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Jean de La Fontaine (RDDM)/03

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Jean de La Fontaine (RDDM)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 848-880).
JEAN DE LA FONTAINE
COURS LIBRE PROFESSÉ A L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

QUATRIÈME ET CINQUIÈME LEÇONS [1]


III. — PSYCHÉ. — LES AMIS DE LA FONTAINE


I. — LA PROMENADE A VERSAILLES

Il y a dans Psyché un roman, une description des jardins de Versailles et un dialogue platonicien.

Le roman coûta beaucoup de peine à La Fontaine. Apulée lui avait fourni la matière. « Il ne restoit donc, dit-il, que la forme, c’est-à-dire les paroles, et d’amener de la prose à quelque point de perfection ; il ne semble pas que ce soit une chose fort mal aisée, c’est la langue naturelle de tous les hommes. Avec cela, je confesse qu’elle me coûta autant que les vers ; que si jamais elle m’a coûté, c’est dans cet ouvrage. » Il fut récompensé de sa peine : la prose de Psyché est la plus pure, la plus limpide qu’il ait jamais écrite ; elle est pareille à ce canal qui traverse les prairies aux abords du temple de Vénus, « d’une eau si transparente qu’un atome se fût vu au fond. » Autre difficulté : les personnages du roman demandaient « quelque chose de galant, » tandis que leurs aventures exigeaient « quelque chose d’héroïque et de relevé. » Impossible de faire alterner le galant et l’héroïque : « l’uniformité de style la règle la plus étroite que nous ayons ; » il fallait donc trouver un « tempérament, » considérer « le goût du siècle, » chercher « du galant et de la plaisanterie. » — « Quand il ne l’auroit pas fallu, ajoute-t-il, mon inclination m’y portoit, et peut-être y suis-je tombé en beaucoup d’endroits contre la raison et la bienséance. » Jamais auteur ne s’est plus sincèrement confessé. Ce sont les disparates qui parfois nous charment, parfois nous rebutent dans Psyché, aventure d’une princesse trop curieuse contée par un Champenois qui a, tout à la fois, le goût de la nature et un vif sentiment de la beauté grecque, histoire un peu lente qui mêle aux malices d’un vieux fabliau le merveilleux des Mille et une Nuits et dont on ne sait jamais si le décor représente les bords de la Marne ou ceux de l’Ilissus.

La description des jardins de Versailles, entremêlée des ‘éloges de Louis XIV et de Colbert, « l’âme de ces merveilles, » fut probablement composée peu de temps avant la publication. Le Roi avait autorisé La Fontaine à dédier ses Fables au Dauphin et lui avait accordé audience. Ce jour-là, dit-on, La Fontaine aurait visité les appartements et les jardins du château sous la conduite de Bontemps, le premier valet de chambre. Peut-être, à la suite du présent que lui fit alors le Roi, crut-il que Colbert consentirait à l’inscrire sur la liste des pensions : de là son zèle à célébrer les merveilles de Versailles.

Le descriptif n’était pas son affaire. Sauf quelques vers heureux, la peinture de Versailles est aussi froide que celle de Vaux ou de Richelieu ; elle n’a même pas le mérite d’être fidèle. Chez le Roi, comme chez le surintendant, il représenta les lieux dans l’état où ils devaient être plus tard. Or, Louis XIV ne cessa de remanier les plans de ses architectes et de ses jardiniers, si bien qu’il fit mentir les poètes et les graveurs trop pressés de travailler pour la postérité.

Quant à l’entretien des quatre poètes dans le parc de Versailles, on ne saurait lui assigner une date précise. Les promeneurs ont sous les yeux le théâtre et la galerie improvisés le 16 mai 1664 pour le divertissement des Plaisirs de l’île enchantée ; donc la fête était assez récente ; mais ils parlent aussi d’Andromaque représentée seulement en 1667. Tout fait croire cependant que cette promenade n’est pas une fiction, que ces conversations ont été réellement tenues. Caprice ou distraction, La Fontaine a dû modifier certains propos et certaines circonstances.

Quatre amis dont la connoissance avoit commencé par le Parnasse, lièrent une espèce de société que j’appellerois académie si leur nombre eût été plus grand et qu’ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu’ils firent, ce fut de bannir d’entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvoient ensemble et qu’ils avoient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisoit tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitoient de l’occasion : c’étoit toutefois sans s’arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreroient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L’envie, la malignité, ni la cabale n’avoient de voix parmi eux. Ils adoroient les ouvrages des anciens, ne refusoient pas à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parloient des leurs avec modestie, et se donnoient des avis sincères lorsque quelqu’un d’eux tomboit dans la maladie du siècle, et faisoit un livre, ce qui arrivoit rarement.


Ces réunions, on les connaît. Elles se tenaient soit dans une chambre que Boileau avait louée tout exprès dans la rue du Colombier, soit à la Croix de Lorraine, au Mouton Blanc, à la Pomme de pin, ou dans quelque autre cabaret cher à cet ivrogne de Chapelle.

Il est facile de lever les masques. Dans le roman, les quatre amis s’appellent Polyphile, Acante, Ariste et Gélaste. Le premier est La Fontaine lui-même, le second Racine, le troisième Boileau. Quant à Gélaste, on a hésité. Tout de suite on a pensé à Molière, car Gélaste se fait l’avocat du comique contre les défenseurs du tragique. Mais on observe qu’au cours de la causerie il est fait allusion à Andromaque jouée en 1667 : or, à cette date, Racine et Molière sont brouillés depuis deux ans : si Racine est Acante, Molière ne peut être Gélaste. L’argument ne serait pas décisif, si l’on admettait qu’il entre un peu de fantaisie dans le récit de La Fontaine. Mais la façon frivole et triviale dont bouffonne Gélaste, jure trop avec ce que nous savons du caractère et de l’humeur de Molière. Ecartons Molière : Gélaste, c’est Chapelle. Boileau, Racine et La Fontaine s’accommodaient volontiers de la verve de ce garçon d’esprit, dont les saillies grossières animaient la conversation, excitaient la dispute. La scène eût été plus belle si Molière avait été de la partie, et la présence de Chapelle trouble un peu la magnificence du tableau. Résignons-nous. Quant à croire, — on l’a soutenu, — que La Fontaine n’a point voulu tracer de portraits, mais des « types, » personnifier des « tendances, » que lui-même s’est en quelque sorte dédoublé dans les personnages d’Acante et de Polyphile, l’interprétation paraît trop subtile si l’on se reporte aux premières lignes de Psyché qui désignent clairement les habitués des réunions de la rue du Colombier.

La Fontaine (nous donnons désormais son nom véritable à chacun des quatre amis) vient d’écrire les Aventures de Psyché. Il y a longtemps travaillé sans en parler à personne. Un jour il a communiqué son dessein à ses amis, et ceux-ci lui ont donné des avis « dont il prit ce qui lui plut. » Puis, l’ouvrage terminé, il demande jour et rendez-vous pour le lire.


Racine ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu, hors la ville, qui fût éloigné et où peu de gens entrassent : on ne les viendroit point interrompre, ils écouteroient cette lecture avec moins de bruit et plus de plaisir. Il aimoit extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. La Fontaine lui ressembloit en cela ; mais on peut dire que celui-ci aimoit toutes choses. Ces passions, qui leur remplissoient le cœur d’une certaine tendresse, se répandoient jusqu’en leurs écrits, et en formoient le principal caractère. Ils penchoient tous deux vers le lyrique, avec cette différence que Racine avoit quelque chose de plus touchant, La Fontaine de plus fleuri. Des deux autres amis, Boileau et Chapelle, le premier étoit sérieux sans être incommode, l’autre étoit fort gai.


On approuve la proposition de Racine. Boileau annonce qu’il y a de « nouveaux embellissements à Versailles ; » on ira les voir, et l’on partira matin afin d’avoir le loisir de se promener… « Les jours étoient encore assez longs, et la saison belle : c’étoit pendant le dernier automne. »

Les quatre amis arrivent à Versailles de fort bonne heure. Ils vont visiter la Ménagerie où ils admirent des grues de Numidie et des pélicans, puis font un tour à l’Orangerie où Racine se met à réciter quelques couplets à la gloire des orangers et des jasmins, couplets médiocres dont on ne sait s’ils sont de lui ou une malheureuse invention de La Fontaine.

Tout en dînant, ils célèbrent la gloire de Louis XIV, créateur de tant de merveilles. On leur montre l’intérieur du palais, et ils s’arrêtent longtemps à contempler les meubles et les tapisseries de la chambre du Roi. Du château ils passent dans le jardin et obtiennent qu’on les laisse dans la grotte de Thétis, immense salle de rocaille où, parmi les cascades et les jets d’eau, se dressent l’Apollon de Girardon et les Chevaux de Marsy. Dans un coin de la grotte, ils s’assoient autour de La Fontaine qui prend son cahier, tousse et commence les Aventures de Psyché.

