Jean de Brébeuf/09

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Éditions Édouard Garand (48p. 36-38).

CHAPITRE IX

DANS LES SERRES DE L’ÉPERVIER


Après avoir quitté le missionnaire, Marie était rentrée chez elle. Son père et sa mère étaient couchés. Elle entra dans sa chambre et alluma une bougie. Ne sentant pas le sommeil, elle pénétra dans la salle, posa la bougie sur une bûche de bois près de la cheminée et s’assit sur une peau de castor. Son visage était calme. Elle ferma les yeux et demeura immobile. On aurait pensé qu’elle dormait. La tempête éclata, la jeune fille ne parut pas entendre ses grondements. Mais une fois la cabane craqua si terriblement que Marie ouvrit les yeux. La bougie, avec sa flamme vacillante, n’éclairait la salle qu’à moitié, et dans l’ombre tremblante les regards de la jeune indienne s’arrêtèrent sur une silhouette humaine debout et immobile à quelques pas devant elle. Elle ne parut pas se troubler beaucoup. Elle baissa ses yeux et pencha sa tête vers le sol, et demeura ainsi humble et respectueuse. La silhouette humaine ne bougea pas… c’était l’Araignée !

Enveloppé de sa cape brodée de poils de porc-épic, bras croisés, arrogant toujours, défiant, l’œil chargé d’éclairs, le jeune chef iroquois regardait la huronne. Les traits de son visage étaient impassibles ; sans les effluves mobiles de ses yeux, on aurait pris cet homme pour une statue.

Après un long silence l’indien prononça seulement :

— Madonna !

La jeune fille tressaillit, leva ses yeux et demanda d’un accent doux et plaintif :

— Que me veut le grand chef des Agniers ?

— Il te veut pour femme, Madonna ! répondit durement le guerrier.

Marie pencha la tête et ne répliqua pas.

L’Araignée reprit avec impatience :

— La langue de la Huronne se glace, quand le cœur chaud de l’Iroquois lui parle d’amour ! Est-ce que son cœur aussi se glace ?

— Le grand chef des Agniers n’a pas le droit de parler d’amour à la Huronne, parce qu’elle n’est pas la fille d’un grand chef !

— Tu te trompes, Madonna. Le grand chef des Agniers prend les droits qu’il veut, il prend femme là où ça lui plaît. Il est son maître, autrement il ne serait pas un grand chef !

— Je te crois. Mais tu oublies que la Huronne est chrétienne ?

— Non, je ne l’oublie pas.

— Tu oublies que je suis fiancée et que demain je serai la femme d’un chef huron ?

— Ton fiancé n’est pas encore chef et il ne le sera pas !

— Comment sais-tu ?

— Je sais.

Ceci fut dit sur un ton si assuré, si énergique et avec un accent si autoritaire qu’il était inutile d’insister. Marie le savait. Elle reprit :

— Si tu sais, sache encore que je ne peux t’appartenir sans briser mes promesses.

— Tu as promis d’épouser un chef, Madonna ; or Jean Huron n’est pas un chef… il ne sera jamais un chef !

— Si ta prédiction s’accomplit, je ne serai pas sa femme et je ne serai pas ta femme non plus. J’abandonnerai ma tribu et mon village et m’en irai chez les saintes femmes du pays des Français.

L’indien ne répliqua pas. Il alla prendre la bougie sur la bûche de bois, reprit sa position devant la jeune indienne, éleva la bougie à la hauteur de son fier visage et dit avec orgueil :

— Vois mon visage, Madonna ! Regarde comme il est beau ! Les femmes de mes guerriers ne cessent jamais de m’admirer ! Pourquoi ne m’admires-tu pas, Madonna, toi qui n’es qu’une Huronne ? Ne serait-ce pas le plus grand honneur pour la Huronne de devenir la femme du plus grand des guerriers, du plus grand des chefs, celui qui s’appelle l’Araignée et que redoutent et respectent les plus puissantes tribus ? Car toutes les femmes envieront le sort de celle qui sera ma femme ! Un tel sort n’est-il pas suffisant à Madonna ? Que désire-t-elle que je fasse pour qu’à son tour elle m’admire ?

— Que tu la laisses aller au sort qu’elle a choisi pour elle-même, grand chef !

— Ton sort, c’est de me suivre. Je t’ai choisie, tu ne peux résister. Écoute… entends la voix de la forêt comme elle gronde, comme elle rugit ! Veux-tu un exemple de ma puissance ? J’irai à la forêt et je dirai : Silence ! La forêt se taira. Je crierai au vent : Arrête ! Il arrêtera. Quel homme, quel guerrier, quel chef au monde peut en faire autant ? Dis…

— Tu es grand et puissant, ô chef de la grande tribu, mais tu ne possèdes pas la puissance pour m’arracher au sort qui me lie !

La jeune fille ne regardait pas l’indien elle penchait sa tête davantage vers ses genoux.

