Jean de Brébeuf/12

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Éditions Édouard Garand (48p. 45-48).

CHAPITRE XII

TOUJOURS CHASTE ET PURE !


Oui, c’était Marie… mais Marie méconnaissable !

Amaigrie, les yeux creux et cernés, le visage tuméfié par les congélations, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, Marie était à peine l’ombre d’elle-même. Si on l’avait de suite reconnue, c’était dû à ses yeux qui conservaient toujours la même candeur et la même pureté d’éclat. C’étaient toujours ses mêmes yeux ouverts et francs dans lesquels on pouvait lire toutes ses pensées les plus intimes, et au fond desquels, aujourd’hui, on saisissait une grande souffrance.

— Marie ! Marie ! s’écria le missionnaire joyeux, me diras-tu par quel miraculeux événement tu reviens dans ton village et ta famille ?

— Père, répondit la jeune fille en pleurant, j’ai bien souffert, et si je suis vivante encore c’est parce que je n’ai cessé d’implorer le bon Dieu !

— Tu as bien fait, ma fille, d’avoir mis toute ta confiance en lui, car lui seul pouvait te venir en aide.

— J’ai voyagé tout l’automne et tout l’hiver par les forêts sans fin, et j’ai eu bien faim et bien soif.

— Quand donc as-tu quitté ton époux l’Araignée ?

À cette question la jeune fille sursauta.

— L’Araignée n’a jamais été mon époux, s’écria-t-elle comme avec horreur, jamais, jamais, Père !

Jean de Brébeuf tressaillit d’une joie immense : Marie revenait telle qu’elle était partie, pure comme la vierge !

— Je suis revenue à ma bourgade, continua la jeune fille, pour vous demander de me conduire auprès des saintes femmes de Québec, où je veux aller prier pour vous d’abord et pour Jean, mon fiancé.

— C’est bien, Marie, j’irai te conduire là-bas dès que la verdure renaîtra, dès que l’eau des lacs miroitera, dès que la neige aura fondu. Mais viens me conter ton histoire, car je veux tout savoir.

Mais avant qu’elle pût suivre le missionnaire, son père et sa mère vinrent l’embrasser. Puis toute la bourgade l’entoura, pour l’interroger sur ses aventures, pour lui exprimer le plaisir qu’on avait de la revoir et pour lui faire toutes espèces de bons souhaits. Plusieurs, dans leur joie et leur vénération pour cette vertueuse fille, portaient à leurs lèvres ses haillons. Enfin, après avoir promis qu’elle raconterait à tous son histoire, elle put se rendre au domicile du missionnaire.

Elle lui fit le récit suivant.

L’Araignée l’avait emmenée vers son pays. Durant trente jours ils avaient voyagé par les lacs et les forêts. Puis un soir ils avaient escaladé une haute montagne. Du sommet de cette montagne ils avaient aperçu une riche vallée couverte de prairies en fleurs, tachetée de petits lacs et sillonnée de rivières. Çà et là s’élevaient de belles bourgades autour desquelles croissaient des arbres fruitiers. C’était le pays des Agniers où commandait l’Araignée.

Celui-ci dit à ses guerriers :

— À notre départ pour le pays des Hurons, il avait été convenu que si je revenais avec Madonna, un grand feu serait allumé sur le sommet de cette montagne, afin que toute ma tribu apprit mon retour et qu’elle vînt à notre rencontre pour nous escorter triomphalement jusqu’à notre village. Eh bien ! que ce feu brille !

Durant une heure les compagnons du chef agnier entassèrent des branches de sapins. Puis au moment où la nuit tombait ils y mirent le feu. Les flammes s’élevèrent très hautes dans l’espace où ne courait nul vent, et de gais pétillements résonnèrent dans les échos. Peu après une rumeur immense et lointaine s’éleva, et cette rumeur semblait faite de joie. On vit bientôt des feux briller dans plusieurs bourgades. Des salves de mousqueterie retentirent. Des chants d’allégresse montaient dans le ciel serein illuminé d’étoiles. Puis d’autres feux s’allumaient, plus lointains. D’autres rumeurs joyeuses éclataient. D’autres chants retentissaient. Puis chants et rumeurs se rapprochaient de moment en moment… la nation iroquoise accourait saluer son jeune chef et sa compagne.

