Jean le sot

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Le Temps (p. 1-36).

FEUILLETON DU TEMPS
DU 19 MARS
CONTES POPULAIRES

JEAN LE SOT[1]

On l’appelait de ce nom pour le distinguer de son frère, qui était dit Jean le Sage. Car vous savez que les gens de village aiment à donner à chacun le nom qui, dans leur idée, lui sied le mieux, plutôt que le nom commun de ses père et mère, nul homme ne venant au monde pareil à un autre.

Dans la famille, pendant ses premières années, on le nommait Petit Jean, mais on s’aperçut bientôt de son innocence. Peu agissant, point curieux, il passait le temps dans une rêverie somnolente, qui se rapprochait, semblait-il, du sens confus de la vie dans les plantes et dans les herbes, quand on les voit se chauffant au soleil, ou se baignant dans la rosée, — plutôt qu’à des imaginations humaines.

Accroupi dans la cour ou dans le jardin, il regardait sans voir, ou bien s’occupait des petites bêtes, leur partant en frère. Quelquefois, le soir, couché sur le dos, il contemplait les étoiles, de ses gros yeux ébahis. Au logis, il ne savait rien faire qu’embrasser sa mère, et quand on le grondait, ou qu’on le battait, pour lui donner l’amour du travail, on ne réussissait qu’à le mettre au désespoir. Ils vous regardait alors avec des yeux si pleins de larmes et de reproches que cela navrait, et sa mère disait :

— Qu’y voulez-vous faire ? Laissez-le tranquille. On le tuerait qu’il ne comprendrait pas : c’est un innocent.

Dans le langage des campagnes, innocent veut dire un homme privé d’esprit, un idiot. Jean ne l’était pas tout à fait cependant ; il avait bien ses visées et prétendait, lui aussi, faire à sa tête. Mais ce pauvre esprit, quand il se mettait en chasse, n’attrapait jamais rien de bon.

À force de temps et de patience, on vint à bout de l’habituer à soigner les bœufs, et il finit par s’acquitter de ce soin aussi bien qu’un autre. Il aimait ses bêtes, qui l’aimaient aussi. Les paysans même dans leur langage disaient : il s’entend mieux avec elles qu’avec les chrétiens. Car pour eux, qui vivant avec elles, connaissent bien leurs bêtes et savent leurs finesses, le signe de distinction le plus sûr entre l’homme et la bête, c’est le baptême.

Il y avait un des bœufs, le grand roux, que Jean le Sot aimait plus que les autres. Aussi, quand à la maison on le tourmentait, Jean s’en allait-il dans l’étable, et se jetant au cou du grand roux, lui contait son chagrin. Ce que le bœuf y pouvait entendre, on ne sait ; mais toujours est-il que de sa grosse langue il caressait Jean et le consolait un peu.

Véritablement, on ne traitait pas Jean de même que ses frères, et on le méprisait à cause de sa sottise. Ainsi, au lieu d’être mis en culottes à l’âge de sept ans, comme tous les petits gars du village, il fut laissé dans la robe, et avec la calotte à cornes et à paillettes sur la tête. Comme il était poussé de chair et d’os tout autrement que d’esprit, cela faisait une étrange figure, et quand il courait dans les rues avec les autres garçons, ainsi accoutré, on l’eût pris pour une fille dégingandée, sans le gland qui pendait à sa calotte par derrière, et qui faisait voir que c’était un innocent, oublié après l’âge dans ces habits-là.

Enfin, à l’occasion de la noce de sa sœur ainée, et comme il avait quinze ans, jugeant que la chose ne pouvait aller plus loin, on lui fit prendre mesure d’un habit par le tailleur. L’habit fait, il fallut le lui essayer, mais cela se trouva être bien autrement difficile qu’on ne l’avait imaginé. D’abord, il mit l’ouverture de sa veste dans le dos, et quand on l’en reprit, jura que c’était pitié qu’on fit ainsi les choses à rebours ; quant au pantalon, à peine eut-il enfoncé une jambe dans un des fourreaux, qu’il la retira bien vite pour passer l’autre ; ainsi de suite plusieurs fois ; et jamais le tailleur ne put lui faire entendre qu’il y devait laisser la première, afin qu’elles puissent arriver à s’y trouver toutes les deux.

— Ne suis-je pas obligé de garder tout au moins une de mes jambes à mon service ? criait Jean le Sot. Est-ce que je puis me tenir en l’air? Il faut que cet homme ait perdu l’esprit.

Notre sot, on le voit, ne différait pas tant des autres sur ce point qu’il ne fut toujours assuré d’avoir raison. Le tailleur et lui faillirent se prendre aux cheveux et recommencèrent vingt fois. Mais toujours, aussitôt que Jean avait passé la jambe droite, il la retirait afin de passer la gauche. C’était comme un jeu de bascule, et cela semblait plus fort que lui.

La chose durait de la sorte depuis près d’une heure, et la tailleur en devenait fou quand Jean, de son côté, non moins irrité, s’avisa d’un expédient :

Tu veux que mes jambes y entrent toutes deux, s’écria-t-il. Eh bien ! suis-moi.

Le tailleur le suivit jusqu’à l’écurie, sur le toit de laquelle Jean monta.

— Et maintenant, cria le pauvre sot, attention, je te pris. Mets-toi là-dessous, et tiens mon pantalon bien ouvert. Je vais sauter dedans. C’est le seul moyen, je crois, pour un homme qui n’a pas d’ailes, de s’en tirer convenablement.

Le tailleur, ahuri, consentit à tout pour en finir, et se postant sous le toit, les deux mains bien fermes, et tenant le pantalon ouvert, attendit, Il sentit bientôt une lourde masse tomber sur sa tête, et tous les trois, le pantalon, le tailleur et Jean roulèrent ensemble dans une flaque d’eau noire, qui se trouvait près de l’écurie. Le tailleur, n’en ayant éprouvé qu’un peu de suffocation et quelque bosse à la tête, se releva et s’enfuit à toutes jambes, laissant la pratique pour ce qu’elle valait ; mais quant au pauvre Jean, qui était tombé de plus haut, il fut si rudement froissé, qu’il dut passer le jour des noces dans son lit, où, pendant la liesse générale, on l’oublia. Au fond, l’on n’était pas fâché peut-être d’être débarrassé de sa compagnie : car on avait honte dans la famille d’un si sot garçon.

On l’estimait bien moins pour sa bonté qu’on ne le méprisait pour sa bêtise, et, sur ce point, ses parents n’étaient ni plus mauvais, ni meilleurs que tout le monde : car c’est un fait général qu’on tient à honneur d’être lié par le sang ou par l’amitié, avec des personnes distinguées d’esprit ; mais qu’on ne se vante pas des simples gens de cœur. Et comme ce sont les choses rares qu’on prise toujours davantage, faut-il en conclure que la bonté abonde plus que l’esprit ? Ce ne serait pas si fâcheux à croire ; mais cela pourrait bien humilier les gens. Car ce qu’on préfère partout, au village comme à la ville, est ce qui reluit, ne fût-ce point d’or.

Jean n’avait pas assez de finesse pour comprendre qu’il entre de l’alliage dans les plus belles pièces, et de même grand mélange d’amour-propre dans l’amour. Quant à lui, il aimait bonnement où son cœur allait, et les siens lui étaient chers, quels qu’ils fussent, beaux ou laids, spirituels ou bêtes, estimés ou honnit. Il avait même le cœur ouvert pour tout le monde ; et cela le rendait malheureux de sentir qu’on ne l’aimait point.

