Jean de La Fontaine (RDDM)/01

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JEAN DE LA FONTAINE
COURS LIBRE PROFESSÉ A L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

PREMIÈRE LEÇON


Monsieur le recteur,
Monsieur le doyen,
Mesdames et Messieurs,


Quand un homme de mon âge a vu l’Alsace faire retour à la patrie française, les trois couleurs flotter à la flèche de la cathédrale, les soldats de la France défiler dans Strasbourg au milieu des chants et des danses d’un peuple ivre de joie et de liberté ; quand il lui a été donné de flâner dans les rues de Strasbourg et de Colmar, de se promener sous les hêtres de Sainte-Odile, de contempler du haut des Vosges la plaine du Rhin, en se disant à chaque pas : « Je suis chez moi ; » quand sur cette terre que les Germains ont si longtemps foulée, il a vu refleurir la pensée française et assisté à la magnifique résurrection de votre Université, il semble qu’il n’ait plus rien à attendre de la destinée. Que de fois me suis-je répété le Nunc dimittis !

J’avais tort. Une joie m’était encore réservée, celle de prendre la parole ici, dans l’Université française de Strasbourg

Depuis longtemps j’avais rêvé de faire un cours libre à l’Université. Durant la guerre, avec un ami très cher, dont je dois évoquer ici la mémoire, — c’est lui qui jadis, en me révélant l’Alsace, me fit mieux comprendre que sans elle la France ne devait pas, ne pouvait pas vivre, — j’avais souvent causé du lendemain de la victoire. Nous pensions, tous deux, qu’un des premiers soucis de la France serait de restaurer l’Université de Strasbourg. Cette question avait été examinée, dès 1915, dans un mémoire très complet qui fut alors adressé au Grand Quartier Général ; l’auteur de ce mémoire est aujourd’hui un des maîtres de votre Faculté des Lettres, un de ceux qui veulent bien me faire place auprès d’eux. Ce fut alors, que, Pierre Bucher et moi, nous conçûmes le projet d’une Société des Amis de l’Université. Au bout de trois années, tout devait s’accomplir comme nous l’avions prévu : l’Université est maintenant une des premières de France, et ses Amis travaillent sous la présidence du Président Poincaré. C’est aussi en 1915 que, pour la première fois, je me suis dit qu’il me serait infiniment agréable de faire un cours à Strasbourg ; je me le suis souvent répété pendant et depuis la guerre.

J’ai cependant hésité avant de demander cette faveur au Conseil de l’Université. Dans les mois qui suivirent l’armistice, l’enseignement de la littérature française a été inauguré par un maître éminent dont tout le monde admire la vaste érudition et le goût délicat. Je sais avec quel empressement non seulement les étudiants, mais tout le public lettré de Strasbourg suit les leçons de M. Cohen, de M. Gillot, de M. Lange. D’autre part, je connaissais le dessein qu’avait formé mon illustre ami Maurice Barrès, de réclamer votre hospitalité et de vous apporter la somme de ses recherches et de ses méditations sur le Génie du Rhin. Je n’ignorais pas que M. le lieutenant-colonel de Witt-Guizot avait l’intention de venir, à cette même place, tracer un tableau synthétique de la guerre… Tout cela était fait pour me décourager ; je pouvais craindre de passer ici pour un intrus et un présomptueux. J’ai passé outre, j’ai voulu quand même réaliser le rêve que j’avais conçu, il y a six ans. Je vous remercie, vous tous qui m’avez permis de le faire, vous M. le Recteur, qui m’avez montré tant d’amicale bienveillance, vous, mon cher ami, Christian Pfister, dont j’ai depuis si longtemps éprouvé l’affectueux dévouement, vous enfin, messieurs les professeurs, à qui je dois l’honneur de pouvoir me dire aujourd’hui l’hôte de l’Université de Strasbourg.


Pourquoi ai-je pris Jean de La Fontaine pour sujet de nos entretiens ?

La Fontaine est né à Château-Thierry, le 8 juillet 1621 : dans quelques semaines la petite cité champenoise fêtera le trois-centième anniversaire du plus illustre de ses fils. C’est une bonne coutume que d’honorer ainsi, de siècle en siècle, la mémoire des grands hommes. Tant pis si la commémoration s’accompagne parfois de réjouissances et de cérémonies un peu indignes de celui qui en est le prétexte ! Il n’est pas mauvais qu’à certaines dates un peuple fasse l’inventaire de son passé, le recensement de ses gloires. L’hommage public force l’attention ; les plus distraits s’arrêtent un moment au spectacle d’une belle vie ou au souvenir d’une belle œuvre Ainsi se perpétue la tradition spirituelle d’un peuple. Nous allons donc ici célébrer ensemble le troisième centenaire de La Fontaine.

D’ailleurs, vous l’avouerai-je ? même si je n’avais pas eu l’occasion de cet anniversaire, je crois que j’aurais encore choisi La Fontaine, car je suis de l’avis de Sainte-Beuve qui écrivait un jour : « Parler de La Fontaine n’est jamais un ennui, même quand on serait bien sûr de ne rien y apporter de nouveau ; c’est parler de l’expérience même, du résultat moral de la vie, du bon sens pratique, fin et profond, universel et divers, égayé de raillerie, animé de charme et d’imagination, corrigé encore et embelli par les meilleurs sentiments, consolé surtout par l’amitié ; c’est parler enfin de toutes ces choses qu’on ne sent jamais mieux que lorsqu’on a mûri soi-même. Ce La Fontaine qu’on donne à lire aux enfants ne se goûte jamais si bien qu’après la quarantaine ; c’est ce vin vieux dont parle Voltaire et auquel il a comparé la poésie d’Horace ; il gagne à vieillir, et, de même que chacun en prenant de l’âge sent mieux La Fontaine, de même aussi la littérature française, à mesure qu’elle avance et qu’elle se prolonge, semble lui accorder une plus belle place et le reconnaître plus grand. »

Je suis bien sûr de ne rien vous apporter de nouveau, plus sûr encore que ne pouvait l’être Sainte-Beuve, il y a soixante-dix ans. On a tant et si bien écrit sur la Fontaine ! Sans parler de Sainte-Beuve lui-même, tous les critiques de notre littérature, Nisard, Saint-Marc Girardin, Brunetière, Faguet, M. Gazier, M. Michaut, M. Lanson, et bien d’autres encore, ont analysé et commenté son œuvre ; Taine a expliqué ses fables en moraliste et en historien ; dans un petit livre délicieux, Georges Lafenestre a peint l’homme et le poète. Quant à la vie de La Fontaine, elle a été déjà fouillée par tant de chercheurs érudits et ingénieux ! Après les deux volumes où Walckenaer a autrefois détruit bien des légendes, après l’excellente notice biographique de P. Mesnard, après les travaux de la Société historique et archéologique de Château-Thierry, même après le livre si com-plet et si vivant de M. Louis Roche, il reste, je le sais, des lacunes à combler, des obscurités à dissiper ; les archives publiques et celles des notaires doivent encore réserver quelques trouvailles aux fureteurs. Mais je laisse à d’autres le soin de ces investigations. J’ai lu tous mes devanciers. C’est à eux que je dois tout mon savoir.

