Jean de La Roche (RDDM)/01

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Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 23, septembre-octobre (p. 942-969).
JEAN DE LA ROCHE


Le nom de La Roche est très répandu dans toutes les provinces de France, et, en le donnant au personnage dont je vais raconter les aventures, j’avertis d’avance les lecteurs naïfs qu’il ne faut les attribuer à aucun des habitans de la localité où je place la scène et que je compte fidèlement décrire.

Cette précaution oratoire semblera puérile aux personnes de bon sens qui savent qu’un roman est toujours enveloppé d’une fiction, sous peine de n’être plus un roman. Elle est pourtant nécessaire, cette précaution, envers bon nombre de provinciaux, lecteurs trop excellens, qui prennent tout au sérieux, et qui n’admettent pas l’invention dans les ouvrages d’art. Avec ceux-là, il faut s’attendre à d’étranges méprises. On ne saurait décrire leur clocher, même sous un nom fictif, ou tomber, à son propre insu et par hasard, sur le nom de leur clocher en décrivant un clocher quelconque, sans mettre en émoi une notable portion des paroissiens.

Ceci est arrivé dernièrement à un auteur de ma connaissance pour avoir placé la scène d’un de ses romans dans un jardin de café attenant à un théâtre, lequel attenait à un couvent. Cette disposition locale et deux ou trois figures qu’il avait vues passer dans l’éloignement lui ayant donné l’idée d’une situation romanesque, un soir qu’il rêvait par là pendant un entr’acte, naturellement un maître de café, une religieuse et un comédien de province devinrent les personnages principaux de son roman, et comme dans ladite localité il n’y avait pas l’apparence d’une situation romanesque entre de tels personnages, l’auteur y plaça sans scrupule une histoire dont le fond était réel, et qui est arrivée très loin de là, dans un autre milieu, avec d’autres circonstances et une autre mise en scène.

Ces soins furent inutiles. En vain la Faille-sur-Gouvre (petite ville cousine-germaine de celle de Molinchart) couvrit-elle le nom véritable de celle où notre auteur avait pris une tasse de café en ruminant le décor de son roman ; en vain attribua-t-il à son héros principal, appelé Narcisse, de légers ridicules et une grande passion afin de le déguiser complétement : la paroisse s’écria que c’était monsieur un tel, lequel avait dû aimer une religieuse et avoir pour rival un comédien, que l’affreux mystère était enfin dévoilé, et qu’il fallait en connaître l’héroïne. J’ai même ouï dire que l’on s’était ému derrière les grilles du couvent, et que le roman bâti par les lecteurs ne s’était arrêté en route que faute de personnages.

Il est vrai que l’auteur du roman imprimé avait commis une grande faute : il avait peint la figure extérieure de Narcisse ; il avait fait comme les peintres qui, rencontrant une belle tête, douce, honnête et sympathique, en font à la hâte un croquis, l’enferment dans leur portefeuille avec d’autres études, et un beau jour, ayant à placer dans une composition un type de droiture et de bonté, retrouvent avec plaisir l’esquisse d’après nature, et l’habillent en paysan ou en prince, selon les convenances de leur sujet.

L’auteur du roman en question ne s’en fit ni scrupule ni reproche ; mais certains autres personnages voulurent aussi reconnaître leurs visages, auxquels il n’avait point songé, et il reçut, comme d’habitude, des reproches ou des encouragemens pour sa prétendue indiscrétion.

Nous ne parlerions pas de ces incidens comiques, accessoires obligés de toute publication de ce genre offrant un caractère de réalité quelconque, si, à propos d’un autre roman publié, il y a un an bientôt, dans la Revue des Deux Mondes, un incident analogue n’eût pris, sous le stimulant de la haine ou de la spéculation (nous aimons mieux croire à la haine, bien que rien ne nous l’explique), des proportions, je ne dirai pas plus fâcheuses pour l’écrivain dont il s’agit, mais beaucoup plus indécentes par elles-mêmes et véritablement indignes de la Faille-sur-Gouvre, car à la Faille-sur-Gouvre on n’est qu’ingénu, tandis que, dans de plus grands centres de civilisation, on est hypocrite, et on couvre une affaire de rancune ou de boutique des fleurs et des cyprès du sentiment.

Sans nous occuper ici d’une tentative déshonorante pour ceux qui l’ont faite, pour ceux qui l’ont conseillée en secret et pour ceux qui l’ont approuvée publiquement, sans vouloir en appeler à la justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d’outrage et de calomnie, répression qui nous serait trop facile, et qui aurait l’inconvénient d’atteindre, dans la personne des vivans, le nom porté par un mort illustre, nous essaierons de trancher à notre point de vue une question qui a été soulevée à propos de cet incident, et qui peut être discutée sans amertume.

Deux opinions ont été mises en présence. Selon la première, l’artiste doit tout puiser dans son imagination, c’est-à-dire ne raconter, même sous le voile de la fiction, aucun enchaînement de faits observés par lui dans la réalité, et ne peindre aucun caractère, aucun type pris sur nature. D’après cette sentence, tout artiste qui retrace des scènes de sa propre vie, ou qui analyse des sentimens de son propre cœur, commet une indécence, et livre son âme en pâture à la populace. Donc (si cet artiste est une femme surtout) toute populace a le droit de l’insulter et de la calomnier, à la plus grande gloire de son pays et de son siècle.

Selon l’opinion contraire, tout artiste, sous peine de ne plus être artiste du tout, doit tout puiser dans son propre cœur, c’est-à-dire qu’il ne doit écrire, parler, chanter ou peindre qu’avec son âme, ne juger qu’avec son expérience ou sa conviction, n’étudier qu’avec son individualité, enfin n’émouvoir les autres qu’à l’aide de sa propre émotion, actuelle ou rétrospective. Il doit son âme à la multitude, et le jugement de la populace ne doit pas le préoccuper un instant, vu que si, dans les multitudes, il y a toujours, sous le rapport intellectuel et moral, une populace inintelligente, méchante et grossière, la multitude renferme aussi dans ses rangs l’aristocratie des lumières et la saine bourgeoisie de la raison.

Ce serait donc, d’après cette opinion, qui est la nôtre, mépriser son époque et ses contemporains que de regarder la renommée comme une flétrissure, et de préférer le silence qui procure le repos, parce qu’il établit l’impunité, à l’expansion qui donne le mérite, parce qu’elle prouve le courage.

Tout ceci amène la question suivante : Faut-il être artiste pour soi tout seul dans la vie murée, ou faut-il l’être au profit des autres, en rase campagne, en dépit des amertumes de la célébrité ?

Nous répondrons que d’excellens esprits et de nobles cœurs peuvent fort bien se passer de notoriété, attendu que ce n’est pas le retentissement qui constitue le mérite, — il n’en est qu’un résultat, quelquefois inévitable et même quelquefois involontaire, — mais qu’aux yeux de certains artistes croyans, tous les inconvéniens que la notoriété entraîne doivent être subis de bonne grâce, parce que l’expansion leur paraît un devoir à remplir, non-seulement au point de vue de l’art, mais encore à celui du libre examen des choses de l’âme. Ceux qui sont partis de ce principe, ou qui, sans l’avoir creusé au début, l’ont reconnu en route et accepté avec toutes ses conséquences, ne sont pas si faciles que l’on croit à effrayer et à mortifier. On peut même être femme et ne pas se sentir atteint par les divagations de l’ivresse ou les hallucinations de la fièvre, encore moins par les accusations de perversité qui viennent à l’esprit de certaines gens habitués à trop vivre avec eux-mêmes. On peut aussi supporter le blâme irréfléchi des esprits frivoles ou l’injure systématique des cerveaux rétrogrades, et, sans perdre le respect dû à toute conviction naïve, répondre à tous : Vous n’avez pas regardé assez avant pour bien voir l’utilité de mon courage et le résultat final de ma mission.

Selon nous, l’artiste doit donc se dire qu’il lui a toujours été et qu’il lui sera toujours commandé d’utiliser son expérience et de tracer la peinture du cœur humain tel qu’il a battu en lui-même, ou tel qu’il s’est révélé à lui chez les autres dans les grandes antithèses de la vie. Le goût, qui est une règle d’art, et le respect des personnes, qui est une règle de conduite, exigent seulement de lui une fiction assez voilée pour ne désigner en aucune façon la réalité des personnages et des circonstances. S’il ne s’est jamais écarté de ce principe facile et simple, il est en droit de répondre — à quiconque se permettra de l’interroger et de le commenter publiquement — qu’une telle recherche est brutale, inconvenante, mortelle pour la dignité de la critique et attentatoire à la liberté de l’écrivain, qu’en outre elle est maladroite, puisque ceux qui prétendent deviner une figure de roman et s’offenser de quelque ressemblance trahissent imprudemment et misérablement un secret que l’auteur avait gardé, et livrent au public des révélations qui ne lui étaient pas destinées. Ces déplorables vengeurs salissent ce qu’ils touchent, et toute âme honnête doit demander au ciel d’en préserver sa mémoire.