L’Araignée frémit de colère. Mais plein de volonté, il se contraignit pour reprendre :

— Écoute encore, Madonna : je sais qui t’empêche de me suivre, c’est le Père Noir. Eh bien ! je suis assez puissant pour dompter le Père Noir et le courber sous ma volonté !

Marie sourit et répliqua :

— Non, grand chef, le Père Noir est plus puissant que toi !

L’indien fit entendre un sourd grondement.

— Écoute encore, Madonna ! Si tu ne me suis pas, si tu refuses d’être ma femme, je m’en irai seul avec mes guerriers qui ne sont que dix. Je retournerai dans mon pays, et je dirai à ma nation l’affront que la tribu des Hurons a fait à l’Araignée. Toute ma nation et tous mes guerriers me demanderont de laver l’affront. Je ne pourrai m’opposer à leur désir. Je me mettrai à la tête de mille guerriers invulnérables et je reviendrai. Je te prendrai, je massacrerai toute ta tribu, je brûlerai ton village, je tuerai le Père Noir. Oui, je le tuerai pour prouver au monde que lui et son Dieu ne sont ni grands ni forts, je lui ferai endurer des supplices horribles et il mourra en pleurant et en me criant grâce. Je tourmenterai de même Jean Huron, si bien que l’âme de ses pères en frémira d’horreur ! Oui, je ferai tout ce que je dis ! Prends donc garde, Madonna, puisque tu sais que je tiens toujours mes promesses ! J’ai dit.

Marie garda le silence.

L’indien alla poser la bougie sur la bûche de bois. Il croisa encore ses bras et, patient, impassible, il attendit.

La jeune fille demeurait silencieuse.

— Ta langue est-elle encore glacée ? interrogea sourdement l’Araignée.

— Tes menaces, grand chef, m’épouvantent. Le Père Noir ne t’a fait aucun mal ; il est bon, doux, miséricordieux. Il a épargné ta vie cette nuit, l’as-tu déjà oublié ?

— Non… mais je hais son Dieu et son pouvoir !

— Son Dieu t’aime et son pouvoir s’étend jusqu’à toi pour te protéger ! Pourquoi veux-tu le faire mourir ? Quant à Jean Huron, il ne t’égale pas comme guerrier et comme chef, tu ne peux l’envier ! Ma tribu te craint et t’admire, pourquoi vouloir la massacrer ? Oui, grand chef, pourquoi toutes ces menaces ?

— Pour les exécuter, si tu refuses d’être ma femme, Madonna !

— Tu le veux absolument ?

— Absolument !

— L’Araignée est brave et grand… me jure-t-il de tenir sa promesse, si j’accepte d’être sa femme ?

— Quelle promesse ?

— De ne pas massacrer ma tribu, de ne pas tuer le Père Noir, de ne pas torturer Jean Huron.

— L’Araignée promet.

— Le jure-t-il sur les os de son père et ceux de ses aïeux ?

— Il jure et prend à témoin le Grand Manitou.

— Jure-t-il aussi par le grand Dieu des Chrétiens ?

— Il le jure, sans le connaître.

— Je ferai connaître le Dieu des Chrétiens au grand chef des Agniers.

— Il écoutera patiemment sa femme.

— Il le jure encore ?

— Il jure !

Marie se leva vivement, tendit ses deux mains au jeune chef et dit seulement :

— Emmène-moi !

L’indien sourit. Et lui, si impassible, si fort, trembla un peu en prenant les deux mains fines de la huronne. Sa voix se fit douce à l’extrême et tremblante aussi quand il prononça :

— Viens, Madonna… tu seras la femme du plus grand des chefs !

La jeune fille se baissa et souffla la bougie. Dans les ténèbres opaques qui se firent, elle suivit l’indien.

En traversant la chambre de ses parents elle dit :

— C’est Marie qui s’en va avec le grand chef des Iroquois, adieu !

Un sourd-grondement partit d’un angle de la pièce, bientôt suivi par le sanglot d’une femme.

Sans une faiblesse, sans une larme, Marie sortit de la cabane.

Le vent soufflait toujours avec une grande violence.

L’Araignée entraîna la huronne à une plateforme du côté de la forêt. Il sauta de l’autre côté de la palissade et tendit les mains vers Marie, disant :

— Viens !…

La jeune fille se jeta dans ses bras.

L’indien la serra sur lui avec une furieuse ardeur. Puis il colla ses lèvres à son oreille et prononça en ricanant :

— À présent, je te tiens, Madonna ! Tu seras ma femme ! Mais aussi, pour les outrages que tu m’as fait subir, pour les affronts de Jean Huron, les injures du Père Noir, le mépris des Hurons, je reviendrai… oui, je reviendrai avec mes guerriers pour raser ton village, tuer tes frères jusqu’au dernier, pour massacrer le Père Noir, pour torturer ton Jean…

La jeune fille se débattit violemment dans les bras de l’indien.. Celui-ci la serra davantage, sauta sur les abatis et s’élança avec sa proie vers la forêt.

Marie poussa un cri déchirant…