Cette suite de causeries ne sera ni une étude littéraire des ouvrages de La Fontaine, ni un essai biographique. Je voudrais simplement tracer le portrait de La Fontaine aux diverses époques de sa vie. Pour cela je ne négligerai pas les témoignages de ses contemporains ; ils sont d’ailleurs rares et contradictoires ; mais j’omettrai beaucoup d’anecdotes, parce qu’elles sont les unes trop connues, les autres trop douteuses. Je m’en tiendrai presque toujours à ce que La Fontaine nous apprend de lui-même : c’est le plus sûr. Ses goûts et son tempérament, ses expériences et ses pensées, ses enthousiasmes et ses défaillances, ses amitiés et ses amours, il nous a tout confié. Jamais poète ne s’est livré avec tant de complaisance et d’ingénuité. Il était incapable d’un déguisement ou d’une arrière-pensée. « Je ne sais s’il a menti en sa vie, » dira de lui son meilleur ami. Il ne s’est jamais permis que des artifices de pure littérature, comme d’affubler ses maitresses de noms et de costumes mythologiques. Tout ce qu’il a dit de sa vie, de ses mœurs, de ses ouvrages est la vérité même, — quelquefois cum grano salis pour rendre le propos plus agréable, — mais qu’il faudrait avoir le goût grossier pour ne point sentir la saveur du vrai ! Je voudrais recueillir tous ces aveux, toutes ces confidences et en composer ce qu’on pourrait appeler les Confessions de Jean de La Fontaine.

Je mettrai ainsi sous vos yeux une image aussi fidèle que possible, et, comme c’est à lui que je demanderai le plus souvent de se peindre lui-même, je serai conduit à vous lire beaucoup de La Fontaine : vous ne vous en plaindrez pas [1].


I. — CHATEAU-THIERRY

« J’approche d’une petite ville, écrit La Bruyère, et je suis déjà sur une hauteur d’où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l’aquilon. Je la vois dans un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie et je dis : Quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! »

La Bruyère, il est vrai, ajoute aussitôt : « Je descends dans la ville, et je n’ai pas couché deux nuits que je ressemble à ceux qui l’habitent : j’en veux sortir. » A ce dernier trait, reconnaissez le Parisien, homme de cour, sans pitié pour les provinciaux. Ne retenez que le tableau de la petite ville, « peinte sur le penchant de la colline. » C’est le portrait de Château-Thierry, et tellement fidèle qu’on peut se demander si La Bruyère ne l’a point tracé d’après nature, un jour qu’il découvrit Château-Thierry en descendant des coteaux de la rive gauche par la route de Montmirail.

En ce temps-là, au bout du faubourg d’Outre-Marne, un pont de neuf arches, bâti sous François Ier, aboutissait à la porte de la ville. Des remparts flanqués de tours enveloppaient le Bourg, craintivement blotti à l’ombre de la citadelle féodale, et, gravissant les pentes, allaient se raccorder aux défenses de la forteresse. Du pêle-mêle des toitures émergeaient la tour du fort Saint-Jacques, la flèche de Notre-Dame-du-Bourg, la flèche des Cordeliers. Vers l’Occident, hors les murs, s’allongeait le faubourg de Saint-Crépin, dominé par la tour de l’église. Sur une hauteur escarpée se dressait l’enceinte fortifiée du Château avec ses puissants bastions ; au-dessus des créneaux de la courtine apparaissaient les bâtiments de l’habitation seigneuriale, le clocher gothique d’une église et un énorme donjon carré. Déjà, au XVIIe siècle, l’appareil militaire du moyen âge n’était plus qu’un amas d’architectures inutiles et magnifiques : ces murs n’avaient protégé la ville ni contre les Impériaux en 1544, ni contre Mayenne en 1591, ni contre Condé en 1646 ; aussi voyait-on déjà les vergers et les jardins des bourgeois escalader les pentes du château, voiler à demi le rempart lézardé.

Depuis trois siècles, le paysage a bien changé. Les murailles du Bourg ont été rasées. Rasé aussi le Château et sur la vaste esplanade, qu’entourent encore les vieilles murailles démantelées, un parc offre ses al-lées ombreuses aux ébats des petits Castrotheodoriciens. Des maisons ont envahi les prairies voisines des faubourgs. Bien des tours et bien des clochers ont été renversés. Sur les côtes pier-reuses et couvertes de petits vignobles, quelques boqueteaux demeurent les seuls débris de l’ancienne forêt. Les siècles ont fait leur œuvre, aidés par la folle incurie des hommes. Enfin, les Barbares sont venus. Leurs obus ont écrasé une partie de la ville et endommagé le reste... Malgré tout, elle a conservé son charme et sa beauté, la fine cité champenoise, qui, ramassée au pied de sa vieille forteresse, mire son visage meurtri dans les eaux lentes et glorieuses de la Marne. Qui la découvre aujourd’hui, au milieu de son cirque de collines délicatement dessinées, souhaite toujours le plaisir « de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux. »


II. — LE PAYS ET LA FAMILLE DE LA FONTAINE

En 1621, Charles de La Fontaine, maître des eaux et forêts du duché de Château-Thierry, et sa femme, demoiselle Valentine Pidoux, habitaient une maison de la rue des Cordeliers, rue montante et tortueuse, au pied du château. Les meneaux des fenêtres, les chapiteaux des pilastres, les ornements sculptés au-dessus de la porte an-nonçaient que cette demeure avait été sinon bâtie, du moins restaurée un demi-siècle auparavant. Elle était précédée d’une cour, et, derrière le logis, s’étendait un petit jardin surplombé par le rempart du bourg, un vrai préau de prison. Depuis, la maison a été un peu modifiée : ses meneaux ont disparu ; les fortifications ont été découronnées et le soleil visite maintenant le jardinet devenu terrasse ; le mur et le portail qui séparaient la cour de la rue ont été remplacés par une grille ; enfin le bâtiment qui menaçait ruine a été réparé en 1913. La construction du XVIe siècle n’a pas encore perdu toute son élégance.

Ce fut dans cette maison que Jean de La Fontaine naquit le 8 juillet 1621.

