Hollande : celle-ci gardait Maurice et Barneveld. Rien n’était changé à La Haye, tandis qu’à Paris la reine, Concini, Bouillon, Épernon, Condé, se disputaient les dépouilles d’un grand règne, que Sully était disgracié, que Villeroy reprenait la direction des affaires étrangères. Le vieux secrétaire d’état, rompu sous quatre règnes aux affaires, n’avait ni générosité ni grandeur; il avait été ligueur, il aimait avant tout le pouvoir et l’argent, mais il n’était pas dénué d’une sorte de patriotisme pour ainsi dire professionnel. Il pleura en recevant la première visite d’Aerssens. Il Pauvre France, » soupirait-il sans cesse. — « Vous trouverez tous les conseillers de la reine, dit-il, ardens à remuer dans un sens diamétralement opposé aux vues du feu roi. » La reine aussi versa des larmes abondantes en recevant la visite de condoléance de l’envoyé hollandais : elle serait fidèle aux plans de son époux, elle maintiendrait ses alliances, elle protégerait les deux religions. Ces phrases n’étaient que sur les lèvres. Barneveld envoya bientôt Van der Myle en mission extraordinaire pour offrir les condoléances solennelles des états. Villeroy, à travers ses larmes, ne cacha point que la France pendant une minorité serait incapable de rien entreprendre. Les princes se maintiendraient bien dans les duchés avec l’aide seule des états. La France n’était pas sûre du roi Jacques. Il lui faudrait peut-être chercher bientôt d’autres alliés. Il ne nommait point l’Espagne, mais il ne songeait assurément qu’à cette puissance. Que pouvait Villeroy quand tous les princes du sang penchaient de ce côté?

Qu’allait devenir la Hollande? On tâta le roi Jacques, mais ce grand théologien se contenta de faire des sermons aux états. Il leur recommanda l’union et leur donna ses vues sur la prédestination. Le duc de Savoie, pris au piège, envoya son fils en Espagne pour implorer son pardon. Venise tremblait. Les Hollandais restaient seuls, et seuls ils se mirent en campagne. Le 13 juillet 1610, Maurice avec 13,000 hommes de pied, 3,000 chevaux et trente pièces de canon, marche droit sur Juliers et en commence le siège. Après une défense honorable, l’archiduc se rend, à la condition qu’on le laissera décamper avec ses troupes. Il part, s’en retourne lentement par l’Alsace et la vallée du Danube, et, pillant partout sur son chemin, ne s’arrête que devant Prague. L’audace de Barneveld et de Maurice avait étonné l’Europe. L’archiduc de Bruxelles n’avait pas osé empêcher le passage des convois de Maurice. Le maréchal de La Châtre était arrivé, avec le contingent français de 8,000 hommes promis par les derniers traités, au milieu du siège; Maurice le garda auprès de lui pour être témoin de son triomphe. Il l’avait vu arriver presqu’à regret, et il eut sans doute préféré faire tout seul la loi à l’empereur d’Allemagne. La France offrit un instant de se substituer à l’empereur et de tenir les duchés sous son propre séquestre. Barneveld n’eut pas l’air de comprendre cette ouverture; Maurice laissa une garnison à Juliers, et s’en retourna tranquillement à La Haye.


III.

Les années qui suivent sont presque entièrement remplies en Hollande par les disputes religieuses. On comprendrait mal ces luttes, si l’on n’apercevait pas les dangers politiques qui leur donnaient pour ainsi dire l’aiguillon. Malgré le triomphe presque insolent de Maurice, jamais la Hollande n’avait eu plus de sujets d’inquiétude et de défiance. En France, elle avait presque tout perdu en perdant Henri IV; toutefois, avec une sagesse extrême, Barneveld restait fidèle à la cause de la couronne, sachant bien que la monarchie française renouerait tôt ou tard les fils coupés par Ravaillac ; il tenait pour la reine en dépit de tout, tandis que Maurice de Nassau, allié de Bouillon, favorisait ouvertement les princes rebelles, et qu’Aerssens, l’ambassadeur de Hollande, était si mêlé à leurs intrigues que le gouvernement français finit par demander son rappel. Aerssens, longtemps honoré de l’amitié d’Henri IV, n’avait pas su rester un froid témoin des désordres de la cour nouvelle. On avait surpris les dépêches où il annonçait à son gouvernement que la condition mise par l’Espagne à la promesse d’une infante pour le jeune roi était l’abandon formel de l’alliance hollandaise. Il ne pouvait rester à Paris; revenu à La Haye, il comprit bien vite que la Hollande ne garderait pas longtemps deux têtes : entre Barneveld, qui préférait l’alliance française, et Maurice, enclin à l’alliance anglaise, il n’hésita pas. Il devint l’ennemi le plus dangereux de l’avocat de Hollande. Barneveld savait mieux que personne combien l’alliance de Jacques était peu sincère. Le roi d’Angleterre voulait une infante pour son fils, et, pour être plus secret, son désir était mille fois plus âpre et plus importun que celui de Marie de Médicis. Aussi semblait-il qu’il voulût toujours avoir une querelle prête avec la Hollande; tout sujet lui était bon pour bouder, menacer, prêcher. Il n’était pas seulement l’allié ombrageux des états, il s’érigeait en directeur spirituel. Il entra dans une grande fureur quand l’université de Leyde donna une chaire à Vorstius, ami de Théodore de Bèze et suspect d’arminianisme. Jacques faisait écrire par son ambassadeur : « L’amitié du roi et l’hérésie de Vorstius sont choses incompatibles. » Barneveld craignait d’irriter le roi d’Angleterre, mais il ne voulait pas se laisser dicter jusqu’au choix d’un professeur. Dans ses dépêches, admirables de bon sens et de modération, il s’efface sans cesse devant les états ; les états seuls doivent être juges de l’indignité de Vorstius. Il résistait aux puritains hollandais déchaînés contre Vorstius. Jacques les protégeait ouvertement, ce qui ne l’empêchait pas de persécuter les puritains d’Ecosse et d’Angleterre. Ce monarque à double face cherchait partout la controverse.