Il avait alors déjà perdu son père et sa mère : celle-ci, bonne âme, qui tel qu’elle l’avait mis au monde l’aimait et le défendait toujours. Après le mariage de la sœur, on fit les partages, et Jean le Sot eut pour tuteur son frère aîné Jean le Sage, à qui échurent la ferme et l’innocent.

Jean le Sage, homme doux et plein de prudence, n’était pas mauvais pour son frère. Il ne le grondait jamais durement, ayant observé que ce qui réussissait le mieux avec le pauvre garçon c’étaient l’amitié et les bonnes paroles ; grâce à ces façons en effet, Jean le Sot était plein de zèle et ne demandait qu’à obéir à son frère et à lui plaire. Malheureusement, il ne comprenait jamais bien. Quelque précaution que prit Jean le Sage, il ne pouvait cependant tout dire. Toujours par quelque fente, la parole laisse passer l’esprit, n’étant ni assez vaste, ni de texture assez fine pour l’enfermer tout entier. Or l’idée de Jean le Sot était si peu en accord avec celle des autres, qu’il dénichait toujours l’imprévu. Quand il s’en tenait à la lettre, il faisait scrupuleusement des bêtises inimaginables ; s’il recherchait le sens, pis encore ; ça ne ressemblait plus à rien et rentrait dans le chaos, dont le bon Dieu n’avait pas tiré tout à fait l’esprit de ce pauvre humain.

Si patient que fut Jean le Sage, on comprend qu’il se lassât d’un tel compagnon et songeât à se marier. En homme prudent, il choisit une fille honnête et bien pourvue, dont les parents faisaient valoir une belle ferme à six lieues de là. C’était un peu loin, et ça dérangeait fort Jean le Sage. Mais elle avait au moins cent écus de plus que les autres, cela valait un bout de chemin. Il partait donc les samedis soir pour aller passer le dimanche à la Grangelière, et, ne laissant au soin de ses intérêts que des mercenaires, il essayait toujours de s’en fier à son frère, et lui faisait mille recommandations.

— Tu sais, lui disait-il, ce que nous avons ; veille à ce que rien ne s’en aille. Ne souffre pas qu’on te manque ; mais ne frappe point. Sois juste pour tout le monde.

Jean le Sot écoutait de toutes ses oreilles, en fixant sur son frère ses gros yeux écarquillés, puis il répondait :

— Sois tranquille, je ferai tout pour le mieux.

Et il s’en allait, répétant mot pour mot les paroles de son frère, comme un écolier son catéchisme.

C’était en un beau printemps que Jean le Sage allait ainsi faire sa cour à a fille du fermier de la Grangelière, monté sur son bidet, et brave à plaisir dans son habit des dimanches, d’un beau bleu-le-roi, en cravate de soie, rouge et violette, son gilet à fleurs et son chapeau gris, attaché sous le menton, de peur du vent, par un mouchoir rouge à carreaux. Jean le Sot, le voyant ainsi, était tout fier de son frère, et il le suivait des yeux au loin dans la campagne, trottant d’un arbre à l’autre, et disparaissant et reparaissant.

Les blancs bouquets d’avril avaient fait place aux épais feuillages de mai. Les fruits enfants montraient leurs petites têtes vertes, au sein de leurs collerettes flétries, l’herbe était haute et mêlée de fleurs ; il y avait des nids sous l’aubépine, et, dans les champs, le blé nouait son épi. L’air était doux ; il soufflait une brise qui vous jetait au visage comme des bouquets de parfums, et tous les gens d’ici-bas, humains, bêtes et plantes, paraissaient joyeux de vivre ; et dans l’esprit de Jean il se remuait aussi toutes sortes de choses, qui auraient voulu prendre forme, et, n’y arrivaient pas, s’évanouissant comme des cloches d’eau par la pluie. Ensuite, il pensait à son frère, à la fille de la Grangelière, qui avait une sœur ; le cœur lui battait très fort. Il pensait aussi à sa mère et se sentait envie de pleurer. Entre temps, le sentiment des devoirs dont il était chargé ne le quittait point, et il se remarmotait, de moment en moment, ces paroles de son frère : « Tu sais ce que nous avons, veille à ce que rien ne s’en aille. »

Précisément, il longeait la belle pièce de blé qui faisait l’orgueil de Jean le Sage, et qui était si haute, si épaisse, de si belle venue, qu’elle excitait l’admiration et l’envie de tous les voisins. La brise devint tout à coup plus forte, et Jean le Sot jeta un cri de surprise et d’épouvante, car la pièce de blé toute entière courait, s’enfuyait… Il n’était pas fou ! c’était bien certain ! il voyait tous les épis verts se pousser les uns les autres, comme une foule emportée par quelque terreur panique, et leur course était si rapide, si folle, que la moire de leurs rubans en ruisselait à grands plis…

« Veille à ce que rien ne s’en aille ! » s’écria Jean en lui-même, et saisi d’angoisse ; car c’était le revenu de l’année, le plus fructueux du travail de son frère qui partait ainsi ; il courut à la ferme, appelant à l’aide. Mais les domestiques étaient occupés d’un autre côté, ou profitaient de l’absence du maître. Jean ne rencontra donc personne, mais il trouva sous la main une faux récemment aiguisée, dont il se saisit, et avec laquelle il courut, la brandissant, au devant de la pièce de blé, comme un héros à la rencontre d’une armée entière.

- Ah ! je t’empêcherai bien de partir ! va ! Je t’en empêcherai bien !

Et, à mesure que le blé s’élançait pour fuir, il fauchait, fauchait à grands coups, ne s’épargnant point, courant de ci et de là, partout où il voyait le danger, tant et si bien qu’il ne s’arrêta qu’à demi mort de fatigue ; et quand il ne vit plus, à l’abri des grands arbres du chemin, qu’un peuple immobile, terrifié sans doute par cet acte de vigueur ; car tout le reste de la pièce de blé, si fière tout à l’heure et d’humeur si aventureuse, gisait maintenant sur le sol, en rangs épais, moissonnée dans sa jeunesse, et avant d’avoir pu condenser dans l’épi l’or de la récolte.

— C’est dommage tout de même, dit Jean le Sot en regardant son œuvre, mais enfin, j’ai sauvé ce que j’ai pu. Ça fera du moins du fourrage.

Et il s’en alla boire un grand verre de vin pour se remettre, s’applaudissant de son courage et de sa présence d’esprit.

Ce grand travail lui ayant creusé l’estomac, il coupa au pain une énorme tranche, qu’il couvrit d’un morceau de lard, et s’en alla visiter les écuries pour voir si tout allait bien.

ANDRÉ LÉO.

(La suite à un prochain numéro)

FEUILLETON DU TEMPS
DU 20 MARS
CONTES POPULAIRES

JEAN LE SOT

Dans l’étable aux moutons, qu’il ne soignait pas d’ordinaire, Jean s’assit et se mit à manger en les regardant. Les moutons firent de même, et, se tournant vers lui, se mirent à le regarder de leurs yeux clairs et stupides ; et, comme il remuait ses mâchoires en mangeant, eux ruminaient aussi leur pâture. Jean le Sot, voyant cela, imagina qu’ils se moquaient de lui, car à force de le railler, on l’avait rendu susceptible à sa manière, c’est-à-dire à tort et à travers.

