Jean de Brébeuf/07

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Éditions Édouard Garand (48p. 24-31).

CHAPITRE VII

L’ARAIGNÉE


Ce pressentiment, qui était venu assaillir l’âme sereine de ce grand lutteur, avait grandi à la présence mystérieuse dans la forêt du plus terrible ennemi des Hurons, le jeune et vindicatif chef des Iroquois, l’Araignée.

Et en regagnant sa bourgade et sa cabane, Jean de Brébeuf pensait à ce fier enfant de la forêt pour la conversion duquel il eût volontiers et ardemment donné sa vie. Et qui sait ? — le missionnaire le désirait fortement — s’il n’allait pas terminer sa mission sur la terre par la belle conquête de cette jeune âme farouche, comme il croyait le sentir. Et à la vision d’une telle conquête son cœur fut transporté d’allégresse.

Lorsqu’il traversa la bourgade pour réintégrer son domicile, la nuit tombait rapidement, et malgré l’obscurité les sauvages qu’il croisa sur son chemin remarquèrent sur les traits du Père Noir une expression de grande joie. Ils se dirent la chose à voix basse et se réjouirent. Notre nature humaine nous porte à subir l’impression qui se produit sur le visage de ceux avec qui nous sommes en communication : un visage triste nous attriste, un visage heureux ou seulement jovial nous égaye. La nature végétale subit le même phénomène : voyez comme la prairie en fleurs palpite de vie et de joie sous un soleil radieux, puis voyez comme elle s’assombrit et s’attriste lorsque le soleil s’éclipse sous les nuages. La nature de l’indien est plus encline que celle de l’homme civilisé à recevoir l’empreinte des physionomies extérieures, peut-être parce qu’il vit plus rapproché de la nature végétale : si la forêt chante, il s’égaye ; si elle mugit, il s’émeut ; si le ciel s’assombrit, il s’afflige. Jean de Brébeuf, connaissant ses Hurons, s’efforçait de conserver toujours une figure sereine et de donner à ses lèvres le sourire content. Il domptait ses inquiétudes, ses craintes, ses soucis, ses chagrins, ses troubles, et sur les traits de son visage se manifestait toujours le reflet d’une âme toute remplie de joie et de sérénité. Cette joie et cette sérénité d’ailleurs étaient toujours en lui, de même qu’elles sont en ceux qui vivent sans cesse en contact avec Dieu.

Au moment où il traversait la petite place qui s’étendait devant la chapelle, Jean Huron l’aborda et dit :

— Père, je désire vous entretenir.

— Bien, mon enfant. Je devine, ajouta-t-il avec une affectueuse tendresse, que des soucis assiègent ta pensée et ton cœur. Mais regarde le firmament comme il est clair et ces étoiles qui s’allument, et vois comme on est heureux là-haut ! Emplis ton regard de tous ces astres étincelants qui naissent à mesure que s’étend sur la terre le voile de la nuit, laisse leurs rayons pénétrer dans ton esprit, laisse tes yeux briller comme ils brillent, élève ton cœur, et les soucis se disperseront comme les nuages se dissipent sous les rayons du soleil, ton cœur se réjouira, ton esprit s’illuminera, et plus rien d’obscur ne t’inquiétera ; car là, parmi ces étoiles, là, dans ce velours bleu du ciel, Dieu regarde et te voit, il te sourit et te bénit ! Viens, mon enfant, viens me confier tes chagrins ou tes inquiétudes, et si je ne parviens pas à les chasser, je veux les partager avec toi et en prendre la plus large part.

Ah ! que de telles paroles faisaient du bien à cet enfant des bois, à ce néophyte si cher au cœur du missionnaire ! De fait, il se trouvait à demi soulagé. Aussi, son regard sombre s’illumina-t-il tout à coup comme l’étoile, et, déjà apaisé, le jeune indien suivit le Père Noir, et tous deux l’instant d’après pénétraient dans une belle salle toute tendue de riches fourrures que les sauvages avaient données en présent à leur pasteur.