On rirait de ces misérables querelles, si elles n’eussent couvert les plus noirs desseins. L’ambassadeur d’Angleterre, en sortant de chez Barneveld, allait conspirer contre lui chez Maurice. Qu’importaient à celui-ci Vorstius et les professeurs de Leyde? Il se laissa aller un jour à dire sa vraie pensée : « la prédestination! je ne sais si elle est verte ou bleue. » Mais il voyait dans Jacques un ennemi de Barneveld, et il écoutait sans rien dire le jargon théologique de l’ambassadeur. Il interrogeait l’avenir, mesurait le prix de l’alliance anglaise. Il ne pouvait pas ne point mépriser secrètement « maître Jacques, » mais il savait quelles forces puissantes couvrait la frêle royauté des Stuarts.

Le soldat silencieux, on l’avoue presque avec regret, semble avoir eu une vision plus nette de l’avenir que le savant, le noble et généreux Barneveld; il comprenait qu’aux heures de crise on ne peut rester neutre et planer dans la tolérance. Il devinait instinctivement qu’en face de la grande croisade catholique qui se préparait contre les puissances protestantes, le peuple hollandais se donnerait à ceux qui lui souffleraient le plus de haine. Deux sectes se disputaient le gouvernement, les remontrans, qui étaient de simples puritains, les contre-remontrans, qui étaient des doubles puritains. La théologie et la politique ne faisaient plus qu’un. La riche province de Hollande était remontrante, arminienne, c’est-à-dire à demi tolérante, elle admettait les « cinq points[3]; » mais à Amsterdam même et dans les autres provinces on tenait pour les « sept points. » Les doctrines; les plus sombres convenaient le mieux à une nation qui se souvenait du duc d’Albe, qui avait eu des martyrs et dont le sang avait coulé à flots. Les théologiens diserts de la grâce et de la demi-tolérance ne pouvaient aller aussi bien au cœur de pauvres gens qui avaient peur de l’enfer, qui ne se croyaient dignes d’être sauvés que par une ardente foi, et qui mesuraient surtout la foi à la haine des infidèles.

Maurice savait, comme Barneveld, que l’indépendance de la Hollande était loin d’être assurée. De toutes parts se levaient les périls; l’Europe était grosse de la guerre de trente ans. Le condominium n’avait pu durer longtemps dans les duchés ; le palatin de Neubourg s’était fait catholique pour épouser la sœur de Maximilien de Bavière. Les états alarmés avaient grossi la garnison de Juliers. L’Espagne se plaignit de cette violation de la neutralité, et les archiducs de Bruxelles, irrités, permirent à Spinola d’entrer dans les duchés. On vit alors la guerre la plus étrange, une guerre en pleine paix et sans batailles; Maurice et Spinola se suivaient, se fuyaient, avançant et reculant comme des fantômes. Maurice avait dans son armée Brandebourg, et Spinola Neubourg. Ce dernier prit Orsoy et quelques autres places, rasa les fortifications de Mülheim et surprit Wesel, qu’on appelait la Genève du Rhin. Après cette campagne si peu sanglante, des conférences s’ouvrirent à Xanten, où furent représentés l’Angleterre, la France, les archiducs, les états, les électeurs de Cologne, de Neubourg et de Brandebourg, et l’électeur palatin. On coupa les duchés en deux morceaux : d’un côté Clèves, de l’autre Juliers et Berg; Brandebourg et Neubourg eurent chacun leur moitié.

Cet arrangement bâtard dura jusqu’à la guerre de trente ans. La ligue catholique était sans tête depuis la mort de Philippe II ; elle allait bientôt en retrouver une. L’anarchie régnait encore dans les états autrichiens; mais déjà Ferdinand de Styrie était désigné pour l’empire. Il avait été élevé chez les-jésuites avec son cousin Maximilien de Bavière. Ce jeune prince était l’héritier présomptif de toutes les couronnes de l’empereur Maximilien II. On lui avait inspiré l’horreur de l’hérésie; il la voyait envahir, à la faveur des discordes de la famille impériale, la Moravie, la Silésie, les deux Autriches, et la trouvait dans ses états héréditaires de Styrie, de Carinthie, de Carniole. Prague était un foyer de rébellion. Le protestantisme y était protégé par la « lettre de majesté. » En Bohême, il y avait neuf protestans pour un catholique. Ferdinand fit le pèlerinage de Lorette et de Rome, se promit de rendre la couronne de Bohême héréditaire dans sa maison, de monter au trône impérial et d’exterminer l’hérésie. Si Ferdinand ou ses héritiers n’avaient pas d’enfans, le roi d’Espagne pouvait réclamer sa succession. Cette perspective épouvantait l’Allemagne protestante et les états.

Il faut se replacer par la pensée au milieu de cette Allemagne coupée en trois cents petites souverainetés, imaginer ce qu’était l’empereur des Romains et le voir, comme Charles-Quint, avec la double couronne. Que deviendraient alors la petite Hollande et la maison d’Orange, quand le roi d’Angleterre lui-même était prêt à mendier une infante? Une force secrète ramenait pourtant toujours Maurice à l’Angleterre ; il semble qu’il ait deviné l’avenir réservé à sa maison, et compris que le mariage de l’Angleterre et des Stuarts ne serait plus long. Jacques d’ailleurs, quand il désespérait de rien obtenir de l’Espagne, revenait aussi à la Hollande; le sort de Barneveld, resté fidèle à l’alliance française, fut peut-être décidé dans une entrevue que Maurice eut à Arnheim avec sir Ralph Winwood, l’ambassadeur anglais (M. Motley a trouvé le récit de cette entrevue dans les manuscrits des archives de Hatfield). Maurice parle de la nécessité de former une ligue évangélique, qui ferait obstacle aux plans de la ligue catholique; la ligue évangélique devait embrasser l’Angleterre, le Danemark, la Suède, les princes allemands, les cantons protestans de Suisse, les Provinces-Unies, les huguenots français; le roi d’Angleterre en serait le chef et le protecteur. « C’est là, dit Maurice, le seul coupe-gorge des complots de la France et de l’Espagne. » — « Et quelle apparence, lui dit Winwood, y a-t-il que les Provinces-Unies entrent dans cette confédération, puisque la foi religieuse y est ébranlée chaque jour? Celui qui gouverne la Hollande est le patron de Vorstius et des arminiens schismatiques. Comment les huguenots français peuvent-ils avoir confiance dans un homme qui est à la dévotion de la France? » Maurice avoua que Barneveld n’avait nul souci de la religion, mais, sauf quelques villes, les Provinces-Unies, ajouta-t-il, ne sont pas infectées par l’hérésie. « Il m’est plus difficile de vous satisfaire sur le second point, car je reconnais que Barneveld est tout à fait dévoué au service de la France. Pendant les négociations de la trêve, le président Jeannin vint à moi après un différend que j’avais eu avec Barneveld, me pria, au nom du roi de France, de bien traiter quelqu’un qu’il avait pris sous sa protection. Les lettres que l’ambassadeur des états en France écrivait à Barneveld, Barneveld les envoya en autographe aux mains de Villeroy. »