Dans cette idée, il fit aux moutons des signes terribles pour leur ordonner de cesser pareille insolence ; mais ils continuèrent, bien entendu. Jean alors entra en fureur, se jeta sur eux et les poursuivit. Le pauvre troupeau, tout éperdu, fuyait devant lui, se dispersait un peu et s’allait reformer dans tous les coins, comme une grappe vivante. Mais, dès que Jean, leur laissant un peu de répit, s’arrêtait en leur criant :

— Avez-vous fini ? En avez-vous assez, maintenant, canailles ?

Ils se remettaient à ruminer, c’est-à-dire à balancer la mâchoire de droite à gauche et de gauche à droite ; et Jean, de plus en plus furieux, les poursuivait de nouveau ; tant et si bien que, d’un côté, la colère s’exaltant jusqu’à la rage, et, de l’autre, la peur jusqu’à la folie, les pauvres bêtes firent des sauts jusqu’au plafond de l’étable, poursuivies par Jean qui, de tous côtés, lançait avec mille injures des coups de pied et des coups de poing. À la fin, cependant, la recommandation de son frère lui revint à l’esprit :

« Ne souffre pas qu’on te manque, mais ne frappe point. »

Et, si chaud de colère qu’il fût, il eut honte et s’arrêta court.

— Après tout, je les ai peu frappés, se dit-il, tant ils ont sauté vite et haut, et ce sont eux-mêmes, oui bien, qui se sont frappés contre le plafond et contre les murs. Mais je ferai d’autre sorte, et les punirai sans les frapper.

Il sortit de l’étable en fermant la porte, et, allant remplir un seau d’eau à la fontaine, il revint près des malheureux moutons, qui se serraient avec épouvante au plus loin de lui. Et comme ils ruminaient encore, il leur jeta au nez le seau d’eau froide, et recommença de la sorte trois ou quatre fois. Alors, les voyant se cacher la tête, et ne plus lui montrer que leur dos laineux, il se tint pour satisfait, et quitta l’étable.

— C’est égal, se disait-il, on a grandement de peine à se faire respecter. Je suis malheureux ; je m’épuise à bien faire, et l’on se moque de moi.

Il rentrait au logis en se parlant de la sorte, quand il vit au seuil un pauvre en haillons, vieillard à la mine triste et misérable, qui d’un air abattu, humble, résigné, le des arrondi, s’appuyait sur son bâton, en attendant qu’on le vit et qu’on voulut bien s’occuper de sa présence. Cette fois, ce fut le cœur de Jean plus que sa mémoire qui lui rappela ces mots :

« Sois juste pour tout le monde. »

Et il sentit une grande joie de l’obéissance qu’il devait à son frère sur ce point-là.

— Voyez, dit-il, est-ce juste ? Je le connais, cet homme-là. C’est le père Misère, qui a durement travaillé toute sa vie ; et, maintenant qu’il est vieux et que ses bras ne peuvent plus jouer de la faulx ou de la pioche, il ne trouve plus de journées, et en est réduit à quêter sa nourriture, ne ramassant que des morceaux de pain dur à mettre sous ses vieilles dents, tandis que des guenilles couvrent à peine ses vieux os. Cela n’est pas juste, non ; mais je vais l’être avec lui, moi.

Il fit entrer le pauvre dans la maison, le fit asseoir et alluma le feu pour lui faire chauffer de la soupe. Le vieux Misère, bien touché, car on le recevait souvent avec de mauvaises paroles ou avec mépris, se mit à raconter à Jean toutes ses peines. Il y en avait long, et le feu flamba, et même la soupe fut mangée, que ce n’était pas encore fini.

— Nous mangeons de bon lard et de bon fromage, nous autres, se dit Jean. Il n’est donc pas juste que ce pauvre vieux n’ait que de la coupe.

Aussi bien mit-il le lard sur la table avec le fromage, et alla-t-il chercher une bouteille de vin.

Puis, il se dit encore :

— Nous avons chacun trois douzaines de bonnes chemises, tandis que cet homme n’a pas de linge à changer.

Il ouvrit donc l’armoire, prit deux des chemises de son frère et deux des siennes propres, et successivement, et à mesure que lui en venait la pensée, il composa au bonhomme un habillement complet, ainsi que des bas et des mouchoirs de rechange, et enfin, il remplit de toutes sortes de provisions son havresac.

Misère, bien content, prit congé de son bienfaiteur, et Jean l’ayant accompagné jusqu’à la porte, le regardait s’éloigner, tremblant et courbé, quoique joyeusement, sous la charge.

— Mais en vérité, se dit-il, je n’ai pas pensé à tout. À son âge, cet homme devrait-il errer ainsi, exposé, suivant les saisons, à la pluie, au soleil, au vent ou au froid ! Cela n’est pas juste, et puisqu’il y a bien de la place chez nous…

Il allait courir après le bonhomme et le ramener, quand la servante, qui rentrait et qui venait de trouver la huche vide, s’emporta contre Jean, l’accusant de dilapider le bien du maître. Jean allégua la recommandation de son frère ; mais elle n’en crut rien, et comme il n’était point aisé de lutter de langue avec la Julie, Jean se retira sur la chaume, où bientôt après, les deux domestiques le vinrent trouver, criant et jurant pour savoir qui avait coupé le blé.

— C’est moi, dit Jean, et selon ce qui se passait, j’ai fait ce qu’il fallait faire.

Ils se mirent à crier plus fort encore, et lever les bras au ciel, en disant qu’il était fou et qu’il le fallait lier, afin qu’il ne mit pas le feu à la ferme, Jean, persuadé qu’il avait tout fait pour le mieux, n’en fit que hausser les épaules : cependant, quand ils furent partis, il se sentit un peu triste et ennuyé, se disant que les bonnes intentions en ce monde étaient mal connues. Il attendait son frère avec impatience ; aussi allant se poster sur le chemin, il y resta jusqu’à nuit tombée, écoutant ; et enfin il entendit le pas du cheval, qu’il reconnut bien. Alors, courant au devant de Jean le Sage, et le saluant avec joie, il lui raconta sa journée.

Mais que devint-il, quand il vit son frère se prendre aux cheveux de désespoir et le maudire, lui, Jean le Sot, l’accusant d’être l’auteur de sa ruine !…

En effet, c’était par milliers de francs que se comptait la perte du blé de plus, trois des moutons avaient la patte cassée ; la plupart des autres furent atteints de pleurésie, et enfin, la diminution de la garde-robe et celle du garde-manger portèrent à leur comble le chagrin et l’indignation de Jean le Sage.

— Comment faut-il donc faire ? disait en pleurant le pauvre innocent. Tu m’avais recommandé d’être juste pour tout le monde.

— Fort bien, dit Jean le Sage ; mais il faut s’entendre. Tu prends tout à la lettre, nigaud que tu es. S’il est bon de songer à faire du bien aux autres, il ne faut pas s’oublier. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Être juste ne veut dire autre chose, sinon rendre à chacun ce qui lui est dû. Or chacun ne mérite pas de même manière. Il serait malséant de donner à un riche un morceau de pain, de même qu’un habit de drap fin à un pauvre. Et comment rendrait-on à chacun ce qui lui est dû, si l’on se prive de son bien en le partageant avec les autres. La condition pour donner est donc de savoir conserver, premièrement, et ensuite de distribuer avec une sage économie les bienfaits, comme un jardinier arrose ses plantes d’une fine rosée, afin que l’assiette de ce monde ne change point, et que dans l’intérêt même des pauvres, il y ait toujours des riches.

