Jean de Brébeuf/14

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Éditions Édouard Garand (48p. 51-53).

CHAPITRE XIV

PRESSENTIMENTS


Jean de Brébeuf quitta sa cabane pour aller dans la forêt s’entretenir avec son Créateur.

Des guerriers revenaient de la chasse avec peu de gibier, et ils étaient mécontents. Après le retour de Marie le gibier avait été durant quelques jours très abondant, et cette abondance ils l’avaient attribuée à la puissance du Père Noir et au retour de la jeune huronne. Mais dans les derniers jours de février, après quelques fortes tempêtes de neige, le gibier s’était éloigné, et jusqu’à ces jours de mars on n’avait pu attraper qu’un chevreuil par ci par là.

Le missionnaire leur dit quelques paroles de consolation et d’encouragement, calma leur mécontentement et leur fit espérer des jours meilleurs. Puis, calme et serein comme toujours, il franchit la porte de la palissade et marcha vers la forêt.

Le jour tombait.

Les derniers rayons d’un soleil printanier accrochaient des lumières pourpres à la cime des pins et des cèdres. La neige, qui ce jour avait fondu rapidement au souffle d’une brise tiède, brillait comme une nappe de cristaux et de rubis.

L’air était rempli de parfums résineux. La forêt, silencieuse et morne depuis les froids de l’automne, commençait à s’animer, à s’égayer. Ce jour-là les premiers oiseaux migrateurs l’avaient parcourue d’un vol amoureux, allant de cime en cime, sautant de branche en branche, cherchant la place pour la nichée prochaine.

Le missionnaire s’engagea dans le sentier battu qui conduisait à la bourgade Saint-Ignace. La neige était encore trop épaisse sous les bois pour s’y aventurer. Jean de Brébeuf marchait lentement, les yeux levés vers le ciel bleu, écoutant les chants du soir. Ce n’était pas encore ce chœur puissant des soirs ou des matins d’été, mais c’était encore une musique si douce, qu’elle l’émouvait. Car à l’âme de Jean de Brébeuf la musique des bois résonnait ou parlait comme une musique céleste. Il passait souvent des heures entières à écouter ces harmonies angéliques, remerciant Dieu d’avoir donné à l’homme de si puissants concerts. Dans ces moments le missionnaire se sentait plus rapproché de Dieu, et son âme se transportait d’une allégresse indicible.

Et sous ce doux crépuscule de mars Jean de Brébeuf exultait, son cœur éclatait d’une jouissance exquise, sa pensée prenait des envergures infinies, elle embrassait toute cette terre si belle et tout ce ciel si beau et elle imaginait d’y faire resplendir partout l’amour et la gloire de Dieu. Combien de milliers et de milliers de barbares abritaient encore ces bois, combien de milliers de ces pauvres païens n’avaient pas appris à louer la grandeur du Créateur ainsi que le louaient par leurs chants magnifiques les petits oiseaux ! Quelle joie incomparable il eût ressentie à savoir que tous les êtres humains de la forêt se joignaient aux oiseaux pour grandir le concert ! C’était bien l’œuvre qu’il avait voulu faire ! Cette œuvre il l’avait commencée seize ans auparavant ! Et comme elle était loin d’être finie ! Seize ans !… Que le temps avait paru court ! Seize autres années d’un pareil labeur ne compléteraient pas encore l’œuvre ! Vivrait-il seize autres années ? Qu’importe ! Dieu s’occuperait de l’achèvement de l’œuvre ! Elle ne pouvait demeurer inachevée, parce qu’elle était trop belle !

Seize ans ! pensait le missionnaire. Ce n’est pas long, seize ans, mais un homme d’action peut néanmoins en seize ans faire beaucoup ! Et qu’ai-je fait, moi, en seize ans ? Presque rien ! J’ai pourtant travaillé ! Oui, mais je n’ai peut-être pas travaillé de toutes mes forces !… Et si j’ai travaillé de toutes mes forces, peut-être n’ai-je pas su m’y prendre de la bonne façon !…

Il essayait souvent ainsi de diminuer ses mérites, craignant de n’en avoir pas fait assez ! Ces grands serviteurs de Dieu sont ainsi faits : pour la gloire de Dieu ils ne font jamais assez, ils conçoivent plus que leurs forces humaines ne pourra jamais produire. Leur conception est illimitée tandis que sont limités leurs moyens d’action. C’est que l’apôtre doit être ainsi doué afin de mieux remplir la haute mission pour laquelle il a été créé. Plus le champ est vaste, plus son ardeur se développe.

Jean de Brébeuf avait entrevu un empire immense, et bien qu’un simple mortel, il avait voulu conquérir cet empire. Devant la tâche formidable il s’était senti un géant, et il avait travaillé comme un géant pour accomplir une œuvre de géant. Mais c’étaient dix géants, vingt, trente, cent peut-être qu’il faudrait pour achever la conquête ! Il se l’avouait et tâchait d’être satisfait de la part qu’il avait faite.

C’est en repassant toute sa vie, comme il le faisait souvent d’ailleurs, que le missionnaire arriva dans une clairière. C’est comme s’il fût tombé de l’ombre dans le jour, car là il faisait jour en effet, tandis que sous la ramure des pins il était presque nuit.