Que le poète ait vu le jour dans une ville charmante, environnée de grands bois et de douces campagnes, qu’une jolie demeure de la Renaissance ail été le berceau de La Fontaine, petit-neveu de Marot et filleul de Rabelais, il faut, comme Garo, en louer la Providence et conclure que « Dieu a bien fait tout ce qu’il a fait, » mais il serait superflu de demander à ces heureux hasards le secret du génie.

Inutile aussi de le chercher dans le mystère de la race. Taine l’a tenté dans les premières pages de son Essai sur La Fontaine. Afin d’expliquer l’œuvre et l’esprit du poète champenois, il a fait de la Cham-pagne une large peinture où se rencontrent des traits brusques et vrais comme celui-ci : « Les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s’étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. » Puis, tous les caractères de la contrée, il a voulu les retrouver dans La Fontaine. On a souvent blâmé ce genre de critique : il est, a-t-on dit, impossible d’établir entre un écrivain et son pays ces sortes de parallèles ; est-ce que Chateaubriand et Lamennais ne sont pas tous deux Bretons ? Rabelais, Descartes, Vigny, ne sont-ils pas tous trois Tourangeaux ? Bossuet et Piron sont de Dijon, etc.. D’ailleurs, pour La Fontaine, ce qui complique la question et la rend à peu près insoluble, c’est que, Champenois par sa naissance, par son père, par ses aïeux paternels, il était fils d’une Poitevine. Néanmoins, s’il est facile de triompher de Taine, on pourrait le faire avec plus de discrétion. Lui-même a bien senti le péril de sa méthode, et il avoue : « Ce sont là des raisonnements de voyageur, tels qu’on en fait en errant à l’aventure dans des rues inconnues ou en tournant le soir dans sa chambre d’auberge. Ces vérités sont littéraires, c’est-à-dire vagues ; mais nous n’en avons pas d’autres à présent en cette matière, et il faut se contenter de celles-ci, telles quelles, en attendant les chiffres de la statistique et la précision des expériences. » Taine les attendait avec une confiance qui nous fait un peu sourire. Et pourtant, on est bien près près de lui donner raison, quand il conclut : « Il ne faut pas trop se hasarder en conjectures, mais enfin, c’est parce qu’il y a une France, ce me semble, qu’il y a un La Fontaine et des Français. »

Quant à l’hérédité, ses lois sont flottantes et incertaines. Le plus grave est que des ascendants de La Fontaine nous ne savons rien. Nous possédons sa généalogie, du côté paternel : son bisaïeul a été contrôleur des aides et tailles à Château-Thierry ; son grand-père marchand, puis maître des eaux et forêts ; son père a rempli les mêmes fonctions. Mais le visage, les mœurs, le tempérament de tous ces La Fontaine nous sont inconnus. De la mère, nous savons qu’elle était la sœur d’un bailli de Coulommiers, et qu’elle était veuve lorsqu’elle épousa Charles de La Fontaine ; rien de plus. Il est vrai que, du côté des Pidoux, les aïeux maternels, nous sommes un peu moins mal informés. Ils étaient de bonne bourgeoisie poitevine. Des Pidoux furent médecins de Henri II, de Henri III, de Henri IV. Des Pidoux furent longtemps de père en fils maires de Poitiers. Le grand-père de La Fontaine, Jean Pidoux, avait fait quelques poésies et composé un traité sur la vertu et les usages des eaux de Pougues. Enfin, dans son Voyage de Paris en Limousin, La Fontaine lui-même a conté comment il retrouva un Pidoux à Châtellerault.

« Je trouvai à Châtellerault un Pidoux dont notre hôte avoit épousé la belle-sœur. Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. On nous assu-ra de plus qu’ils vivoient longtemps et que la mort, qui est un accident commun chez les autres hommes, passoit pour un prodige parmi ceux de cette lignée. Je serois merveilleusement curieux que la chose fût véritable. Quoi que c’en soit, mon parent de Châtellerault demeure onze heures à cheval sans s’incommoder, bien qu’il passe quatre-vingts ans. Ce qu’il a de particulier et que ses parents de Château-Thierry n’ont pas, il aime la chasse et la paume, sait l’Écriture, et compose des livres de contro-verse ; au reste l’homme le plus gai que vous ayez vu, et qui songe le moins aux affaires, excepté celles de son plaisir. Je crois qu’il s’est marié plus d’une fois ; la femme qu’il a maintenant est bien faite et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d’une chose, c’est qu’elle cajole son mari et vit avec lui comme si c’était son galant, et je sais bon gré d’une chose à son mari, c’est qu’il lui fait encore des enfants. Il y a ainsi d’heureuses vieillesses, à qui les plaisirs, l’amour et les grâces tiennent compagnie jusqu’au bout : il n’y en a guère, mais il y en a, et celle-ci en est une…[2] »

Consignons donc que Jean de La Fontaine tient de la lignée des Pidoux un nez trop long et un grand mépris des affaires, excepté de « celles de son plaisir. » Voilà tous les traits héréditaires que l’on peut décou-vrir dans son visage et son caractère.


III. — L’ENFANCE. — QUELQUES ERREURS DE VOCATION

Où fit-il ses classes ? « Sous des maîtres de campagne, dit l’abbé d’Olivet, qui ne lui enseignèrent que du latin. » En effet il ne sut jamais le grec, ou du moins ne le sut pas assez pour lire les textes dans l’original. Platon qu’il devait tant aimer, il ne le connut que par des traductions latines ou françaises.

Des témoins dignes de foi affirment qu’ils ont eu entre les mains un certain exemplaire de Lucien, dont on ignore, du reste, ce qu’il est devenu ; sur la garde intérieure du volume ils ont lu ces mots : de La Fontaine bon garçon fort sage et fort modeste ; puis sur une des pages du texte, Ludovicus Maucroix. On en a conclu que La Fontaine fut le condisciple de Louis Maucroix et probablement aussi de son frère François. La Fontaine et Maucroix se tutoyèrent toute leur vie, et ce tutoiement, peu ordinaire au XVIIe siècle, fait croire que les deux amis se connurent dès le collège. Cette mention nous révèle encore qu’aux yeux de ses camarades, La Fontaine passait pour un « bon garçon, fort sage et fort mo-deste. » Modeste et bon garçon il le fut durant toute son existence ; quant à la sagesse, nous verrons.

La Fontaine étudia-t-il à Reims ou à Château-Thierry ? Consolons-nous de l’ignorer. Nous savons seulement que de ce temps-là il a gardé un amer souvenir. Dans la fable de l’Écolier, le Pédant et le Maître d’un jardin, il a mis un accent de colère, presque de haine, qui ne lui est point habituel. Ce « bon garçon » dut être un écolier très malheureux, s’il a été dès son jeune âge, ce qu’il fut toute sa vie, rêveur, distrait et ami de sa liberté. Un enfant d’un tel caractère est une victime désignée à la méchante humeur des maîtres et à la cruauté des camarades. Voyez comme il se venge.