Jean le Sot, qui écoutait, bouche béante, ces raisons, les trouva fort surprenantes et d’autant plus belles.

— Hélas ! se dit-il, je reconnais bien qu’en effet je ne suis qu’un sot ; je ne sais voir les choses que comme elles paraissent. Heureusement, il y a des gens sages au monde pour arranger tout d’une manière si fine et si adroite qu’on n’y comprend rien tout d’abord.

Et il se promit, depuis ce moment, de ménager ses charités dans l’intérêt même des pauvres gens.

— Car, se répétait-il sans cesse, après la leçon de son frère, que deviendraient les malheureux, s’il n’y avait plus de riches pour leur donner un morceau de pain ?

Les affaires de Jean le Sage étant en bon train à la Grangelière, il ne pouvait manquer de s’y rendre maintenant tous les dimanches, mais, d’autre part, laisser désormais son frère tout seul au logis, il n’y pouvait plus songer. Vainement, il demanda aux voisins de se charger de Jean le Sot pour une seule journée. Ils entendaient s’amuser pendant leur dimanche, et non prendre garde et souci d’un pareil fou, si difficile à conduire car il faut avouer, qu’excepté avec les gens qu’il aimait, Jean n’en faisait qu’à sa tête ; or les voisins l’ayant taquiné souvent, il n’avait pour eux que façons pareilles à celles d’un boule-dogue rancuneux. Après bien des hésitations, ne sachant comment sortir de cet embarras, Jean le Sage se résolut d’emmener son frère avec lui, espérant qu’à force de recommandations et de surveillance, il viendrait peut-être à bout de le rendre supportable et d’ailleurs les gens de la Grangelière le savaient bien affligé de ce frère-là.

Pour l’innocent, il fut tout content d’aller en voyage. Car il n’avait point le soin des autres gens, qui s’inquiètent comment on les trouvera, tant de leur personne que de leur parler, de leurs manières et de leurs habits. Lui se présentait bonnement tel qu’il était, sans plus de mystère, ne songeant même pas qu’il aurait pu être différent. Son frère, toutefois, ne le laissa pas dans cette innocence.

— J’ai remarqué, lui dit-il, la veille de leur départ, que tu aimes la bonne chère.

— Oui bien, dit Jean le Sot ; les autres ne l’aiment-ils point !

— Sans doute, mais ils n’en font pas semblant. C’est l’affaire de ceux qui reçoivent de penser à la goinfrerie, et de solliciter leurs convives de s’y livrer : mais ceux-ci, au contraire, doivent prendre un air de n’y pas tenir le moins du monde, et n’accepter que pour faire plaisir aux hôtes.

Jean trouva cela bizarre, mais n’y sut rien objecter, et promettant à son frère de ne pas se montrer gourmand, il demanda de combien de plats il pourrait manger.

— Sois tranquille, dit Jean le Sage ; Quand tu en auras pris décemment, à la suffisance, je te pousserai du pied.

Ce fut ainsi convenu : Jean le Sot promit en outre de parler peu, de ne point bâiller tout haut, de se servir honnêtement d’un mouchoir de poche, de ne point manger avec ses doigts, de ne rien dire de ce qui lui viendrait à l’esprit sur les gens et sur les choses, et de consulter son frère en toute occasion.

Toutes choses réglées, ils se mirent en route. Le voyage fut gai. Comme un enfant qu’il était resté, Jean le Sot prenait intérêt à tout, et son frère le laissa causer comme une ajasse[2]a propos de tout ce qu’il vit : bête ou chrétien, colline ou ruisseau, espérant qu’ensuite, la langue fatiguée, il garderait mieux le silence.

On-les reçut comme gens attendus. À la Grangelière, tout était paré, souriant, beau à voir, les parents accueillants, les filles en toilette, la ferme propre et rangée. Tout d’abord, Jean le Sage nomma son frère, et comme celui-ci n’était pas vilain garçon, la fille cadette lui lança un coup d’œil aimable. Le père et la mère lui firent accueil, et, pour causer, lui adressèrent de ces questions qu’on fait aux nouveaux venus : si le pays lui semblait plaisant, s’il était content d’y être venu, s’il désirait faire leur connaissance. Mais, à tout cela, il répondit non, ce qui sembla bien peu poli à tout le monde, et ce dont Jean le Sage lui fit les gros yeux, en y joignant un coup de coude si fort, que Jean le Sot, tout impatienté, s’écria :

— Pourquoi me frapper ! Je fais ce qui est convenu. Je dis le contraire de ce que je pense.

Voilà des gens bien scandalisés, comme on imagine, et Jean le Sage eut beau protester qu’il n’avait rien prescrit de semblable et n’aimait que la vérité, on ne le crut pas, et la chose fut jugée louche et mauvaise ; car bien que ces gens, de leur côté, eussent le soin de garder beaucoup de leurs pensées, de cacher leurs défauts et de se montrer à leur avantage, ils n’en trouvaient pas moins détestable que l’on rusât avec eux. Ainsi commencèrent-ils à se défier du prétendant. Cependant ils ne lui en firent que meilleure mine, et l’on pressa les deux frères de se mettre à table.

ANDRÉ LÉO.

(Le suite à un prochain numéro)

FEUILLETON DU TEMPS
DU 24 MARS
CONTES POPULAIRES

JEAN LE SOT

On plaça Jean le Sage près de l’aînée des deux filles, et Jean le Sot près de la cadette. Celle-ci était une rusée, qui, voyant de suite à quel garçon elle avait affaire, voulut s’amuser. Après bien des taquineries en manière de politesses, auxquelles Jean le Sot répondit si gauchement que tout le monde avait peine à sa retenir d’éclater, elle demanda comment il trouvait sa sœur.

— Voilà ! dit Jean le Sot, en regardant son frère avec un reste de ressentiment, faut-il ou non maintenant dire la vérité ?

— Bien sûr, dit Jean le Sage ; puisque surement elle sera flatteuse.

— Pour flatteuse, elle l’est, répliqua l’innocent ; je ne trouve pas votre sœur si laide que mon frère me l’avait dit.

Prévoyant une sottise, Jean le Sage s’était bien empressé de parler très haut à sa fiancée, en même temps qu’il donnait au chien, sous la table, un grand coup de pied, qui le fit hurler. Malgré tout, la maligne cadette entendit les paroles de son voisin, et ceux qui ne les entendirent pas s’en doutèrent. Jean le Sage, de ce moment, vit bien qu’avec son frère, tout tournerait mal.

Après qu’on eût mangé la soupe, la fermière posa sur la table une gibelotte fumante, qui depuis longtemps réjouissait les narines de Jean le Sot par sa bonne odeur, où se mêlaient, avec les senteurs de l’ail et du serpolet, celle de la viande cuite à point. Il couvait le plat de ses gros yeux, jusqu’à ce qu’on lui en eût servi une forte part qu’il accepta sans façon, et alors, [3] se rappelant les promesses faites à son frère, il prit gauchement sa fourchette et son couteau. Il n’avait pas, il faut bien le dire, l’habitude de s’en servir, en sorte que, levant les deux coudes à la hauteur des oreilles, il sua sang et eau, sans parvenir à dépecer convenablement son morceau ; mais bien réussit-il à éclabousser ses voisins de toute la sauce contenue dans son assiette. Les gens se regardaient, la fille cadette s’étouffait de rire en dessous, et Jean le Sage avait beau montrer son esprit, tout cela jetait dans la compagnie un embarras auquel on ne pouvait rien.