Parvenu à l’endroit où Psyché, en laissant tomber une goutte d’huile enflammée, vient de réveiller Cupidon, La Fontaine s’arrête, prétextant que la suite exciterait des larmes :


Vous verrez souffrir une belle, et vous pleurerez pour peu que j’y contribue. — Eh bien ! repartit Racine, nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous !...


Indignation de Chapelle qui n’a aucun goût pour le pathétique : La Fontaine aurait tort de changer de ton, il n’a qu’à continuer comme il a commencé. Une discussion va s’engager, mais Racine exhorte ses amis à retourner dans le jardin :


Le grand chaud étant passé, dit-il, rien ne nous empêche de sortir d’ici, et de voir en nous promenant les endroits les plus agréables de ce jardin... Quant à Chapelle, il aimeroit mieux employer son temps autour de quelque Psyché que de converser avec des arbres et des fontaines. On pourra tantôt le satisfaire : nous nous assoirons sur l’herbe menue pour écouter La Fontaine, et plaindrons les peines et les infortunes de son héroïne avec une tendresse d’autant plus grande que la présence de ces objets nous remplira l’âme d’une douce mélancolie. Quand le soleil nous verra pleurer, ce ne sera pas un grand mal : il en voit bien d’autres par l’univers qui en font autant, non pour le malheur d’autrui, mais pour le leur propre.


On se lève. Mais une fois sorti de la grotte, Chapelle n’en veut pas démordre : il soutient la supériorité du rire et de la comédie contre Racine, qui défend la pitié et la tragédie, Boileau plaide la même cause. Chapelle déclare qu’il n’est pas convaincu. Cependant, après avoir admiré les bassins et le canal, les quatre amis finissent par s’asseoir sur un gazon qui borde une « goulette. » La Fontaine achève de conter les malheurs de Psyché jusqu’au pardon de Vénus, et termine par un hymne à la Volupté, fille de Psyché et de l’Amour. Boileau fait mine de reprendre la controverse en louant les endroits du récit où La Fontaine a tâché d’exciter la compassion.


— Ce que vous dites est fort vrai, repartit Racine ; mais je vous prie de considérer ce gris de lin, ce couleur d’aurore, cet orangé et surtout ce pourpre, qui environnent le roi des astres. En effet, il y avoit très longtemps que le soir ne s’étoit trouvé si beau. Le soleil avoit pris son char le plus éclatant et ses habits les plus magnifiques... On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés du jour : puis, la lune étant dans son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisoit la voulurent bien pour leur guide.


Cette partie de campagne, ces badauderies dans les allées de Versailles, ces disputes littéraires qui composent les intermèdes de Psyché, quelle charmante et vivante peinture de La Fontaine et de ses amis !


II. — L’ÉPICURISME DE LA FONTAINE

D’abord de La Fontaine ; car, dans l’hymne à la Volupté par où se termine le récit des aventures de Psyché, il fait, avec une sorte d’enivrement, l’aveu de son épicurisme :


Volupté, volupté qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t’en loger chez moi ;
Tu n’y seras pas sans emploi :
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m’en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n’est pas la peine.


Le dessin de cet hymne, ajoute-t-il, « ne déplut pas tout à fait à ses trois amis. » En effet, par la flexibilité de la période poétique, par l’harmonie des mots, par l’allégresse du rythme, de tels vers étaient faits pour ravir Racine et contenter Boileau. Jamais La Fontaine n’a déployé avec plus de grâce son « doux et tendre enthousiasme [2] ; » jamais il n’a mieux dévoilé le fond de son âme diverse et heureuse.

Il a aimé le jeu, quoiqu’il ait parfois tenté de le nier ; mais, cette fois, l’élan d’un vers admirable l’a forcé de ne rien cacher.

Il a aimé l’amour, et les années s’écouleront sans que jamais il y renonce.


Ah ! si mon cœur osoit encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer [3] ?


Vaine inquiétude ! C’est à soixante et onze ans seulement qu’il aura passé le temps d’aimer.

Il a aimé les livres. Il les a aimés pour le plaisir de les lire, non comme un indigent qui va à la picorée ramasser des sujets, des pensées et des mots. Sans doute il y trouvera tout cela, mais sans jamais le chercher. Le plus original de nos poètes est peut-être celui qui a le plus emprunté aux anciens et aux modernes. La merveille est que, de ses imitations, de ses réminiscences, de ses larcins, il fit toujours du La Fontaine. C’est parce qu’il a aimé à la passion Platon, Horace, Ovide, Boccace, l’Arioste, Marot, Rabelais et cent autres qu’il a pu, de leur suc, composer un miel dont la saveur est délectable et singulière.

Il a aimé la musique. Toute sa vie il rime des chansons. Un jour, Lulli vient lui demander de composer une Daphné, puis préfère mettre en musique l’Alceste de Quinault, et le librettiste déçu se venge dans une satire sanglante ; mais échappe-t-on à son destin ? celui de La Fontaine était d’être éternellement mystifié :


Le paillard s’en vint réveiller
Un enfant des Neuf Sœurs, enfant à barbe grise,
Qui ne devoit en nulle guise
Être dupe ; il le fut et le sera toujours.


Un peu plus tard il commencera une Galatée qu’il n’achèvera pas, mais dont une jolie chanson sera mise en musique par le célèbre Lambert. Enfin dans sa vieillesse il écrira Astrée, tragédie lyrique, pour Colasse, le gendre de Lulli. Cependant l’opéra n’est point ce qu’il aime, et, dans une épître à son ami de Nyert, il nous dit quelle musique lui plait. Il juge risible toute la machinerie de l’opéra ; il ne goûte pas le mélange de drame, de ballet et de symphonie qui est devenu la règle du genre. Ce qu’il préfère à toutes ces pompes et à tout ce fracas, c’est la musique d’autrefois, et il énumère tous les virtuoses qui l’ont jadis enchanté. Eternelle plainte du vieux mélomane évoquant ses souvenirs de jeunesse ! Heureusement qu’en ces jours de carême où il écrit, il pourra se dispenser d’aller entendre Isis, le dernier ouvrage de Lulli.


<poem>Nous irons, pour causer de tout avec franchise, Et donner du relâche à la dévotion, Chez l’illustre Certain faire une station : Certain, par mille endroits également charmante, Et dans mille beaux-arts également savante, Dont le rare génie et les brillantes mains Surpassent Chambonnière, Hardel, les Couperains. De cette aimable enfant le clavecin unique Me touche plus qu’Isis et toute sa musique.

L’ « aimable enfant » avait alors quinze ans et était l’amie particulière de M. de Nyert

Il a aimé la ville. — Il a pu chanter la solitude et lui trouver une « douceur secrète ; » mais il ne se déplaisait ni dans le monde ni dans le bruit : n’avait-il pas toujours le refuge de ses songeries ? A Château-Thierry, il faisait sa partie dans le chœur des rieurs du Beau-Richard. A Paris, il se divertissait dans les compagnies variées où le menaient, soit le hasard des rencontres, soit le caprice de son humeur, aussi à son aise dans un cabaret avec Racine et Chapelle que dans le salon de Mme de La Fayette, chez Mme de la Sablière que chez Mlle de Champmeslé, car il était, dit l’abbé d’Olivet, « toujours plein de respect pour les femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avoient de la raison, et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquoient. » La Bruyère le représente, il est vrai, comme « grossier, lourd, stupide, » incapable de parler ; mais La Bruyère tient à faire éclater le contraste entre l’extérieur et le génie de La Fontaine ; il appuie sur le trait. C’est encore d’Olivet qui écrit : « Que le discours vint à s’animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s’échauffoit véritablement, ses yeux s’allumoient. »

Il a aimé la campagne : là-dessus nous avons tout dit.

Oui il a tout aimé, car « il vole à tout sujet. » Sa maxime est « diversité : » il la pratique dans son œuvre ; point de genre poétique où il ne s’aventura, il commence même une tragédie ; il la pratique aussi dans sa conduite... ou, si vous le préférez, dans son inconduite : n’y revenons plus.


Il nous faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde.


Le voilà tout entier. Le nom de Polyphile dont il s’affuble dans Psyché, blasonne son génie et sa vie.


III. — LA FONTAINE ET BOILEAU

« Ariste « Boileau) était sérieux sans être incommode. » — Sérieux, Boileau ne l’était guère quand La Fontaine se lia avec lui : tout comme Racine, il allait au cabaret « deux ou trois fois le jour, » et tout comme Racine, il aurait pu écrire à La Fontaine : « J’ai été loup avec vous et avec les autres loups, vos confrères. » Mais, entre Racine et Chapelle, Despréaux, surtout aux yeux de La Fontaine, devait passer pour un Caton.