Pour comprendre cette perfide accusation, il faut se souvenir qu’on avait volé des dépêches à Aerssens; celui-ci, devenu l’ennemi juré de Barneveld, avait répandu l’accusation dont Maurice ne rougissait pas de se faire l’écho, oubliant qu’il parlait du premier ministre de son pays à l’envoyé d’un souverain étranger. Le prince se répandit sur les dangers que courait son pays, quand la France et l’Espagne avaient l’œil partout, et laissa tomber enfin ces menaçantes paroles : « il faut donc que de bonnes résolutions soient prises pour sauver cet état d’une chute soudaine; mais en ceci il faut user de modération et de discrétion. »

La conduite de Jacques n’était pourtant guère en harmonie avec les assurances qu’il envoyait à Maurice; la France, même aux mains des anciens ligueurs, était encore moins dangereuse que son hypocrite amitié. « N’oubliez pas, écrivait Barneveld à Langerac, le nouvel ambassadeur des états, de caresser le vieux gentilhomme. » Il voulait dire Villeroy, qui, si décrépit qu’il fût, menait encore la diplomatie de la France et qui ne voulait pas se mettre tout à fait dans les mailles de l’Espagne. « Ne croyez pas, disait-il, que la France laissera détruire le duc de Savoie, cela va contre toutes les raisons d’état. » Barneveld voulait, qui pourrait l’en blâmer? gagner du temps, attendre la fin de la minorité du roi de France; il pressentait Richelieu. Il respectait le gouvernement légal de la France; il pouvait bien blâmer ceux que blâmait Duplessy-Mornay, fidèle sujet autant que bon huguenot. Il savait combien Jacques était peu sûr, fuyant, capricieux. Le roi d’Angleterre voulait tout régenter, offrait toujours sa médiation; a il ne fallait qu’un peu de cire pour arranger l’affaire des duchés. » Parfois il était insolent, menaçait les états, il enjoignait à tout le monde de vider les duchés. Il commande aux états de désarmer, se répand en exhortations pompeuses : « hier est le précepteur d’aujourd’hui, etc. » Barneveld le ménageait, répondait à ses textes par d’autres textes, qu’il avait l’habileté un peu dangereuse de tirer des écrits anciens du roi. Ses défiances étaient bien justifiées, car ce bon allié des états pensa sérieusement à partager les Provinces-Unies avec la France. Il écrivait à Cecil : « Si les états sont si faibles qu’ils ne puissent subsister pendant la paix ou pendant la guerre (il les pressait à ce moment pour le remboursement des sommes prêtées par l’Angleterre) sans que je me ruine pour le faire, certainement alors minus malum est eligendum ;… qu’ils renoncent à leur vaine soif du titre d’état libre et dividantur inter nos; je veux dire que leur pays soit partagé entre la France et moi, autrement le roi d’Espagne est sûr de nous dévorer[4]. » Après avoir beaucoup crié, il finissait d’ordinaire par céder; il rendit à la Hollande les places que des garnisons anglaises occupaient depuis Elisabeth contre une somme de 250,000 livres, et les régimens anglais restèrent au service des états.

En 1617, Ferdinand, devenu le chef de la ligue catholique, fut nommé roi de Bohême, et peu après, en dépit de la « lettre de majesté, » la persécution commença contre les protestans. La guerre de trente ans date virtuellement du 23 mai 1618, le jour où la populace de Prague jeta par les fenêtres du Hradschin Slawala un protestant bohême converti au catholicisme et Martinitz, les deux magistrats qui avaient donné le signal de la persécution. L’élection d’un empereur approchait; le vieil empereur Mathias alla de sa personne avec Ferdinand à Dresde pour demander à l’électeur, qui était cependant le chef des luthériens, de donner sa voix au jeune roi de Bohême. « L’empereur était malade, dit M. Motley, le roi Ferdinand était frugal, mais l’électeur était un fort buveur. Ce n’était ni son habitude, ni celle de ses conseillers, de se mettre eux-mêmes au lit: on les y portait généralement; mais Ferdinand voulait être conciliant, et se conduisit aussi bien que possible au banquet. L’électeur était aussi un fort chasseur. Aucun de ses hôtes impériaux ne se souciait de chasser, mais on les mit à la fenêtre d’une maison de chasse, et sous leurs yeux l’électeur et ses courtisans tuèrent 8 ours, 10 cerfs, 10 sangliers et 11 blaireaux, sans compter beaucoup d’autres animaux.» La chronique raconte de ce Nemrod qu’avant de mourir il avait tué 28,000 sangliers, 208 ours, 3,543 loups, 200 blaireaux, 18,967 renards, sans compter les cerfs et les daims, ce qui faisait un total de 113,629 animaux. Il est clair, comme dit M. Motley, que le chef du parti protestant n’avait pas vécu en vain. Il promit sa voix à Ferdinand; on s’embrassait avant de se battre. L’empereur avait à peine le dos tourné, que l’électeur de Saxe célébra le grand jubilé, le centième anniversaire de la réforme. Mathias étant mort peu après, il tint pourtant sa parole; Brandebourg, l’électeur palatin lui-même, le gendre du roi Jacques, donnèrent comme lui leur voix à Ferdinand. Le jeune archiduc fut élu à l’unanimité; mais le jour même où le résultat du vote fut annoncé à Francfort, on apprit que les états de Bohême avaient prononcé la déchéance de Ferdinand et élu pour roi l’électeur palatin.


IV.