Marie, à l’écart et assise sur une pierre, entendait toute cette joie, tous ces chants d’allégresse, elle voyait par l’imagination toute une nation se courber devant elle, elle entendait leurs louanges, et pourtant elle demeurait mal à l’aise et comme épouvantée. De temps à autre elle essuyait une larme furtive, et jetait vers l’Araignée qui, debout près du feu, bras croisés, souriant avec triomphe, regardait la vallée d’où montaient déjà les hommages de sa nation, oui Marie lui lançait un regard empreint d’un mélange de crainte et d’horreur.

Pauvre fille ! comme l’avait pensé Jean de Brébeuf, ce n’était pas de plein consentement qu’elle avait suivi l’Araignée, surtout après les menaces que le jeune chef lui avait faites au pied de la palissade du village Saint-Louis ; si, après la mort de Jean Huron, elle s’était décidée à s’en aller au pays des Iroquois, c’est parce qu’elle avait redouté que le Père Noir ne tombât, comme Jean Huron, sous les coups de l’Araignée ou de ses guerriers féroces.

Une première fois elle avait consenti à devenir la femme du chef agnier sur la promesse de celui-ci que la vie du Père Noir et celle des habitants de Saint-Louis seraient respectées ; pour la vénération qu’elle avait pour le missionnaire et l’amour de sa tribu elle s’était courageusement sacrifiée. Car elle avait puisé dans les enseignements de la religion catholique l’amour du sacrifice et de l’abnégation, vertus dont le missionnaire lui avait donné amplement l’exemple. Mais elle ne voulait pas se sacrifier inutilement. Si l’Araignée, en dépit de sa promesse, allait revenir pour massacrer ses frères, Marie ne le suivrait pas dans son pays, elle ne serait pas sa femme, elle resterait dans sa nation pour y mourir avec elle. Aussi, au pied de la palissade de Saint-Louis, tenta-t-elle d’échapper au jeune iroquois qui l’avait trompée. Mais elle fut emmenée au travers de la forêt. Et dès ce moment elle s’était promis de reprendre sa liberté à la première occasion venue.

Puis était survenu le drame si inattendu de la forêt, alors que Jean Huron, qui voulait arracher la jeune fille à son ravisseur, était tombé sous le tomahawk d’un Iroquois. Marie eût donné sa vie pour sauver celle de son fiancé, elle l’eût donnée sans marchander. Elle aurait également donné sa vie volontiers pour protéger l’existence du Père Noir. Et lorsqu’elle aperçut Jean de Brébeuf face à face avec l’Araignée, elle redouta que celui-ci, par traîtrise, ne tuât ou fît tuer le missionnaire. Or, en consentant à poursuivre son voyage au pays des Iroquois avec l’Araignée, elle s’imaginait protéger la vie de Jean de Brébeuf, et elle se réjouissait en elle-même de son sacrifice et demandait à Dieu de toujours protéger le bon missionnaire, prête à donner tout son sang si c’était nécessaire pour que la vie du Père Noir fût respectée. Et elle était partie avec l’Araignée pour qui son horreur grandissait depuis que Jean Huron était tombé sous ses yeux.

Or, maintenant qu’elle était arrivée aux portes du pays iroquois, Marie revenait sur les événements qui avaient précédé son départ de Saint-Louis. Elle avait pris la décision de se sacrifier l’après-midi même où elle avait reçu le message singulier du chef iroquois, mais ça n’avait pas été sans une certaine épouvante et une certaine horreur. Et pour que son sacrifice ne fût pas deviné, elle avait dit à Jean de Brébeuf qu’elle n’aimait pas Jean Huron autant qu’elle avait pensé. Puis l’Araignée était survenu. Jusqu’à ce moment, c’est-à-dire en cette nuit où elle se trouvait arrivée au pays des Iroquois, son sacrifice n’était qu’à moitié consommé. La part la plus facile avait été accomplie. Restait maintenant l’autre moitié, c’est-à-dire unir sa destinée au chef iroquois ! À cette pensée, la jeune fille, dont le cœur était tout plein de l’image adorée de Jean Huron, trembla. Non, ce n’était pas possible qu’elle devînt la femme de ce barbare, de cet ennemi de sa race et de sa religion, de cet homme qui l’avait odieusement trompée, qui avait tué son fiancé ! Le dernier sacrifice à faire lui apparut si terrible qu’elle en ressentit un vertige d’horreur. À quoi lui servait à présent de se donner à cet homme cruel et impie ? À rien, pensait-elle ! Elle avait suivi l’Araignée pour sauver le Père Noir, or celui-ci était sain et sauf en la bourgade Saint-Louis et rien ne faisait présager que sa vie serait en danger pour longtemps ! Eh bien ! puisque le Père Noir était hors de danger, elle serait bien folle de se livrer à l’Araignée ! Elle l’avait suivi docilement, mais sans jamais lui faire de promesse. Elle n’avait donc qu’à reprendre le chemin de sa nation.