De son amitié et de son admiration Boileau donna bientôt une belle preuve à La Fontaine. Les premiers contes venaient de paraître, parmi lesquels celui de Joconde d’après l’Arioste. Un certain Bouillon, secrétaire du cabinet de feu M. le Duc d’Orléans, avait rimé la même nouvelle. Une dispute s’était élevée : les uns préféraient Bouillon, les autres La Fontaine. Appelé à juger le différend, Molière s’était, on ne sait pourquoi, récusé. Boileau écrivit en faveur de son ami une Dissertation spirituelle et probante. Il mettait même le récit de La Fontaine au-dessus de celui de l’Arioste : « Un homme, disait-il, formé comme je vois bien qu’il est au goût de Térence et de Virgile, ne se laisse pas emporter à ces extravagances italiennes et ne s’écarte pas ainsi de la route du bon sens. Tout ce qu’il dit est simple et naturel. » Il le louait de montrer « une certaine naïveté de langage que peu de gens connaissent, » de posséder « le molle et le facetum qu’Horace attribue à Virgile, » puis de main de maître il exécutait Bouillon.

Rien ne devait altérer cette amitié. On a reproché à Boileau d’avoir passé la Fable sous silence dans son Art poétique, et l’on a donné de cette omission des raisons littéraires ou politiques, bonnes ou mauvaises : La Fontaine fut sans doute le dernier à s’en plaindre, si même il s’en aperçut. Quand il se présenta à l’Académie française, le Roi refusa de ratifier sa nomination, tant que l’Académie n’aurait pas élu Boileau : il conçut quelque chagrin de sa mésaventure, il y fit allusion jusque dans son discours de réception ; mais point de rancune, il en fut toujours incapable. Par la liberté de son humeur, la variété de ses goûts, son amour du vieux langage, sa fidélité à la tradition gauloise, il dut plus d’une fois scandaliser Boileau, à mesure que celui-ci affirmait avec plus de certitude les maximes de sa grande réforme ; mais rien ne prévalut contre les souvenirs de jeunesse : leur liaison se resserra encore, lorsqu’aux approches de la mort, La Fontaine se convertit.


IV. — LA FONTAINE ET RACINE

On ne sait au juste comment se noua l’amitié de La Fontaine et de Racine. On a découvert qu’ils étaient, par alliance, cousins éloignés, très éloignés, la famille de Mlle de La Fontaine, les Héricart, de La Ferté-Milon, étant apparentés aux Racine. D’autre part un Pintrel avait été parrain du père de Jean Racine, et les Pintrel étaient parents de Jean de La Fontaine. Enfin un Vitart fut procureur à Château-Thierry, et les Vitart étaient cousins de Racine. Bref, gens de Chaûry et gens de La Ferté étaient « pays, » et il n’est pas impossible que Jean de La Fontaine et Jean Racine se soient d’abord rencontrés chez les Héricart ou bien chez les Vitart.

Quoi qu’il en soit, le 11 novembre 1661, d’Uzès où il est allé à la recherche d’un bénéfice ecclésiastique, Racine écrit à son ami qu’il songe à lui, « autant qu’il le faisait, lorsqu’ils se voyaient tous les jours. » Il faut donc faire remonter leur liaison au temps où, sortant du collège d’Harcourt, Racine commençait à s’émanciper et à oublier les leçons de Port-Royal.

Les deux lettres, les seules que nous possédions, de Racine à La Fontaine nous font voir quelles relations s’étaient, dès lors, établies entre eux. La Fontaine est l’ainé de dix-huit ans ; mais, avec cet éternel enfant, les années ne comptent guère ; puis ils ont ensemble déjà tant déambulé, comme dit l’écolier limousin, par les compiles et les quadrivies de l’urbe ! Chez Racine, cependant, la familiarité se tempère de la déférence qu’un apprenti rimeur doit à un poète déjà honoré de la faveur d’un surintendant et du suffrage des beaux esprits. Lestement il lui conte son voyage, et lui dépeint sans discrétion la beauté des Languedociennes :


Color verus, corpus solidum et succi plénum.


Il lui envoie de petits vers mythologiques de sa façon et lui soumet une « bagatelle, » les Bains de Vénus, sut laquelle il veut son opinion : « Jusque-là je suspends mon jugement, je n’ose rien croire de bon ou mauvais que vous n’y ayez pensé auparavant. » Et il ajoute : « Je fais la même prière a votre Académie de Château-Thierry, surtout à Mlle de La Fontaine. Je ne lui demande aucune grâce, qu’elle les traite rigoureusement [4]. » D’où l’on a conclu, un peu vite, qu’il y avait à Château-Thierry une Académie dans les règles, rivale de la célèbre Académie de Soissons, et que Mlle de La Fontaine était une personne de goût dont les arrêts faisaient loi pour les poètes.

En échange, La Fontaine informe l’exilé de « tout ce qui se passe de mémorable sur le Parnasse. »

Racine rentre à Paris sans avoir obtenu le bénéfice qu’il convoitait : il se met à la chasse aux pensions, en même temps qu’il commence de fréquenter chez les comédiens, surtout chez les comédiennes. Il aborde le théâtre avec la Thébaïde. C’est alors qu’il fait la connaissance de Boileau, — un lien de plus entre lui et La Fontaine.

Au cours de leur promenade à Versailles, nous avons vu l’intimité des trois amis. Quelques années plus tard, nous les retrouvons chez la Champmeslé, où Racine fait les honneurs du logis.

La Fontaine est de ces « diableries, » comme dit Mme de vigne, de ces soupers joyeux que Despréaux assagi rappellera à Racine pénitent, lorsqu’il lui demandera si boire du vin de Pantin « ne serait pas une mauvaise pénitence à proposer à M. de Champmeslé pour tant de bouteilles de vin de Champagne qu’il a bues, vous savez aux dépens de qui. » Sur les maîtres et les hôtes de la maison personne ne nous renseignera mieux que La Fontaine. De la comédienne dont Racine est épris, jamais portrait ne vaudra celui qu’on lit en tête de Belphégor.


Qui ne connoît l’inimitable actrice
Représentant ou Phèdre ou Bérénice,
Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ?

Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante,
Une autre enfin allant si droit au cœur ?
………..
Vous auriez eu mon âme toute entière,
Si de mes vœux j’eusse plus présumé ;
Mais en aimant, qui ne veut être aimé ?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami,
De ceux qui sont amants plus qu’à demi :
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire !


Et la lettre charmante où il la charge de rappeler à Racine sa promesse de lui écrire et où il exprime avec tant de grâce sa tristesse d’être loin d’elle, à Château-Thierry !

Quand Racine eut dit adieu à l’actrice et au théâtre, La Fontaine resta fidèle au ménage Champmeslé, car il avait autant d’amitié pour le mari que de tendresse pour la femme. Quant aux successeurs de Racine, il s’en accommodait sans chagrin. De la campagne il écrivait à la comédienne :


Quant à vous, Mademoiselle, je n’ai pas besoin que l’on me mande ce que vous faites : je le vois d’ici. Vous plaisez depuis le matin jusqu’au soir, et accumulez cœurs sur cœurs. Tout sera bientôt au Roi de France et à Mlle de Champmeslé... Charmez-vous l’ennui, le malheur au jeu, toutes les autres disgrâces de M. de La Fare ? et M. de Tonnerre (c’était lui qui, selon une épigramme du temps, avait déraciné Racine) rapporte-t-il toujours au logis quelque petit gain ? Il ne sauroit plus en faire de grand après l’acquisition de vos bonnes grâces... Mandez-moi s’il n’a point entièrement oublié le plus fidèle de ses serviteurs, et si vous croyez qu’à son retour il continuera de m’honorer de ses niches et de ses brocards.


Et pas un mot pour M. de Champmeslé ! Pourtant ce tragédien « bel homme, l’air noble, extrêmement poli, » qui, sur la scène, jouait les rois et, au logis, bouffonnait et buvait sec, en usait cordialement avec le poète. Il lui demanda même sa collaboration. Il découpa le scénario d’une farce dans le Roman comique de Scarron : La Fontaine écrivit les vers, et ce fut Ragotin, comédie en cinq actes. Il mit ensuite sur la scène l’éternelle histoire du tuteur jaloux et dupé : La Fontaine habilla cette banalité d’une versification dont la verve fait songer à Regnard, et ce fut le Florentin, comédie en un acte. Enfin il cousit ensemble deux contes de La Fontaine, les Oies du Frère Philippe et la Coupe enchantée et pria l’auteur lui-même de mettre le tout en prose, singulière besogne pour le poète : celui-ci s’en acquitta avec l’art le plus délicat et le plus ingénieux. C’était ainsi que M. de Champmeslé se consolait avec La Fontaine du départ et de la conversion de Racine.

De son côté, Racine demeurait tendrement attaché à son vieil ami, qui, avec son incurable indolence, oubliait parfois de lui écrire. L’autre alléguait sa paresse et finissait par envoyer ses derniers vers en y joignant cette charmante recommandation : « Ne les montrez à personne, car Mme de la Sablière ne les a pas encore vus. » Pour un mot pareil, que Racine n’eût-il pardonné à La Fontaine ? Nous le retrouverons au lit de mort de son ami.