L’ameublement était pauvre et mince : un pupitre fait d’un tronc de chêne fendu en deux, sur lequel étaient une écritoire et quelques livres, un escabeau près de cette table de travail rudimentaire, et une petite bibliothèque en rotin, habilement travaillée par Jean Huron, qui contenait une vingtaine de volumes. Un foyer de pierre donnait, en hiver, la chaleur nécessaire. Pour tout décor, un grand crucifix de plâtre était accroché au mur faisant vis-à-vis à la table de travail. Cette table se trouvait placée à deux pas de l’unique fenêtre de la pièce ; c’était une petite ouverture d’environ deux pieds carrés que fermait une peau de cerf tannée. Mais cette peau était le plus souvent relevée pour laisser entrer la lumière du jour ou la fraîcheur de la nuit. La salle était située du côté de la palissade qui se dressait devant la forêt, c’est-à-dire du côté est de la bourgade. Contiguë à la salle et du côté ouest était la chambre du missionnaire, percée également d’une petite ouverture par laquelle on apercevait la chapelle. Au fond, c’est-à-dire du côté nord, se trouvaient la cuisine et deux petites chambres, dont celle de Gaspard Remulot qui cumulait les fonctions de chasseur, de sacristain et de cuisinier. En guise de portes on avait accroché des peaux d’ours d’un noir brillant et soyeux.

À l’entrée du missionnaire l’obscurité régnait dans la salle. Au fond, un mince filet de lumière passait sous la peau d’ours qui fermait le passage de la cuisine d’où partaient des bruits d’ustensiles et un joyeux pétillement de flammes. On pouvait aussi entendre Gaspard apprêtant le repas du soir et fredonnant un air de chanson normande.

Jean de Brébeuf prit sur sa table un bougeoir qu’il alla allumer à la cuisine, revint peu après disant à Jean Huron qui l’attendait :

— Maintenant nous allons causer.

La bougie ne répandait qu’une mince clarté, laissant dans l’ombre la moitié de la salle.

Le missionnaire s’assit sur l’escabeau près de la table, appuya ses coudes, joignit les doigts et prit une pose attentive.

Le jeune indien venait de dire :

— Père, je suis venu vous demander de me donner Marie pour femme.

— Tu crois donc que le temps est venu ?

— Ma pensée me fait pénétrer dans l’avenir, j’y vois écrites ma destinée et celle de Marie.

— Mon enfant, ce n’est pas moi qui s’opposerai ni à tes désirs ni à tes desseins, Marie sera ta femme. Mais il ne m’appartient pas à moi seul de décider. As-tu consulté son père ?

— Oui, il consent.

— Et les guerriers Hurons ? Car rappelle-toi qu’il a été convenu que tu ne prendras femme que le jour qui t’aura vu nommer le chef de la tribu ?

— Je suis sûr que les guerriers Hurons me choisiront comme leur chef, si je leur en fais la demande.

— Eh bien ! qu’il soit fait selon tes vœux !

— Père, je veux que Marie soit ma femme demain !

— Demain ? fit avec surprise Jean de Brébeuf.

— Oui, Père. Marie vous dira pourquoi nous voulons être unis demain, c’est-à-dire le plus tôt possible.

— Soit, je bénirai votre union demain.

— Merci, Père, répondit le jeune indien.

Puis il s’inclina profondément et se retira.

Jean de Brébeuf se mit à méditer. Puis il pensa :

— Je crois deviner que Jean veut par ce mariage empêcher l’Araignée de s’emparer de Marie. Ma foi, je suis content, car l’Araignée ne voudra plus de Marie une fois qu’elle sera devenue la femme de Jean. Je suis d’autant plus content que tout cela semble aller de pair avec les desseins de la Providence.

Il se leva et humblement alla s’agenouiller devant le crucifix de plâtre ; puis, front penché, mains jointes, il se mit à prier avec une grande ferveur.

Le silence régnait partout dans la bourgade, silence que ne troublait de temps à autre que le cri d’oiseaux nocturnes perchés à quelque cime dans la forêt ou le hurlement des loups. L’heure était donc propice au recueillement et à la prière.

Tout à coup une figure cuivrée, éclairée de yeux ardents, se posa dans l’ouverture de la fenêtre. Les yeux dardèrent leurs flammes sur la personne immobile et recueillie du missionnaire, deux lèvres minces s’écartèrent dans un sourire cruel laissant paraître des dents aiguës et blanches, puis deux mains s’accrochèrent au bord de l’ouverture… L’instant d’après, sans que le moindre bruit eût été fait, une longue, mince et souple silhouette humaine se glissa dans la salle. C’était un indien. Ses yeux de feu scrutèrent rapidement tous les coins de la pièce, puis l’homme alla se camper près de la table, dans la clarté de la bougie, croisa les bras sur sa poitrine nue et demeura immobile, ses yeux attachés sur le missionnaire qui lui tournait le dos.