Mais il est un moyen de rendre ces fureurs impuissantes et de faire qu’elles crient sans écho dans le vide : c’est de ne jamais écrire sous l’oppression d’un mauvais sentiment ; c’est d’être vrai sans amertume et sans vengeance ; c’est d’être juste et généreux envers le passé qu’on s’est remis sous les yeux ; c’est de ne peindre les malheurs du caractère ou les égaremens de l’âme qu’en cherchant et en découvrant leur excuse dans la fatalité de l’organisation ou des circonstances ; c’est enfin de garder le respect que l’on doit au génie, et de prouver, par tous ces égards du cœur, le tendre pardon final qu’il est si naturel et si doux d’accorder aux morts.

Ces réflexions nous ont semblé utiles à placer en tête d’un roman quelconque. Le roman est un art nouveau, c’est une création de notre époque. Ce siècle a vu vivre et mourir miss Edgeworth, Mme  de Staël, Walter Scott, Cooper, Balzac, et bien d’autres. L’éducation du public est cependant encore un peu ii faire, car au milieu de tous ces genres différens, où chaque nom est une tentative personnelle et chaque gloire une conquête particulière, le lecteur, étonné et avide, s’inquiète encore du procédé plus que du résultat.

Je me figure voir ce public, toujours le même au fond, amassé jadis autour des premiers essais de la peinture à l’huile, et se préoccupant des secrets du métier plus que du sens des œuvres et des progrès réels de l’art. Cela est assez naturel. C’est donc aux artistes de s’expliquer quelquefois, de dire que le procédé n’est rien, et que l’affaire du public n’est pas de chercher les ouvriers qui ont broyé la couleur, ou les modèles qui ont posé devant le peintre, mais d’examiner le tableau, d’en comprendre les qualités ou les taches, et de l’apprécier suivant ce qu’il enseigne plus ou moins bien, à savoir l’élévation des sentimens et des idées, le sens de l’art, la manifestation du beau dans le vrai ou du vrai dans le beau, la science du réel ou l’émotion de l’idéal.

Si l’artiste est resté au-dessous de sa pensée et de la vôtre, s’il a avili dans les types humains l’empreinte de la Divinité sous une interprétation sordide, condamnez-le ; mais si, en étudiant le réel avec conscience, il a respecté la noblesse de l’origine céleste, ne cherchez pas autour de vous les noms ou les traits de ses modèles. Ils existent sans doute dans la réalité, car nul n’invente en dehors de ce que peuvent percevoir les sens, et les dieux mêmes se présentent à l’imagination sous des traits humains ; mais, en se traduisant sous la main d’un artiste véritable, ces modèles, grands ou vulgaires, effrayans ou suaves, entrent dans une vie nouvelle à l’état d’abstractions frappantes et de types impérissables, aussi bien le Moïse de Michel-Ange que l’Arétin de Titien ou le Charles Ier de Van-Dyck.

On peut et on doit appliquer à l’art de raconter ce que nous disons ici de l’art de peindre, car les procédés sont les mêmes pour tous les arts sérieux. On peut et on doit dire aux écrivains : Respectez le vrai, c’est-à-dire ne le rabaissez pas au gré de vos ressentimens personnels ou de votre incapacité fantaisiste ; apprenez à bien faire, ou taisez-vous, » et au public : « Respectez l’art ; ne l’avilissez pas au gré de vos préventions inquiètes ou de vos puériles curiosités ; apprenez à lire, ou ne lisez pas. »

Quant aux malheureux esprits qui viennent d’essayer un genre nouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de déclamations imprimées que l’horrible héroïne de leur élucubration était une personne vivante dont il leur était permis d’écrire le nom en toutes lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu’ils tenaient leurs preuves et leurs détails de la main d’un mourant, le public a déjà prononcé que c’était là une tentative monstrueuse dont l’art rougit et que la vraie critique renie, en même temps que c’était une souillure jetée sur une tombe.

Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. Il revendiquera sa véritable pensée, ses propres sentimens, le droit de faire lui-même la fière confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses propres mains et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les laisser aller dans leur voie est la seule punition qu’on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.

Quelques amis ont reproché à l’objet de ces outrages de les recevoir avec indifférence ; d’autres lui conseillaient, il est vrai, de ne pas s’en occuper du tout. Après réflexion, il a jugé devoir s’en occuper en temps et lieu ; mais il n’était guère pressé. Il était en Auvergne, il y suivait les traces imaginaires des personnages de son roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu des plus belles scènes du printemps. Il avait bien emporté le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les pages du livre infâme furent purifiées par le contact des fleurs du Puy-de-Dôme et du Sancy. Suaves parfums des choses de Dieu, qui pourrait vous préférer le souvenir des fanges de la civilisation ?

George Sand.


Nohant, 1er octobre 1859.
I.

Je peux dire sans hyperbole que j’ai été élevé dans un rocher. Le château de mes pères, très bien nommé le château de La Roche, est bizarrement incrusté dans l’excavation d’une muraille de basalte de cinq cents pieds d’élévation. La base de cette muraille forme, avec son vis-à-vis de roches identiques, une étroite et sinueuse vallée où, à travers de charmantes prairies ombragées de saules et de noyers, serpente et bondit en cascatelles impétueuses un torrent inoffensif. Le chemin qui conduit chez nous passe sur le versant qui nous fait face, lequel se relève presque aussitôt et nous enferme dans un horizon de bois de pins extrêmement triste et borné.

C’est donc un nid que le château de La Roche, un vrai nid de troglodytes, d’autant plus que tout le flanc du rocher dont nous occupons le plus large enfoncement est grossièrement creusé de grottes et de chambres irrégulières que la tradition attribue aux anciens hommes sauvages (c’est le mot très juste dont se servent nos paysans), et que les antiquaires n’hésitent pas à classer parmi ces demeures des peuples primitifs que l’on rencontre à chaque pas sur certaines parties du sol de la France.

Bien que notre domaine fût situé dans le département de la Haute-Loire, et que l’on s’habitue déjà en France à regarder les limites des départemens comme celles des anciennes provinces, ma famille se défendait énergiquement de n’être pas de la noblesse d’Auvergne, et elle avait raison, puisque l’Auvergne avait autrefois pour limite la montagne de Bar et s’étendait par conséquent bien au-delà de Brioude.

Il faut connaître les rivalités tenaces qui ont existé durant des siècles entre les pays limitrophes, et qui se font encore sentir avec âpreté, pour comprendre à quel point mes vieux oncles et mes vieilles tantes tenaient à être de souche auvergnate et à n’avoir rien de commun dans leurs origines avec le Velay.

Le château de mes pères est planté haut dans la roche, puisque ses clochetons élancés en dépassent la crête. Un détail peindra tout à fait la situation. Ma mère, étant d’une faible santé et n’ayant d’autre promenade qu’une petite plate-forme au pied du château, sur le bord de l’abîme, ou le sentier rapide qui descend en zigzag aux rives du torrent, ou encore le chemin raboteux et cent fois exploré qui tourne à droite vers le coteau déprimé pour franchir le ruisseau et revenir, en face de nous, se perdre dans les bois, imagina de se créer un jardin au sommet de l’abîme où nous perchons. Comme celui de tous les contre-forts basaltiques des environs, ce sommet est très uni. Il est couvert de bonnes terres végétales et de buissons épais où il était facile de percer des allées et de dessiner des parterres. Seulement un précipice séparait la châtelaine de cette cime enviée, par la raison que l’édifice n’est incrusté dans le rocher qu’en apparence. Les habiles architectes de la renaissance n’ont pas commis la faute de le cimenter à cette roche cristallisée en longs prismes que la gelée, l’orage ou les infiltrations menacent sans cesse. Un espace libre, de vingt pieds de large, est caché entre la roche et les derrières du castel. Tous les ans, on déblaie les ruines du rocher et on répare les reins plus ou moins endommagés de l’édifice, en attendant qu’un grand écroulement l’emporte au fond du gouffre. Ma mère, qui s’était habituée aux périls sans remèdes d’une pareille demeure, fit résolument ouvrir une porte au dernier étage, près des combles, et jeter un pont de bois sur le haut du rocher, qu’un médiocre entaillement mit de niveau avec ce passage.

Le petit manoir est, quant à l’extérieur, un vrai bijou d’architecture, assez large, mais si peu profond que la distribution en est fort incommode. Tout bâti en laves fauves du pays, il ne ressemble pas mal, vu de l’autre côté du ravin, à un ouvrage découpé en liége, surtout à cause de son peu d’épaisseur, qui le rend invraisemblable. À droite et à gauche, le rocher revient le saisir de si près qu’il n’y a, faute d’espace aplani, ni cour, ni jardins, ni dépendances adjacentes. Les caves et les celliers sont installés dans les grottes celtiques dont j’ai parlé. Les écuries, les remises et la ferme sont une série de maisonnettes échelonnées sur les étages naturels du ravin, à quelque distance du manoir. Ces constructions pittoresques se relient à un moulin dont le bruit frais et monotone a bercé toutes les siestes alanguies de ma première enfance, durant les étés courts, mais brûlans, qui s’engouffrent dans l’étroit précipice où nous sommes enfermés.