Certain Enfant qui sentoit son collège,
Doublement sot et doublement fripon
Par le jeune âge et par le privilège
Qu’ont les pédants de gâter la raison...


Et les derniers vers de la fable :


Et ne sais bête au monde pire
Que l’Écolier, si ce n’est le Pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
Ne me plairoit aucunement.


Ses classes finies, La Fontaine s’avisa de prendre un état, ou les siens y songèrent pour lui. Or ce fut à l’état ecclésiastique que se destina le futur auteur des Contes. Peut-être à la suite d’une lecture pieuse, son imagination s’était-elle enflammée d’un de ces soudains enthousiasmes qui feront toujours la surprise et l’amusement de ses amis. Quoi qu’il en fût, à vingt ans, il partit pour Paris et entra dans la maison de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré afin d’y suivre les exercices de piété imposés aux novices. Six mois après, on le voit au séminaire de Saint-Magloire dans le faubourg Saint-Jacques. Il y passa son temps à lire les poètes bien plus qu’à piocher la théologie, et dévora l’Astrée. On a, à ce pro-pos, brodé une gentille légende : ses maîtres l’avaient envoyé au séminaire de Juilly, — Juilly dont les grands marronniers ombragèrent les rêveries de Malebranche ; là, au lieu de se pré-parer à la vêture, il ne quittait son Marot que pour regarder par la fenêtre, et, comme sa cellule donnait sur la basse-cour, il se divertissait à voir les poules qui picoraient et les coqs « toujours en noise et turbulens, » puis, pour gagner les sympathies du poulailler, il descendait au bout d’une corde sa barrette pleine de mie de pain.

Au bout de dix-huit mois, Jean s’en alla laissant derrière lui son frère Claude qui, prenant son exemple au sérieux, était entré à l’Oratoire et y resta. On a observé avec raison qu’il est plus facile de comprendre pourquoi La Fontaine sortit de la pieuse maison que de savoir pourquoi il y était entré.

Seconde erreur de vocation : après le séminaire, La Fontaine veut étudier le droit et se fait recevoir avocat au Parlement. Mais la chicane n’est pas plus son affaire que la théologie. Au Palais, il retrouve François Maucroix qui, après avoir plaidé cinq ou six fois, décide de s’en retourner à Reims. La Fontaine fait comme lui et s’en revient à Château-Thierry.

Enfin dernière erreur de vocation : à vingt-six ans, il se marie. De cette grave distraction, nous aurons à reparler, non pas qu’il en ait beaucoup pâti : il s’évadera du mariage comme il s’est évadé de l’Oratoire et du Palais ; mais les femmes tinrent trop de place dans sa pensée et dans ses vers pour que l’indiscrète postérité ne se soit pas occupée de Mlle de La Fontaine, plus peut-être que le poète ne s’en occupa jamais. (Nous disons et dirons Mademoiselle de La Fontaine ; au XVIIe siècle dans la bourgeoisie, cette appella-tion était en usage pour les femmes mariées.)

En mariant son fils, Charles de La Fontaine lui offrit par contrat ou bien dix mille livres en immeubles ou bien un de ses offices de maître des eaux et forêts, car, en même temps que capitaine des chasses, il était maître particulier ancien et maître triennal des eaux et forêts du duché de Château-Thierry, et de la prévôté de Châtillon-sur-Marne. Jean choisit les dix mille livres d’immeubles, et ce fut seulement cinq ans plus tard, en 1652, qu’il devint maître triennal des eaux et forêts. Après la mort de son père (1658), il cumula la maîtrise ancienne avec la maîtrise triennale, et remplit ces deux charges jusqu’en 1671, époque où elles furent supprimées.

La question des offices forestiers de La Fontaine est terriblement embrouillée. Elle n’est pas d’un intérêt capital dans la biographie du poète. Les fonctions de maître ancien qui étaient le martelage, le balivage, l’assiette et l’adjudication des ventes de bois, l’entretien des routes et des ponts, la police des rivières, et celles de maître triennal qui étaient de judicature, La Fontaine ne s’en acquitta jamais avec un zèle exemplaire. Il a aimé les forêts, comme il a aimé tous les aspects de la nature ; il les a prises pour confidentes de ses rêveries ; il eût voulu les défendre contre la cognée des bûcherons, ce qui n’était pas toujours compatible avec les exigences d’une « bonne exploitation. » Quant aux délinquants, ses justiciables, il devait les traiter sans rigueur ; comment eût-il été sévère au pêcheur qui, sans écouter les plaintes du « pauvre barbillon, » l’avait mis dans sa gibecière, au mépris des ordonnances royales ?


Poisson, mon bel ami, qui faites le prêcheur,
Vous irez dans la poêle ; et vous avez beau dire,
Dès ce soir on vous fera frire [3].


IV. — A PARIS ET A REIMS

Quelques séjours à Paris et à Reims paraissent avoir été les grands divertissements de ces années de jeunesse.

A Paris, il fréquente le petit cercle des Tallemant, des Furetière, des Maynard, des Pellisson, la « troupe, » comme l’appelle Pellisson lui-même. Un jour qu’il a, sans crier gare, quitté ses camarades et regagné Château-Thierry, il y reçoit les remontrances de Pellisson ; mais celui-ci qui le connaît bien, le défend contre les reproches de « Damoiselle Courtoisie. »


Mais, Damoiselle Courtoisie,
N’en soyez point si fort saisie,
La Fontaine est un bon garçon,
Qui n’y fait point tant de façons ;
Il ne l’a point fait par malice ;
Belle paresse est tout son vice ;
Et peut-être, quand il partit,
A peine était-il hors du lit [4].


On le voit, la réputation du « bon garçon » était déjà bien établie dans ce joyeux cénacle de beaux esprits.

A Reims, il va retrouver Maucroix qui, sous les arbres de son jardin, lui confie ses essais poétiques, ses amours et ses peines.

Après avoir tenté la fortune au Palais et rimé quelques élégies, l’aimable Rémois est re-venu dans sa ville natale et est entré dans la maison du lieutenant du Roi au gouvernement de Champagne. Il gère les affaires du mari, il chante des brunettes que Mme de Joyeuse accompagne sur le luth ou la harpe, et il s’éprend de la fille, Henriette-Charlotte, qui a quinze ans. Il est payé de retour, mais jamais M. de Joyeuse ne consentira à une mésalliance, et Henriette-Charlotte est promise à un gentilhomme lorrain, M. de Lénoncourt. Celui-ci part pour la guerre, et est tué d’une mousquetade au siège de Thionville. Voilà les deux amants de nouveau réunis, jusqu’au jour où les Joyeuse font épouser à leur fille Tiercelin marquis de Brosses, un affreux brutal au poil roux.