C’était un grand jeune homme, plus grand et plus mince que Jean Huron, et remarquable par la fière attitude de sa pose, l’énergie de ses traits fins, l’éclair farouche de ses yeux noirs et ardents. De longs cheveux noirs, presque soyeux, tombaient sur ses épaules. Pour vêtement, il portait une mante ou sorte de cape agrafée sous le menton et retenue par deux bretelles passant sous les épaules, de sorte qu’il pouvait à son gré ou s’en couvrir ou la rejeter dans son dos. À ce moment la cape était rejetée en arrière. Elle était faite de peau de cerf et bizarrement brodée de poils de porc-épic, et tombait jusqu’au milieu de la taille. Il portait une culotte de peau de cerf également, serrée autour des reins et brodée de la même façon que la mante. Ses jambes étaient nues ; mais ses pieds étaient chaussés de mocassins. Il avait un visage très ovale, le front haut et large, le nez fortement aquilin. Ses pommettes saillantes étaient décorées d’un cercle noir de la grandeur environ d’une pièce de vingt-cinq sous de notre monnaie. Sur le milieu de son front était tracé en blanc un signe cabalistique quelconque. Ses lèvres minces étaient teintes d’un rouge écarlate. Il ne portait nul ornement qu’une griffe d’ours qui servait à agrafer sa mante sous le menton. Avec sa pose fière, son attitude hautaine et dominatrice, son accoutrement et ses tatouages cet enfant des bois aurait fort tenté un sculpteur, et nul doute que l’œuvre eût été unique en son genre.

Comme on l’a pensé, cet indien n’était autre que le célèbre chef iroquois, l’Araignée.

Tandis que le missionnaire continuait de prier devant le crucifix, l’indien, toujours dans la pose que nous avons décrite, demeurait tranquille, aussi tranquille que s’il se fût trouvé chez lui, et insoucieux en apparence des dangers qu’il courait en pénétrant ainsi dans une bourgade ennemie. Car, chose certaine, malgré la loi sacrée de l’hospitalité chez ces indiens, loi qui protège la vie de celui qui reçoit l’honneur de cette hospitalité, si le jeune iroquois eût été surpris là par les Hurons, c’en eût été fait de sa vie. Nul doute que l’Araignée savait cela, et pourtant il apparaissait sans arme. Mais il connaissait les saintes et miséricordieuses maximes du missionnaire, et peut-être se savait-il en sûreté sous son toit ? Sinon, il faut admettre que ce jeune homme était d’une audace déconcertante.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi. Jean de Brébeuf, demeuré jusque-là la tête penchée sur sa poitrine, releva ses yeux vers le crucifix. Pendant quelques minutes il demeura comme en extase. Puis il fit un grand signe de croix, se prosterna et lentement se leva. Mais avant même, chose étrange, qu’il se fût tourné vers son mystérieux visiteur et l’eût aperçu, il prononça d’une voix excessivement douce et tendre :

— Tu me pardonneras, mon fils, de t’avoir fait attendre ; mais j’avais mes hommages à rendre à mon Seigneur et Dieu. Maintenant je suis à ton service.

Il souriait doucement en se tournant vers l’indien.

Observons que Jean de Brébeuf s’était exprimé en français.

L’indien, tout impassible qu’il voulut paraître, tressaillit, et même il fit un pas de recul. Il s’étonnait que le Père Noir se fût aperçu de sa présence, et c’était pour lui un fait prodigieux. Il n’était pas loin de reconnaître à cet homme en robe noire un pouvoir surnaturel qui ne laissait pas que de l’émouvoir. Mais excessivement orgueilleux, il se domina pour reprendre aussitôt son attitude arrogante qu’il avait un peu perdue dans le premier moment de surprise, et en un français assez correct, il dit :

— Le Père Noir possède un grand pouvoir. Ses yeux voient en avant et en arrière. Ils voient quand ils sont fermés. Ses oreilles entendent le vol de la mouche. Le Père Noir est un grand frère !

— Mon fils, ce pouvoir ou ces qualités que tu m’attribues me viennent de Lui !

Il indiqua le crucifix.