On arrivait à cette impasse par un chemin taillé dans le roc vif et ombragé de grandes ronces pendantes. On entrait chez nous par un des profils de la façade. Il fallait monter encore une vingtaine de marches en larges dalles déjetées et brisées, et ouvrir une porte vermoulue toute couverte de ferrures savamment découpées. Le guichet et la serrure, chefs-d’œuvre de complication, étaient dignes d’échapper à la rouille centenaire et de briller sur l’étagère d’un musée. Les armes de la famille écussonnaient le tympan de l’entrée. Cette entrée franchie, on se trouvait sur l’étroite plate-forme, taillée comme le chemin dans le rocher, mais bordée d’un mur à hauteur d’appui en blocs bruts. C’était donc une corniche et non une cour. Les portes et fenêtres du rez-de-chaussée, très élégantes, mais très délabrées, s’égayaient de quelques rosiers grimpans et de guirlandes de chèvrefeuille sauvage.

De là on pénétrait de plain-pied dans la salle à manger, dans le salon, puis dans la chambre d’honneur, qui servait de salon plus intime à ma mère. Au-dessus, un étage de chambres assez nues était destiné à son logement, au mien, et à l’hospitalité envers quelques amis. Deux autres étages restaient dans l’abandon le plus complet, sauf les chambrettes affectées au domestique peu nombreux de la maison, un vieux valet de chambre cocher à l’occasion, une femme de charge servant de fille de chambre à ma mère, et une robuste cuisinière, excellente femme dévouée qui s’appelait Catherine et qui m’aimait particulièrement : c’est elle qui soignait les vaches et le poulailler.

Les appartemens n’avaient rien de remarquable au premier, au deuxième et troisième étage. En revanche, le rez-de-chaussée était fort intéressant. Il offrait, je ne dirai pas un état de conservation satisfaisant (tout était fané et usé), mais au moins le spectacle rare d’une authenticité complète. On a vu suffisamment, par ce qui précède, que nous étions pauvres. Douze mille francs de rente environ, avec l’obligation de conserver tant bien que mal un petit édifice encore beaucoup trop vaste pour notre état de maison, et l’obligation non moins sacrée pour des gentilshommes campagnards de recevoir honorablement quelques voisins, c’était plus que la gêne sans être la misère. C’était cet ensemble de privations morales et intellectuelles qui se dissimule sous une apparence de bien-être apathique. C’était cet état problématique qui fait dire au passant aisé : Voilà de pauvres seigneurs ! tandis que le paysan qui le guide vers ces demeures féodales, objet de son respect héréditaire, les lui montre avec orgueil et s’étonne de les voir dédaignées par les appréciateurs du moderne comfortable.

Nos aïeux, sans être fort riches, avaient eu plus d’aisance que nous, puisqu’ils avaient fait bâtir ce manoir, dont la moindre réparation nous était si onéreuse, et pour lequel le moindre embellissement nous eût été impossible ; mais ils avaient vu diminuer progressivement leurs ressources. Il n’était pas besoin, pour s’en assurer, de consulter notre histoire de famille : il suffisait de jeter les yeux sur le mobilier, qui n’avait pas été renouvelé depuis l’époque de Louis XIII, et qui, par lui-même, ne caractérisait point une existence de splendeur. C’était, dès ce temps-là, l’intérieur d’un gentilhomme médiocre. En cela précisément, cet intérieur était digne d’intérêt. Le luxe et le goût ont conservé ou exhumé beaucoup d’objets de goût et de luxe, mais ceux qui ne servent qu’à préciser le caractère des temps ont généralement disparu du sol de la France. Ainsi je n’ai revu nulle part certains détails d’ornementation intérieure qui existent encore au château de La Roche, entre autres une cheminée de la chambre d’honneur, toute en bois peint de couleurs voyantes, ainsi que le trumeau et le manteau étroit sur lequel, en guise de flambeaux ou de vases, s’élevaient deux découpures de bois mince et peint dans les mêmes tons que le reste, représentant une sorte de haute palme enroulée autour d’une fleur de fantaisie. Cela est franchement laid, fragile, inutile, pauvre et barbare ; mais cela existe encore, et c’est quelque chose que d’exister quand on n’a aucun droit, aucun motif de survivre aux causes ordinaires de destruction.

Une autre curiosité des appartemens du rez-de-chaussée, c’étaient les peintures des panneaux de bois de la muraille et des minces poutrelles qui rayent les plafonds. J’ignore si notre ancêtre, contemporain de Richelieu, avait vu des fresques antiques en Italie, mais il avait une prédilection marquée pour certains tons semi-étrusques que l’on pourrait appeler pompéiens. Le fond des trois pièces était d’un brun chocolat rehaussé par des filets et des ornemens bleu clair, rouge brique et blanc mat. Cet assemblage de tons, que la vétusté harmonise ordinairement, était resté d’un criard atroce. Ainsi, sur les parois de la salle à manger, la vue était offensée par un placage d’armoiries et de devises insolemment blanches sur des carrés bruns, séparés par un impitoyable grillage coquelicot, qui, depuis vingt ans, faisait pleurer les yeux de ma mère sans qu’elle se crût le droit d’y faire toucher ou de manger ailleurs. Le lit de la chambre d’honneur, monté sur une estrade qui occupait le tiers du local, était garni de drap vert brodé en blanc et en jaune, combinaison non moins désagréable, et aux quatre coins du dais s’élevaient quatre vases ouvragés en passequille, fort curieux à coup sûr, mais d’un goût détestable. Le miroir placé sur la table de toilette avait pour supports deux grands personnages velus, ou plutôt deux ours à face humaine, affreux satyres en chêne noir sculpté, qui étendaient chacun un bras (les deux autres étaient cassés) pour tenir une couronne au-dessus de la glace.

Dans cette chambre d’honneur, le peintre des panneaux avait fait de grands frais d’imagination. Sur l’éternel fond chocolat à filets rouges, il avait barbouillé, au lieu des écussons blancs de la salle à manger, de véritables sujets à la mode du temps : ici un château-fort, à côté une sirène, plus loin un signor Pantalon imité de Callot, ailleurs une bergère de l’Astrée, etc. C’était aussi barbare d’exécution que le reste. Pourtant les archéologues du pays retrouvaient là avec plaisir l’indication grossière de plusieurs manoirs de la contrée, aujourd’hui ruinés ou même complétement disparus.

Les dressoirs, crédences et tables de ces trois pièces étaient d’un fort beau style antérieur à la renaissance, mais en si mauvais état, que les souris tenaient cour plénière dans les tiroirs, et qu’à chaque instant on les voyait folâtrer sur les délicates découpures dont elles-mêmes semblaient faire partie. Ces vieux meubles, respectés par notre aïeul l’amateur de tons étrusques, n’avaient pas bougé de là depuis quatre siècles. Le lit s’affaissait de lui-même lentement sur ses pieds vermoulus, le carreau de très petites briques fendillées s’en allait en poussière, et sur les marges des fenêtres toutes les herbes folles de la création s’étaient donné rendez-vous.

II.

Nous vivions, ma mère et moi, dans ces débris, dans cette poudre du passé, elle pâle, mince et rêveuse, moi pâle et mince aussi, mais plutôt mélancolique et inquiet que résigné ou contemplatif.

Ma mère était encore une jeune femme quand je commençais à n’être plus un enfant. Mariée à quinze ans, elle avait fort peu dépassé la trentaine quand j’atteignis moi-même l’âge où elle m’avait mis au monde. Elle avait encore la figure assez agréable pour faire l’illusion d’une sœur à ceux qui nous voyaient ensemble ; mais une santé fragile, un regret inextinguible de la perte de son mari et une habitude de nonchalance douloureuse l’avaient tellement jetée dans le renoncement d’elle-même, qu’elle me fit toujours l’effet d’avoir, non pas seize, mais cinquante ans de plus que moi.

Elle était d’une douceur angélique et d’une bonté un peu froide, soit que son cœur se fût usé dans les larmes du veuvage, soit qu’elle se fût tracé un plan de conduite à mon égard. J’ai pensé souvent que, me voyant couver une grande ardeur d’expansion sous mon air tranquille, elle s’était efforcée de me contenir le plus longtemps possible par un aspect de dignité calme. C’était peut-être me condamner à jeter hors d’elle et de moi-même la flamme intérieure qu’elle s’efforçait de comprimer.

S’il y a là un reproche contre elle (et ce n’est pas ainsi que je l’entends), c’est du moins le seul que je puisse adresser à sa mémoire. Elle était d’une justice et d’une mansuétude admirables. L’austérité de son âme ne répandait ni aigreur dans ses manières, ni amertume dans ses paroles. Sa piété n’avait pas d’intolérance, sa charité ne faisait pas de choix. Elle était estimée et respectée, elle eût été aimée de son entourage si elle eût voulu dire à qui que ce soit un mot d’amitié ; mais il semblait qu’après l’amour de mon père elle ne voulût plus connaître d’affection, si pure qu’elle pût être, en ce monde. La mienne même ne paraissait pas lui être nécessaire. Elle avait l’air de l’accepter pour me tenir dans l’exercice d’un devoir, mais elle n’attirait aucune démonstration, et je la craignais, bien qu’elle ne m’ait jamais fait l’ombre d’un reproche. Toute sa remontrance, quand j’avais failli, consistait à me prouver que je m’étais nui à moi-même. Ainsi cette excellente mère, dans la crainte de me gâter par trop de tendresse, travaillait, sans y songer, à me rendre égoïste. C’était peut-être aussi un calcul. En raison du caractère ardent qu’elle devinait en moi, elle voulait me préserver d’une trop grande facilité à m’oublier moi-même et à me sacrifier. Et pourtant elle ne prêchait pas d’exemple, car sa vie entière était un sacrifice en vue de moi seul. Son économie, ses privations, son existence sédentaire, son oubli de toute élégance, n’avaient pour but que de me procurer un peu de bien-être, dès que j’en sentirais le besoin. Elle y travaillait, non pas avec l’ardeur que ne comportait pas son organisation, mais avec une ténacité patiente, ne se plaignant jamais de rien, endurant une vitre brisée dans sa chambre et l’absence d’un tapis sous ses pieds sans paraître se souvenir qu’il lui était possible de mieux vivre, et ne laissant que bien peu entrevoir son ambition, qui était de me créer quelques ressources en dehors de nos minces revenus.