La résolution de la jeune huronne fut vite prise : voyant que le chef iroquois lui tournait le dos et tandis que les guerriers continuaient à jeter sur le feu des branches de sapins, et comprenant que personne ne l’observait, elle se glissa furtivement dans l’ombre, rampa au sein de fourrés épais, puis bientôt elle dévalait à toute course sur la pente de la montagne dans la direction de son pays.

Après deux heures d’une course éperdue elle s’arrêta, haletante, et porta son regard vers le sommet de la montagne déjà lointaine. Elle entendit des cris de fureur traverser l’espace puis elle vit qu’on éteignait rapidement le grand feu de sapin. Elle jeta à Dieu une longue supplication pour lui demander vigueur et force, puis elle s’élança de nouveau à travers les vallons, les coteaux, les collines et les forêts. Elle courut toute la nuit pour ne s’arrêter qu’à l’aube naissante. Elle se laissa choir au pied d’un saule touffu, épuisée, torturée par la faim et la soif. Elle s’endormit. Elle ne se réveilla qu’au déclin du jour, reposée. Elle voulut continuer de suite son chemin, mais elle ne sut plus quelle direction prendre : elle était égarée. Dans son angoisse elle tomba à genoux et implora le ciel de la guider. Toute cette nuit-là encore elle marcha, mais à l’aventure, sans savoir si elle allait au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. Elle se fiait sur la Providence. Quand elle rencontrait un cours d’eau, elle buvait pour apaiser sa soif. Mais sans rien à manger, elle sentait ses forces diminuer rapidement. Et que de chemin inutile elle faisait : souvent un lac lui barrait la route, alors elle le détournait et finissait par se perdre tout à fait.

Après quatre jours d’une marche pénible elle tomba un soir dans un campement d’Iroquois. Ils étaient une vingtaine, et revenaient du pays des Français à qui ils avaient vendu des pelleteries. Ils rapportaient avec eux une grande quantité d’eau-de-feu qu’ils buvaient à cœur-joie. Ils reçurent la jeune fille avec une grande politesse. Ils s’empressèrent de lui offrir à manger et à boire. Marie accepta avec reconnaissance. Elle but même un peu d’eau-de-vie qui la réconforta. Les Iroquois s’enivrèrent et roulèrent ivres-morts auprès de leur feu qui bientôt s’éteignit. Marie voulut reprendre sa marche, mais ses jambes refusèrent de la porter. Elle se résigna donc à passer la nuit là, assurée qu’elle n’aurait rien à craindre tant que les indiens seraient sous l’influence de la liqueur. Mais sous cette même influence elle s’endormit profondément et ne se réveilla que le lendemain, rudement secouée par un sauvage qui lui signifiait que l’heure du départ était arrivée. Les Iroquois pliaient déjà bagage pour poursuivre leur chemin. Ils demandèrent à Marie qui elle était et d’où elle venait. Sans dire à quelle tribu elle appartenait, elle déclara qu’elle était partie de son village pour aller faire un tour dans la forêt et qu’elle s’était égarée. Mais les indiens l’avaient déjà reconnue pour une huronne, et ils décidèrent de l’emmener dans leurs pays. La pauvre Marie fut donc contrainte de rebrousser chemin et de retourner vers le pays des Iroquois. Mais ce fut sans découragement, car elle gardait l’espoir d’échapper à ces Iroquois comme elle avait échappé à l’Araignée.

La petite troupe marcha toute la journée et ne s’arrêta qu’à la nuit venue près d’un petit lac tout entouré de saules et de peupliers.