— Oui, fit le jeune indien en inclinant la tête, c’est un grand Manitou.

— C’est le bon Dieu… corrigea simplement le missionnaire. Si jamais tu désires devenir grand et fort, ajouta-t-il, il te donnera grandeur et force.

— Le Père Noir ne me connaît pas, car je suis grand et fort, répliqua orgueilleusement l’Araignée.

— Soit. Mais tu pourrais devenir plus grand et plus fort.

L’indien secoua la tête avec un air sceptique. En effet, il s’imaginait être le plus grand et le plus fort de tous les êtres vivants.

Le missionnaire se dirigea vers sa table de travail d’un pas lent et tranquille. Il s’assit sur son escabeau, posa les deux coudes sur la table, joignit les mains sous son menton, pose qui lui était familière, et reprit.

— Mon fils, je te prie de me faire savoir ce qui me vaut le plaisir de ta visite.

Tout en tenant ses regards de feu attachés sur le missionnaire, l’indien avait tourné lentement sur lui-même pour demeurer dans son attitude hautaine et dominatrice. Ainsi placé il se trouvait vivement éclairé par la bougie, et le missionnaire pouvait distinguer nettement ses traits. Jean de Brébeuf le regarda un moment avec une sorte de tendre admiration, puis il sourit longuement.

— Je t’écoute, mon fils, reprit-il voyant que l’indien gardait le silence.

Celui-ci alors darda le feu de ses prunelles enflammées dans les regards profonds et doux du missionnaire et dit d’une voix rude :

— Le Père Noir ne sait donc pas qui je suis ?… Qu’il regarde !

Il décroisa violemment ses bras pour montrer sa poitrine nue sur laquelle était tatouée en rouge écarlate une toile d’araignée, au centre de laquelle l’animal était représenté en noir.

— Oui, sourit Jean de Brébeuf, tu es l’Araignée, le grand et célèbre chef de la tribu des Agniers, les plus grands guerriers de l’Amérique.

— Le Père noir a dit vrai, sourit pour la première fois l’indien.

Il ramena sa mante sur sa poitrine, croisa les bras de nouveau et ajouta avec importance :

— Si le Père Noir me connaît, il doit savoir que j’aime une fille huronne qu’on appelle Madonna.

— Ah ! tu aimes Madonna ?

— Je l’aime. Mes guerriers m’ont demandé de l’emmener dans ma tribu pour que j’en fasse ma femme, et je suis venu te la demander.

— Mais je ne suis pas son père, sourit le missionnaire.

— Tu es plus puissant que son père, je sais que toi seul peux me donner Madonna.

— Même si je le voulais, mon fils, je ne le pourrais pas, car Marie est promise à un autre.

— Je sais. Mais cela importe peu, je veux l’avoir pour femme.

— Mon fils, je regrette bien de te dire que tu ne l’auras pas pour femme, elle sera la femme de Jean Huron bientôt.

— Le Père Noir sait que Jean Huron n’est pas un chef, et que Madonna ne peut épouser qu’un chef.

— Jean Huron sera un chef bientôt, et un grand chef chrétien.

— Mais moi, je suis déjà un grand chef. Que le Père Noir me donne Madonna, et je lui promets que l’Araignée se fera chrétien avec tous ses guerriers !

Jean de Brébeuf sourit placidement, et répondit en regardant l’indien dans les yeux :

— Mon fils, avec Dieu on ne pose pas de conditions. Si je te prenais au mot, tu ferais un mauvais chrétien. Dieu veut ou ne veut pas. Mais laisse-moi t’instruire de ses lois saintes, connais-le, aime-le et sers-le, et je te promets en son nom son Paradis éternel.

— Promets-moi Madonna, et moi je te promettrai de me faire chrétien !

— Non, mon fils, je te le répète, pas de condition ! Et puis, te ferais-tu chrétien, que je ne pourrais te donner Marie. Je te l’ai dit, elle sera la femme de Jean.

Les yeux du jeune homme étincelèrent. Tout son corps frémit. Ses lèvres se pincèrent fortement. Il demanda, la voix sourde et grondante :

— Le Père Noir ne veut pas me donner Madonna ?

— Non, mon fils… quand aurais-tu mille guerriers avec toi !