Elle parvint à faire ce miracle avec d’autant plus d’intelligence qu’ayant été élevé par elle dans des habitudes matérielles assez rudes, je devais sentir plus vivement le prix d’un peu d’allégement. Je me crus donc immensément riche le jour où elle mit dans mes mains quelques rouleaux d’or en me disant : « Mon fils, vous voilà en âge de vous former au contact d’un monde moins restreint que celui qui nous entoure. Vous êtes majeur et maître de vos actions. Je n’ai jamais voulu gêner votre liberté ; mais la pauvreté était une grosse entrave dont je vous délivre pour quelque temps. Utilisez votre indépendance en vue de l’avenir. Allez à Paris, ou dans les grandes villes de notre province où nous avons conservé des relations. J’ai écrit à tous les amis de notre famille qu’ils eussent à vous faire bon accueil et à vous diriger dans le choix d’une compagne. Partez, et revenez bientôt me faire part du projet qui vous paraîtra le plus sérieux. J’agirai alors par moi-même et je me déplacerai, s’il le faut, pour travailler à votre bonheur. »

Je partis donc dans cette pensée avec une soumission inquiète, et je commençai par voir Paris, vers lequel mon imagination m’avait si souvent emporté.

J’arrivais là aussi provincial que possible. À vingt et un ans, je n’avais pas encore franchi la limite de mon département. J’avais vu très petite, mais très bonne compagnie, tant chez nous que dans les villes et châteaux voisins, où j’allais rendre les visites que recevait ma mère, laquelle ne sortait pas toujours une fois par an du sauvage ravin de La Roche. D’ailleurs elle-même avait conservé dans son isolement de si excellentes manières, qu’il ne m’avait pas été difficile de prendre l’aisance polie et la dignité douce de l’ancien bon ton. À cela près, c’est-à-dire sauf l’apparence d’une tranquille expérience du monde, je ne connaissais guère plus le monde qu’un enfant de six ans.

Il en était de même sous le rapport de l’instruction. J’avais été élevé à domicile par un prêtre. J’avais travaillé avec docilité et achevé toutes mes études à peu près aussi vite et aussi bien que n’importe quel bachelier sortant du collége. Je pouvais entendre parler de toute chose sérieuse sans m’y sentir étranger ; mais toute conclusion vive et franche ayant été écartée à dessein de mon éducation générale, je ne comprenais quoi que ce soit à la philosophie des sciences, des lettres et de l’histoire.

J’allais donc aborder la réalité sans en avoir la moindre notion, et si j’eusse été l’homme qu’on croyait avoir formé, j’eusse été la victime des préjugés et des erreurs de ma caste, c’est-à-dire que je me fusse tenu en dehors de mon époque, ou que mes déceptions eussent été cruelles. Heureusement pour moi, une vive curiosité intérieure et une habitude de réaction muette contre l’ennui et le froid de mon enseignement m’avaient disposé à tout accepter, à la seule condition que tout fût bien nouveau et bien vivant dans ma vie nouvelle.

J’avais comprimé beaucoup d’élans par crainte de ma mère, dont la tristesse m’accablait comme un joug sacré. Il y avait donc en moi une certaine énergie, mais dont je ne me rendais pas bien compte, et que la plupart du temps je regardais comme un malheur de mon organisation. À quoi bon se sentir fort et ardent, me disais-je, quand la raison condamne tout ce qui n’est pas la patience et la soumission ? Il est bien certain que j’étouffe, mais c’est apparemment que mes poumons sont trop larges pour le peu d’air que le destin mesure aux aspirations humaines.

Au milieu de tout cela, j’étais peu religieux. Ma mère, irréprochable et pourtant foudroyée par une éternelle douleur, m’apparaissait comme une gratuite cruauté de cette Providence qu’elle invoquait souvent sans avoir l’air d’y croire. La vision d’un monde meilleur auquel elle semblait aspirer, sans que sa vie en parût allégée, me faisait l’effet d’une déception. Enfin tout en moi tendait au matérialisme, et je n’avais réellement qu’un besoin, celui de satisfaire mes passions.

Trois mois de la vie parisienne les apaisèrent jusqu’à la satiété, et un beau matin je pris ma tête dans mes mains en me demandant pourquoi j’étais né ; si c’était pour m’abrutir avec des compagnons sans cervelle et des filles sans cœur, ou pour retourner m’éteindre lentement dans le même cercueil où ma mère s’était ensevelie vivante. Elle du moins avait vécu ; elle avait aimé. Moi, je n’avais connu de l’amour que le rêve, et ce rêve, je travaillais à l’éteindre dans de faux plaisirs. J’étais las de ce mauvais leurre, et, résolu à m’y soustraire, je ne sentais pourtant plus la soif du vrai. Je n’étais déjà plus matérialiste, mais je n’étais encore initié à aucun idéal. Je me sentais donc dégoûté de tout et de moi-même.

Mes ressources tiraient à leur fin, lorsque je reçus de ma mère une nouvelle somme, sans aucune demande d’explication relative à l’emploi de la première. Je fus effrayé de cette munificence, qui représentait pour elle, je ne le savais que trop, une vingtaine d’années de privations. Un remords subit et poignant s’empara de moi. Mes débauches m’apparurent comme une tache sur ma vie.

Je n’avais en aucune façon rempli les intentions de ma pauvre mère. J’avais beaucoup négligé les vieux amis auxquels j’étais recommandé, et qui devaient s’occuper de mon établissement. Je me sentais fort mal disposé au mariage. Un rêve de bonheur ainsi arrêté et discuté à l’avance éloignait de moi toute confiance et toute spontanéité. J’allai faire mes adieux aux personnes sérieuses de ma connaissance, je ne dis mot aux autres, et je partis pour ma province sans aucune autre résolution arrêtée que celle de forcer ma mère à reprendre ses dons et à me laisser attendre auprès d’elle le résultat de mes propres réflexions.

J’étais trop fier pour n’être pas sincère. J’avouai mes fautes sans chercher à les atténuer. Ma mère écouta gravement ma confession, puis elle me dit : « À votre silence sur la question du mariage, j’avais presque deviné la vérité. Je vous plains, mon fils ; mais je vois que cette expérience vous servira. Votre repentir me l’atteste. Prenez le temps de vous calmer et de vous réconcilier avec le possible. Nous penserons ensemble à votre établissement. »

J’avais mérité d’expier mes fautes par des privations, il n’en fut rien. Ma mère ne voulut jamais reprendre l’argent que je lui rapportais. Il était mien, disait-elle, elle était ma tutrice et me présentait des comptes sur lesquels je ne voulus point jeter les yeux ; mais la moitié de nos biens provenant de mon père, elle exigea que j’en prisse la gouverne. Je voulus au moins employer ses économies à lui donner un peu de bien-être. Cela fut encore impossible ; je dus y renoncer en voyant que je l’affligeais sans la soulager. Ce nouvel état de choses n’allégea point l’ennui qui m’accablait. Je passais trop subitement de la soumission absolue à l’autorité sans bornes. Si ma mère l’avait résolu ainsi pour m’enseigner la prudence et la retenue, son calcul fut bon, car je me sentis plus esclave que jamais en connaissant mieux mes devoirs envers elle. Plus elle s’annihilait devant moi, plus je devais continuer à m’annihiler moi-même. Cette vie sans épanchement mûrit promptement mon caractère, mais je ne saurais dire qu’elle le forma. Je devins sombre, et je sentis fermenter en moi des passions nouvelles, des passions vagues, il est vrai, mais dont les rêves se succédaient sans enchaînement et sans but. Je n’avais plus soif de plaisirs frivoles ou grossiers. Mécontent de moi-même, j’eusse voulu être quelque chose, et je ne me sentais propre qu’à la médiocrité dont j’étais las. Sans fortune et sans talens particuliers, je ne pouvais prétendre à aucune carrière brillante, à aucune influence. Les cinq ou six personnes qui composaient mon empire, à commencer par ma mère, me disaient du matin au soir que j’étais le maître. Le maître de quoi ? De commander le dîner, de payer les moissonneurs, de choisir la robe de mon cheval et la race de mes chiens, d’aller à la chasse que je n’aimais pas, à la messe où je ne priais pas, chez des voisins qui ne m’amusaient pas, dans des villes où je n’avais que faire ?… Je devins si triste que ma mère s’en aperçut et s’en étonna.