V. — LA FONTAINE ET MOLIÈRE

Molière n’était pas à Versailles parmi les auditeurs de Psyché, mais il avait été, lui aussi, des premières réunions de la rue du Colombier. Tout le devait rapprocher de La Fontaine ; ils étaient du même âge ; ils avaient l’un et l’autre le goût large et libre de ceux qui avaient eu vingt ans au temps de la Fronde. Ces années de trouble et de licence, quiconque les avait vécues en garda je ne sais quoi d’original, d’aventureux, d’irrégulier, que n’effaça jamais la puissante discipline de l’âge suivant. Sous Louis XIV on reconnaîtra toujours les hommes de la Régence, non seulement les acteurs de la tragi-comédie politique, mais aussi les poètes qui, comme La Fontaine, rêvaient alors dans les champs, ou, comme Molière, pratiquaient au fond des provinces le dur métier de comédien ambulant. Enfin tous deux, si différents que fussent leurs génies, avaient les mêmes pensées sur les hommes et sur la vie ; ils étaient les adeptes de la même philosophie, ils étaient les dévots de la nature, ils adoraient Epicure que, dans son hymne à la Volupté, La Fontaine nommait « le plus bel esprit de la Grèce. »

Racine rompit très vite avec Molière pour une misérable querelle de théâtre ; mais au fond, il devait approuver toutes les réserves sous lesquelles Boileau consentait à admirer Molière. Ces réserves, La Fontaine n’y pouvait rien comprendre. Ce n’est pas lui qui eût reproché à Molière d’être « trop ami du peuple, » de « faire grimacer ses figures, » et dans l’auteur de Scapin il eût sans scrupule reconnu celui du Misanthrope. Aussi bien, après la représentation des Fâcheux à Vaux, écrivait-il à Maucroix :


C’est un ouvrage de Molière :
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la cour.
……….
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il alloit ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ?
………..
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.


Molière non plus ne s’est pas trompé sur La Fontaine. « Nos beaux esprits, disait-il en parlant de Racine et de Despréaux, ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le bonhomme. » Et quand Molière mourut, le bonhomme fit une épitaphe qui commence ainsi :


Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.


VI. — QUELQUES AUTRES AMITIÉS DE LA FONTAINE.

La Fontaine eut beaucoup d’autres amis moins illustres que Molière, Racine et Boileau. Ce fut d’abord Chapelle qui, pour avoir été le compagnon de trois grands poètes, est immortel : « tout aviné qu’il est et chancelant, dit Sainte-Beuve, il se voit, bon gré mal gré, reconduit à la postérité d’où il s’écarte, donnant un bras à Molière et l’autre à Despréaux. » Puis des amis d’enfance, comme Maucroix, le plus cher de tous ; Pintrel, traducteur de Sénèque, pour lequel il met en vers français les vers des poètes cités par l’auteur latin ; Furetière, le seul avec lequel il se brouilla ; mais ce fut une brouille terrible. L’auteur du Roman bourgeois avait fait un Dictionnaire au mépris du privilège de l’Académie ; aussi l’Académie, dont il faisait partie, résolut-elle de l’exclure. Bien qu’ami du coupable, La Fontaine vota l’exclusion. Furetière se vengea par une suite de factums où il traita son ancien ami d’Arétin mitigé, lui reprocha de choquer dans ses contes « les bonnes lois et notre religion, » incrimina ses mœurs, et s’en prit même au maître des eaux et forêts, affirmant que cet ignorant devait recourir au Dictionnaire universel pour connaître « ce que c’est que du bois en grume, qu’un bois marmenteau, qu’un bois de touche et plusieurs autres termes de son métier, qu’il n’a jamais su. » À quoi l’autre répondit en lui rappelant que Guilleragues l’avait un jour bâtonné :


Le bâton, dis-le nous, étoit-ce bois de grume
Ou bien du bois de marmenteau ?


Aux amis de La Fontaine, il faudrait encore joindre La Rochefoucauld auquel il dédia deux fables, Mme de La Fayette, à laquelle il envoya une pièce charmante terminée par ce vers divin :


Je vous aime, aimez-moi toujours,


et surtout les deux femmes dont l’amitié charma la seconde partie de sa vie et dont nous parlerons bientôt : la duchesse de Bouillon et Mme de La Sablière.


Si, hormis ce hargneux de Furetière, tous ses amis et toutes ses amies restent fidèles à La Fontaine, c’est qu’il met à les conserver tout son cœur, tout son esprit. En amitié comme en amour, il est souvent ailleurs, mais ces absences se pardonnent plus facilement à un ami qu’à un amant. Après une fugue à Chaûry, à la campagne, chez Chloris, on le voyait revenir prévenant, complimenteur, les mains pleines des plus jolis cadeaux qu’un poète puisse faire à ceux qu’il aime : des dédicaces, des louanges, des vers charmants. Il savait l’art d’être ami. Là-dessus, comme sur le reste, c’est lui, toujours lui qu’il faut écouter : relisez les Deux amis : c’est une de ses plus belles fables, et elle nous livre le secret des douces affections qui entourèrent et consolèrent sa vie.


IV. — DEUX AMIES DE LA FONTAINE :
A DUCHESSE DE BOUILLON ET MADAME DE LA SABLIÈRE


I. — LES CONTES

Les Contes de La Fontaine sont, dit Ferdinand Brunetière, « un mauvais livre, à garder sous clef dans les bibliothèques. » Soit ! encore que cette condamnation atteigne quelques nouvelles charmantes et point licencieuses, comme Belphégor, la Matrone d’Éphèse, le Faucon, qui est assurément un des ouvrages les plus délicats de La Fontaine. D’ailleurs, je me réserve d’entr’ouvrir parfois le volume interdit pour recueillir ce que le conteur y a dit de lui-même chemin faisant.

La Fontaine s’est efforcé de répondre aux reproches que certaines personnes lui adressaient au sujet de ses Contes. En tête eu second recueil des Contes et Nouvelles, il a, en parfait dialecticien, discuté avec ses censeurs : pour avoir dans sa jeunesse fréquenté des théologiens à l’Oratoire et des jurisconsultes lu Palais, il avait gardé l’habitude d’argumenter dans les règles. Dans cette plaidoirie, il démontre point par point qu’il n’a ni blessé la bienséance, puisqu’il n’a fait que se conformer aux lois du genre, ni offensé la morale, car la gaîté de ses contes ne saurait faire impression sur les âmes : « elle passe légèrement. » Il craindrait plutôt « une douce mélancolie où les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger, et qui est une grande préparation à l’amour. » Éternel argument des réalistes contre la littérature romanesque. On l’a aussi accusé « d’avoir fait tort aux femmes : » à quoi il riposte, goguenard, qu’il ne faut pas avoir peur « que les mariages ne soient à l’avenir moins fréquents et les maris plus fort sur leurs gardes. » Enfin, un autre jour, il ajoutera, cette fois en vers et en vers exquis :


J’ai servi des beautés de toute » les façons :
Qu’ai-je gagné ? Très peu de chose,
Rien. Je m’aviserois sur le tard d’être cause
Que la moindre de vous commît le moindre mal !
Contons, mais contons bien : c’est le point principal ;
C’est tout ; à cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir, comme moi, sur l’une et l’autre oreille.
………..

Les mères, les maris me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus !
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas l’ait, mon livre iroit le faire ?
Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté.


A plusieurs reprises, il promit de ne plus écrire de contes : toujours il viola son serment. C’est qu’au fond, et de la meilleure foi du monde, il ne conçut jamais le danger de ces récits licencieux. Tant de naïveté nous surprend un peu : pour nous, l’ingéniosité raffinée avec laquelle il se sauve de l’obscénité par la gravelure, aggrave encore le scandale des Contes. Nul n’oserait maintenant lire à haute voix devant d’honnêtes femmes tel ou tel de ces petits poèmes. Qu’on appelle ce sentiment pudeur ou pruderie, il est aujourd’hui général : il était rare au temps où parurent les Contes, et nous tenons ici le meilleur argument que La Fontaine ait pu invoquer.

Il l’a invoqué dans son apologie, lorsqu’il a fait cette remarque : « Ce n’est pas une faute de jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’hui de contes un peu libres. » Non, ce n’était pas une faute de jugement. Quand Boileau montrait les agréments de Joconde, il ne disait rien du caractère licencieux de cette nouvelle. Quand Chapelain recevait le premier recueil de Contes, il félicitait l’auteur, et lui écrivait qu’à sa place « il se délasserait quelquefois de ses études graves entre les bras des muses gaillardes qui le traitaient si favorablement. » Relisez les lettres de Mme de Sévigné : vous verrez sur quel ton elle parle des Oies de frère Philippe, des Rémois, du Petit Chien, et de quel cœur elle loue Bussy d’avoir pris la défense de La Fontaine contre Furetière. D’ailleurs, les premiers Contes avaient paru en 1664 : c’était seulement onze ans plus tard qu’une sentence de police les venait interdire. Le jour où l’Académie délibéra sur la candidature de La Fontaine, l’un des académiciens. Rose, secrétaire du Roi, jeta sur la table des séances un exemplaire des Contes : l’Académie n’en élut pas moins La Fontaine à l’unanimité.