Douleur de Maucroix. On a dit que, désespéré, il s’était alors décidé à entrer dans les ordres et à acheter la première prébende vacante dans le chapitre de la cathédrale de Reims. Conjecture un peu romantique et qui s’accorde mal avec ce que nous apprennent des mœurs de l’aimable chanoine et ses poésies et ses lettres et les Historiettes de son ami Tallemant. Ce n’était pas se condamner à une existence de renoncement et de pénitence que de se faire pourvoir d’une prébende : toute la vie de Maucroix l’a bien montré. Il était à l’âge où parents et amis le pressaient de se ranger et de choisir un état ; il n’avait de goût ni pour la robe, ni pour l’épée : il fut d’Église.

Il hésita sans doute avant de prendre un parti. Là-dessus on a raconté que, ne sachant auquel entendre, il avait consulté La Fontaine et, que ce dernier, pour toute réponse, lui avait envoyé et dédié la fable du Meunier, son fils et l’âne. On a aussi remarqué que La Fontaine s’était marié au moment même que son ami devenait chanoine, qu’en cette circonstance, il dut, lui aussi, subir les avis des donneurs de conseils, si bien que la fable ferait allusion aux perplexités de Maucroix et aux siennes. Quoi qu’il en fût, les deux amis sautèrent le pas à la même heure : l’un prit femme, l’autre prit abbaye. Chacun, d’ailleurs, fit en sorte que sa chaine lui fût légère.

C’est La Fontaine lui-même qui dans son conte des Rémois nous dira toutes les raisons qu’il avait de priser la patrie de François Maucroix :


Il n’est cité que je préfère à Reims :
C’est l’ornement et l’honneur de la France ;
Car, sans compter l’Ampoule et les bons vins,
Charmants objets y sont en abondance.
Par ce point-là, je n’entends, quant à moi,
Tours ni portaux, mais gentilles galoises,
Ayant trouvé telle de nos Rémoises,
Friande assez pour la bouche d’un Roi.
Une avait pris un peintre en mariage,
Homme estimé dans sa profession ;
…………
Très bon époux, encor meilleur galant [5]
…………


Ce peintre, ami de Maucroix et de La Fontaine, était Jean Hellart, artiste estimable, qui fit beaucoup de portraits, décora beaucoup d’églises et beaucoup de châteaux. Il eut quatorze enfants, ce qui prouve que La Fontaine ne le complimentait pas à la légère d’être « très bon époux. » Il avait du bien, et possédait, près du parvis de Notre-Dame, une belle maison où les trois camarades devisaient gaillardement... De quoi ? le sujet du conte des Rémois le laisse à penser.

A l’ombre de la vieille et sublime cathédrale, il y avait à Reims, comme dans toutes les grandes villes de France, une compagnie d’honnêtes gens, grands buveurs et grands rimeurs, vivant une existence souriante, plantureuse, un peu débridée, indifférents aux choses de la politique, gardant leur humeur raillarde et chansonnière en dépit des calamités publiques : famines, passages d’armées, discordes civiles, incursions de l’ennemi... Il est assez amer d’évoquer ces souvenirs-là aujourd’hui qu’il ne reste plus rien de la vieille cité où fleurissait jadis la gaité de tous ces bons Champenois, pétillante comme le vin de leurs coteaux, spirituelle comme une épigramme de Maucroix, grivoise comme un conte de La Fontaine...


V. — A CHAURY. — LES RIEURS DU BEAU-RICHARD

Il ne faudrait pas s’imaginer que, quand il quittait Paris ou Reims pour revenir à Château-Thierry, La Fontaine pensât tomber en Béotie et se crût en exil. Une petite ville d’alors ressemblait si peu à une morne sous-préfecture d’aujourd’hui ! Chacun y connaissait son voisin dont il était peu ou prou le cousin. Les fêtes revenaient à point nommé, — elles revenaient souvent, — pour donner aux gens l’occasion de boire, chanter, danser et manger de compagnie. A Chaûry [6] on aimait la ripaille. Mais il s’y trouvait aussi de beaux esprits, même des précieuses ; on y lisait des romans ; on y faisait des vers, et Mlle de La Fontaine présidait sa petite académie.

Les soirs d’été, les notables se rendaient au carrefour du Beau-Richard où débouchaient la Grande-Rue, la rue du Pont et la rue du Marché. Assis sur les marches de la chapelle de Notre-Dame du Bourg, ils se disaient les nouvelles et les commérages du jour, dévisa-geaient les passants, leur jetaient un bonjour ou un brocard. On appelait la confrérie : les Rieurs du Beau-Richard. Sous ce titre La Fontaine a composé un petit ballet qui peint à merveille la ville où s’est écoulée sa jeunesse.

Le théâtre représente d’abord le carrefour du Beau-Richard un des rieurs vient, en manière de prologue, exposer au public le sujet de la farce. Puis la scène est sur la place du Marché : on y voit la boutique d’un savetier et le comptoir d’un marchand de blé. Et le ballet commence mêlé de dialogue et de danse.

Le marchand contemple les sacs de blé rangés sur le comptoir. Des cribleurs s’arrêtent et criblent le grain. Survient le savetier : il désire acheter six se-tiers de blé. Comme il n’a point d’argent, un notaire se présente qui danse et rédige un acte en bonne forme : le savetier s’engage à payer quarante écus à la Saint-Nicolas d’hiver. Passe un meunier poussant son âne : l’homme gémit sur sa malchance et sa misère ; l’animal refuse d’avancer parce qu’il n’a pas eu son avoine. Cependant le marchand livre le blé et le meunier charge son âne… (Tout l’art du fabuliste apparaît déjà dans cette suite de petites scènes populaires.) Le marchand quitte son comptoir pour aller cajoler la femme du savetier. Elle lui rit au nez ; mais il brandit l’obligation que le mari a signée, et menace de mander les sergents, si on lui résiste. La femme feint de céder, et les voici maintenant attablés tous deux dans la boutique du savetier. Un pâtissier leur apporte une collation. L’amoureux déchire en deux l’obligation, mais, sur le champ, la rusée commère est prise d’une quinte de toux : c’est le signal convenu avec le mari qui surgit moqueur et courroucé. Le marchand se jette sur les morceaux du papier qu’il a eu l’imprudence de déchirer. L’autre les lui arrache. « Le savetier et sa femme éclatent de rire. On danse. »

Pour soutenir les danses et pour égayer le dialogue vif et narquois de La Fontaine, ima-ginez quelques vieux airs de chansons à danser : ce devait être un bien joli divertissement que les Rieurs du Beau-Richard.