III.

— Mon fils, me dit-elle avec un peu plus d’expansion que de coutume, vous vous ennuyez. L’homme ne peut pas vivre seul. Il faut absolument vous marier.

— Peut-être, lui répondis-je ; mais d’abord il faudrait pouvoir aimer, et, dans le petit nombre de jeunes filles que nous connaissons et auxquelles je peux prétendre, il n’en est pas une qui seulement me plaise.

— Retournez à Paris ou allez à Riom, à Clermont, au Puy…

— Non, de grâce, ne me demandez pas cela. Je me sens si peu aimable que je craindrais d’aimer et de déplaire.

— Eh bien ! voyagez, distrayez-vous, et redevenez aimable. N’êtes-vous pas le maître ?

— Non, je ne suis pas le maître de mon humeur, je ne sais pas encore me gouverner. J’ai besoin d’aimer, mais il y a en moi une ardeur qui ne saurait pas attendre la femme que je rêve. Je craindrais de faire encore fausse route et de ne chercher que le contraire de l’amour.

— Quelle femme rêvez-vous donc ?

— Une créature parfaite, ni plus ni moins ! Quelle autre rêve-t-on jamais ?

— Mais encore, comment est-elle faite ?

— Je ne sais. J’ai connu à Paris des femmes parfaitement belles et parfaitement haïssables. Je n’ose donc penser à la figure que ma femme, à moi, ma femme accomplie peut et doit avoir.

— Ne parlons pas de sa figure. On est toujours jolie quand on plaît et quand on est aimable. Mais… tenez-vous à la naissance ?

— À moins que vous n’y teniez…

— Je n’ai pas d’autre manière de voir que la vôtre. Si une famille d’honnêtes gens vous suffit, je saurai m’en contenter. Mais… tenez-vous à la fortune ?

— Je ne tiens qu’à l’aisance. Je n’ai ni le droit d’exiger une femme riche, ni celui d’en choisir une pauvre. Je ne veux pas que mes enfans soient privés de l’éducation que j’ai reçue. Je ne désirerais donc qu’une existence assortie à la mienne, et je n’ai pas l’ambition de souhaiter mieux.

— Pourtant si vous trouviez une belle dot… Une bourgeoise doit être riche pour épouser un gentilhomme. C’est dans l’ordre et c’est l’usage.

— Qui donc avez-vous en vue ?

— Personne ;… mais avez-vous vu miss Love ?

— Qu’est-ce que miss Love ?

— Love Butler, la fille de cet Anglais un peu maniaque, je crois, qui vient d’acheter Bellevue, à huit lieues d’ici. Il est riche, je le sais. Il n’a que deux enfans, dont une fille, qui s’appelle Love, et qui m’a paru fort bien. Il est, lui, à ce qu’on m’assure, un fort honnête homme et un homme excellent. Je vous ai engagé à leur aller rendre visite, car ils sont venus me voir pendant votre séjour à Paris ; vous avez fait la sourde oreille. Depuis six mois que vous êtes de retour, il serait temps…

— Vous croyez, chère mère ? Moi, je crois qu’il n’est plus temps.

— Enfin c’est comme vous voudrez, mais il n’en coûte rien d’y songer. Vous y songerez.

J’y songeai en effet, non pas avec ardeur, mais comme on songe à une planche de salut. Si en effet miss Love était belle et douce ? Pourquoi non ? Il fallait avant tout la voir. Je partis pour Bellevue dès le lendemain.

Bellevue était, dans mon souvenir, une vaste maison de campagne à peu près abandonnée, dans un site riant et magnifique, entre une gorge profonde où un torrent précipite ses eaux abondantes et limpides et les plaines ondulées de la riche Limagne d’Auvergne. Je retrouvai bien le site, mais je ne reconnus pas la maison. Depuis deux ans que je n’avais pas eu l’occasion de passer par là, on en avait fait un château moderne, vaste, élégant et comfortable. Le parc s’était agrandi de l’adjonction d’un ravin et d’un bois voisins remplis de beaux arbres. Des jardins éblouissans de fleurs et découpés à l’anglaise serpentaient sur le flanc du coteau ; les eaux courantes, éparses sur la montagne, venaient jaillir dans un ruisseau artificiel qui baignait le pied de la maison et arrosait largement les parterres. Tout cela était disposé avec une grande simplicité, mais avec un grand goût, et tout sentait cette large aisance qui touche à la richesse.

Pour la première fois de ma vie, je me sentis un peu humilié de ma pauvreté, à cause de l’intention qui m’amenait là. Je n’avais pas la vanité de croire qu’en apportant un titre en échange d’une fortune, je dusse être accueilli à bras ouverts. Si la jeune fille était charmante, il fallait, pour rétablir l’équilibre, que je fusse charmant moi-même, et, déjà mécontent de ma démarche, je m’en dégoûtai tout à fait au moment de franchir la grille de la cour d’honneur. J’allais donc tourner bride, lorsque je me trouvai en face de deux beaux enfans, une fillette de seize à dix-sept ans et un garçonnet de dix à douze, tous deux montés sur d’excellens poneys bretons, et suivis d’un gentleman fort propre, que je pris d’abord, dans mon trouble, pour un domestique, par la seule raison qu’il marchait derrière les jeunes gens.

C’était pourtant M. Butler partant pour la promenade avec sa fille Love et son fils Hope : Amour, Espérance, c’étaient les noms que sa fantaisie paternelle leur avait donnés.

Cette rencontre inattendue, au moment où je faisais un mouvement très gauche pour me retirer, acheva de me déconcerter. Les jeunes gens n’y virent qu’une intention de politesse, et se rangèrent pour me laisser passer, échange de courtoisie dont je ne profitai pas. Nous étions là, eux très étonnés, moi très incertain, laissant le passage libre sans que personne voulût le franchir, lorsque M. Butler arriva, et vint à ma rencontre avec une figure tranquille, ouverte et souriante.

C’était à moi de parler le premier, de me nommer ou de m’excuser en disant que je m’étais permis de vouloir regarder la façade du château, et je ne parlais pas, sentant que le premier parti m’engageait plus que je n’en avais envie, et que le second rompait grossièrement et sans retour toute relation avec d’honnêtes voisins dont ma mère avait reçu les avances. Mon hôte, trop bien élevé pour me questionner, ne disait mot, et ma situation devenait ridicule. Je jetai un regard effaré sur miss Love ; elle souriait sous son voile en regardant de côté son jeune frère, qui riait tout à fait sous cape.

Le dépit délia ma langue ; je me nommai, et j’expliquai qu’en voyant mes hôtes partir pour la promenade, j’aurais voulu différer ma visite et me retirer. M. Butler me tendit cordialement la main, me présenta ses deux enfans, et, pour ne pas m’embarrasser, m’engagea à le suivre dans le parc. — Votre cheval n’a pas chaud, me dit-il, et d’ailleurs je vais presque toujours au pas. De cette façon vous ne vous ferez aucun reproche, et j’aurai le plaisir de causer avec vous.

Nous fîmes ainsi une centaine de pas. Les enfans étaient devant nous, et je ne voyais de miss Love que sa taille élégante et mignonne, gracieusement unie à l’allure de son cheval. Sa figure m’avait plu dès le premier coup d’œil, bien que je n’en eusse vu que le bas. Un chapeau rond à plumes, bordé d’une longue dentelle noire, m’avait caché son regard et jusqu’à la couleur de ses yeux.

Son père lui adressa tout à coup quelques mots en anglais, c’était une permission de courir. Prompte à en profiter, elle partit au galop avec son frère et disparut au détour d’une large allée sablée, dont je suivis lentement avec M. Butler les moelleuses sinuosités.

Quand il m’eut parlé de ma mère, sur le compte de laquelle il s’exprimait avec un grand respect, et de mon séjour à Paris, d’où il ne me savait pas revenu depuis si longtemps (et je n’osai le détromper), il m’entretint du pays, de ses productions et de ses agrémens. Il s’exprimait en homme de bonne compagnie, parlant le français avec correction et seulement avec un peu d’accent et de lenteur ; mais je vis bientôt que sur aucun point il n’avait les idées d’un homme du monde. Il ne se plaignait de rien dans la vie et ne critiquait aucune habitude de vivre, aucune manière de voir. Il semblait n’attacher d’importance à quoi que ce soit, et pourtant il y avait de l’animation dans son esprit. La seule chose qui lui parût sérieusement appréciable, c’était la beauté de la nature et la tranquille liberté de la vie de campagne. Aucun dépit de s’être placé un peu loin d’une ville intéressante et d’un voisinage nombreux ou brillant ; aucun regret d’un passé quelconque, aucune impatience d’homme à projets : une sérénité admirable qui n’affectait pas la supériorité, mais qui laissait percer une fierté de bon goût.

Je cherchais le mot de cette satisfaction tolérante de l’existence et de l’humanité, lorsqu’un détail me mit au courant. Il arrêta son cheval au milieu d’une phrase en me demandant pardon, mit pied à terre, ramassa une petite herbe qui l’avait frappé, l’examina un instant, la mit dans la coiffe de son chapeau de paille, et, remontant à cheval, reprit la conversation où il l’avait interrompue.