— Que le Père Noir écoute ! J’ai traversé des prairies en fleurs immenses, j’ai passé des mers et des fleuves, j’ai franchi des monts, j’ai parcouru des forêts avec dix de mes guerriers seulement pour venir chercher Madonna. Je ne m’en retournerai dans mon pays qu’avec Madonna.

— Non, dit doucement le missionnaire ; tu t’en retourneras avec tes dix guerriers seulement !

Les prunelles de l’indien étincelèrent de nouveau, ses dents grincèrent.

— Que le Père Noir prenne garde ! menaça-t-il. Si je retourne dans mon pays avec mes dix guerriers seulement, je pourrai revenir avec mille autres !

— Prends garde à ton tour, mon fils ! Garde-toi de lasser la patience de Dieu, car de sa foudre il pourra mettre à mort tous tes guerriers. Ou bien il pourra leur envoyer des maladies qui les tortureront terriblement, leurs corps tomberont en lambeaux, leurs chairs seront dévorées par les vers. Dieu est bon et patient, mais il se lasse aussi !

Cette fois la voix du missionnaire avait résonné si profondément et si gravement qu’elle impressionna le jeune indien. Pour la seconde fois il perdit son arrogance. Sous les regards pénétrants de Jean de Brébeuf ses yeux ardents se troublèrent.

Le missionnaire se leva, dressant sa taille haute et imposante, si bien que l’indien parut un enfant près de ce géant. Et, grave et majestueux, il ajouta :

— Mon fils, ton langage pourrait m’outrager, mais je ne t’en tiendrai pas compte et je te pardonne ton arrogance et tes menaces. Tu es un enfant de Dieu égaré. Mais Lui, un jour, te retrouvera, et alors tu te repentiras de tes menaces à son serviteur. Va en paix, mon fils, et oublie Madonna. Promène tes yeux sur ta tribu, et tu y découvriras une jeune femme, belle et vertueuse, qui ne manquera pas de te rendre heureux. Va… Laisse Madonna à sa tribu et à son fiancé ! Va…

Il alla ouvrir la porte qui donnait sur un petit parterre ombragé de saules et de sapins. Dehors la nuit étoilée demeurait tranquille.

Le missionnaire s’effaça et d’un geste imposant indiqua la porte ouverte à l’indien.

Celui-ci, sombre et raide, marcha lentement vers cette porte, mais sans regarder le missionnaire.

Au même instant une silhouette humaine pénétrait dans le parterre et s’avançait inaperçue vers la cabane.

L’Araignée, les yeux tournés vers le sol, franchit la porte. Le missionnaire la referma doucement et, pensif, demeura là immobile.

Tout à coup il tressaillit, et tendant son oreille vers la porte close il écouta. Il lui semblait entendre des halètements de poitrines, des grincements de dents, tout près de sa porte, dans le petit parterre. Il ouvrit la porte et dans les ténèbres du parterre légèrement blanchies par le clair d’étoiles il plongea son regard. Il distingua deux silhouettes humaines serrées l’une contre l’autre, enlacés, silencieuses et qui tournaient, penchaient de côté et d’autre, se baissaient, se redressaient… Il courut à sa table, prit le bougeoir et revint en courant à la porte. Ayant élevé sa lumière, il reconnut l’Araignée et Jean Huron engagés dans une lutte corps à corps.

L’Araignée, en mettant les pieds dans le parterre, s’était trouvé tout à coup face à face avec Jean Huron, et en se reconnaissant les deux ennemis, d’un commun accord, s’étaient jetés l’un contre l’autre. Le choc avait été terrible. De suite ils s’étaient enlacés, et sans proférer un mot, sans un murmure, ils avaient mis toute leur vigueur et leur force pour s’abattre et se vaincre. Mais comme ils étaient d’égale force et d’égale vigueur la lutte pouvait durer longtemps, jusqu’à l’épuisement des deux adversaires.

— Holà ! cria Jean de Brébeuf d’une voix de tonnerre, séparez-vous !