Il faut savoir que les gens de la Grangelière étaient des plus comme il faut de l’endroit. Les fils faisaient les beaux dans les foires et aux ballades ; l’ainé s’était marié on redingote, comme un monsieur, le second fumait des eigares, et le troisieme avait tant d’esprit qu’il étudiait pour le séminaire ; les filles savaient lire, ou à peu près, et se rendaient à l’église, avec des capes noires, lelar paroissien à la main. Enfin, Ils allaient, soit l’un, soit l’autre, tous les aus à la ville, et en ropportaient-outre la flerté-des choses qu’on ne trouvait point ailleurs dans le village. Leur chambre était ornée de portraits de dames en grande toi- lette, représentant les quatre saisons. Ils portaient des souliers l’été, même à tous les jours. Ils étaient un peu dédaigneux des simples et prisaient beaucoup les belles manières.

On juge si Jean le Sot leur plut, et s’il parut souhaitable à la fille ainée d’avoir pour beau-frère un pareil garçon. Jean pour lui, ne s’avisant guère de tout cela, continuait d’un grand appétit à manger de sa gibelotte ce qu’il en pouvait arracher avec sa fourchette, bien gêné de n’oser y porter les doigts, quand tout à coup il se sentit presser le pied fortement. Il ne douta point que ce ne fut son frère, qui, selon leurs conventions, l’avertissait de s’en tenir là ; mais trouva la chose par trop dure, puisqu’il commençait à peine, et qu’il était bien kan de se sentir rassasié. Cependant il crut devoir tenir sa promesse, et cessa de manger, mais bien en colère ; aussi, regardant son frère, lui fit-il des airs furieux, que celui-ci ne comprenait pas ; car c’était seulement le chien de la maison, qui, en passant sous la table, avait marché sur le pied de Jean le Sot.

— Il faut que cette gibelotte soit mauvaise, dit la fermière, qui passait pour fine cuisinière et tenait à son talent, car vous ne l’achevez point !

— C’est que je n’ai plus faim, répondit Jean le Sot d’un air si bourru, qu’on ne put s’empêcher de rire et en même temps, ce caprice étonna tout le monde, car on était au premier plat, et, comme on le sait, à la campagne, on a robuste appétit.

Jean le Sage, étonné comme les autres, se joignit à eux pour prier son frère de manger davantage, ce qui parut au pauvre sot d’une si grande hypocrisie, qu’il ne put s’empêcher d’en témoigner son indignation, non en paroles, mais par des mines encore plus grotesques et des yeux si furibonds, que la cadette, se tordant, fut obligée de quitter la table, pour aller rire à son aise dans le jardin.

— Vous mangerez au moins de notre rôti, dit la fermière en posant une belle tranche sur l’assiette de Jean.

Mais il jura qu’il n’en voulait point, et cependant le fumet de cette viande, rôtie à la broche et appétissante, de couleur dorée, lui chatouillait le goût si fortement qu’il en avait le cœur gros, et que des larmes lui en vinrent aux yeux.

Jean le Sage se douta bien qu’il y avait quelque malentendu là-dessous : mais plus il pressait Jean le Sot de manger à sa faim et sans se gêner, plus l’innocent, lui faisant des yeux terribles, semblait près de s’emporter ; en sorte qu’il le laissa. Notre Jean le Sot resta donc à table sans plus rien goûter, pendant que tous les autres s’en donnaient à cœur joie. On lui offrit bien encore de la salade, remplie de otepons à l’ail qui, rien que par son odeur, faisait danser les mâchoires, puis de la crème, et de la tarte aux prunes, beurrée et poivrée ; mais il tint bon et refusa tout. La fermière s’en fâcha, disant que sans doute il avait dégoût de sa cuisine, pendant que le pauvre gars, tout irrité de besoin et de gourmandise, en faisait cas, au contraire, plus qu’aucun autre.

Après le souper, la soirée ne fut pas longue, et parce qu’à la campagne on se concho tot, et parce qu’aussi tout le monde. gané, ne savait que dire.

Quand les deux frères furent seuls dans leur chambre :

— Me diras-tu, s’écria Jean le Sage, pourquoi tu t’es ainsi privé de manger, comme si la sauce eût été empoisonnée, ou que tu eusses trouvé des araignées dedans !

— Et toi, me diras-tu, s’écria Jean le Sot, débordant enfin de colère, pourquoi tu m’as marché sur le piel, comme c’était dit, quand je n’avais encore mis dans ma pauvre panse qu’une bouchée !

Ils s’expliquèrent alors, et Jean, fut bien désolé d’avoir pris la patte du chien pour le pied de son frère. Ils se couchèrent dans le même lit, suivant l’habitude des campa- gnes, où l’on économise volontiers une paire de draps. Mais après ce voyage de six lieues par monts et par vaux, au grand air, et après ce bon repas, dont il n’avait en que les fumées, l’estomac du pauvre Jean criait d’être vide, et ne voulait point dormir. Jean le Sage, lui, tout appesanti, out bien voulu ronfler à son aise ; mais son frère à tout instant le réveillait, en te retournant et en soupirant. N’y pouvant plus tenir à la fin :

— Écoute, dit Jean le Sage, il n’y a point de mal à prendre ce qu’on t’offrait de bon cour. Va donc au garde-manger, sans bruit, et sers-toi discrètement quelque morceau.

Jean le Sot, content, ralluma la chandelle et descendit. Le garde-manger se trouvait dans une petite pièce d’entrée, ou ne couchait personne : mais il fermait à clef, et cette clef, la fermière, qui était une femme d’ordre et d’économie, l’avait emportée, si bien que Jean le Sot ne trouva rien à se mettre sous la deat, pas même un morceau de pain ; car la inche se trouvait dans la cuisine, où couchaient les maîtres, et où l’on avait mange. Il y avait seulement dans une male (ou pétrissoire) du lait et de la farine.

— Oh ! oh ! se dit Jean, fort bien : Croit-on que je vais me laisser attraper pour cela ! Nom, non : je ne suis pas si embarrassé. Voici un fagot, use cheminée, des marmites je vais faire de la bouillie.

Il alluma le feu, mit le lait dans une marmite, et, comme ce devait être un peu long, il remonta prévenir son frère, pour qu’il ne fût pas inquiet de lui. Jean le Sage dormait.

— Oh ! eh ! dit Jean, le poussant ; oh ! eh ! m’entends-tu ?

— Qu’y a-t-il ! dit l’autre, se frottant les yeux.

— C’est pour te dire de ne pas t’impatienter, parce que…

Il raconta ce qu’il allait faire.

— C’eût été plus court de me laisser dormir ! dit le pauvre aîné. Car, à présent, je crains bien qu’on ne t’entende faire toute cette cuisine. Et pour qui nous prendra-t-on ! Pour Dieu, ne fais pas de bruit !

— Sois tranquille, répondit Jean.

Il redescendait, quand son frère le rappela.

— Je n’ai pas voulu paraitre gros mangeur au souper, dit Jean le Sage, et puis, tu m’as privé de dormir si longtemps que ça m’a creusé l’estomac. Quand ta bouillie sera faite, monte m’en quelque peu.

Le feu s’était presque éteint ; il fallut le ranimer ; le lait se fit longtemps prier pour bouillir, enfin la chose dura près d’une heure.