La guerre était imminente : Maurice résolut, avant d’y jouer son rôle, d’asseoir solidement son autorité dans les Provinces-Unies. Les états de la province de Hollande étaient dans la main de Barneveld : les doubles puritains, les partisans de Maurice, réclamaient un synode national; les états de Hollande se déclarèrent contre le synode en faveur de l’indépendance religieuse des provinces. Barneveld fit plus; il autorisa les villes à faire des levées pour leur propre compte, à défendre leurs temples, leurs fabriques, composées à moitié de laïques, à moitié de ministres; les municipalités enrôlèrent des waartgelders, armèrent des gardes civiques. A Leyde, la municipalité entoura l’hôtel de ville de retranchemens, de palissades, que le bas peuple appela les dents de Barneveld. Maurice était devenu le chef avoué des contre-remontrans. Comme il arrive toujours dans les temps de révolution, l’imagination populaire résumait cette lutte entre deux factions théologiques et deux systèmes politiques dans une formule simple, dans un cri : « Orange ou Espagne ! » Orange, c’était le héros, le fils du martyr, le chef victorieux de l’armée; Espagne, c’était Barneveld, bien que toute sa vie il eût lutté contre la tyrannie espagnole, mais il n’avait lutté qu’avec la plume et la parole : son vaste labeur, ses veilles, ses tourmens, sa vie usée au service de sa patrie, n’avaient eu que peu de témoins. Parce qu’il ne voulait point de persécution, on l’accusa d’être un papiste déguisé. Maurice invoquait volontiers le serment qu’il avait prêté lorsqu’on l’avait nommé stathouder : il avait juré de défendre la religion réformée. Barneveld essayait de lui prouver qu’il y avait place dans la religion réformée pour d’autres que les purs calvinistes. « Je ne suis pas un théologien, disait Maurice. Faisons venir les ministres, et qu’un synode décide la question. » Un jour, Barneveld, Grotius et d’autres essaient de lui prouver que, si les contre-remontrans refusent de recevoir la communion des ministres remontrans, s’ils veulent avoir d’autres temples ou s’approprier les temples existans, l’état marche à sa ruine. Maurice mit la main sur son épée : « Il n’est besoin de discours fleuris ni d’argumens savans. Avec cette bonne épée, je défendrai la religion que mon père a plantée dans ces provinces, et je voudrais voir celui qui m’en empêchera! »

il fit plus; il quitta la paroisse où il avait coutume d’aller au prêche et se rendit solennellement, au milieu d’une foule immense, à un vieux cloître devenu l’église des dissidens. La procession passa sous les fenêtres de Barneveld. Le gant était jeté : Barneveld le ramassa, et c’est à la suite de cet événement qu’il obtint des états de Hollande une déclaration contre le synode général qui devait ériger la nouvelle secte en église officielle pour toutes les Provinces. Nous voyons ici, dans le microcosme hollandais, remuer toutes les passions qui agitaient l’Europe, les réformateurs, armés d’abord contre la persécution, devenir persécuteurs à leur tour, les fils des martyrs changés en bourreaux, les princes au service des églises et les églises au service des princes, les passions nationales et religieuses tantôt confondues, tantôt en conflit, enfin ce qu’il y a de plus vil et ce qu’il y a de plus noble servant aux mêmes desseins, encore mystérieux.

Personne ne respectait la liberté de l’âme humaine, personne ne trouvait naturelle la diversité des cultes : chaque église voulait dominer la société laïque; l’idée catholique de la soumission de l’état à l’église, source et maîtresse de vérité, avait pénétré jusque dans les sectes les plus misérables. Les dissidens ne voulaient pas de dissidens. Faut-il s’étonner d’une telle intolérance quand après deux siècles la vision des églises libres, élevées au-dessus de tous les intérêts terrestres, hors des grossières passions humaines, ne traverse encore que si peu d’esprits, quand chacun, aujourd’hui comme autrefois, veut se faire un bouclier de son Dieu et une arme de sa foi ? Barneveld avait l’âme véritablement tolérante; il voulait peut-être trop subordonner l’église à l’état, il demandait dans chaque église une orthodoxie un peu large, un peu facile, pour ne pas multiplier les schismes, il ne lui plaisait pas que les pasteurs devinssent les régens de l’état; il repoussait la rigide unité théologique. Malheureusement pour lui, il voulut appuyer le principe de la liberté théologique sur celui de l’indépendance provinciale, et la nécessité réclamait l’unité politique, la soumission des provinces à un gouvernement central. Les Provinces-Unies ne pouvaient vivre à l’état de faisceau toujours dénoué; la main de fer de Maurice prit ce faisceau et le serra de telle sorte qu’elles devinrent une nation.

Maurice résolut trois choses : établir l’unité religieuse au moyen d’un synode national, affermir l’unité politique en brisant les municipalités, se débarrasser de Barneveld. Nous allons le voir suivre ses projets avec une inflexible dureté. La ville d’Utrecht s’était armée à l’instigation de l’avocat de Hollande, non qu’il désirât commencer la guerre civile, mais il voulait que les provinces eussent en quelque sorte leurs places de sûreté. Au printemps de 1618, Maurice commença une tournée dans les provinces. Il va d’abord à Nimègue avec un grand appareil militaire, convoque les échevins, les réprimande et installe de nouveaux magistrats à leur place. Il continue ainsi de ville en ville dans cinq provinces, et partout dissout les gardes civiques. Une caricature du temps, raconte M. Motley, représente une balance. Sur un plateau, il y a de vieux parchemins, des chaînes d’or et des robes d’échevin avec cette inscription : « droit sacré de chaque cité; » sur l’autre plateau un volume, « les Institutes de Calvin. » Le plateau municipal est surveillé par Arminius, le plateau calviniste par Gomar. Des juges en perruque et en robe regardent la scène; le stathouder, en grand uniforme militaire, entre et jette son épée du côté des Institutes.