II. — LA DUCHESSE DE BOUILLON

Veut-on savoir dans quel climat propice fleurirent les Contes, il faut suivre le conteur chez la duchesse de Rouillon. On a dit que celle-ci lui avait inspiré la pensée d’écrire ces récits. Pure légende : il en avait déjà composé quelques-uns avant de rencontrer la duchesse ; mais ce fut surtout chez elle qu’il put se croire autorisé à « entretenir les gens d’aujourd’hui de contes un peu libres. »

Des cinq nièces de Mazarin, Marie-Anne était la plus jeune. Elle n’avait pas sept ans lorsque le cardinal la fit venir en France. Par sa frimousse, sa verve, son jargon mêlé de français et d’italien, elle divertit la Reine et la Cour. Un jour son oncle lui fit ce que sa sœur Hortense appelle, dans ses Mémoires, « une plaisante galanterie. » L’historiette est un peu scabreuse, mais il est bon de savoir comment fut élevée la future duchesse de Bouillon.


Un jour, chez la Reine, Mazarin s’amusait à railler Marianne sur quelque galant qu’il prétendait qu’elle avait : il s’avisa à la fin de lui reprocher qu’elle était grosse. Le ressentiment qu’elle en témoigna la divertit si fort qu’on résolut de continuer à le lui dire. On lui rétrécissait ses habits de temps en temps, et on lui faisait accroire que c’était elle qui avait grossi. Cela dura autant qu’il fallait pour lui faire paraître la chose vraisemblable, mais elle n’en voulut rien croire et s’en défendit toujours avec beaucoup d’aigreur, quand un beau matin elle trouva un petit enfant entre ses draps. On ne saurait croire son étonnement et sa désolation à cette vue, puis tout à coup, elle s’écria : « Il n’y a donc qu’à la Vierge et moi à qui cela soit arrivé, car je n’ai point du tout eu de mal. » La Reine la vint consoler et voulut être marraine, ce dont le petit enfant se trouva fort bien ; toute la Cour vint se réjouir avec l’accouchée, qui finit par être fort contente ; on la pressa fort de nommer le père de l’enfant, et elle répondit d’un air mystérieux : « Ce ne peut être que le Roi ou le comte de Guiche, parce qu’il n’y a qu’eux qui m’aient baisée. »


L’année suivante, la petite écrivait à son oncle des lettres rimées qui faisaient la joie des courtisans.

Un peu plus tard, — elle avait dix ans, — elle fut témoin de la romanesque aventure de sa sœur Marie, amoureuse du jeune roi. Hortense et elle accompagnèrent l’exilée à la Rochelle, puis à Brouage. Dans ce triste séjour, elle se distrayait en jouant à la poupée et en versifiant sans relâche des épitres à son oncle. Cependant elle était trop précoce pour ne pas deviner quelque chose de la tragédie qui se jouait auprès d’elle : son éducation sentimentale commença de bonne heure.

À treize ans, elle épousa Godefroy-Maurice, duc de Bouillon, qui, la même année, obtenait du Roi, en échange de la principauté de Sedan, le duché de Château-Thierry, celui d’Albret et et les comtés d’Auvergne et d’Evreux. Ce fut alors, en 1662, qu’en sa qualité de seigneur de Château-Thierry, le duc reçut de La Fontaine cette charmante épitre où l’écuyer malgré lui narrait ses tribulations et suppliait son maître d’intercéder en sa faveur auprès de Colbert.

Peu de temps après son mariage, Bouillon s’en alla guerroyer contre les Turcs, et sa femme s’en fut demeurer à Château-Thierry dans le vieux château dont les remparts dominent encore la ville. Des fenêtres de son habitation la vue s’étendait au loin sur les coteaux de la vallée et les douces sinuosités de la Marne, spectacle enchanteur, mais qui ne suffisait pas sans doute à divertir la jeune et vive Italienne. Aussi quelle joie, pour cette rimeuse infatigable, de découvrir dans le maître des eaux et forêts de son duché un poète fort propre à égayer les loisirs d’une jeune femme sans bégueulerie ! La Fontaine lui voua une affection qui jamais ne se démentit ; il y mêla un grain de tendresse : il ne pouvait, du moins en vers, parler à une femme sans se croire amoureux. Quand le duc revint de la guerre, La Fontaine continua de fréquenter à l’hôtel de Bouillon, rue des Petits-Champs, et plus tard dans la magnifique maison du quai Malaquais que la duchesse avait achetée au financier La Basinière et dont Mansart avait exécuté la construction, Le Brun les peintures et Le Nôtre les parterres.

En dédiant Psyché à la duchesse de Bouillon sur un ton cérémonieux qui bientôt fera place à la plus galante familiarité, La Fontaine parlait des « grâces » dont le duc l’avait comblé. Quelles étaient ces « grâces ? » On n’est pas là-dessus très bien renseigné. Quelle que fût la dette, La Fontaine l’a généreusement payée. Il l’a payée surtout à la duchesse ; mais le duc n’était pas jaloux : on a même dit « qu’il ne s’inquiétait pas des autres, pourvu qu’il eût sa part. » Il passait son temps à chasser dans les giboyeuses forêts des environs de Château-Thierry. D’ailleurs, eût-il été d’humeur moins accommodante, ce n’est pas du poète qu’il aurait dû prendre ombrage.

On les connaît, les vers charmants où La Fontaine a tracé le portrait de son amie :


Peut-on s’ennuyer en des lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux

D’une aimable et vive princesse,
A pied blanc et mignon, à brune et longue tresse ?
Nez troussé ? C’est un charme encor selon mon sens :
C’en est même un des plus puissants.


[Sa femme avait le nez redoutablement aquilin].

A ces vers ajoutons ceux-ci :


Vous excellez en mille choses ;
Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs ;
Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,
Les champs se vêtiront de roses.


Et ceux-ci encore :


Nul auteur de renom n’est ignoré de vous ;
L’accès leur est permis à tous.
Pendant qu’on lit leurs vers, vos chiens ont beau se battre :
Vous mettez les holas en écoutant l’auteur ;
Vous égalez ce dictateur
Qui dictoit tout d’un temps à quatre.


Enfin ces trois lignes :

C’est un plaisir que de la voir se disputant, grondant, jouant et parlant de tout avec tant d’esprit que l’on ne sauroit s’en imaginer davantage.


Tout y est : le visage, l’humeur et l’esprit. Elle est là, vivante, hardie et aventureuse, la brune romaine au nez retroussé, les yeux brillants de plaisir et de passion ; toujours prête à l’amour, toujours prête à la dispute ; infidèle à ses amants, fidèle à ses amis ; coléreuse comme une enfant gâtée, gouvernant tout un peuple de poètes et d’animaux, car elle a, chez elle, une vraie ménagerie, ce qui doit ravir le fabuliste.

La voyez-vous, occupée à écouter La Fontaine,


... conter d’une manière honnête
Le sujet d’un de ces tableaux
Sur lesquels on met des rideaux [5].


Elle est près de sa fenêtre ouverte d’où l’on découvre les barques du Port Saint-Nicolas et les façades du Louvre. Comme la Glycère de La Bruyère, elle est « avec une coiffure plate et négligée, sans corps et avec des mules ; » elle a fait taire ses perroquets, ses chiens et sa guenon ; elle se pâme aux grivoiseries du Conte et lance en l’air une de ses mules ; les bêtes recommencent alors leur sabbat ; le poète aux anges contemple un pied nu qui maintenant caresse le dos de la chatte favorite ; il admire une longue tresse qui s’est soudain déroulée, tandis que la petite chienne Dodo lui vient mordre les mollets, et que la guenon fait « force grimaceries, tours de souplesse et mille singeries... »

Ce n’est pas pour rien qu’il a comparé à César cette personne tyrannique qui, au dire de Saint-Simon, était dans Paris « une espèce de reine » et « arrivait chez le Roi la tête haute. » Un beau jour, l’impérieuse duchesse exigea qu’il célébrât les vertus du quinquina : bon gré mal gré, il dut s’exécuter et composer un poème, fastidieux mélange de médecine, de pharmacopée et de mythologie : sur six cents vers, il n’y a que les douze premiers qui soient dignes de La Fontaine.

Ses frasques obligeaient souvent la duchesse à déguerpir. A la suite d’un premier scandale, elle fut enfermée au couvent de Montreuil, près d’Arqués. Puis, son nom ayant été prononcé dans l’affaire des poisons, le roi l’envoya à Nérac. Quelques années plus tard, nouvel exil à l’abbaye de Saint-Martin de Pontoise ; et elle finit par aller rejoindre sa sœur Hortense en Angleterre.