Les acteurs de la farce étaient tous de Château-Thierry, amis ou parents de l’auteur. Le savetier, c’était M. de La Haye, prévôt du duc de Bouillon, et qui écrivait des lettres savoureuses dans le style de Rabe-lais. M. de Bressay, un cousin par alliance de La Fontaine, s’était déguisé en femme, pour représenter l’épouse du savetier. Le garde des sceaux de la prévôté de Château-Thierry, M. de la Barre, jouait le notaire dansant. M. Le Breton faisait le marchand de blé, et M. Le Formier faisait l’âne.


VI. — DE QUELQUES « GENTILLES GALOISES »

De « gentilles galoises, » il y en avait à Château-Thierry, comme à Reims, comme il y en eut partout et toujours pour Jean de La Fontaine. C’est lui qui a dit :


J’ai suivi des beautés de toutes les façons[7].


On a rapporté bien des anecdotes où il fait figure d’un amant, tantôt timide, tantôt har-di, toujours distrait. Ecoutons-le, dans une de ses élégies[8], nous conter les premières amours de sa jeunesse.


Amour, que t’ai-je fait ? dis-moi quel est mon crime ?
D’où vient que je te sers tous les jours de victime ?
…………
J’aimai, je fus heureux : tu me fus favorable
En un âge où j’étois de tes dons incapable ;
Chloris vint une nuit ; je crus qu’elle avoit peur.
Innocent ! Ah ! pourquoi hâtoit-on mon bonheur ?


Après Chloris ce fut Amarille :


Amarille m’aimoit ; elle s’étoit rendue
Après un an de soins et de peine assidue.
Les chagrins d’un jaloux irritoient nos désirs ;
Nos maux nous promettoient des biens et des plaisirs.
La nuit que j’attendois tendit enfin ses voiles,
Et me déroba même aux yeux de ses étoiles ;
Ni joueur, ni filou, ni chien ne me troubla.
J’approchai du logis : on vint, on me parla ;
Ma fortune, ce coup, me sembloit assurée.
« Venez demain, dit-on, la clef s’est égarée. »
Le lendemain l’époux se trouva de retour.


Après Amarille, Philis. Notons qu’entre Amarille et Philis, La Fontaine s’est marié ; mais cette circonstance n’a pas changé son humeur.


……… Elle est un peu légère ;
Son cœur est soupçonné d’avoir plus d’un vainqueur.

Nous nous trouvâmes seuls : la pudeur et la crainte
De roses et de lis à l’envi l’avoient peinte.
Je triomphai des lis et du cœur dès l’abord ;
Le reste ne tenoit qu’à quelque rose encor.
Sur le point que j’allois surmonter cette honte,
On me vint interrompre au plus beau de mon conte :
Iris entre : et depuis je n’ai pu retrouver
L’occasion d’un bien tout prêt de m’arriver.


La fâcheuse Iris qui vint troubler la fête, c’était, — Tallemant l’a conté, — la légitime épouse de La Fontaine. Quant à la légère Philis, elle s’appelait Mme de Coucy et était abbesse de Mouzon, dans les Ardennes. Les incursions des troupes espagnoles l’avaient obligée de chercher refuge à Château-Thierry. La malencontreuse apparition d’Iris la força de retourner dans son abbaye ; mais elle invita le galant à venir achever chez elle l’aventure interrompue. La Fontaine savait que des partisans battaient encore la cam-pagne ; il n’aimait pas l’odeur de la poudre ; il déclina l’invitation dans une charmante épitre :


Très révérende mère en Dieu,
Qui révérende n’êtes guère,
Et qui moins encore êtes mère,
On vous adore en certain lieu
D’où l’on n’ose vous l’aller dire[9].


Il avoue qu’il redoute les Rocroix : ce sont les Espagnols de Montal :


<poem>J’aurois beau dire à voix soumise : « Messieurs, cherchez meilleure prise ; Phœbus n’a point de nourrisson Qui soit homme à haute rançon. Je suis un homme de Champagne Qui n’en veux point au roi d’Espagne ; Cupidon seul me fait marcher. » Enfin j’aurois beau les prêcher, Montal ne se soucîrait guère De Cupidon ni de sa mère. Pour cet homme en fer tout confit Passe port d’Amour ne suffit[10].


Il assaisonne son refus de quelques gaillardises, et ainsi finit l’histoire de l’abbesse et du maître des eaux et forêts.

Après Philis, d’autres ont payé La Fontaine de quelques menues faveurs.


La sévère Diane, en l’espace d’un mois,
Si je sais bien compter, m’a souri quatre fois ;
Chloé pour mon trépas a fait semblant de craindre ;
Amarante m’a plaint ; Doris m’a laissé plaindre ;
Clarice a d’un regard mon tourment couronné ;
Je me suis vu languir dans les yeux de Daphné.
…………
Te souvient-il d’Aminte ? il fallut soupirer,
Gémir, verser des pleurs, souffrir sans murmurer,
Devant que mon tourment occupât sa mémoire :
Y songeoit-elle encore ? hélas ! l’osé-je croire ?
Caliste faisoit pis ; et, cherchant un détour,
Répondoit d’amitié quand je parlois d’amour :
Je lui donne le prix sur toutes mes cruelles.


Que de cruelles ! Que de disgrâces ! C’est peut-être qu’il faut beaucoup d’attention pour plaire : distraction passe pour offense, et La Fontaine était éperdument distrait. Cependant il avait bonne mine, ce gars robuste dont le visage plein et charnu s’égayait d’un bon regard et d’un nez démesuré ! Il avait dans l’esprit trop de grâce et de gentillesse pour n’avoir point remporté quelques victoires dans l’entre-deux de ses distractions. S’il ne nous en a rien dit, c’est probablement par modestie et bienséance, ou bien pour obéir aux règles de la « plaintive élégie. »


VII. — LES PREMIERS MAITRES ET LES PREMIERS ESSAIS

Et le poète ? direz-vous. En effet, que La Fontaine ait été un oratorien sans ferveur, un médiocre forestier, un mari infidèle, un amoureux rarement triomphant, ces détails amusent notre curiosité, mais on aimerait mieux savoir comment, sous quelles influences se développèrent son goût et son génie.