Le stathouder s’embarqua à Kampen pour aller par le Zuiderzée à Amsterdam. Il y fut accueilli avec des transports; le canon salua son approche. Il y entra plutôt comme un roi que comme le magistrat d’une république. Maurice se sentait désormais assez fort. Utrecht était le foyer principal du parti provincial attaché à Barneveld; cette ville, où les articles d’union avaient été signés, était le berceau des libertés bataves. Un beau soir d’été, pendant la kermesse, quand les rues étaient pleines d’une foule oisive parmi laquelle se promenaient les gardes civiques en uniforme, Maurice arrive; il mande les magistrats. « Vous ne m’attendiez pas, leur dit-il, à votre fête. »

Des conférences commencèrent le lendemain entre un comité des états-généraux qui accompagnait Maurice et les états d’Utrecht. Maurice demandait le désarmement des gardes civiques et le synode. «Trois nuits après la dernière conférence, Maurice envoya sous main ordre à des troupes régulières de se trouver en armes à Utrecht le lendemain matin à trois heures et demie : environ 1,000 hommes d’infanterie, outre la garnison régulière de la place, avaient été rassemblés sans bruit de tambour avant trois heures et demie du mutin et étaient rangés sur la place du marché. A l’aube, le prince arriva de sa personne, à cheval, entouré de son état-major, sur cette place, un grand rectangle où débouchent les sept ou huit principales rues de la ville. Chacune des entrées de la place avait été gardée par les ordres de Maurice, et le canon était braqué sur toutes les rues. Une seule compagnie de gardes civiques stationnait sur la place. Le prince s’en approcha tranquillement à cheval, et ordonna aux gardes de mettre bas les armes. Ils obéirent sans un murmure. Il fit rechercher tous les gardes dans la ville entière. Cet ordre fut promptement exécuté, et au bout de peu de temps le corps entier des mercenaires, au nombre de mille, avait déposé ses armes aux pieds du prince. » On ne brûla pas une amorce; la plume jaune du stathouder avait fait, sans combat, toute une révolution. Les conseillers les plus mutins prirent la fuite, et quatre jours après le stathouder installa un nouveau gouvernement municipal composé de ses créatures. Il annonça aux nouveaux magistrats qu’il les nommait à vie : l’usage avait été jusque-là de les nommer pour un an seulement. Il donna avant de partir la cathédrale aux contre-remontrans. Peu de jours après, les états-généraux, qui étaient dévoués à Maurice, envoyèrent des convocations dans toutes les provinces pour le synode national.

Barneveld était vaincu. Les états de la province de Hollande lui restaient fidèles; mais Maurice s’appuyait sur les états-généraux, qui représentaient toute la confédération, sur l’armée, sur les classes populaires, sur la secte la plus fanatique et la plus remuante. Il avait brisé les municipalités les plus arrogantes, il s’était promené dans les provinces sans rencontrer aucune résistance, il avait dissous toutes les gardes civiques. Le 29 août, Barneveld se rendit en voiture aux états de Hollande. Ces états, comme les états-généraux, se réunissaient dans le Binnenhof, l’ancien palais des comtes de Hollande. Le stathouder habitait une aile du même palais. Quand Barneveld arriva, un chambellan l’avertit que le prince désirait lui parler. Il le suivit; il rencontra bientôt le lieutenant Nythof, des gardes-du-corps de Maurice, qui l’arrêta au nom des états-généraux et le conduisit dans une chambre du palais. Grotius, qui se rendait aux états, fut arrêté le même jour, ainsi que le pensionnaire Hoogerbeets. Tous deux étaient amis de Barneveld. A Utrecht, on arrêta le secrétaire Ledenberg.

Quand on apprit dans la chambre des états de Hollande l’arrestation de l’avocat, la stupeur fut telle que personne ne parla. Enfin un député se leva et dit simplement : « Vous nous avez pris notre tête, notre langue et notre main; désormais nous n’avons qu’à rester assis et à regarder. » Faite au nom des états-généraux, l’arrestation était bien en réalité l’œuvre de Maurice : huit députés réunis secrètement la veille l’avaient décidée avec lui. Il n’y avait eu ni enquête ni discussion publique.

Il faut le dire à l’honneur de la France, seule elle osa élever la voix en faveur de Barneveld, mais ce n’était plus un Henri IV qui pouvait plaider sa cause ou un Sully. Il y avait alors à La Haye un ambassadeur envoyé en mission extraordinaire, M. de Boississe. Il alla avec Du Maurier implorer Maurice. « Barneveld, leur dit le prince, m’a personnellement offensé. Il s’est vanté de me faire sortir du pays comme Leicester. Il est accusé d’avoir voulu semer le trouble dans le pays pour le ramener sous le joug de l’Espagne. La justice décidera. Les états seuls sont souverains dans cette question. Adressez-vous à eux. » — « Rien ne paraît, écrivait Du Maurier à son gouvernement, contre les prisonniers. Avant de les condamner, on est déterminé à les déshonorer. » Depuis longtemps, d’infâmes libelles cherchaient tous les jours à salir la réputation du malheureux Barneveld; il avait toujours dédaigné les flèches de la calomnie, elles seraient tombées sans force à ses pieds; la haine de Maurice les ramassa et s’en fit une arme mortelle.

Aussitôt après l’arrestation de Barneveld, Maurice recommença sa tournée dans les provinces. C’était dans chaque ville la même scène : « un régiment ou deux, quatre-vingts ou cent voitures d’équipages, entrant par la grande porte et précédant le prince et ses 300 gardes-du-corps, des bruits de hallebarde sur les marches du grand escalier de l’hôtel de ville, des bruits d’éperon dans la salle des séances, le conseil appelé devant le stathouder. Les conseillers étaient informés qu’on n’avait plus besoin de leurs services, et on leur permettait de se retirer avec de grands saints. Une nouvelle liste était proclamée qui avait été préparée d’avance par Maurice et dictée par ses partisans. » Çà et là on essayait une faible protestation ; à Hoorn par exemple, les magistrats osèrent demander pourquoi ils étaient déposés. « Le repos du pays l’exige, répondit froidement Maurice. Il faut que nous ayons des résolutions unanimes dans les états-généraux à La Haye. Cela ne peut se faire qu’avec ces changemens préliminaires. Je crois que vos intentions sont bonnes, et que vous avez été de fidèles serviteurs du pays, mais cette fois il faut qu’il en soit ainsi. »

À la décharge de Maurice, il faut dire que ces conseils étaient pour la plupart de petites corporations ; ils ne représentaient que des intérêts étroits, des monopoles, des familles, des privilèges surannés. Ils ressemblaient de tout point aux corporations anglaises que la chambre des communes fut si lente à réformer. Partout le peuple saluait Maurice de ses acclamations ; la populace fanatique s’amusait de la déconfiture des arminiens.