Dans l’intervalle de ses voyages elle retrouvait sa cour et ses familiers, les Vendôme ses neveux, le duc de Nevers son frère, Chaulieu, Segrais, Benserade, La Fontaine. Elle était, dit Saint-Simon, « un tribunal avec lequel il fallait compter. » Or, il arriva que les grands seigneurs et les petits poètes qui fréquentaient sa maison, se liguèrent contre Racine, et Mme Deshoulières, leur amie, alla chercher Pradon pour livrer la bataille ; puis, après les représentations des deux Phèdre, ce fut la « guerre des sonnets. » Quel dut être l’embarras de La Fontaine ! La querelle mettait aux prises sa protectrice et ses meilleurs amis. Il se réfugia dans une neutralité silencieuse, mais en garda un amer souvenir, car, quelques années plus tard, il se vengea sur Mme Deshoulières qui avait été l’ame de la cabale. Cette dame, qui touchait alors à la cinquantaine, eut l’imprudence d’écrire une ballade dont le refrain était :


On n’aime plus comme on aimait jadis.


La Fontaine en fit une autre avec ce refrain ;


On aime encor comme on aimait jadis,


et avec cet envoi un peu rude à la « dame chagrine : »


Quand la dame est d’attraits assez pourvue,
On aime encor comme on aimait jadis.


III. — LA FONTAINE ET TURENNE

La Fontaine respirait avec délice l’air de libertinage qui régnait chez les Bouillon. La parenté du duc s’entendait à merveille avec celle de la duchesse. Le chevalier de Bouillon, à qui est dédié le Bûcheron et Mercure, était le compagnon de plaisir des Vendôme. Le cardinal de Bouillon, qui reçut la pourpre si jeune qu’on l’appelait « l’enfant rouge, » avait des « mœurs infâmes, » selon Saint-Simon ; il est vrai qu’en lui dédiant son pieux poème de la Captivité de Saint-Malo, La Fontaine vantait « ses mœurs si pures ; » mais, comme ce cardinal était le grand ami de l’abbé de Choisy, on incline à croire que Saint-Simon n’avait pas tort.

Un héros couvrit longtemps de sa gloire les désordres de la famille : Turenne était l’oncle du duc de Bouillon. La Fontaine a célébré Turenne, et c’est merveille de voir comment lui qui naguère flattait si gracieusement l’ « aimable et vive princesse, » va maintenant, sans changer de ton, avec le même naturel, la même familiarité, haranguer le grand capitaine. Il lui rappelle qu’un jour ils ont fait route ensemble et ont causé de Marot :


Vous souvient-il, Seigneur, que mot pour mot,
Mes créanciers, qui de dizains n’ont cure,
Frère Lubin, et mainte autre écriture,
Me fut par vous récitée en chemin ?
Vous alliez lors rembarrer le Lorrain.


On peut noter que Turenne, lui non plus, ne devait pas beaucoup se scandaliser des Contes, puisqu’il savait par cœur la ballade de Frère Lubin où la moinerie n’est pas épargnée.

Au commencement de 1675, La Fontaine adresse à Turenne une longue épitre. A ce moment un « déluge d’Allemands » (expression est de Racine dans son Précis historique des guerres de Louis XIV) s’est répandu dans la Haute-Alsace. L’alarme a gagné toutes les provinces voisines de la frontière ; mais, par la voix de La Fontaine, Apollon se charge de rassurer les trembleurs. Il enjoint aux poètes picards et aux poètes de Champagne de dormir en repos.


…………
Devers la Somme on est en assurance ;
Devers le Rhin tout va bien pour la France :
Turenne est là, l’on n’y doit craindre rien.
Vous dormirez, ses soldats dorment bien ;
Non pas toujours : tel a mis mainte lieue
Entre eux et lui qui les sent à sa queue.
Deux de la troupe avec peine marchoient ;
Les pauvres gens à tout coup trébuchoient,
Et ne laissoient de tenir ce langage :
« Le conducteur, car il est bon et sage,
Quand il voudra, nous fera reposer. »
Après cela, qui peut vous excuser
De n’avoir pas une assurance entière ?
Morphée eut tort de quitter la frontière.
Dormez sans crainte à l’ombre de vos bois,
Poètes picards et poètes champenois.


Le magnifique Devers le Rhin, tout va bien pour la France, le propos des deux poilus fourbus mais confiants dans la sagesse et la bonté de leur chef, et tous ces vers d’un si beau lyrisme prennent aujourd’hui, surtout ici, la plus émouvante sonorité. Qu’il est donc divers, notre La Fontaine, et comme nous l’aimons d’avoir partagé l’enthousiasme qui alors transportait le peuple de France au seul nom de Turenne !

Remarquons que l’unique souci d’Apollon est d’inviter « poètes picards et poètes champenois » à reprendre leur somme : on reconnaît à ce trait le grand dormeur que fut La Fontaine.


IV. — CHEZ Mme DE LA SABLIÈRE

Si, comme frontispice aux œuvres de La Fontaine, on voulait composer une allégorie à la mode classique, la Muse du Conte y paraîtrait avec le visage de la duchesse de Bouillon, tandis que Mme de La Sablière y figurerait la Muse de la Fable. A cela on ne manquerait pas d’opposer que Mme de La Sablière, du moins jusqu’à sa conversion, ne tint pas rigueur à La Fontaine d’imiter Boccace, — son goût et ses mœurs n’étaient pas tellement austères ! — que de son côté la duchesse de Bouillon avait trop d’esprit, pour être insensible au charme des fables ; et que, d’ailleurs, on ne sait au juste laquelle de ces deux dames appela si gentiment le poète un fablier, c’est-à-dire un être qui faisait des fables, comme un pommier produit des pommes. On objecterait encore que La Fontaine ne connaissait pas la duchesse de Bouillon quand il fit ses premiers contes, et que rien ne prouve qu’il connaissait Mme de La Sablière quand il publia les six premiers livres de ses fables. N’importe : l’allégorie n’en contiendrait pas moins quelque vérité. Les deux genres sont bien représentés sous les traits des deux amies de La Fontaine.

Vous connaissez la Muse du Conte, voici celle de la Fable :


Elle était d’une taille médiocre, mais aisée et tout à fait proportionnée. Elle avait des cheveux d’un blond cendré, le plus beau qu’on puisse imaginer ; les yeux bleus, doux, fins et brillants, quoiqu’ils ne fussent pas des plus grands ; le tour du visage ovale ; le teint vif et uni ; la peau d’une blancheur à éblouir ; les plus belles mains et la plus belle gorge du monde. Joignez à tout cela un certain air touchant de douceur et d’enjouement, répandu sur toute sa personne...


Ce portrait, publié dans le Mercure galant de juillet 1678 sans nom d’auteur et adressé à Mme D. L. S., est, à n’en pas douter, celui de Mme de La Sablière. L’on a supposé avec vraisemblance qu’il était de la plume de La Fontaine lui-même. Quoi qu’il en soit, peut-on concevoir plus charmante et plus parfaite image de la Fable, telle qu’elle est sortie du cerveau de notre poète ?

Marguerite Hessein (ou Hessin) avait épousé le fils d’un riche financier, Antoine Rambouillet de La Sablière. Celui-ci, homme d’esprit, rimait à ses heures, et Conrart l’appelait le grand madrigalier français. Il possédait à Reuilly une belle maison, la Folie Rambouillet, célèbre par ses jardins, ses potagers et la vue merveilleuse qu’elle offrait de ses terrasses sur la vallée de la Seine. C’était un homme de plaisir, un des amants par quartier de Ninon. Il avait, dit-on, épousé Mlle Hessein pour se consoler d’avoir été abandonné par sa belle et scrupuleuse maîtresse, Mme Le Taneur. Il trompa sa femme, probablement ; elle se vengea, peut-être. Bref, les deux époux se séparèrent de biens et d’habitation, et Mme de La Sablière alla demeurer rue Neuve des Petits-Champs.

Ce fut là que vers 1672 elle recueillit La Fontaine. Depuis la mort de la duchesse douairière d’Orléans, il avait dû quitter le Luxembourg. Il n’avait nulle envie de retourner à Château-Thierry pour y retrouver sa femme ; d’ailleurs la publication de ses ouvrages le retenait à Paris. Que fùt-il advenu de ce quinquagénaire nonchalant, distrait et voluptueux, s’il n’avait trouvé chez Mme de La Sablière une hospitalité sans contrainte et une amitié sans tyrannie ? Il demeura vingt ans l’hôte de son amie.

On s’en est parfois scandalisé. Mais il faut juger de ces choses comme en jugeaient les contemporains et La Fontaine lui-même : ils eussent été très surpris si quelqu’un leur était venu dire que l’honneur défend à un poète de vivre aux dépens de ceux qui l’admirent. Et de quoi donc eût-il vécu, le malheureux ? Il n’était pas, comme la plupart de ses confrères, pensionné par le Roi. Du reste, tout compte fait, qui fut l’obligé ? D’innombrables écrivains ont escroqué leurs bienfaiteurs en leur promettant l’immortalité. Ce n’est pas le cas de La Fontaine. Nous verrons tout à l’heure qu’il a payé en bonnes espèces et bien trébuchantes. Enfin rappelons-nous ces deux vers :


C’est le cœur seul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.