Comme la veille les sauvages donnèrent à manger à la jeune fille, mais cette fois elle refusa de boire de l’eau-de-vie. Les indiens s’enivrèrent encore et roulèrent bientôt sous les saules. Marie attendait ce moment : elle prit quelques provisions et s’élança dans les bois.

Elle marcha dix jours, à l’aventure toujours. Un midi elle arriva devant une petite bourgade bâtie près d’une rivière. C’était le village d’une petite tribu alliée aux Iroquois, mais aux mœurs plus douces et plus hospitalières. La population, à ce moment, ne comptait que des femmes et des enfants, une cinquantaine environ, les hommes étaient partis à la chasse. La jeune huronne fut accueillie avec empressement et bonté. Comme, au dire des femmes, les chasseurs ne reviendraient pas à la bourgade avant l’hiver, Marie décida de passer quelques jours dans ce village hospitalier pour y reprendre toutes ses forces. Habilement elle interrogea les femmes indiennes pour se faire indiquer le chemin à suivre pour atteindre son pays, sans avouer que son pays était la Huronie. Mais les femmes ne savaient pas. Tout ce que Marie put savoir, c’est que la bourgade n’était pas loin du pays des Français. Mais c’était déjà un renseignement, et la jeune fille comprit qu’elle devait voyager vers l’ouest pour retrouver sa tribu. Elle s’en réjouit, malgré l’énorme distance qu’elle avait encore à faire. Elle avait beaucoup marché, c’est vrai, mais elle n’avait guère avancé. Elle se trouvait encore près du pays des Iroquois.

Au bout de quelques jours, lorsque ses forces furent revenues, elle quitta la bourgade hospitalière. Les femmes l’avaient tendrement embrassée avant de partir, et elles lui avaient donné des provisions pour plusieurs jours. Marie les remercia, sans oublier d’offrir ses hommages à la Providence.

Elle s’en allait encore au hasard. Une rivière lui avait barré le chemin le premier jour. Elle l’avait remontée pour trouver un gué. Mais quand elle eut réussi à passer sur l’autre berge, elle se trouva égarée de nouveau. N’importe ! elle marcha encore avec plus de confiance que jamais. Elle erra tout le reste de l’été, avec la certitude qu’elle allait un jour ou l’autre trouver la mort. Elle vivait des glands du chêne, de noisettes et de fruits sauvages. Elle fut surprise par les froids de l’automne et par les neiges de l’hiver. Les souffrances qu’elle endura sont indicibles. Mais courageuse, toujours confiante en Dieu, elle poursuivait sa route. Enfin, par un jour rigoureux de l’hiver, elle se trouva aux abords d’un lac immense tout entouré de glaces. Vers le milieu, pourtant, elle découvrait une nappe d’eau claire. Elle se mit à réfléchir, et se rappelant les voyages du Père Noir que celui-ci avait racontés, elle crut reconnaître le lac Ontario. Elle fut saisie d’une joie folle. Si vraiment ce lac était celui dont le Père Noir lui avait si souvent parlé, alors elle n’était pas loin de son pays !… Ce fut avec un cœur nouveau, avec une plus grande foi en Dieu qu’elle s’engagea dans la forêt et, enfin, au déclin de ce jour de janvier 1649, elle atteignait miraculeusement la bourgade Saint-Louis.

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Marie pleurait de joie en terminant son récit.

Mais Jean de Brébeuf n’était pas moins joyeux, tout en compatissant aux souffrances que la jeune fille avait endurées, de savoir celle-ci toujours chaste et pure. Ses yeux s’emplirent de larmes et son cœur monta vers Dieu pour le remercier de sa puissante protection.

— Oh ! ma fille, s’écria-t-il, je veux de suite rendre grâces au bon Dieu de t’avoir protégée et ramenée parmi nous. Va trouver tes parents et tes amis, repose-toi, et ce soir nous célébrerons ton retour après avoir chanté à la chapelle des actions de grâces au Seigneur et à la Vierge-Marie !

Il y eut en effet, ce soir-là, de grandes réjouissances à la bourgade Saint-Louis, réjouissances qui durèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Or, tandis qu’on fêtait le retour de Marie, les Iroquois, avec le terrible Araignée à leur tête, quittaient leur pays et, à petites journées, prenaient le chemin de la Huronie où ils venaient porter le fer et le feu.