Les deux lutteurs ne parurent pas entendre. Au cri du missionnaire Gaspard accourut de la cuisine. Des huttes du voisinage surgirent quelques indiens. Bientôt une sourde rumeur courut le village. Des torches résineuses se mirent à parcourir les ruelles. Cinq minutes s’étaient à peine passées que la place de la chapelle était envahie par une partie de la population. Plusieurs femmes agitaient des torches aux lueurs rouges. La place s’éclairait vivement. Les lueurs des torches pénétraient sous les saules et les sapins du parterre, elles éclairaient nettement la cabane du missionnaire, le Père Noir, Gaspard et les deux ennemis qui continuaient de lutter avec rage. L’émotion était indicible. La surprise fut d’abord muette. Puis des chuchotements se firent entendre, les indiens s’agitèrent vivement. Des guerriers accouraient armés d’arcs, de tomahawks, de couteaux. Ils entouraient peu à peu le parterre et les deux adversaires. D’autres porteurs de torches se joignaient aux premiers, et la scène devint si nettement visible qu’on pouvait saisir sur chaque physionomie l’impression créée par l’événement. Les femmes, dont plusieurs agitaient fébrilement des torches, se pressaient les unes contre les autres avec crainte. Les enfants craintifs, enlaçaient les jambes de leurs mères. Tous les regards se concentraient sur le Père Noir.

Jean de Brébeuf venait de poser son bougeoir sur le seuil de sa porte. Comprenant que l’Araignée était perdu, s’il tombait aux mains des Hurons, il songeait à le défendre.

Les deux ennemis, toujours étroitement enlacés, étaient tombés par terre entre deux saules. On les perdit presque de vue dans l’ombre épaisse du feuillage. Mais des Hurons approchèrent leurs torches, l’ombre s’illumina, et les deux lutteurs apparurent de nouveau. Ils se tenaient tous deux d’une étreinte mortelle. Ils se mordaient, se déchiraient de leurs ongles, rugissaient, haletaient, roulaient l’un sur l’autre. Mais pas une invective, pas un juron, pas même une plainte ne s’échappait de leurs bouches dans la douleur des morsures atroces. De toutes parts le silence se fit. Les spectateurs se statufièrent presque. La respiration de chacun demeura en suspens. Les torches elles-mêmes s’immobilisèrent, car Jean de Brébeuf marchait rapidement vers les deux gladiateurs. Devant ce tableau on croyait assister à l’une de ces luttes homériques des temps antiques.

Le missionnaire se baissa rapidement, chacune de ses mains saisit un adversaire, puis il souleva les deux indiens, les sépara brusquement, brisa pour ainsi dire leur étreinte, et pour une minute il les tint à distance au bout de ses bras puissants. Un murmure d’admiration s’éleva parmi la foule des sauvages. Les deux adversaires, suffoqués et ensanglantés, se regardèrent avec une sorte d’hébétement, tant la force remarquable de l’homme en robe noire les stupéfiait. Et c’était la première fois, peut-être, que Jean de Brébeuf usait de sa force musculaire contre des êtres humains. Mais la violence de son action était due à sa générosité : il voulait sauver la vie du jeune chef iroquois qui, d’une minute à l’autre, pouvait être massacré par les Hurons.

— Gaspard ! cria-t-il.

Le malouin accourut, figé lui aussi par la surprise.

Jean de Brébeuf lui jeta Jean Huron dans les bras disant :

— Emmène-le et maintiens-le !

Gaspard saisit le jeune homme dans ses bras et l’emporta à l’intérieur de la cabane.

Le missionnaire se pencha à l’oreille de l’Araignée et murmura :

— Mon fils, vois là cette plateforme… Saute par-dessus la palissade et fuis, tu n’as que le temps !

En effet, Jean de Brébeuf venait de saisir un grondement de colère et de menace parmi les guerriers hurons, de même qu’il avait surpris des reflets de lames de couteaux.

L’Araignée s’élança vers la plateforme… Mais il était déjà trop tard : vingt guerriers, qu’on aurait dit surgis tout à coup du centre de la terre, barrèrent le chemin à l’iroquois en brandissant des tomahawks et des couteaux.

Le jeune chef iroquois buta et tomba sur un genoux.

— Frappez ! cria une femme en agitant sa torche.

Mais Jean de Brébeuf dressait déjà sa haute taille entre le jeune iroquois et les guerriers hurons.

— Arrêtez ! tonna-t-il.

Sa main frémissante était levée vers les tomahawks.

— Mes enfants, ajouta-t-il sur un ton autoritaire, cet homme est mon hôte et sa vie n’appartient qu’à moi… Retirez-vous !