Sur ce chapitre, ses contemporains n’étaient pas d’accord. Selon Charles Perrault, ce fut le père de La Fontaine qui exigea de lui qu’il devînt poète. « Quoique ce bonhomme n’y connût presque rien, il ne laissait d’aimer passionnément la poésie, et il eut une joie incroyable lorsqu’il vit les premiers vers que son fils composa (Incroyable, en effet : on a rarement vu un père de famille en de pareilles dispositions). Ces vers se ressentaient, comme la plupart de ceux qu’il a faits depuis, de la lecture de Rabelais et de Marot qu’il aimait et estimait infiniment. » Cette première version de la vocation poétique de La Fontaine est vraisemblable. Cependant l’abbé d’Olivet en donne une autre : « Il avait vingt-deux ans, dit-il, qu’il ne se portait encore à rien, lorsqu’un officier, qui était à Château-Thierry en quartier d’hiver, lut devant lui, par occasion et avec emphase, une ode de Malherbe. Il écouta cette ode avec des transports mécaniques de joie, d’admiration et d’étonnement. Ce qu’éprouverait un homme né avec de grandes dispositions pour la musique, et qui, après avoir été nourri au fond d’un bois, viendrait tout d’un coup à entendre un clavecin bien touché, c’est l’impression que l’harmonie poétique fît sur l’oreille de M. de La Fontaine. Il se mit aussitôt à lire Malherbe, et s’y attacha de telle sorte qu’après avoir passé des nuits à l’apprendre par cœur, il alla de jour le déclamer dans les bois. Il ne tarda pas à vouloir l’imiter ; et ses vers, comme il nous l’apprend lui-même, furent dans le goût de Malherbe. » Tâchons de mettre d’accord Perrault et d’Olivet : dès l’Oratoire, nous l’avons vu, La Fontaine lisait des poètes, et il est très probable que, pour les imiter, il n’attendit pas jusqu’à vingt-deux ans ; mais on peut admettre qu’à cet âge-là il eut, par hasard, la révélation du lyrisme de Malherbe.

Ses premiers maîtres furent en réalité Marot et Voiture. A soixante-six ans, il écrit à Saint-Evremond :


J’ai profité dans Voiture ;
Et Marot par sa lecture
M’a fort aidé, j’en conviens.


Et il ajoute : « J’oubliais Maître François (Rabelais) dont je me dis le disciple, aussi bien que celui de maître Vincent (Voiture) et celui de maître Clément (Marot) [11]. » Disciple fervent et obéissant, car de toutes ses fibres il tient à la vieille lignée gauloise, grivoise et moqueuse qui, depuis les farces et les fabliaux du moyen âge, s’est perpétuée jusqu’à lui.

A Marot et à Rabelais il restera toujours fidèle, mais le faux-brillant de Voiture commen-cera bientôt d’inquiéter son goût.


Je pris certain auteur autrefois pour mon maître ;
Il pensa me gâter. A la fin, grâce aux Dieux,
Horace par bonheur me dessilla les yeux.
L’auteur avoit du bon, du meilleur ; et la France
Estimoit dans ses vers le tour et la cadence.
Qui ne les eût prisés ? J’en demeuroi ravi ;
Mais ses traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’épand en trop de belles choses :
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses [12].


L’ « auteur » c’est Voiture.

Avec Horace, ce furent les littératures anciennes qui vinrent élargir son horizon, affermir son goût, le garder du clinquant à la mode. Il eut deux bons conseillers, son parent Pintrel et son ami Maucroix, tous deux latinistes et connaisseurs de l’antiquité. Il lut donc Horace, Virgile, Ovide dans l’original ; Homère et Platon dans des traductions latines ; Plutarque dans Amyot.

Ce paresseux fut un grand liseur. Tous ses ouvrages nous le montrent vivant dans la familiarité non seulement des auteurs grecs, latins et français, mais aussi des grands écrivains italiens.


Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi ;
J’en lis qui sont du Nord, et qui sont du Midi [13].


Les romans le divertissaient aussi. « Je me plais aux livres d’amour, » est le refrain d’une ballade où il énumère tous les romans dont la lecture le charmait, les romans grecs d’Héliodore et de Tatius, nos vieux romans, comme Perceval le Gallois et Amadis ; le Polexandre de Gomberville, l’Ariane de Desmarets ; et Cervantes, et les deux Scudéry, et surtout M. d’Urfé :


Étant petit garçon, je lisois son roman.
Et je le lis encore ayant la barbe grise.


Il a lu toute sa vie, mais ce fut sans doute dans les longs, les infinis loisirs de la vie provinciale qu’au hasard de ses lectures, il amassa ce trésor d’histoires, de mots et de rythmes où, le jour venu, il puisera au gré de sa fantaisie.

Des chansonnettes, dont la moins licencieuse est l’Alléluia, voilà tout ce qu’on connaît de La Fontaine avant 1624, c’est-à-dire jusqu’à sa trente-troisième année. Il est probable que d’autres productions du genre de l’Alléluia et sans doute quelques essais dans le « genre héroïque » sont perdus. A-t-il dans sa jeunesse ébauché quelques-uns de ses Contes, quelques-unes de ses Fables ? C’est possible, ce n’est pas certain.

Le premier ouvrage qu’il publia fut une comédie d’après l’Eunuque de Térence. Il l’appelle une « copie. » C’est en réalité une imitation très libre où il s’est efforcé d’accommoder la comédie latine au goût et aux mœurs de son temps. Quelle peine il s’est donnée pour effacer de l’intrigue tout ce qui aurait pu choquer le spectateur, pour adoucir les situations trop scabreuses, pour transformer une courtisane en une jeune veuve pleine d’honneur et de vertu, à peine coquette ! Ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs de céder à son naturel et d’ajouter à l’original de singulières verdeurs de langage. On rencontre dans l’Eunuque de brusques élégances qui font songer aux comédies de Corneille, des vers limpides et tendres qui annoncent Racine, d’autres naïfs et touchants qui n’appartiennent qu’à La Fontaine ; mais ce sont beautés éparses : dans cet exercice ingénieux, souvent agréable, on ne peut encore deviner le grand poète des Fables.


VIII. — UNE PROMENADE A LA FONTAINE DU RENARD

Le poète s’est lentement formé au spectacle de la nature. Ni Marot, ni Rabelais, ni Horace, ni Térence ne lui enseignèrent ce que lui ont appris ses longues flâneries dans la campagne de Château-Thierry et sur les coteaux de la Marne.

Il n’est pas le seul des écrivains de son temps qui soit né à la campagne, mais il est le seul qui y soit resté presque jusqu’à la quarantaine, vivant dans la société des paysans, des bêtes et des arbres. Il lisait beaucoup, il rêvait encore davantage, mais il quittait son livre, abandonnait sa rêverie pour contempler le tableau que le hasard du jour ou de la saison plaçait sous ses yeux. L’abbé d’Olivet voudrait nous faire croire que La Fontaine tirait de l’Astrée, le roman de d’Urfé, « les images champêtres qui lui sont familières et qui sont toujours d’un si bel effet dans la poésie. » Mais La Fontaine a composé un opéra de l’Astrée. Lisez-le : vous verrez quelles « images champêtres » ont, ce jour-là, passé dans ses vers. Il y a sans doute chez La Fontaine un poète champêtre, qui trouve des accents infiniment gracieux, mais il y a aussi un poète campagnard.


C’est ainsi que ma Muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisoit en langue des Dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’êtres empruntants la voix de la nature [14].