Amsterdam était le quartier-général des sectaires, des ennemis d’Arminius et de Barneveld. La majorité du conseil de la ville était dévouée aux intérêts de Maurice, mais la minorité était très remuante, et le stathouder jugea nécessaire de dissoudre tout le conseil. Quand il annonça sa décision, un vieillard de soixante-douze ans, le père de l’historien Pierre Corneliszoon Hooft, prit la parole. « Personne ici, demanda le vieux conseiller, n’a-t-il rien à dire en défense des lois et de nos privilèges ? — Non, » lui fut-il répondu. Il se leva alors, parla avec une grande éloquence, dénonça la dissolution du conseil comme une mesure illégale et inutile, rappela que le conseil avait toujours été dévoué aux intérêts de la maison de Nassau, et que l’opposition de la minorité n’avait jamais été factieuse. Maurice écouta avec une méprisante bonté cette harangue. « Grand-père, répondit-il, il faut qu’il en soit fait ainsi cette fois, la nécessité et le service du pays l’exigent. »

Ce fut tout : l’unité était faite, des municipalités dévouées à Maurice étaient partout nommées, le synode national fut convoqué. Le stathouder avait subordonné les villes et les provinces aux états-généraux ; il avait donné au stathoudérat toute la force de la monarchie. L’histoire ne saurait l’en blâmer ; notre siècle a vu quels dangers courent les confédérations quand les confédérés prétendent conserver tous les attributs de la souveraineté. Des flots de sang ont été versés aux États-Unis, pendant la guerre de sécession, pour assurer le triomphe de l’Union. La Suisse a lutté les armes à la main contre la ligue du Sonderbund. Maurice ne violait, n’invoquait aucune constitution : il était lui-même toute la constitution. Il avait mission de défendre la Hollande, et il ne pouvait la défendre, si elle était divisée contre elle-même. Il voulait établir l’unité politique, empêcher les grandes villes de s’armer contre les états ; l’indépendance dérisoire de quelques corps d’échevins était peu de chose auprès de l’indépendance d’une nation. L’unité politique était une nécessité suprême dans le nouvel état, sans cesse menacé, qui avait presque autant à craindre de ses alliés que de ses ennemis. L’unité religieuse pouvait sembler aussi nécessaire à Maurice : le temps était passé où il demandait dédaigneusement si la prédestination était « verte ou bleue; » il avait épousé le calvinisme le plus intraitable, la religion la plus haineuse, la plus propre à soulever, à entraîner, à enivrer le peuple. Les prêcheurs contre-remontrans étaient ses tribuns, ses trompettes, ses hérauts; mais il méprisait secrètement les théologiens, le récit de leurs querelles importunait un homme habitué à l’ordre des camps ou au silence d’une cour taciturne. Il pensait que la religion des peuples doit être celle des princes. Le synode national qui devait fixer la liturgie, le gouvernement des églises et le symbole de foi était à ses yeux une mesure d’ordre public. Son triomphe était si complet qu’on se demande pourquoi il ne s’arrêta point sur la route de la vengeance : n’était-ce pas assez d’avoir fait plier les provinces et les cités, les états de Hollande et les vieux sénats des villes, d’avoir chassé les ministres arminiens de leurs temples, et d’avoir livré l’église à une secte devenue officielle? Barneveld n’avait pas levé le drapeau de la guerre civile; dès qu’il avait compris que Maurice serait le maître, son patriotisme avait fait taire ses alarmes, ses passions et ses répugnances ; il cédait, et c’est à ce moment même qu’on le jetait en prison, qu’on le dénonçait et qu’on s’apprêtait à le punir comme un traître vendu à la France et à l’Espagne.

Son procès fut une indigne moquerie de la justice : pas un des juges ne croyait sans doute aux accusations qu’on portait contre lui. Richelieu, qui pourtant n’était pas d’âme tendre, fut plus généreux que Maurice de Nassau : il respecta dans Louis de Rohan, longtemps rebelle à son autorité, un grand serviteur de la France; il ne lui demanda que d’aller la servir au dehors, et Rohan avait accepté l’exil, un exil encore actif et utile à son pays. La Hollande était peut-être trop petite pour contenir à la fois Maurice et Barneveld ; à Londres ou à Paris, ce dernier, accablé déjà par les années, aurait gémi en silence sur l’ingratitude du stathouder et d’un peuple qu’il avait tiré de l’oppression ; jamais il n’eût noué contre cette patrie, qui avait été l’idole de sa vie entière, des intrigues indignes de son grand cœur. Maurice n’en jugea pas ainsi : il vivait dans un temps où la vie comptait pour peu de chose; depuis cinquante ans, les âmes étaient tendues par la violence, raidies par la haine et le fanatisme dans ces provinces où il semble pourtant que tout doive inviter à la paix, les grands horizons, les gras pâturages, les eaux endormies, jusqu’à ce vaste ciel traversé de nuées, qui de toutes parts semble envelopper l’homme et le détacher de la terre.

« Quand l’avocat, dit M. Motley, brisé par l’âge et sa vie de travail, et appuyé sur sa canne, entra dans la chambre qu’on lui avait donnée, après avoir péniblement monté le raide escalier, il fit cette remarque : « C’est ici l’appartement de l’amiral d’Arragon. » C’est là en effet qu’après la bataille de Nieuwport Maurice avait logé son principal prisonnier. Il y avait dix-huit ans de cela : de ses fenêtres, l’avocat de Hollande voyait de l’autre côté de la cour les fenêtres de la « salle de la trêve, » où si souvent il avait reçu les ambassadeurs de tous les souverains d’Europe, celles de la salle des états, où sa parole grave avait tant de fois été entendue avec émotion et avec respect.

Il fut tenu au secret pendant sept mois, séparé de sa femme, de ses enfans; son procès commença enfin le 7 mars 1619. On avait pris pour former le tribunal six commissaires en Hollande et deux commissaires dans chacune des autres provinces. Tout était irrégulier dans la procédure. Barneveld avait été arrêté illégalement : d’après les anciennes chartes, la détention préventive n’aurait pas dû se prolonger au-delà de six semaines. Il n’y avait pas eu d’instruction; on n’avait pas donné d’avocat à l’accusé. On lui avait refusé tous les documens où il aurait pu trouver les élémens de sa défense.