Là, la forêt inclinait doucement vers le sud-ouest, et de ce point il pouvait apercevoir une grande partie du pays. D’abord c’était une immensité de flèches sombres, immobiles, pressées les unes contre les autres. Au loin, comme encavée dans cette masse noire, une tache blanche, très grande s’étendait… c’était le lac Ontario. Plus loin encore la masse sombre continuait à s’étendre, mais non uniforme, barrée çà et là de coteaux, de collines s’étageant comme les contreforts des hautes montagnes noires sur lesquelles, dans un lointain qui apparaissait inabordable, semblait se poser la voûte des cieux. Tout cela était grandiose, tout cela était merveilleux, et tout cela Jean de Brébeuf l’avait admiré mille fois et davantage. Là encore et toujours s’amplifiait la grandeur de Dieu. Et le missionnaire l’aimait ce vaste pays de bois, de montagnes et de lacs, où, si la vie humaine ne semblait pas intense, éclatait dans toute son amplitude la vie divine. Ses yeux ne s’étaient jamais assez repus de ce tableau unique que nulle imagination humaine n’aurait pu concevoir. C’était l’œuvre du grand Maître.

Pendant un long moment il savoura pour ainsi dire la beauté de ce panorama, et saisi d’une plus vive admiration, il s’écria :

— Ô forêts ! ô lacs ! ô collines, ô montagnes ! combien je vous ai aimés et comme je vous aime toujours ! Ô toi, forêt ! quand mon âme était triste, quand mon cœur s’affligeait, quand mon esprit se chargeait de soucis, tu m’as égayé de tes chants mélodieux, de tes murmures mystiques ! Les chants qui tombaient de tes cimes et s’égrenaient jusqu’à moi de rameau en rameau, de branche en branche, ont chassé les chagrins et ont versé la joie dans mon âme. En les écoutant à l’heure des lassitudes ils m’ont semblé des refrains des anges, et dans mon ravissement j’ai remercié le Seigneur, ô forêt vierge et splendide ! de t’avoir faite le temple de ces divins musiciens, de ces chanteurs angéliques ! Oui, je t’ai aimée… oui, je t’aime encore… oui, je t’aime toujours ! Je t’ai aimée même lorsque la solitude et le silence ont remplacé sous tes voûtes somptueuses les murmures de joie et les ramages ! Je t’ai aimée morne et triste, comme je t’ai aimée joyeuse et animée ! Je t’ai aimée avec ton manteau blanc et froid que tu secouais parfois avec humeur quand il faisait trop pesamment ployer tes rameaux verts ! Je t’ai aimée aussi, quand tu grondais de colère lorsque quelque âpre bourrasque venait t’importuner ! Je t’ai aimée lorsque tu rugissais dans la tourmente qui ébranlait ta voûte, lorsque, dans ta fureur farouche, écumante, tu balayais l’ouragan de tes cimes gigantesques ! Ô forêt ! je t’aime tant encore, de quelque humeur que tu sois, sous quelque aspect que tu te présentes à mes yeux, qu’à la pensée de ne plus te revoir un jour, de ne plus entendre le bruissement argentin de tes ramures, mon cœur s’afflige… il s’afflige à se briser !…

Le missionnaire s’interrompit une minute, sourit longuement aux cimes hautes dans le ciel, et reportant son regard dans le lointain par-dessus les bois inclinés devant lui, il reprit :

— Et vous lacs aux ondes bleues ! vous collines aux frondaisons riantes ! vous monts sévères et hautains ! je vous aime aussi ! Autant que la forêt votre image habite mon cœur. Car vous êtes le jardin du Seigneur dans lequel l’âme attristée retrouve la joie et l’espérance. Ah ! que je veux vivre encore longtemps avec vous ! Mais le Seigneur le voudra-t-il ? Ne m’appellera-t-il pas bientôt à lui ? Qui sait si demain… oui demain je ne vous quitterai pas pour les séjours célestes ? Ah ! je partirai en vous regrettant ; mais quand j’aurai trouvé mon Seigneur et Maître, lui me donnera tant de joies, tant de bonheur, il me fera voir des lieux si magnifiques, si enchanteurs, que je pourrai vous oublier ! Vous oublier ?… Non, pas tout à fait : car du haut de ce ciel qui vous abrite, j’aimerai encore à vous revoir et à vous bénir !

Jean de Brébeuf se tut. Il pencha sa tête, demeura un long moment pensif, puis il soupira profondément. Il tira son crucifix et, le regardant avec un sourire amoureux, il prononça :

— Ô mon Jésus ! est-il vrai que vous ayez décidé de m’appeler déjà près de vous ? Eh bien ! j’irai… j’irai à vous de même que vous êtes venu à moi ! J’irai en bénissant votre nom, en chantant votre gloire éternelle ! Faites de moi, Seigneur, ce qu’il vous plaira, puisque je suis votre serviteur !

Longuement, ardemment, il baisa le crucifix, pendant qu’une voix, jeune et grave à la fois, murmurait tout près de lui :

— Ainsi soit-il !

Souriant, le missionnaire leva ses yeux et dit :

— Ah ! mon cher fils, ce soir plus que jamais je me sens plus près de Dieu !

— Père, prenez-moi avec vous !…

Et Gabriel Lalemant s’agenouilla pieusement.