Jean de la Roche/4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 40-49).


IV


J’obéis avec empressement, mais, tout en galopant à travers la clairière, je me sentais bouleversé par cet adverbe dont s’était servi mon hôte : paternellement ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce l’habitude d’un homme très-bienveillant que je viens, d’ailleurs, de combler de joie en lui parlant de ses richesses scientifiques ? Est-ce la prévenance naïve d’un père qui a une fille à marier ? Mais celui-ci a l’air de ne manquer ni de fierté ni de finesse : ce pourrait bien être la malice innocente d’un homme qui a flairé le but de ma démarche.

— Car c’est bien une démarche que j’ai faite dans une intention arrêtée, me disais-je encore. J’aurais beau vouloir me persuader que je me suis avisé à temps de ce qu’il y a de fâcheux à venir se présenter, ignorant et pauvre, à un père de famille riche et savant ; cela est, j’ai commis cette faute. Miss Love a le sourire très-malin. Elle s’en amuse peut-être déjà en elle-même, et me voilà condamné à jouer ici le rôle d’un prétendant ridicule éconduit d’avance. Je me justifierai en ne revenant que l’année prochaine… Mais ce sera long, et c’est tout de suite que j’aurais voulu la détromper !

En roulant ces petites amertumes dans ma pensée, pendant que mon cheval roulait comme un tonnerre son galop sonore sur le terrain caverneux de la colline, j’arrivai auprès des deux jeunes gens avec une figure si froide et si hautaine, que je dus paraître tout au plus poli en rendant compte de mon message. J’étais pourtant maître de moi, nullement essoufflé par la course, et satisfait de me montrer du moins aussi bon cavalier que qui que ce soit.

Je vis alors en plein la figure de la jeune Anglaise, car elle avait relevé ses dentelles noires pour me regarder venir, et elle relevait aussi sa petite tête ronde et fine, comme pour se rendre compte d’avance de ce que je venais me permettre de lui dire. Je trouvai son regard aussi froid et aussi sec que le mien. Néanmoins, quand j’eus parlé, elle me remercia avec politesse de la peine que j’avais prise, et me rendit mon salut. Ses beaux yeux noirs étaient adoucis, et le son de sa voix était très-harmonieux. Je sentais pourtant ou je croyais sentir que dès l’abord j’avais réussi à lui être antipathique ; mais elle ne riait plus de moi : je n’en demandais pas davantage.

Je retournai vers M. Butler presque aussi vite que j’étais venu. Il s’en allait tout doucement vers le château, perdu dans ses rêveries, car il eut un tressaillement de surprise en me voyant à ses côtés.

— Ah ! fit-il en se réveillant, vous voilà déjà ? Pardon et merci ! Vous leur avez parlé ?

— J’ai transmis vos ordres, répondis-je ; mais… vous n’avez aucune inquiétude de laisser vos enfants seuls, à cheval, dans ce grand parc ?

— Aucune, répondit-il. Ils ont des chevaux sûrs, et ils les manient très-bien. D’ailleurs, quand ma fille est avec son frère, elle est prudente, et il est fort docile à ses avis. Ils s’aiment beaucoup.

J’aurais pu le questionner en ce moment sans qu’il en prît de l’ombrage, car il était évidemment préoccupé ; mais je ne voulus rien savoir de sa fille, et nous rentrâmes sans qu’il eût retrouvé sa liberté d’esprit. Qu’avait-il donc ? Je le sus au moment où il descendit de cheval. Il avait un brin d’herbe dans son chapeau, un brin d’herbe hétéroclite, qu’il n’avait jamais vu dans cette région et qu’il ne croyait pas devoir y rencontrer. Il s’empressa de le remettre à une espèce de cuistre vêtu de noir et cravaté de blanc qui vint à notre rencontre et qui lui promit d’en tenir note ; après quoi, recouvrant sa placidité, M. Butler ordonna à son préparateur, tel était l’emploi de ce personnage, de nous ouvrir les portes du muséum.