Jean, heureusement, trouva des cuillers et des assiettes. Il y versa la bouillie, en mangea copieusement, puis se mit en devoir de monter l’assiette de son frère. Mais tout cela avait pris du temps, et la chandelle qui s’était pas longue, s’était consumée, en sorte qu’elle s’éteignit comme Jean montait l’escalier.

Cela le mit fort en peine. Il ne connaissait pas les altres et n’était point garçon à se tirer aisément d’an embarras. Il arriva donc tout désorienté sur le palier, et se prit à chercher la porte à tâtons. Et comme il n’avait jamais pu distinguer sa droite de sa gauche, cela fit qu’au lieu d’ouvrir la porte de son frère, ce fut dans la chambre des filles qu’il entra. Cette chambre était d’ailleurs toute semblable à l’autre, et Jean se guida facilement jusqu’au lit.

— Je n’ai plus de chandelle, dit-il à mi-voix mais, comme tu vois, je sais me retrouver tout de même. Dépêche-toi de manger ; il y a encore un reste de bouillie dans la marmite, et je veux l’aller racler.

Les deux filles dormaient de tout leur cœur, et l’aînée avait l’habitude de respirer très fort en dormant, et, comme on dit, de souffler la soupe.

— Elle n’est pas trop chaude, lui dit Jean. Prends-là, je te dis, j’ai déjà mangé la mienne.

Comme il ne parlait point haut, son frère lui ayant fort recommandé de tout faire sans bruit, sa voix ne réveilla point les deux dormeuses, et celle qui soufflait n’en souffla que mieux.

— Je te dis qu’elle n’est pas trop chaude, répéta Jean impatiente. Mange donc.

Mais on continua de souffler, si bien qu’après deux ou trois instances de plus, notre sot, qui n’était point patient, comme on sait, et que tous ses ennuis du soir précédent avaient irrité, jeta l’assiette au nez de son frère, ou du moins de la personne qu’il prenait pour lui, et s’en alla.

Du coup, la fille ne manqua pas d’être réveillée, et, jetant des cris, réveilla sa sœur ; et, se sentant l’une et l’autre empâtées dans cette chose collante, elles ne pouvaient comprendre ce qui leur était arrivé, elles se levèrent toutes deux saisies de peur et de dégoût.

Il y a là-dessous quelque sorcellerie, dit l’ainée. Ce garçon, venu hier, a quelque chose d’extraordinaire. Il n’est pas naturel de faire tant de grimaces et d’être si sot. Et puis, pourquoi n’a-t-il pas voulu manger ! Il ne me plait point d’entrer dans cette famille-là.

Elles prirent seulement leurs jupes de dessous en toile blanche et descendirent pour se laver dans la cour à la fontaine : car ce n’est pas l’habitude, parmi nos gens de campagne, d’avoir de l’eau dans sa chambre, et chacun va seulement se débarbouiller, le dimanche, à la fontaine, ou dans l’évier.

En traversant la pièce d’entrée, elles entendirent des grognements sourds, caverneux, ce qui, épouvantées comme elles étaient déjà, les fit presque tomber à la renverse. Elles eurent honte pourtant d’appeler, étant en chemise ou à peu près, et, déverrouillant en hâte la porte, elles se sauvèrent dans la cour.

ANDRÉ LÉO.

(La suite à un prochain numéro)

FEUILLETON DU TEMPS
DU 26 MARS
CONTES POPULAIRES

JEAN LE SOT[4]

Pendant ce temps, Jean le Sage, inquiet de ne pas voir revenir son frère, s’était, lui aussi, levé ; à peine les filles étaient-elles passées qu’il descendait également l’escalier. Il n’avait pas quitté les dernières marches que les mêmes grognements frappèrent son oreille, et connaissant l’esprit de son pauvre frère, ce ne fut pas de sorcellerie qu’il eut crainte ; mais plutôt de quelque sottise nouvelle. Il s’avança donc, et ayant ranimé le feu en soufflant sur des brindilles, il vit s’agiter un corps d’homme surmonté d’une énorme chose noire à trois pointes, et c’était de là que partaient les grognements, en même temps si féroces et si étouffés, qu’il fallait croire qu’on étranglait quelqu’un là-dedans.

Jetant alors d’autres sarments dans le feu, il obtint une flamme, et reconnut enfin que ce corps était bien celui de son frère, et que la chose noire était la marmite, dont il s’était coiffé sans doute en voulant lécher le fond. Jean le Sage essaya d’aider le sot à sortir de là sa tête, mais il n’en put venir à bout. Ils avaient beau tirer par en haut, ou secouer par en bas, la marmite ne lâchait prise et la malheureuse tête enfermée là-dedans était si rouge, si gonflée, si perdue de sens, qu’il n’y avait apparence qu’elle en put sortir jamais et Jean le Sot, fou de désespoir, et le cou presque brisé, poussait de tels hurlements que s’il n’eussent été étouffés par la marmite, et du côté des maitres du logis par une grosse porte de chêne, il y avait de quoi faire accourir tout le monde, comme à l’assassinat ou au feu.

C’est alors que Jean le Sage regretta bien amèrement de s’être chargé d’un pareil garçon, eût-il dû mettre le feu à la ferme en son absence, et il eut voulu se trouver à cent lieues de là, car il se mourait de honte à penser qu’on allait les surprendre en cet état. Il eut même l’idée d’emmener son frère en cet équipage, tout de suite, mais ils pouvaient être poursuivis pour le vol de la marmite. Et comment Jean le Sot eut-il pu monter à cheval ainsi ? Enfin, il ne vit rien que de conseiller à son frère de s’aller frapper à toute force contre une grosse pierre, et de se délivrer de la marmite en la cassant.

Le crépuscule du jour commençait à peine Jean le Sot, décidé à suivre ce conseil, s’apaisa un peu, souleva la marmite par les anses, de ses deux mains, et fut conduit par son frère un peu plus loin que le seuil de la porte ; car, dans sa prudence ordinaire, craignant d’être rencontré participant à cette équipée, Jean le Sage refusa d’aller plus loin. En inclinant un peu la marmite en arrière, le malheureux coiffé distinguait son chemin deux pas en avant de lui.

Il se dirigea, sans trop savoir où, du côté de la fontaine ; là, voyant deux choses blanches, qu’il prit pour des pierres, il s’y rendit tout droit, et de toutes ses forces il y cogna sa marmite : mais tout aussitôt des cris retentirent, et les deux pierres blanches, se redressant, prirent la fuite avec de tels geignements, que Jean le Sot, tout saisi de peur, se laissa tomber, assez heureusement pourtant, puisque la marmite se cassa, non sans lui produire dans le cou une douleur horrible. Quand il se releva, il y avait une lumière dans la maison ; on s’appelait ; les gens étaient en émoi.

Jean vit bien qu’il allait être blâmé, comme toujours ; et cette crainte le prenant, malgré la joie qu’il avait d’être débarrassé de sa marmite, il voulut se sauver dans sa chambre, où, pensa-t-il, il ferait semblant de dormir. Il prit donc sa course et rentra : mais il rencontra sur l’escalier la servante, qui descendait avec sa lampe à la main, et qui, en le voyant, fut si effrayée, qu’elle se mit à crier, et laissa tomber sa lampe, croyant fermement que c’était le diable.

Car vraiment, à le voir ainsi, tout rayé de noir de marmite et de bouillie, avec ses gros yeux effarés, qu’on eut dit méchants, il était difficile de le prendre pour un chrétien.

— Nous n’avons qu’à faire nos paquets, dit tristement Jean le Sage, et à détaler pour ne pas être mis à la porte.