Entre La Fontaine et Mme de La Sablière, le cœur fit tout ; ne nous soucions pas du reste.

Elle avait beaucoup de grâce et d’esprit. Elle connaissait, dit Bayle, « le fin des choses. » Dans sa chagrine vieillesse, Boileau a jugé bon de la caricaturer. Méchante vengeance. Un jour, dans une de ses épitres, comme il avait eu l’imprudence de parler astronomie, il s’était trompé sur l’emploi de l’astrolabe et avait mis au masculin le mot de parallaxe qui est du féminin : on en avait fait des gorges chaudes chez Mme de La Sablière.

Si elle était curieuse de mathématiques, de physique, d’astronomie et de philosophie, si elle entendait Homère, dit Corbinelli, « comme nous entendons Virgile, » elle n’eut jamais rien d’une pédante. Elle réunissait autour d’elle des savants, mais aussi des hommes d’esprit, comme M. de Barillon et M. de Bonrepaux qui furent ambassadeurs, des écrivains comme Perrault, des voyageurs comme Bernier, des épicuriens comme La Fare et Chaulieu, des poètes comme La Fontaine. Elle-même était d’humeur assez gaillarde. Un sévère magistral indigné de la galanterie qui régnait dans la maison, s’écriait : « Quoi ! toujours de l’amour et des amants ! Les bêtes au moins n’ont qu’une saison. — C’est que ce sont des bêtes, » répondait la dame.

Une pédante ! Mais voit-on La Fontaine installé chez Philaminte ? Les entretiens qu’il aimait et qu’il trouvait chez son amie, lui-même les a dépeints :


La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon ; je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens ;
C’est un parterre où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose.


Quand, dans ses vers, il élève un temple à la déesse Iris (Mme de La Sablière), voici l’image qu’il eût voulu placer dans le sanctuaire :


Au fond du temple eût été son image,
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son air de plaire et de n’y penser pas.
………..
J’eusse en ses yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique imparfaitement :
Car ce cœur vif et tendre infiniment,
Pour ses amis, et non point autrement,
Car cet esprit, qui, né du firmament,
A beauté d’homme avec grâces de femme,
Ne se peut pas, comme on veut, exprimer.
………..
Vous que l’on aime à l’égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour,
Car c’est un mot banni de votre cour,
Laissons-le donc), agréez que ma Muse
Achève un jour cette ébauche confuse.


Un peu confuse en effet, un peu négligée, un peu encombrée de rimes masculines ; mais ce Vous que l’on aime à l’égal de soi-même, quelle fine déclaration d’amitié !

C’est sous le regard de cette amie, délicate et attentive, qu’il a composé ses chefs-d’œuvre, les grandes fables du recueil de 1678-1679 : les Animaux malades de la peste ; la Laitière et le Pot au lait ; le Chat, la Belette et le petit Lapin ; la Mort et le Mourant ; le Savetier et le Financier ; le Chien qui porte au cou le dîner de son maître ; les Obsèques de la Lionne ; les Deux Pigeons ; le Paysan du Danube, pour ne citer que les plus célèbres. Alors le génie apparaît en sa magnifique plénitude. Dans les six premiers livres, l’apologue était encore parfois un peu sec, un peu grêle. Maintenant, renouvelé par un grand afflux de poésie, il s’amplifie jusqu’à devenir véritablement « la comédie à cent actes divers. » Son cadre est plus large, sa forme plus souple. Tout est vivifié par une miraculeuse variété de rythmes que ne connaîtra plus jamais la poésie française. La Fontaine savait bien le prix de ses trouvailles, car en publiant ces nouvelles fables et en les comparant aux précédentes, il disait avoir « cherché d’autres enrichissements et étendu davantage les circonstances de ces récits. » Ces enrichissements, il les devait d’abord aux méditations et aux rêveries qui, après bien des essais, bien des incertitudes, — il approchait alors de la soixantaine, — lui avaient révélé les ressources et le pouvoir de son art ; il les devait aussi pour une part à Mme de La Sablière et à ses amis.

Tandis qu’il écoutait disserter les philosophes et les savants, son esprit s’ouvrait à des curiosités nouvelles. Il voyait chaque jour Bernier, qui logeait comme lui chez Mme de La Sablière. Ce grand voyageur avait, pendant quinze ans, parcouru tout l’Orient. Il contait ses voyages à La Fontaine, et l’imagination de son auditeur le suivait en Turquie, au Grand Mogol, à Surate, au Japon. Croit-on que les entretiens de Bernier ne soient pour rien dans le Bassa et le Marchand, dans les Deux Amis, dans l’Homme qui court après la fortune et V Homme qui l’attend dans son lit, et dans bien d’autres fables ? Le même Bernier, que Saint-Evremond appelait le « joli philosophe, » rédigea aussi pour Mme de La Sablière un Abrégé de Gassendi. La Fontaine ne fut jamais l’homme des spéculations métaphysiques ; mais parmi tous ces cartésiens et toutes ces cartésiennes il ne pouvait demeurer étranger à la controverse. Voilà le secret de ses fables philosophiques, comme Un animal dans la lune, Démocrite et les Abderitains, les Lapins, le Discours à Mme de la Sablière qui précède les Deux Bats, le Renard et l’Œuf. Les huit premières années que La Fontaine passa chez Mme de La Sablière furent sans doute les plus douces et les plus fécondes de sa vie.


V. — LE ROMAN ET LA CONVERSION DE M, M DE LA SABLIERE

On sait comment finirent ces beaux jours. Mme de La Sablière était entourée de jeunes écervelés : Brancas, Rochefort, Lauzun, le marquis de La Fare. Ce dernier se fit aimer, follement aimer. Il avait trente-deux ans, elle en avait trente-six. La Fare s’était distingué aux armées ; il était guidon dans la compagnie des gendarmes du Dauphin. Homme de cour et homme de débauche, il avait d’abord courtisé Mme de Montespan ; mais ayant appris qu’il chassait sur les terres du Roi : « Je me retirai, dit-il, en bon ordre, et les autres firent comme moi. » Puis il s’était attaqué à la marquise de Rochefort, ce qui lui avait attiré la haine de Louvois : il ne lui restait plus qu’à vendre sa charge. Il se consacra alors à sa nouvelle maîtresse. Dans les salons et les ruelles de Paris, on célébra le parfait amour de La Fare et de Mme de La Sablière. Mais La Fare était volage et joueur. Il allait chez la Champmeslé : La Fontaine l’y rencontrait. Il était aussi l’amant d’une fille d’opéra, Louison, sœur de Fanchon, qui était la maîtresse du grand-prieur de Vendôme. Cependant la plus redoutable des rivales de Mme de La Sablière, c’était la bassette, le jeu qui faisait alors fureur. Mme de Sévigné a conté les angoisses et les amertumes de la rupture.


C’est pour cette prostituée de bassette qu’il a quitté cette religieuse adoration... Elle regarda d’abord cette distraction, cette désertion ; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle, les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les ne savoir plus que dire ; enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se faisait et le corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour brillant, elle prend sa résolution : je ne sais ce qu’elle lui a coûté ; mais enfin, sans querelle, sans reproche, sans éclat, sans le chasser, sans éclaircissement, sans vouloir le confondre, elle s’est éclipsée elle-même ; et, sans avoir quitté sa maison où elle retourne encore quelquefois, sans avoir dit qu’elle renonçait à tout, elle se trouve si bien aux Incurables, qu’elle y passe quasi toute sa vie, sentant avec plaisir que son mal n’était pas comme celui des malades qu’elle sert [6]...

Mme de Sévigné était-elle bien informée ? Mme de la Sablière prit-elle d’elle-même la résolution de quitter La Fare ? Les choses se passèrent un peu différemment, si l’on en croit un commentateur qui a donné de la fable le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, une interprétation ingénieuse [7]. Cette fable est dédiée à Mme de La Sablière : j’ai tout à l’heure cité quelques vers du prologue. Elle aurait été composée à la fin de l’année 1679, et serait, par allusion, l’histoire de la rupture des deux amants.


La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivoient ensemble unis : douce société.


La Gazelle serait Mme de la Sablière, le Rat le jeune Sauveur son professeur de mathématiques, le Corbeau Bernier son philosophe, la Tortue La Fontaine, son poète ; car ensemble, ils formaient une « douce société. »

Rappelez-vous le petit drame. Le Rat, le Corbeau et la Tortue s’inquiètent de ne point voir la Gazelle revenir pour l’heure du repas. Le Corbeau part en émissaire et trouve la Gazelle prise au piège. Ce piège serait la grande passion que La Fare a inspirée à Mme de La Sablière. Le Corbeau fait son rapport à ses amis qui tiennent conseil : le Rat et le Corbeau se transporteront sans remise sur les lieux ; la Tortue gardera la maison. « avec son marcher lent, » elle arriverait trop tard. L’allusion devient ici vraisemblable : Sauveur et Bernier devaient juger sage de ne point s’embarrasser de La Fontaine, personnage peu expéditif. Ils se hâtent.