— Vous vous occupez de botanique ? lui dis-je aussitôt que je pus changer de sujet.

— Un peu, répondit-il modestement. Et vous ?

J’aurais pu dire « un peu aussi : » mais plus je sentais chez ce riche bourgeois le sentiment d’une véritable dignité, plus la mienne avait besoin de se relever, et, résolu à ne pas me farder devant lui, je répondis carrément : — J’ai le malheur de ne m’occuper de rien.

— Si vous sentez que c’est un malheur, dit-il après un mouvement de surprise, le remède est facile.

— Pas tant que vous croyez, repris-je. Ou je ne suis pas intelligent, ou mon éducation n’a pas été intelligente. Il me semble pourtant que j’étais né pour tout aimer, et il se trouve que je ne sais quoi aimer. — Et comme il restait encore étonné de ma franchise et que je craignais de paraître vouloir parler de moi, j’ajoutai en riant : — C’est très amusant, la botanique ?

— Mais… oui, répondit-il ; tout est fort amusant dès que l’on commence à observer et à comprendre.

Il m’ouvrait la voie. Je me sentis à l’aise pour lui parler de lui-même et le questionner sur des choses où la curiosité est permise. Je découvris qu’il s’occupait avec passion des sciences naturelles et qu’il avait d’importantes collections. Je lui demandai la permission de revenir les voir, comptant mettre six autres mois à renouveler ma visite. Il me prit au mot avec une certaine vivacité ; j’avais touché la corde sensible.

— Vous les verrez dès aujourd’hui, s’écria-t-il ; ce sera plus intéressant que ma conversation, la nature parle mieux que moi. — Et comme j’objectais que le moment était venu de me retirer : — Que parlez-vous de nous quitter ce matin ? reprit-il. On ne fait pas une visite à huit lieues de distance sans se reposer et dîner avec les gens que l’on a pris la peine de vouloir connaître. Je sais d’ailleurs que c’est l’usage en France, où l’on manque un peu de chemins de fer et de belles routes. Quand j’ai été voir madame votre mère, elle m’a retenu, et j’ai accepté. Vous allez en faire autant.

Il n’y avait pas moyen de refuser.

— Rentrons, dit-il. Je vois que votre cheval a soif, et je ne suis pas un cavalier infatigable. J’ai fait presque le tour du monde à pied ;… mais où sont les enfans ?

— Fort loin, répondis-je en apercevant miss Love et son frère comme deux points noirs au bout d’une immense pente gazonnée.

— Eh bien ! nous pouvons les laisser. Ils ont besoin d’exercice… Mais ils me chercheraient… Tenez… Vous êtes jeune et intrépide ; en un instant, vous serez là-bas. Ayez l’obligeance d’aller leur dire qu’ils ont encore une heure pour courir. Vous voyez que je vous traite paternellement.
IV.

J’obéis avec empressement ; mais, tout en galopant à travers la clairière, je me sentais bouleversé par cet adverbe dont s’était servi mon hôte : paternellement ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce l’habitude d’un homme très bienveillant que je viens d’ailleurs de combler de joie en lui parlant de ses richesses scientifiques ? Est-ce la prévenance naïve d’un père qui a une fille à marier ? Mais celui-ci a l’air de ne manquer ni de fierté ni de finesse : ce pourrait bien être la malice innocente d’un homme qui a flairé le but de ma démarche ; « car c’est bien une démarche que j’ai faite dans une intention arrêtée, me disais-je encore. J’aurais beau vouloir me persuader que je me suis avisé à temps de ce qu’il y a de fâcheux à venir se présenter, ignorant et pauvre, à un père de famille riche et savant ; cela est, j’ai commis cette faute. Miss Love a le sourire très malin. Elle s’en amuse peut-être déjà en elle-même, et me voilà condamné à jouer ici le rôle d’un prétendant ridicule éconduit d’avance. Je me justifierai en ne revenant que l’année prochaine… Mais ce sera long, et c’est tout de suite que j’aurais voulu la détromper ! »

En roulant ces petites amertumes dans ma pensée, pendant que mon cheval roulait comme un tonnerre son galop sonore sur le terrain caverneux de la colline, j’arrivai auprès des deux jeunes gens avec une figure si froide et si hautaine, que je dus paraître tout au plus poli en rendant compte de mon message. J’étais pourtant maître de moi, nullement essoufflé par la course, et satisfait de me montrer du moins aussi bon cavalier que qui que ce soit.

Je vis alors en plein la figure de la jeune Anglaise, car elle avait relevé ses dentelles noires pour me regarder venir, et elle relevait aussi sa petite tête ronde et fine, comme pour se rendre compte d’avance de ce que je venais me permettre de lui dire. Je trouvai son regard aussi froid et aussi sec que le mien. Néanmoins, quand j’eus parlé, elle me remercia avec politesse de la peine que j’avais prise, et me rendit mon salut. Ses beaux yeux noirs étaient adoucis, et le son de sa voix était très harmonieux. Je sentais pourtant ou je croyais sentir que dès l’abord j’avais réussi à lui être antipathique ; mais elle ne riait plus de moi : je n’en demandais pas davantage.

Je retournai vers M. Butler presque aussi vite que j’étais venu. Il s’en allait tout doucement vers le château, perdu dans ses rêveries, car il eut un tressaillement de surprise en me voyant à ses côtés. — Ah ! fit-il en se réveillant, vous voilà déjà ? Pardon et merci ! Vous leur avez parlé ?

— J’ai transmis vos ordres, répondis-je ; mais… vous n’avez aucune inquiétude de laisser vos enfans seuls, à cheval, dans ce grand parc ?

— Aucune, répondit-il. Ils ont des chevaux sûrs, et ils les manient très bien. D’ailleurs, quand ma fille est avec son frère, elle est prudente, et il est fort docile à ses avis. Ils s’aiment beaucoup.

J’aurais pu le questionner en ce moment sans qu’il en prît de l’ombrage, car il était évidemment préoccupé ; mais je ne voulus rien savoir de sa fille, et nous rentrâmes sans qu’il eût retrouvé sa liberté d’esprit. Qu’avait-il donc ? — Je le sus au moment où il descendit de cheval. Il avait un brin d’herbe dans son chapeau, un brin d’herbe hétéroclite, qu’il n’avait jamais vu dans cette région et qu’il ne croyait pas devoir y rencontrer. Il s’empressa de le remettre à une espèce de cuistre vêtu de noir et cravaté de blanc qui vint à notre rencontre et qui lui promit d’en tenir note, après quoi, recouvrant sa placidité, M. Butler ordonna à son préparateur, — tel était l’emploi de ce personnage, — de nous ouvrir les portes du muséum.

L’examen dura au moins deux heures, et encore n’avais-je vu que la moitié de ces richesses botaniques, minéralogiques et zoologiques, quand la cloche du dîner sonna. Nous n’avions pas encore pénétré dans la bibliothèque et dans les laboratoires ; l’observatoire eût demandé une journée entière, et enfin l’ouverture de la collection archéologique était réservée pour la semaine suivante, car elle devait jusque-là s’enrichir d’objets nouveaux du plus haut intérêt.

J’étais très fatigué, non pas d’avoir vu des choses effectivement très curieuses et que j’étais loin d’aborder en indifférent, non pas d’avoir écouté les explications concises et intelligentes de M. Butler, entremêlées de récits intéressans de ses voyages, mais de n’avoir pu me soustraire à la figure désagréable et au regard de dédain hébété de son préparateur. M. Junius Black était cependant un assez beau garçon, jeune encore et très propre pour un savant ; mais il paraissait me trouver stupide, il souriait de la peine que prenait son patron pour un âne de mon espèce, il ouvrait les armoires, il exhibait les échantillons précieux de l’air d’un homme qui croit semer des perles devant les pourceaux. Enfin il m’était odieux, ce personnage. Son attitude me rendait muet devant les plus belles choses, ou quand je me sentais obligé de témoigner mon admiration, il ne me venait sur les lèvres que des exclamations absurdes ou des réflexions à contre-sens. Et puis, chaque objet rare étalé devant moi m’éclairait sur la véritable situation de M. Butler. Ce n’était pas seulement un homme un peu riche qui pouvait laisser dormir tant de capitaux dans les chambres de son manoir : c’était un homme extrêmement riche, qui menait un train relativement modeste, et me poser devant lui en aspirant à la main de sa fille, c’était me poser en mendiant effronté.

J’avais une envie folle de m’esquiver à l’instant même, je cherchais à improviser je ne sais quel incident pour me soustraire au dîner ; mais mon hôte me prit le bras, et, tout en me parlant des caïmans du Nil, il me fit asseoir entre sa fille et lui, face à face avec l’antipathique M. Black. Le petit Butler, joli garçon à la mine narquoise, était à la droite de son père, et, dans mon trouble, je m’imaginais le voir échanger des regards ironiques avec sa sœur.