Effectivement, ils partirent bientôt après, sans qu’on essayât de les retenir, et tout le long du chemin Jean le Sage, sans prononcer une parole, ruminait son malheur d’avoir pareil compagnon, se disant que, malgré toute sa prudence à lui et ses bonnes façons, jamais il ne pourrait mener à bien, sa banque tant que son frère serait avec lui.

Pour Jean le Sot, il n’avait pas compris encore pourquoi ils partaient si vite. Il avait offert de tout prendre sur lui, généreusement, bien que, dit-il, ce ne fut pas de sa faute ; et il s’étonnait que, pour une marmite cassée, un mariage fut rompu.

De ce moment, Jean le Sage n’est qu’une idée : celle de se débarrasser de son frère. honnêtement. — Il finit par trouver un moyen qui lui sembla bon.

À l’autre bout du village, vivait une femme entre deux ages, restée veuve avec un enfant, et qui ne possédait, outre sa maisonnette et un fort petit jardin, que ses doigts et sa quenouille. C’était bien peut le pain s’achetait à grand peine, et s’ils n’eussent été glaner au temps des moissons, et ramasser ainsi quelques gerbes, la faim se serait fait senti : l’hiver sous ce pauvre toit. L’enfant, un peu malingre, avait peine à s’élever, et de bons soins lui eussent été nécessaires. Cette femme était propre, honnête, point méchante ; elle avait de l’ordre, de l’économie, du bon sens, et l’on savait qu’elle se remarierait volontiers pour s’aider du travail d’un homme, celui des femmes étant partout si mal payé qu’elles n’y peuvent gagner leur pauvre vie, même en s’y acharnant de l’aube à la nuit.

Jean le Sage pensa que, si cette femme voulait épouser son frère, elle pourrait pout-être, par l’amitié, n’es pas tirer trop mauvais parti, et le rendre heureux, tout en s’aidant elle-même du bien qu’il avait.

Il parla donc mariage à Jean le Sot, qui ouvrit bien l’oreille là-dessus, et sans ba- lancer, tout guilleret, nomma la plus jolie fille du village.

Ce qui prouve qu’il n’était pas sot en toute chose, et que ses gros yeux n’y voyaient pas mal. Il ne fut pas facile de lui faire comprendre que la belle se rirait de lui :

— Je l’aimerais tant : disait-il sans cesse, comme s’il croyait, l’innocent, que l’amour est tout en ce monde.

On ne put même l’empêcher de parler à cette fille, et comme elle était affollée d’un riche garçon, qui ne la courtisait point pour le bon motif, et qu’elle désespérait d’épouser, Jean le Sot l’échappa belle. Pourtant, elle eut l’honnêteté de le refuser.

De son côté, la veuve eût accepté volontiers un homme avisé, bien fait et avantage de toutes manières ; mais quant à un pareil sot, elle s’écria d’abord qu’elle n’en voulait entendre parler.

Mais Jean le sage, surtout quand il s’agissait de ses intérêts, avait une véritable éloquence ; et il revenait à la charge si souvent et avec de si bonnes raisons, qu’il fallait être à la fin de son avis.

— Tu veux une femme jeune et jolie, di à son frère. Pauvre sot : Ne vois-tu donc pas que c’est le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme ! Un bien que l’on vous envie est toujours en grand péril. Pour une maison, des champs, des bœufs, il n’y a point de danger : la loi défend qu’on y touche. Pour une somme d’argent, suffit de la bien cacher : elle ne tentera personne. Tout autre bien enfin reste fidèle à son maître, et ne va point de lui-même trouver les voleurs. Il n’en est point ainsi d’une femme jolie : elle éprouve le besoin d’être admirée ; elle sait que la beauté réjouit les yeux et le cœur des hommes, et quand elle voit son mari si bien habitué à son bonheur qu’il ne le sent plus, l’âme généreuse d’une femme n’est point satisfaite : elle est froissée de son inutilité, et veut employer les dons que le ciel lui a départis. Ajoute à ce désir louable de bienfaisance, les soupirs les adorations, les geignements de l’envieux, qui sollicite de façon touchante ce qu’au fond l’on ne demande qu’à donner, et fuis de loin les soucis de pareille richesse, dans les joies tranquilles d’un mariage, que nul ne pourra l’envier.

À la veuve il disait :

— Je conviens qu’il n’a pas l’esprit aiguisé ; mais le grand débat de tout mariage, à savoir qui sera le maître, se trouve ainsi tout vide en votre faveur. Ce garçon ne demande qu’à être doucement remontré pour marcher droit. Avec un mot d’amitié, on le mène au bout du monde. Il est rude à l’ouvrage en ce qu’il sait faire, et si je ne voulais moi-même prendre femme, je ne demanderais qu’à le garder près de moi, en jouissant de son bien. Mais les femmes quelquefois sont acariâtres pour les parents du mari, et je ne veux pas que mon cadet soit mal regardé chez moi.

Tant dit-il qu’à la fin, il les persuada l’un et l’autre, et que Jean le Sot entra en ménage.

Ce ne fut pas sans quolibets, je vous jure ! On sait que peu de mariages, même parai les meilleurs, en sont exempts. Que l’on juge si les gens s’amusèrent d’un pareil époux !

Jean, cependant, s’attacha bien vite à sa femme, et celle-ci, d’abord confiante aux promesses de Jean le Sage, essaya de le bien conduire et d’en tirer bon parti. Mais elle vit bientôt qu’il n’était capable d’aucun travail où il fallut le moindre avisement et que, même dans les choses qu’il avait le plus habitude de faire, il gâtait tout par les idées saugrenues qui lui venaient.

Comme elle ne pouvait aller piocher ni labourer avec lui, elle essaya de prendre un domestique pour le conseiller et l’empêcher de faire des sottises ; mais on connait ce que sont les gens quand nul intérêt ne les excite à bien faire. Au lieu de conseiller son bourgeois, le serviteur s’en amusa, et les sottises se trouvèrent doublées. La femme de Jean le Sot alors prit le parti d’affermer leur bien et de retirer son homme chez elle, pour qu’il s’occupât simplement de faire le petit jardin et de l’aider au ménage.

Mais cela même, on va voir comme il s’en tira.

Un jour qu’elle était pressée de sortir afin de mener aux champs sa chèvre, elle pria Jean le Sot, pour qu’il ne restât pas à rien faire, de rincer les verres au moins, parce qu’ils avaient eu de la compagnie ; et, mettant de l’eau dans un grand plat :

— Voici, lui dit-elle, on rince avec les doigts, ainsi, tout autour jusqu’à ce que ce soit fini.

Puis elle partit. Revenant une heure après, dès le seuil, elle entendit comme des beuglements : et, se hâtant d’ouvrir la porte, elle vit Jean le Sot dans la même position où elle l’avait laissé, qui rinçait toujours le même verre. Il sanglottait, et ses larmes tombaient dans l’eau.

— Qu’est-ce que tu as lui demanda-telle, et pourquoi pleures-tu ?

— Ne vois-ta pas, s’écria-t-il, que je n’a pas encore pu en laver un seul ! Tu m’as dit de tourner jusqu’à ce que ce fut fini ; eh bien, je tourne depuis une heure, et cela ne finit pas, et je ne puis trouver le bout de ce maudit verre ; aussi, l’aurais-je cassé mille fois déjà, si je n’avais craint de te fâcher.