L’acte d’accusation, un long manuscrit de 136 pages, découpé en 125 articles, est conservé dans les archives de La Haye. M. Motley laisse déborder son mépris et sa colère en remuant tant de mensonges accumulés contre un innocent. Il voit du sang sur cette poussière. Ne sachant où frapper Barneveld, les juges tournent autour de lui, cherchent le point vulnérable. C’est lui qui a permis à Arminius de corrompre l’université de Leyde, lui qui a défendu, soutenu l’hérésie de Vorstius, lui qui s’est toujours opposé au synode national, lui qui a poussé les cités à enrôler des mercenaires, lui qui a prétendu soustraire les gardes civiques à l’autorité du commandant de l’armée, lui qui a averti les échevins de Leyde de l’arrivée prochaine du prince, lui qui a encouragé Utrecht à la révolte, lui qui a diffamé le prince en disant qu’il aspirait à la couronne, lui qui a excité les provinces à la guerre civile. Les juges s’arrêtent pourtant, ils reculent devant l’accusation de haute trahison, ils n’osent. La défense de Barneveld fut telle qu’on pouvait l’attendre de lui; contraint de tirer tous les faits de sa mémoire, il parla plutôt comme un sage qui apprend l’histoire à ses contemporains que comme un accusé.

Du Maurier alla aux états, comme les ambassadeurs de France et d’Angleterre avaient droit de le faire, et en présente du prince Maurice il parla en faveur des prisonniers, demanda qu’ils fussent élargis, s’ils n’étaient coupables de haute trahison; il fit un éloquent appel aux sentimens de Maurice, et le conjura d’ajouter à sa gloire le lustre de la générosité. La princesse douairière Louise de Colligny, le comte Guillaume, cousin de Maurice, auraient voulu sauver Barneveld. La vieille princesse vit en secret une fille du prisonnier, Mme de Grœneveld, elle insista pour que la famille de l’accusé adressât une supplique aux états; Mme de Grœneveld consulta ses frères et refusa : Barneveld eût approuvé le stoïcisme de ses enfans.

Le 12 mai, on lut à Barneveld sa sentence dans la chambre qui lui servait de prison. Il apprit avec plus d’étonnement que d’émotion qu’il était condamné à mort. Il demanda simplement à écrire une lettre. La voici :


« Ma bien-aimée femme, mes enfans, mes gendres et mes petits-enfans, je vous salue tous avec grande affection. Je reçois en ce moment la douloureuse nouvelle que moi, un vieillard, pour tous les services rendus fidèlement à ma patrie pendant tant d’années (après avoir rempli tous les devoirs du respect et de l’amitié envers son excellence le prince autant que le permettaient mes devoirs officiels, après avoir témoigné de l’affection à des gens de toute sorte et n’avoir volontairement nui à personne), je dois me préparer à mourir demain.

« Je me console dans la pensée de Dieu notre seigneur, qui connaît tous les cœurs et qui jugera tous les hommes. Je vous prie de faire comme moi. J’ai constamment et fidèlement servi messeigneurs les états de Hollande, les nobles et les cités de Hollande. Pour les états d’Utrecht, souverains de mon propre pays, je leur ai, à leur requête, donné des conseils loyaux et fidèles pour les préserver des mouvemens de la populace et du carnage qui les a longtemps menacés. J’avais les mêmes vues pour les villes de Hollande, voulant que chacun pût être protégé et que personne ne fût molesté.

« Vivez dans l’affection et la paix. Priez le Dieu tout-puissant pour moi, ce Dieu qui nous tiendra tous dans sa sainte garde.

« De ma chambre de douleur, 12 mai 1619. »


Les états envoyèrent à Barneveld un ministre, Antoine Walœus. L’avocat, ne le connaissant pas, lui demanda quel était l’objet de sa mission. « Je viens ici, dit le prêtre, pour consoler votre seigneurie dans ses tribulations. — Je suis un homme, dit Barneveld, et je sais me consoler moi-même. « Il regretta ensuite ce mouvement de fierté, rappela Walœus, lui confia même un message pour Maurice; il le chargea d’assurer le prince qu’il l’avait toujours servi avec fidélité. Si dans l’exercice de ses fonctions il avait fait quelque chose qui fût contraire à ses vues, il le priait de le lui pardonner et de tenir ses enfans dans sa gracieuse faveur. Quand Maurice entendit ce message, ses yeux se mouillèrent; il exprima quelques sentimens de compassion; il avait toujours, dit-il à Walœus, cherché à retenir Barneveld, à lui faire comprendre ses erreurs. Comme tous ceux que trouble un remords, il revint longuement sur tous ses griefs. Deux choses surtout l’avaient indigné : Barneveld l’avait accusé d’aspirer à la souveraineté; à Utrecht, il lui avait fait courir les plus grands périls; mais il pardonnait tout... Au moment où le ministre sortait : « N’a-t-il pas parlé de pardon? dit-il avec une émotion mal déguisée. — Monseigneur, je ne saurais, en vérité, vous dire qu’il y ait fait aucune allusion. » Un mot sans doute aurait sauvé le vieil avocat de Hollande : ce mot, il ne pouvait pas le prononcer... Il n’eut pas un moment de faiblesse; sa sérénité arrachait des larmes à tous ceux qui l’approchèrent pendant ces heures suprêmes. Il disserta tranquillement avec quelques ministres sur la prédestination, leur fit des questions sur le synode : « on veut retourner au système des conciles. » Il avoua qu’il eût mieux aimé des synodes provinciaux. « Vous avez poussé les choses à l’extrême, dit-il aux ministres, vous n’avez pas été assez doux les uns pour les autres. »

Il passa la nuit sans dormir, écoutant les prières que lui lisait un ministre, l’interrompant de temps à autre pour disserter avec lui. Il demanda vers le matin si Grotius et Hoogerbeets seraient exécutés avec lui. Pendant cette même nuit, Louise de Colligny tenta de pénétrer chez Maurice; on lui dit que Maurice dormait. Le bon Du Maurier essayait en vain de réunir les états; il écrivait une lettre qui reste aux archives de La Haye, implorant la grâce de Barneveld.

Le Binnenhof était rempli dès le matin de milliers de spectateurs. A neuf heures et demie, Barneveld fut amené sur un plancher de bois qui avait été échafaudé à la hâte devant le palais. Il jeta les yeux autour de lui, demanda s’il n’y avait point un coussin, puis s’agenouilla tout de suite sur le plancher. « Son domestique, raconte M. Motley, qui le servait avec autant de calme et de tranquillité que s’il eût été à table, le tenait par un bras. On remarqua que ni le maître ni le valet, en vrais stoïques et Hollandais, ne versèrent pas une larme sur l’échafaud.