Je commençais à peine à me remettre quand la porte s’ouvrit, et je vis entrer M. Louandre, le notaire de ma famille. Je ne songeai pas à me dire qu’il pouvait être aussi celui de la famille Butler, que la coïncidence de sa visite avec la mienne devait être un cas fortuit, qu’enfin il fallait me supposer un malotru provincial au suprême degré pour voir dans ce hasard une préméditation quelconque : je m’imaginai qu’il y avait préméditation réelle de la part du notaire. Sa figure rouge et joviale me fit l’effet de la tête de Méduse, et, au lieu de lui serrer la main comme de coutume, je le saluai si froidement qu’il en recula de surprise.

Je ne me conduisais pas de manière à éloigner les soupçons ; heureusement pour moi, lui seul fut frappé de mon attitude. M. Butler lui fit bon accueil en l’appelant son cher ami, et miss Love fit mettre lestement son couvert, sans que personne lui demandât le but de sa visite.

J’espérai dès lors qu’il était attendu ce jour-là pour quelque affaire à laquelle j’étais complétement étranger, et je commençai à respirer un peu, d’autant plus que, dès l’apparition du dessert, M. Butler, s’adressant à M. Junius Black, lui dit : — Mon cher ami, vous êtes libre aujourd’hui comme les autres jours. — Black remercia par une inclination de tête, échangea avec miss Love quelques mots en anglais et se retira. On m’expliqua que ce laborieux fonctionnaire de la science n’aimait point à rester longtemps à table et qu’il avait l’habitude de retourner à ses travaux chaque jour à ce moment-là.

Je me sentis soulagé d’un grand poids, et la flânerie du dessert aidant, je pris enfin sur moi-même assez d’empire pour me décider à examiner un peu miss Love.

Elle était remarquablement jolie, quoique d’un type assez singulier. Sa personne offrait des contrastes, et de ces contrastes naissait précisément une harmonie charmante. Elle était plutôt petite que grande, mais elle paraissait grande ; cela provenait de la délicatesse de sa face, de l’attitude élancée de son col, et de la ténuité élégante de ses formes, à la fois rondes et allongées. Elle me rappela certains bronzes antiques, plutôt égyptiens que grecs, qui semblent avoir servi de type à une époque de la statuaire française. Cette structure fine et sans nœuds apparens avait pour résultat une souplesse et une grâce inouies dans les moindres gestes, dans les plus insignifiantes attitudes. Elle pouvait se passer d’avoir un joli visage. Sa personne seule constituait une beauté de premier ordre.

Bien qu’elle fût mise avec une extrême pudeur, comme il faisait chaud et qu’elle avait un corsage de mousseline et des manches flottantes, je voyais très bien son buste et ses bras. L’aisance de ses mouvemens faisait deviner l’harmonie entière de son être ; mais sa figure avait une expression qui ne s’accordait pas avec cette suavité un peu voluptueuse : c’était une physionomie décidée, dont le principal caractère était le courage et la franchise. L’œil était limpide et le regard ferme. Le nez, admirablement délicat, s’attachait d’emblée à un front très droit, plutôt large qu’élevé, comme si la réflexion et la mémoire y eussent tenu plus de place que l’enthousiasme et l’inspiration. Ses cheveux noirs, courts et frisés, donnaient aussi quelque chose de mâle à cette figure d’enfant résolu, honnête et intelligent. Sa bouche vermeille, garnie de petites dents très égales et un peu pointues, était adorable de pureté ; mais le sourire était incisif, le rire franchement moqueur. En résumé, elle me parut jeune nymphe des pieds au menton, et jeune dieu du menton à la nuque. C’était peut-être ainsi que je m’étais figuré Diane, gazelle par le corps, aigle par la tête.

Elle avait une manière d’être, de parler et de se mouvoir qui me confirma dans cette appréciation. La voix était harmonieuse, point voilée, forte pour son petit être, un timbre admirable, mais plus fait pour commander que pour flatter. Le geste était à l’avenant. Elle servait à table et touchait aux objets placés près d’elle avec une dextérité sans hésitation : aucune gaucherie possible dans ces petites mains qui semblaient obéir, pour les moindres fonctions, à la pensée rapide et sûre d’elle-même. Elle donnait avec calme et politesse des ordres monosyllabiques, comme une personne qui sait ce qu’elle veut et qui sait le faire comprendre.

— Douce et absolue ! pensais-je. C’est un peu comme ma mère ; mais il y a ici la grâce et l’animation qui dérangent toute comparaison. — Et, comme je me jugeais parfaitement détaché de tout projet, j’ajoutais en moi-même : — Si j’ai étudié avec fruit quelques types féminins, et si les théories que j’ai pu me faire ne m’égarent point, cette petite personne mènera son mari, son ménage et ses enfans, par un chemin très logique, vers l’accomplissement de ses propres volontés. Elle n’en abusera pas, elle ne trompera jamais personne, elle ne se trahira pas elle-même. Esclave de ses principes ou de ses engagemens, elle sera honnête et juste ; mais personne n’aura d’initiative avec elle, et, si son mari n’est pas un homme médiocre, il souffrira toute sa vie d’être relégué au second plan et consulté seulement pour la forme.

Satisfait d’un jugement que je croyais impartial et désintéressé de tous points, je ne lui adressai pas une seule fois la parole. Je dois dire aussi que son père n’eut pas une seule fois l’idée de nous mettre en rapport ; il était lancé dans la politique avec le notaire, et quand on se leva de table, miss Love disparut avec Hope. Je ne les revis plus, même pour prendre congé.

V.

Les adieux de M. Butler furent presque affectueux. Je ne pouvais attribuer la promesse qu’il m’arracha de revenir bientôt qu’à une habitude d’hospitalité bienveillante, car je m’étais senti affreusement maussade, perplexe et inintelligent.

Le notaire demeurant à Brioude, à moitié chemin entre La Roche et Bellevue, nous fîmes route ensemble. J’avais remarqué après le dîner, tout en feuilletant un livre de gravures placé sur la table du salon de M. Butler, que celui-ci parlait à voix basse avec M. Louandre dans l’embrasure d’une fenêtre, et il m’avait semblé que leurs regards se portaient sur moi. J’avais donc été le sujet de la conversation, et j’en ressentais beaucoup d’inquiétude. Je questionnai M. Louandre, qui me répondit avec une franchise un peu brusque :

— Eh ! mais certes, monsieur le comte, nous parlions de vous. N’ai-je pas été chargé par madame votre mère d’abord de me bien renseigner sur la situation ? et c’est ce que j’avais fait depuis quelque temps, ensuite de tâter le terrain ? et c’est ce que je viens de faire.

— Juste ciel ! m’écriai-je, voilà ce que craignais tant. Quoi ! en ma présence, et dès ma première visite !

— Qu’importe, si je ne vous ai pas nommé ?

— Mais on m’aura deviné tout de suite !

— Tant mieux ! Les choses qui n’ont pas lieu tout de suite n’ont jamais lieu.

— Ainsi vous m’avez engagé, compromis ?

— Nullement, puisque je n’ai fait que vous laisser deviner.

— Et vous veniez exprès pour cela, me sachant là ?

— Je ne vous savais pas là ; mais comme je venais exprès pour cela, je suis fort aise de vous y avoir trouvé, malgré la grimace que vous m’avez faite. Voyons, mon cher comte, vous ne voulez donc pas vous marier ? Vous ne voulez donc pas rendre un peu de joie et de repos à votre pauvre mère ?

— Je n’ai qu’une volonté et qu’un devoir au monde, c’est de rendre ma mère satisfaite de moi. Je consens donc à me marier, mais non à me faire éconduire en rêvant des mariages impossibles, c’est probablement une expérience désagréable que vous venez de me procurer.

— Eh bien ! voilà ce qui vous trompe : votre recherche est agréée !

— En vérité ? La jeune personne a donc quelque tache ou quelque infirmité, pour qu’on la donne à un inconnu sans fortune, qui n’a montré aucun esprit, et qui n’a même pas le mérite de la désirer ?

— Que me dites-vous là ? s’écria le notaire en arrêtant tout à fait son cheval. Êtes-vous en somnambulisme que vous déraisonnez de la sorte ? Pardon, monsieur le comte, mais je vois bien que nous ne nous entendons pas. Vous croyez M. Butler immensément riche, et vous ne vous trompez guère ; mais sachez que ses enfans n’auront très probablement que leur héritage maternel, vu qu’il est en train de manger sa fortune, c’est-à-dire de la placer en herbes sèches, en cailloux et en bêtes empaillées, sans compter les expériences scientifiques, qui sont un gouffre sans fond ! Sa femme était créole ; elle a laissé une fortune claire, assurée, à laquelle, en homme d’honneur, il ne touchera jamais, la sienne propre suffisant à ses joies innocentes ; mais cet héritage maternel, partagé entre Love et Hope Butler, ne présente pas un chiffre exorbitant. C’est une vingtaine de mille francs de rente pour chacun, et comme vous apportez la considération qui s’attache à un vieux nom, considération qui au besoin peut s’évaluer comme une sorte de capital, vous voyez que ce mariage n’aurait rien de disproportionné. En outre, la jeune fille est assez jolie et assez aimable pour que personne ne puisse songer à vous accuser d’ambition. Vous avez l’occasion et la chance pour vous. Nouveau dans le pays, M. Butler ne reçoit encore que peu de personnes, et de loin en loin. Il ne paraît pas disposé à en voir davantage ; il n’est pas homme à perdre en frivoles conversations le précieux temps qu’il peut consacrer à l’étude. S’il vous a accueilli mieux que la politesse et l’hospitalité ne l’exigeaient, c’est que vous lui avez plu. Vous n’avez donc pas de rivaux pour le moment, ceux qui se sont trop pressés de flairer les écus de sa fille ayant été découragés dès le premier jour. Il est vrai de dire qu’ils ne convenaient sous aucun rapport, et que je n’avais pas voulu me charger de parler pour eux. M. Butler a confiance en moi, et j’ai parlé pour vous, qui êtes un parti convenable. Il ne vous reste qu’à vouloir plaire à miss Love, laquelle n’est pas si aisée à établir que l’on pense, vu la solitude où elle vit encore ici, et qui, grâce aux goûts du père, ne fera peut-être que croître et embellir. J’ai dit ; à présent êtes-vous tranquillisé ?