La Tortue y voulut courir :
La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.


Ici encore nous retrouvons le bon La Fontaine : il se connaît bien, il sait qu’il n’arrivera pas à temps, il part tout de même. Le Rat ronge les nœuds du lacs. Colère du chasseur, mais il aperçoit soudain la Tortue et la met dans son sac pour en faire son souper. La Gazelle revient alors, contrefaisant la boiteuse. Pour la poursuivre, l’homme jette tout ce qui lui pèse. Le Rat ronge les nœuds du sac. La « douce société » est sauvée. Dans ce dénouement voyez, si vous le voulez, La Fare passant sa colère sur le bonhomme et Mme de La Sablière survenant pour sauver La Fontaine du courroux de l’amant déçu.

Tout cela est pure conjecture. D’ailleurs les péripéties sont tirées du Livre des Lumières de Bidpaï, où La Fontaine a puisé le sujet de tant de fables. Mais pourquoi choisit-il tout exprès cet apologue pour le dédier à Mme de La Sablière ?

Même si La Fontaine n’a jamais songé à ces allusions, il n’est pas inutile de relire cette fable : il y a mis le plus fin et le plus tendre de sa sensibilité, et elle nous fait mieux comprendre sa peine, lorsque se dispersa la « douce société » où il avait si longtemps vécu.

Mme de La Sablière n’avait quitté La Fare que pour se donner à Dieu. Désormais elle suivait la voie étroite : ce n’était pas le chemin de La Fontaine.

Elle n’abandonna pas le monde tout de suite. Dans les années qui suivirent, elle garda un bel hôtel rue Saint-Honoré, elle continua d’héberger La Fontaine, de lire ses vers, de veiller sur sa vieillesse aventureuse. Mais chaque jour elle s’adonnait davantage à la charité et à la pénitence, elle s’y adonnait de tout son cœur passionné. Elle finit par aller loger à l’hôpital des Incurables avec une seule servante, et se mit sous la direction de l’abbé de Rancé. Aux rudes mortifications qu’elle s’imposait, se joignirent alors les atroces douleurs d’un cancer.

Elle avait d’abord ignoré la nature de son mal.


Quand je m’en aperçus, écrivait-elle à Rancé [8], je me prosternai devant Notre-Seigneur avec larmes et lui demandai avec un sentiment très vif de me l’ôter ou de me donner la patience de le supporter. Je puis vous protester que, depuis ce moment, je n’ai pas formé un désir sur cela, Dieu m’ayant fait la grâce d’ajouter à la tranquillité que j’avais devant, un calme que je ne puis vous exprimer. Il me semble que c’est un effet de l’amour de Dieu envers moi qui a tellement augmenté celui que j’avais dans le cœur, que j’en suis beaucoup plus remplie. Ce qui me fait peine est une certaine mollesse, il me semble, quelquefois de me coucher plus tôt et de me lever plus tard. Je pourrais peut-être, et même je crois, avoir sur cela plus d’exactitude. Car je sens que cela attire mon attention par la douleur. Enfin il est impossible, et je m’en aperçois à tout moment, que mes journées ne soient remplies d’infidélités. C’est la seule peine que j’aie et qui n’est pas prête à finir, puisque j’ai bien peur de n’en voir la fin qu’avec ma vie, dont les souvenirs me font trembler...


Et peu de temps avant sa mort « janvier 1693) elle envoyait ce billet à son directeur :


La maladie que j’ai augmenté tous les jours, mon très R. P. Il y a apparence qu’elle n’ira pas loin. Je vous supplie très humblement que le mal que j’ai ne soit jamais su de personne, pas plus après ma mort que pendant ma vie. Dieu vous récompensera sans doute de tous les biens que vous m’avez faits. Et je l’en prie de tout mon cœur. Je me sens toujours la même tranquillité et le même repos, attendant l’accomplissement de la volonté de Dieu sur moi. Je ne désire autre chose.


Elle mourut le 6 janvier 1693.

Vers le même temps, La Fare, qui rimait à ses heures, comme son inséparable compagnon, l’abbé de Chaulieu, composait le « madrigal » que voici :


De Vénus Uranie [La Sablière], en ma verte jeunesse,
Avec respect j’encensai les autels,
Et je donnai l’exemple au reste des mortels
De la plus parfaite tendresse.
Cette commune loi qui veut que notre cœur
De son bonheur même s’ennuie,
Me fit tomber dans la langueur
Qu’apporte une insipide vie.
Amour, viens, vole à mon secours,
M’écriai-je, dans ma souffrance ;
Prends pitié de mes tristes jours.
Il m’entendit et, par reconnaissance
Pour mes services assidus,
Il m’envoya l’autre Vénus,
Et d’amours libertins une troupe volage,
Qui me fit à son badinage.
Heureux si de mes ans je puis finir le cours
Avec ces folâtres amours !


Son vœu fut exaucé : l’ « autre Vénus » resta sa compagne. On l’appelait, dans la société du Temple, M. de la Cochonière. Il mourut à soixante-neuf ans, perdu de crapule, d’ivrognerie et de mangeaille.

La Fontaine demeura le plus fidèle et le plus tendre des amis de la convertie. De son affection il a donné des preuves touchantes. Le plus émouvant de ces témoignages est l’admirable épitre qu’il lut à la fin de la séance où il fut reçu académicien.

Ce jour-là il lit sa confession publique, étrange confession, sans ferme propos de ne plus pécher, mélancolique et souriant aveu de son inguérissable faiblesse, le plus beau commentaire qu’un poète ait jamais donné de l’éternel video meliora probogue, deteriora sequor.

Il n’ignore pas que sa Muse, aussi bien que ses jours,


Touche de son déclin l’inévitable cours.


Il sait


Que le plus beau couchant est voisin de la nuit.


Il sait que le temps passe : d’un regard, il embrasse sa vie écoulée et il s’accuse de toutes ces passions dont il se glorifiait autrefois dans l’Hymne à la Volupté. Et cependant réparer, expier, comme l’a fait son amie pénitente, il n’en a point le courage.


Si j’étois sage, Iris...


Iris ! jamais il ne cessera de donner ce sobriquet mythologique à celle qui, maintenant, n’est plus qu’une garde-malade occupée à veiller, consoler et ensevelir les misérables.


Si j’étois sage, Iris (mais c’est un privilège
Que la nature accorde à bien peu d’entre nous),
Si j’avois un esprit aussi réglé que vous,
Je suivrois vos leçons, au moins en quelque chose :
Les suivre en tout, c’est trop...
………..
Ne point errer est chose au-dessus de mes forces.


Il entend une voix qui lui reproche


L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète, et partout hôtesse passagère.


Voix indulgente qui lui pardonne tous les caprices, toutes les imaginations, pourvu qu’il renonce à écrire des contes. Il est sur le point d’écouler la bonne conseillère.


J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix.


Presque ! tout l’homme est là. Et il dessine de lui-même un portrait dont la ressemblance est si frappante que jamais on ne peindra mieux La Fontaine. Quelle image du poète vaudra celle-ci ?


Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles :
Je suis chose légère, et vole à tout sujet ;
Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet ;
A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.
J’irois plus haut peut-être au temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j’avois usé mes jours ;
Mais quoi ! je suis voyage en vers comme en amours.


Il se résigne donc à subir la loi de son humeur :


Je ne prétends ici que dire ingénument
L’effet bon ou mauvais de mon tempérament.
……….
Tel que fui mon printemps, je crains que l’on ne voie
Les plus chers de mes jours aux vains désirs en proie.


Il distingue clairement la route où son amie voudrait l’engager : il faudrait commencer à vivre.


Qu’est-ce que vivre, Iris ? vous pouvez nous l’apprendre.
Votre réponse est prête ; il me semble l’entendre :
C’est jouir des vrais biens avec tranquillité ;
Faire usage du temps et de l’oisiveté ;
S’acquitter des honneurs dus à l’Être suprême ;
Renoncer aux Philis en faveur de soi-même ;
Bannir le fol amour et les vœux impuissants,
Comme hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants.

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C’est là-dessus que finit la confession. La Fontaine publiera de nouveaux contes ; il restera « volage en vers comme en amours ; » il ne renoncera pas aux Philis ; quant aux « honneurs dus à l’Etre suprême, » huit années encore passeront avant qu’il songe à s’en acquitter.


ANDRE HALLAYS

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 juillet.
  2. Joubert.
  3. Les deux Pigeons.
  4. Lettre de Racine à La Fontaine, 4 juillet 1662.
  5. Le tableau, v 1 et suiv.
  6. Lettres de Mme de Sévigné, 14 juillet 1680.
  7. Le docteur Netter, cité dans la notice de la fable XV du Livre XII (Édition des Grands Écrivains de la France).
  8. Les lettres de Mme de La Sablière à Rancé ont été publiées par M. Anatole France (La Vie Littéraire, T. IV).