L’examen dura au moins deux heures, et encore n’avais-je vu que la moitié de ces richesses botaniques, minéralogiques et zoologiques, quand la cloche du dîner sonna. Nous n’avions pas encore pénétré dans la bibliothèque et dans les laboratoires ; l’observatoire eût demandé une journée entière, et enfin l’ouverture de la collection archéologique était réservée pour la semaine suivante, car elle devait jusque-là s’enrichir d’objets nouveaux du plus haut intérêt. J’étais très-fatigué, non pas d’avoir vu des choses effectivement très-curieuses, et que j’étais loin d’aborder en indifférent, non pas d’avoir écouté les explications concises et intelligentes de M. Butler, entremêlées de récits intéressants de ses voyages, mais de n’avoir pu me soustraire à la figure désagréable et au regard de dédain hébété de son préparateur. M. Junius Black était cependant assez beau garçon, jeune encore et très-propre pour un savant ; mais il paraissait me trouver stupide, il souriait de la peine que prenait son patron pour un âne de mon espèce, il ouvrait les armoires, il exhibait les échantillons précieux de l’air d’un homme qui croit semer des perles devant les pourceaux. Enfin il m’était odieux, ce personnage. Son attitude me rendait muet devant les plus belles choses, ou, quand je me sentais obligé de témoigner mon admiration, il ne me venait sur les lèvres que des exclamations absurdes ou des réflexions à contresens. Et puis chaque objet rare étalé devant moi m’éclairait sur la véritable situation de M. Butler. Ce n’était pas seulement un homme un peu riche qui pouvait laisser dormir tant de capitaux dans les chambres de son manoir : c’était un homme extrêmement riche, qui menait un train relativement modeste, et me poser devant lui en aspirant à la main de sa fille, c’était me poser en mendiant effronté.

J’avais une envie folle de m’esquiver à l’instant même, je cherchais à improviser je ne sais quel incident pour me soustraire au dîner ; mais mon hôte me prit le bras, et, tout en me parlant des caïmans du Nil, il me fit asseoir entre sa fille et lui, face à face avec l’antipathique M. Black. Le petit Butler, joli garçon à la mine narquoise, était à la droite de son père, et, dans mon trouble, je m’imaginais le voir échanger des regards ironiques avec sa sœur.

Je commençais à peine à me remettre quand la porte s’ouvrit, et je vis entrer M. Louandre, le notaire de ma famille. Je ne songeai pas à me dire qu’il pouvait être aussi celui de la famille Butler, que la coïncidence de sa visite avec la mienne devait être un cas fortuit, qu’enfin il fallait me supposer un malotru provincial au suprême degré pour voir dans ce hasard une préméditation quelconque : je m’imaginai qu’il y avait préméditation réelle de la part du notaire. Sa figure rouge et joviale me fit l’effet de la tête de Méduse, et, au lieu de lui serrer la main comme de coutume, je le saluai si froidement, qu’il en recula de surprise.

Je ne me conduisais pas de manière à éloigner les soupçons ; heureusement pour moi, lui seul fut frappé de mon attitude. M. Butler lui fit bon accueil en l’appelant son cher ami, et miss Love fit mettre lestement son couvert, sans que personne lui demandât le but de sa visite.

J’espérai dès lors qu’il était attendu ce jour-là pour quelque affaire à laquelle j’étais complétement étranger, et je commençai à respirer un peu, d’autant plus que, dès l’apparition du dessert. M. Butler, s’adressant à M. Junius Black, lui dit :

— Mon cher ami, vous êtes libre aujourd’hui comme les autres jours.

Black remercia par une inclination de tête, échangea avec miss Love quelques mots en anglais et se retira. On m’expliqua que ce laborieux fonctionnaire de la science n’aimait point à rester longtemps à table et qu’il avait l’habitude de retourner à ses travaux chaque jour à ce moment-là.