Plus que la voix impérative du missionnaire ces paroles étaient un argument irrésistible. La vie d’un hôte chez l’indien est sacrée. Si donc l’Araignée était l’hôte du Père Noir, lui seul, en vérité, pouvait disposer de sa vie ! Les guerriers hurons abaissèrent leurs armes, mais non sans un grondement de sourde fureur.

Mais le reste de la population, enthousiasmée par la magnanimité du Père Noir, l’acclama avec délire.

— Ekon ! Ekon ! Ekon !…

Les torches s’agitèrent avec violence, des cris joyeux partirent et volèrent vers la forêt noire troublant sa solitude. Des femmes et des enfants s’empressèrent autour du missionnaire qui tenait une des mains du jeune chef iroquois. Lui, en dépit de sa confusion, essayait de couvrir son masque d’impassibilité. L’orgueil éclatait toujours dans ses regards brillants. Ses lèvres sanglantes et déchirées esquissaient un sourire de dédain. Il relevait la tête avec une fierté indomptable.

Jean de Brébeuf sourit.

— Mes enfants, reprit-il en s’adressant à ses sauvages, je vois que vous savez encore observer les lois de l’hospitalité. J’ai reçu l’Araignée sous mon toit, il était donc mon hôte. Mais en sortant, il s’est trouvé sur le passage de Jean, et tous deux se sont jetés l’un sur l’autre dans un moment d’irréflexion. La vie de l’Araignée m’appartient donc, et je respecte sa vie comme je veux qu’on respecte la mienne, comme vous voulez que la vôtre soit respectée. Le guerrier est grand et fort s’il sait être généreux ; il est faible et impuissant s’il ne sait pas pardonner à son ennemi ! J’ai dit.

— La vie du jeune chef iroquois sera respectée, clama la voix forte d’un guerrier huron.

Une clameur d’approbation retentit.

— Merci, mes enfants, reprit le missionnaire. Et puisque tous vous connaissez les usages de l’hospitalité, puisqu’il est vrai que vous appartenez à une grande tribu, éclairez-nous, moi et mon hôte, escortez-nous jusqu’à la porte de la palissade. Que le grand chef l’Araignée emporte de notre village le meilleur souvenir ! Qu’il enseigne à sa nation que le peuple Huron est un peuple brave, courtois et grand ! Qu’il sache qu’il vaut mieux être votre ami, que votre ennemi !

Il fit un grand geste dans la direction de la porte.

Une nouvelle clameur s’éleva. Puis les indiens à la file, brandissant joyeusement leurs torches, prirent le chemin de la porte.

— Viens, mon fils ! sourit Jean de Brébeuf en entraînant le chef iroquois.

Vraiment confus cette fois, honteux presque, le jeune chef suivit. Avec quelle stupeur il venait de reconnaître la puissance de cet homme en robe noire ! Sa main puissante, qui pouvait frapper mortellement, se faisait douce et paternelle. Et cette main n’avait qu’à se lever, cette voix n’avait qu’à retentir, ces yeux n’avaient qu’à regarder… l’ennemi reculait, l’obstacle disparaissait, l’obscurité s’effaçait !

La procession s’arrêta devant la porte de la palissade, un guerrier l’ouvrit, et le missionnaire et son hôte s’avancèrent entre deux rangées de torches.

Devant la porte Jean de Brébeuf abandonna la main du jeune iroquois et lui dit avec douceur :

— Va, mon fils, en liberté !

L’Araignée franchit la porte d’un bond. D’un autre bond il sauta sur les abatis qui protégeaient la palissade. Un moment il s’arrêta. Il se tourna vers la porte de la palissade où se tenait souriant le missionnaire. Le jeune iroquois haussa sa taille, renvoya la tête en arrière avec un geste altier, secoua sa longue chevelure, puis tendit vers Jean de Brébeuf et la bourgade un poing menaçant.

Une clameur d’indignation partit de cent poitrines. D’un geste le Père Noir apaisa la tempête qui grondait. Il tira son crucifix et le tendit vers l’Araignée, disant de sa voix suave :

— Souviens-toi, mon fils, de ce que je t’ai dit : celui-ci est plus puissant que toi, il est plus puissant que tous tes guerriers réunis, il est plus puissant que le monde entier ! Si jamais tu sens qu’il t’appelle à lui, ne résiste pas ! Viens, et tu seras grand et fort !

Et lentement il le bénit.

L’indien fit entendre un grondement indistinct et s’élança vers la forêt.