— Oui, un peu. Pourtant, comme je ne connais pas assez miss Butler pour savoir si je l’aimerai, je trouve que vous vous êtes trop pressé de faire connaître les prétentions que je puis avoir un jour.

— C’est vous, mon cher comte, qui vous êtes trop pressé d’aller la voir. J’avais promis à Mme de La Roche de sonder les dispositions du père. Vous vous trouvez là… Je ne disais rien qui pût vous trahir ; je parlais d’un jeune homme de bonne maison et de bonne mine, ayant de la capacité, un caractère honorable, tout ce que l’on dit enfin en pareille occurrence… M. Butler, qui ne m’écoutait que d’une oreille, moitié charmant, moitié extatique, comme il l’est toujours, jette les yeux sur vous, compare mon éloge à vos perfections, et tout à coup me serre le bras en me disant : « C’est bien, il me plaît. Il a l’air noble et il est modeste. C’est déjà beaucoup. Je connais sa mère, sa fortune et sa réputation. Sa fortune suffit ; le reste me convient parfaitement. Je consens à le recevoir trois ou quatre fois avant qu’il se déclare, car je veux qu’il apprécie ma fille, ou qu’il y renonce librement s’il ne l’apprécie pas. Je veux aussi que, sans se douter de rien, ma fille puisse le comparer aux autres jeunes gens que nous connaissons, et dont pas un ne lui convient jusqu’ici. Elle me l’a dit nettement, car elle est fort sincère, et point du tout coquette. Voilà qui est entendu. S’il plaît à ma fille, et si ma fille lui plaît, nous reparlerons de cela, et nous établirons la condition sine quâ non. »

— Ah ! ah ! m’écriai-je, il y a une condition ?

— Bien naturelle, et qui se présente tous les jours dans les projets de mariage. Le père ne veut pas se séparer de sa fille. Eh bien ! qu’avez-vous ? Ceci vous donne à réfléchir ? Songez donc que le Butler est assez riche et assez jeune pour vivre encore vingt ans dans une grande aisance, que vous ne dépenserez rien chez lui, que vous y jouirez d’un bel état de maison tout en mettant vos revenus de côté, et que, si vous avez la sagesse de profiter d’une condition si avantageuse, vous pourrez un jour, quand il aura mangé son fonds, racheter sans effort la terre de Bellevue avec vos économies et la dot de votre femme. Tout cela est excellent, croyez-le bien. Vous avez là dans les mains une affaire que vous ne retrouverez pas aisément, et que je vous conseille de ne pas laisser échapper. Sur ce je baise les mains de madame votre mère, et je suis votre serviteur.

Nous étions près de la ville. M. Louandre pressa les flancs de sa monture, et s’enfonça dans une ruelle qui le menait en droite ligne à son domicile.

Je demeurai accablé de l’aridité du point de vue qu’il me présentait. Je n’étais pas assez niais pour exiger qu’un honnête homme chargé par état du soin des intérêts matériels de la vie me parlât d’autre chose que de ceux qui lui avaient été confiés. Cela ne l’empêchait point d’être un digne époux et un tendre père, et de souhaiter que chacun fût heureux dans son nid ; mais il n’avait mission que de choisir l’arbre, et même il était de bon goût qu’il ne s’occupât point de psychologie avec sa clientèle. Je lui savais donc gré de son zèle, mais je voyais, sinon dans le mariage, du moins autour du mariage, des choses si froides, des calculs si répugnans, que le nécessaire et l’inévitable glaçaient en moi le sentiment et l’émotion. Hélas ! me disais-je, le contrat de l’amour honnête commence donc par être une affaire où il n’y a pas moyen de ne pas prévoir et compter ! Me voilà déjà aux prises avec l’argent avant de savoir si mon cœur battra auprès de cette jeune fille ! Il m’a fallu, pour que je me crusse permis de penser à elle, savoir le chiffre de sa dot, et maintenant, si en la revoyant je me sens épris, il faudra que je songe à défendre ma liberté, que menace la tendresse exigeante de son père ! Oh ! sur ce point-là, quelque avantage positif que l’on m’assure, je ne céderai pas ! Il y a quelque chose d’humiliant à enchaîner son existence à celle d’un autre homme. Une belle-mère ne m’effraierait pas tant. Il y a toujours de la protection dans les relations d’un homme avec une femme ; mais être dans la dépendance de M. Butler, n’avoir pas le droit de mettre à la porte M. Black si bon me semble !… Non, jamais ! cette condition sine quâ non est un obstacle qui annule toutes les facilités de l’entreprise.

Il faisait presque nuit quand je quittai la route pour m’engager dans les petits chemins de traverse, et l’orage grondait en amoncelant les nuées dans le ciel sombre et lourd, quand je pénétrai dans le sauvage ravin de La Roche. Là, l’obscurité était si complète que, sans l’instinct du cheval et l’habitude du cavalier, il y eût eu folie à chercher le château dans ces ténèbres. J’étais oppressé, et tout était noir aussi dans mon âme. Je marchais en aveugle dans ma propre vie, conduit par la loi de l’usage et sous le joug du convenu vers un but que je ne comprenais plus, ou que je craignais de trop comprendre.

Ce fut comme un adieu que je jetai au passé, à l’idéal entrevu dans mes beaux rêves de jeunesse. Ma mère, qui était inquiète de me savoir dehors par le mauvais temps, mais qui se garda de m’en rien témoigner, parut très satisfaite de ce que je lui racontai. Elle trouva que M. Louandre avait eu une heureuse inspiration, que mes scrupules honorables étaient absolument levés par les renseignemens obtenus, que je devais poursuivre cette affaire (elle se servit aussi de ce mot-là). Quant à la condition de vivre avec M. Butler, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter. — Il est bien rare, me dit-elle, que de pareilles conventions ne tombent pas d’elles-mêmes au bout de quelques années de cohabitation. C’est en général ceux qui les ont exigées qui s’en lassent les premiers. D’ailleurs une telle promesse n’engage pas d’une manière absolue. Mille circonstances imprévues, indépendantes de la volonté des deux parties, la rendent nulle et impraticable. Et puis, les deux propriétés sont assez voisines pour que votre domicile doive être considéré plutôt comme doublé que comme déplacé. Vous n’accepterez la condition que dans le cas de séjour en France, et de cette manière votre dignité et votre liberté me paraissent sauvegardées convenablement.

Ma mère désirait évidemment ce mariage. Stoïque pour elle-même et comme détachée de sa propre vie, elle était positive quand il s’agissait de la mienne.

Je m’endormis résigné à mon bonheur. Il me semblait ne voir en miss Love qu’une figure de keepsake ; mais, chose étrange, je rêvai toute la nuit que j’en étais amoureux fou. Elle m’apparut élégante et hardie en amazone sur son poney à l’œil sauvage, gracieuse et séduisante dans sa robe blanche flottante. Je ne la connaissais pas mieux dans mon rêve d’amour que dans la réalité, je la connaissais même moins bien, car j’oubliais l’expression un peu rigide de sa physionomie ; je ne voyais plus que la beauté qui bouleverse les sens et qui énerve la réflexion. Je la possédais, j’étais ivre. Je me croyais heureux.

Je m’éveillai si ému que la journée me parut mortellement longue. Celle qui suivit fut un véritable supplice, et, pendant que ma mère me parlait des améliorations que la dot de ma femme me permettrait de faire à notre manoir et à notre propriété, je n’entendais pas, je ne voyais rien autour de moi ; j’avais des tressaillemens étranges, une impatience fiévreuse de revoir la jeune magicienne devant laquelle j’étais resté froid, mais dont le souvenir s’était attaché à moi comme un enchantement et comme un délire.

Le troisième jour enfin, me croyant maître de moi-même, et ma mère m’assurant que l’intervalle entre mes deux visites était convenable, je partis pour Bellevue de très-bonne heure. Je m’arrêtai à Brioude pour déjeuner avec M. Louandre. Je lui rendis compte du jugement de ma mère, je me montrai docile à ses avis, et ne fis qu’une réserve, une réserve hypocrite : ce fut de prétendre que pour être tout à fait décidé, il me fallait revoir la jeune personne, et je lui promis de revenir le soir même lui donner mon ultimatum.