Je me sentis soulagé d’un grand poids, et la flânerie du dessert aidant, je pris enfin sur moi-même assez d’empire pour me décider à examiner un peu miss Love.

Elle était remarquablement jolie, quoique d’un type assez singulier. Sa personne offrait des contrastes, et de ces contrastes naissait précisément une harmonie charmante. Elle était plutôt petite que grande, mais elle paraissait grande ; cela provenait de la délicatesse de sa face, de l’attitude élancée de son cou, et de la ténuité élégante de ses formes, à la fois rondes et allongées. Elle me rappela certains bronzes antiques, plutôt égyptiens que grecs, qui semblent avoir servi de type à une époque de la statuaire française. Cette structure fine et sans nœuds apparents avait pour résultat une souplesse et une grâce inouies dans les moindres gestes, dans les plus insignifiantes attitudes Elle pouvait se passer d’avoir un joli visage. Sa personne seule constituait une beauté de premier ordre.

Bien qu’elle fût mise avec une extrême pudeur, comme il faisait chaud et qu’elle avait un corsage de mousseline et des manches flottantes, je voyais très-bien son buste et ses bras. L’aisance de ses mouvements faisait deviner l’harmonie entière de son être ; mais sa figure avait une expression qui ne s’accordait pas avec cette suavité un peu voluptueuse : c’était une physionomie décidée, dont le principal caractère était le courage et la franchise. L’œil était limpide et le regard ferme. Le nez, admirablement délicat, s’attachait d’emblée à un front très-droit, plutôt large qu’élevé, comme si la réflexion et la mémoire y eussent tenu plus de place que l’enthousiasme et l’inspiration. Ses cheveux noirs, courts et frisés, donnaient aussi quelque chose de mâle à cette figure d’enfant résolu, honnête et intelligent. Sa bouche vermeille, garnie de petites dents très-égales et un peu pointues, était adorable de pureté ; mais le sourire était incisif, le rire franchement moqueur. En résumé, elle me parut jeune nymphe des pieds au menton, et jeune dieu du menton à la nuque. C’était peut-être ainsi que je m’étais figuré Diane, gazelle par le corps, aigle par la tête.

Elle avait une manière d’être, de parler et de se mouvoir, qui me confirma dans cette appréciation. La voix était harmonieuse, point voilée, forte pour son petit être, un timbre admirable, mais plus fait pour commander que pour flatter. Le geste était à l’avenant. Elle servait à table et touchait aux objets placés près d’elle avec une dextérité sans hésitation : aucune gaucherie possible dans ces petites mains qui semblaient obéir, pour les moindres fonctions, à la pensée rapide et sûre d’elle-même. Elle donnait avec calme et politesse des ordres monosyllabiques, comme une personne qui sait ce qu’elle veut et qui sait se faire comprendre.

— Douce et absolue ! pensais-je. C’est un peu comme ma mère ; mais il y a ici la grâce et l’animation qui dérangent toute comparaison.

Et, comme je me jugeais parfaitement détaché de tout projet, j’ajoutais en moi-même :

— Si j’ai étudié avec fruit quelques types féminins, et si les théories que j’ai pu me faire ne m’égarent point, cette petite personne mènera son mari, son ménage et ses enfants, par un chemin très-logique, vers l’accomplissement de ses propres volontés. Elle n’en abusera pas, elle ne trompera personne, elle ne se trahira pas elle-même. Esclave de ses principes ou de ses engagements, elle sera honnête et juste, mais personne n’aura d’initiative avec elle, et, si son mari n’est pas un homme médiocre, il souffrira toute sa vie d’être relégué au second plan et consulte seulement pour la forme.

Satisfait d’un jugement que je croyais impartial et désintéressé de tout point, je ne lui adressai pas une seule fois la parole. Je dois dire aussi que son père n’eut pas une seule fois l’idée de nous mettre en rapport ; il était lancé dans la politique avec le notaire, et, quand on se leva de table, miss Love disparut avec Hope. Je ne les revis plus, même pour prendre congé.