« La Molle pria un quart d’heure, l’avocat étant toujours à genoux. Il se leva ensuite et dit à Jean Franken : « Vois qu’il ne vienne pas trop près de moi, » en lui montrant le bourreau, qui se tenait en arrière avec sa grande épée à deux mains. Barneveld alors déboutonna rapidement son habit de ses propres mains, et le valet l’aida à l’enlever. « Dépêche-toi, dépêche-toi, » lui dit son maître. Il s’avança sur le devant de l’échafaud et dit au peuple d’une voix forte et ferme : « Ne croyez pas que je sois un traître à ce pays. Je me suis toujours conduit honnêtement et loyalement en bon patriote, et comme tel je mourrai. » La foule était parfaitement silencieuse. Il prit ensuite la casquette de Jean Franken, l’enfonça sur ses yeux et s’avança vers le tas de sable, disant : « Que Christ soit mon guide. Seigneur, mon père céleste, reçois mon esprit. » Quand il fut sur le point de s’agenouiller, le visage vers le midi, le prévôt lui dit : « Que votre seigneurie se tourne de l’autre côté, pour que le soleil ne soit pas dans ses yeux. » Il s’agenouilla en effet, le visage tourné vers sa propre maison. Le valet prit congé de lui, et Barneveld dit au bourreau : « Faites vite, faites vite. » Le bourreau lui emporta la tête d’un seul coup. »

Beaucoup de témoins se jetèrent sur l’échafaud et trempèrent leurs mouchoirs dans le sang. Maurice était resté dans son cabinet pendant l’exécution avec le colonel Hauterive. Il écrivit le même jour à son cousin Guillaume, qui avait quitté La Haye pour n’être pas témoin de l’horrible drame : « Les juges ont été occupés de la sentence contre l’avocat Barneveld pendant plusieurs jours; elle a enfin été prononcée, et ce matin, entre neuf heures et neuf heures et demie, elle a été exécutée dans le Binnenhof, devant la grande salle. » Il ajoutait qu’il lui enverrait copie de la sentence, que la famille du coupable n’avait présenté aucune supplique pour obtenir son pardon.

La sentence, nous l’avons dit, ne prononçait point le nom de trahison. On y ajouta, avant de l’envoyer aux provinces, une déclaration des états-généraux, où il était dit, en termes vagues, que les états avaient reçu des juges diverses informations non spécifiées dans la sentence, et qui donnaient de fortes raisons de douter si Barneveld n’avait pas été en rapport avec l’ennemi de la Hollande. Ce n’était pas assez de tuer un innocent, il fallait outrager sa mémoire.

Grotius ne montra pas dans sa prison la fière tranquillité de Barneveld. Pendant que sa femme faisait preuve d’un courage stoïque, il fléchit devant la mort; il chercha des excuses, plaida, plutôt en coupable qu’en innocent; il parut douter même de celui qui, presque aussitôt après avoir entendu sa propre condamnation, avait dit : « Grotius doit-il mourir aussi? Il est si jeune, et pourrait vivre pour servir l’état. » — Grotius, comme Hoogerbeets, fut condamné à la prison perpétuelle. Il chercha sa consolation dans les lettres. Après deux ans de la plus rigoureuse captivité, il réussit à s’évader avec l’aide de sa femme, et alla chercher un refuge en Suède.

La révolution était depuis longtemps accomplie, et quand Maurice apprit la romanesque évasion, il dit en souriant : « Il n’est pas étonnant qu’on n’ait pas su garder Grotius en prison ; il avait à lui seul plus d’esprit que tous ses juges. » Le stathouder était devenu presque un souverain : l’unité politique, l’unité religieuse étaient faites. Le mariage de la maison d’Orange et des Provinces-Unies était devenu indissoluble, il avait été célébré sur un échafaud. Les nations et leurs ministres s’unissent par les crimes comme par les victoires ; il semble qu’un peuple ne sache plus rien refuser à celui qui, pour le servir, a arraché de son cœur toute pitié, qui a renoncé non-seulement au repos, à la paix, au bonheur, mais à l’amitié, à la reconnaissance, à la bonne foi, à la justice. Il se livre presque sans réserve aux hommes qui, à une hernie donnée, sont les représentans des intérêts généraux, nationaux, et qui deviennent pour ainsi dire impersonnels. L’instinct politique de Maurice, qu’il fût ou non inspiré par l’orgueil de race et l’amour du commandement, était juste et en harmonie avec les besoins de la nation. Les doctrines de l’avocat de Hollande affaiblissaient un pays qui se sentait déjà trop faible ; celles du stathouder étaient la rude expression du bon sens. Les Provinces-Unies ne voulaient pas un tyran, elles voulaient un chef; elles aimaient leurs libertés locales, mais elles détestaient bien plus la tyrannie étrangère, et l’anarchie ramenait forcément cette tyrannie.

Maurice de Nassau tient une grande place dans l’histoire; cependant combien sa gloire serait plus pure, s’il avait apaisé les discordes intérieures, établi la paix parmi les églises, sans souiller ses mains d’un sang inutile! Le souvenir du malheureux vieillard qui fut la victime choisie du stathouder hanta longtemps les bourgeois, les arminiens, tous ceux qui s’étaient sentis frappés avec lui. La royauté, déguisée sous le nom de stathoudérat, si utile, si nécessaire même aux Provinces-Unies, resta longtemps menacée par les défiances du parti oligarchique. Quand celui qui devint Guillaume III d’Angleterre était encore au berceau, le pensionnaire de Witt, traitant avec Cromwell en 1653, stipula que le stathoudérat serait aboli. Cromwell poursuivait encore dans le jeune prince d’Orange le roi Charles Ier et de Witt vengeait Barneveld sur la race de Maurice de Nassau.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez les mémoires de Louis Aubéry, seigneur du Maurier, 1680. — Le père de l’auteur de ces mémoires était ambassadeur de France à La Haye.
  2. Dépêche d’Aerssens du 20 février 1610.
  3. Les doctrines des remontrans sur la prédestination avaient été réunies dans cinq articles ou points. Les contre-remontrans y avaient répondu par sept points. Les arminiens admettaient que Christ était mort pour tous les hommes. Leurs adversaires disaient qu’il n’était mort que pour les élus de Dieu, choisis de toute éternité, et seuls capables d’être réconciliés avec Dieu.
  4. Manuscrit de Hatfield.