Il n’a pas besoin d’aller loin pour écouter « la voix de la nature, » pour découvrir les paysages, les bêtes et les gens qui vont amuser ses yeux, enchanter son imagination et remplir ses ouvrages.

Un beau matin d’été, il s’en va visiter son « petit domaine, . » la ferme de la Tueterie, dite aussi de La Fontaine-au-Renard, un bien patrimonial qui, peut-être, a donné son nom à la famille des La Fontaine. Elle est perchée sur un coteau de la rive gauche, et sise en la commune de Chierry.

Il a passé le pont, traversé le faubourg d’Outre-Marne, franchi sur le pont-levis le fossé Malingre (qu’on appelle aujourd’hui la fausse Marne), et le voici dans la prairie qui borde la rivière, « une prairie verte comme fine émeraude [15]. »

Il suit la berge et contemple la Marne dont le cours lui paraît l’


Image d’un sommeil doux, paisible et tranquille [16].


Il flâne. Sur la rive opposée, un héron fait comme lui.


Un jour, sur ses longs pieds, alloit je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyoit une rivière.
L’onde étoit transparente ainsi qu’aux plus beaux jours.
Ma commère la Carpe y faisoit mille tours
Avec le Brochet son compère [17].


Passe une promeneuse matinale : une écharpe, un sourire, un jeune visage !


Une jeune ingénue en ce lieu se vient rendre,
Et goûter la fraîcheur sur ces bords toujours verts.
Son voile au gré des vents va flottant dans les airs ;
Sa parure est sans art ; elle a l’air de bergère,
Une beauté naïve, une taille légère [18].


Au revoir, la jeune ingénue ! Et pour gagner Chierry, il traverse les prés. A ce moment, nouvelle rencontre : c’est une gentille laitière qui se rend au marché de Château-Thierry.


Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendoit arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle alloit à grands pas,
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple et souliers plats [19].


Il salue cette personne pressée et distraite et continue son chemin en écoutant sonner Louise, Anne et Marie, les trois cloches de l’église de Chierry [20]. Il traverse le village et jette un regard par-dessus la haie vive qui enclôt les petits jardins :


Là croissoit à plaisir l’oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d’Espagne et force serpolet [21].


Il descend vers le rû par où s’écoulent à la Marne les eaux de sa fontaine, la Fontaine du Renard. Il muse près des saules.


Le long d’un clair ruisseau buvoit une colombe.


Le promeneur approche ;


La colombe l’entend, part et tire de long [22].


Maintenant le sentier gravit le coteau, en remontant le cours du ruisseau qui, sous les ombrages du bois Pierre, écume et forme de jolies cascades, parmi des rochers moussus. A la lisière du bois, qui fut souvent le théâtre de ses exploits de chasseur, il retrouve l’arbre où il était accoutumé de grimper à l’heure de l’affût.


Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe,
Et, nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe
Je foudroie, à discrétion,
Un lapin qui n’y pensoit guère.

Je vois fuir aussitôt toute la nation
Des lapins, qui, sur la bruyère,
L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayoient et de thym parfumoient leur banquet [23].


Enfin il a escaladé sa « montagne, » et parvenu sur le plateau, il découvre les toits de sa ferme.

La Bique vient au-devant de lui :


La Bique allant remplir sa traînante mamelle
Et paître l’herbe nouvelle [24].


Un peu plus loin un grison


………. se rue
Au travers de l’herbe menue
Se vautrant, grattant et frottant,
Gambadant, chantant et broutant
En faisant mainte place nette [25].


Tout près de la ferme,


Sur la branche d’un arbre étoit en sentinelle
Un vieux coq adroit et matois [26].


Enfin avant que d’entrer chez son fermier, il passe devant un champ de blé qui n’a pas encore été moissonné, et voit une alouette,


Et ses petits, en même temps
Voletants, se culebutants [27].


Tout le jour, dans la basse-cour, dans l’étable, à regarder les bêtes, à écouter les gens, il recueille, sans les chercher, mille traits de nature et de vérité. Au crépuscule, le son des cloches de Chierry monte du fond de la vallée et annonce qu’il est temps de reprendre le chemin de Chaûry.

En traversant le bois Pierre, La Fontaine croise un bûcheron qui lentement gravit la pente de la colline.


Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot, aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchoit à pas pesants,
Et tâchoit de gagner sa chaumine enfumée [28].


Et notre promeneur se hâte vers la ville, avant que le couvre-feu ne sonne et que le pont-levis ne soit relevé.

Les plus beaux vers de La Fontaine ont germé dans la terre champenoise. La moisson sera tardive ; mais déjà les sillons sont creusés. C’est l’heure des semailles.


Voyez-vous cette main qui dans les airs chemine ? [29]


André Hallays.

  1. Je ne voudrais pas trans-former la Revue en un recueil de morceaux choisis. Je réduirai donc ici les citations au strict nécessaire, priant le lecteur d’ouvrir son La Fontaine aux pages que j’indiquerai.
  2. Relation d’un voyage de Paris en Li-mousin. Lettre VI.
  3. Le petit Poisson et le Pêcheur.
  4. Cité par M. Louis Roche (Vie de Jean de La Fon-taine).
  5. Les Rémois, v. 1 et suivants.
  6. Au XVIIe siècle, Château-Thierry se di-sait par abréviation Chaûry. On trouve ce nom même dans des actes publics.
  7. Les Oies de Frère Philippe, v. 24.
  8. Élégie II.
  9. Lettre à M. D. C. A. D. M. v. 1 et suivants.
  10. Ibid., v. 13 et suivants.
  11. Lettre à M. de Saint-Évremond, 18 dé-cembre 1687.
  12. Épître à Mgr l’Evêque de Sois-sons (Huet), v. 46 et suivants.
  13. Ibid., v. 67 et suivants.
  14. Épilogue au livre XI des Fables.
  15. Psyché.
  16. Le Torrent et la Rivière.
  17. Le Héron.
  18. Le fleuve Scamandre.
  19. La laitière et le pot au lait.
  20. Elles avaient été baptisées le 20 août 1628, et Charles de La Fontaine avait été le parrain de Louise. Le procès-verbal du baptême des cloches de Notre-Dame de Chierry m’a été communiqué par M. Pommier, membre de la Société historique et archéologique de Château-Thierry.
  21. Le jardinier et son seigneur.
  22. La colombe et la fourmi.
  23. Les Lapins.
  24. Le Loup, la Chèvre et le Chevreau.
  25. Le Vieillard et l’Ane.
  26. Le Coq et le Renard.
  27. L’Alouette et ses petits avec le maître d’un champ.
  28. La Mort et le Bûcheron.
  29. L’Hirondelle et les pe-tits oiseaux.