Un autre jour, qu’il avaient tondu leurs moutons et qu’ils devaient se rendre à la foire pour vendre la laine, la femme de Jean le Sot se trouva tout à coup si malade qu’elle ne put faire le voyage. Bien que tout fut prêt et qu’ils eussent besoin d’argent, elle ne pouvait se décider à laisser Jean chargé de la vente, redoutant quelque fâcheuse aventure. Cependant, il voulut absolument partir et promit de si bien faire, qu’après lui avoir souvent répété le prix qu’il devait exiger, ou sans quoi rapporter la laine, enfin, toujours inquiète, mais lasse de disputer là-dessus, elle consentit. Il devait d’ailleurs consulter son frère qui serait à cette foire également.

ANDRÉ LÉO.

(La suite à un prochain numéro)

FEUILLETON DU TEMPS
DU 27 MARS
CONTES POPULAIRES

JEAN LE SOT[5]

C’était pour Jean un grand plaisir que d’aller à la foire ou au marché. Les choses qu’il y voyait lui semblaient les plus belles du monde ; un charlatan avec ses verroterie, ses papiers dorés et sa musique, représentait pour lui quelque chose comme une majesté royale, et il éprouvait à cet égard le même sentiment que des dorures plus épaisses et des pierres plus brillantes inspirent à d’autres bonnes gens. Ce jour-là, quand il fut sur le champ de foire, après avoir déchargé sa laine, il se mit donc à regarder tout autour de lui, de cette mine épanouie et de ces gros yeux ébahis, qui le faisaient tout de suite reconnaitre pour ce qu’il était.

— Eh ! dites donc, l’ami, voulez-vous que nous échangions quelques livres de mon plomb pour quelques livres de votre laine ? lui demanda, pour plaisanter, un marchand qui était à côté de lui.

Jean se tourna vers le marchand de l’air d’un homme à qui l’on fait une proposition sérieuse et répondit :

— Je vous remercie ; mais j’ai eu déjà bien assez de peine à porter ces quarante livres de laine pendant trois lieues, je ne pourrais supporter le faix de quarante livres de plomb.

Le marchand, par cette réponse, vit à quelle bête il avait affaire, et comme ce tait un homme rapace et de mauvaise foi, il conçut l’intention de tromper ce pauvre innocent.

— Bah ! dit-il, vous trouveriez bien quelque charrette ou mettre ce plomb, et l’affaire en vaudrait la peine. Pour moi j’y perdrai, cela est clair : mais je veux quitter le commerce, et autant vaut que ce soit vous qui en profitiez.

La boutique de cet homme était une sorte de bric-à-brac, où l’on voyait ensemble toutes sortes d’objets : vieux fers, vieux ustensiles, vieux habits, et jusqu’à des lames de plomb, arrachées de dessus les toits.

— Ce serait, en effet, un marché superbe, se dit Jean le Sot. Tout le monde sait que le plomb est bien plus lourd que la laine. Mais une chose m’arrête, c’est que ma femme m’a si fortement recommandé de lui rapporter de l’argent…

Cependant, il refusa, un bon prix qu’on lui offrit de sa laine, et continua de regarder le marchand de ferraille du coin de l’œil.

Le rusé voleur vit bien qu’il ne s’agissait que de rendre la tentation plus forte, et sortant de sa friperie un bonnet à paillettes et à galons d’or, qui avait appartenu à quelque jockey, il offrit à Jean de le lui donner par dessus le marché. Notre fou, transporté de joie, tapa dans la main du marchand, et livra ses quarante livres de laine fine et blanche contre quarante livres de plomb vilain et grossier. Quand celles-ci eurent été pesées, seulement, il fut bien surpris de voir que cela faisait si peu de volume, et commença de soupçonner quelque fraude.

Cependant, s’étant assuré du poids, il mit le plomb sur son dos et tout pensif l’emporta. Ayant craint d’en être écrasé, il ne pouvait revenir de sa surprise de n’être point plus chargé qu’auparavant. Il avait mis le bonnet doré sur sa tête, et se croyait là-dessous aussi beau qu’un roi ; aussi, ne pouvait-il s’étonner assez qu’on ne le respectât point, et d’entendre les enfants de la ville courir après lui et le suivre en criant. Le fou ! le fou !

— Fou ! répétait-il, fou : je ne sais qui l’est ici ; mais les choses de ce monde me paraissent aller de travers, et tout as rebours du sens commun. Si cela continue, je finirai par croire à quelque tour de sorcellerie ; j’ai cependant fait pour le mieux.

Il fallut voir la scène que lui fit sa femme, en ne recevant, au lieu des quatre-vingts beaux francs sur lesquels elle comptait si bien, que quelques morceaux de vieux plomb. Elle se mit à crier qu’elle avait pris un tel homme seulement pour son chagrin, sa honte et sa ruine, et Jean fut bien triste de voir qu’on ne l’aimait point, et que ses bonnes intentions n’étaient rien pour elle. Il se mit à pleurer, et promit pour l’apaiser d’être plus habile une autre fois. — Comme il ne s’agissait que d’acheter une aiguille à matelas, elle le laissa retourner à la ville la semaine suivante.

Jean y arrivait à peine qu’il se fit sur la place un grand mouvement : les gens de toutes parts se rassemblaient autour du crieur, et voici de quoi il était question : Un prince voisin, — on ne sait au juste la date de ce fait, — offrait à ce peuple de se dévouer à son bonheur par obligeance pure, et poussé par le seul désir de satisfaire ces instincts de dévouement et d’abnégation, qui — les discours officiels en font foi — habitent naturellement le cœur des princes.

Celui-ci ne demandait à ces gens qu’un simple serment d’allégeance et le droit d’entretenir, pour leur sûreté, quelques cohortes sur le territoire, moyennant quoi il promettait de leur consacrer su vie et de leur donner une prospérité comme on n’en avait point encire vu. Jean fut touché jusqu’au fond de l’âme d’une si grande générosité ; mais, comme il admirait les sentiments de ce prince et applaudissait à son offre, un homme se leva d’entre la foule, et dit :

— Pour qui nous prend-on de venir nous conter de pareilles sornettes ! Sommes-nous des enfants ! Nous sommes-nous trouvés si mal d’être libres jusqu’ici ? Qui donc ferait mieux nos affaires que nous-mêmes ! Et pourquoi cet homme prendrait-il nos intérêts mieux que nous !

C’est une várita, que clacun peut com prendre pour la trouver en soi, que l’on est porté pour son intérêt plus que pour celui des autres. Si donc cet homme était char- gé de nos intérêts, m’est aris qu’il mettrait- le sien à la place, admettait même qu’il ne s’en apercut point. Et qui ne saurions nous voir nous-mêmes ce qui nous con- vient ! Pourquoi cet homne aurait-il plus de sagesse et plus de conscience que nous ?

Beaucoup dans la foule approuvaient ce dire, et Jean lui-même en fut ébranlé, bien qu’il lui en contat de refuser ce bon prince. Mais d’autres gens allaient et vo- nalent dans Fasombiée, les was parlant haut, et les autres chuchottant ; of tandis que les premiers vantaient en phrates ar rondies, et qui endormaient l’oreille, les Tertus du prince et la prospérité dont il faisait jouir ses Elfs, les autres se faufilant dans les groupes, disaient de bon sens et aux gons l’esprit que l’a- veuglement des masses, qui ne savent jo mais distinguer les hommes supérieurs, ni los récompenser largement ; que si quelques intelligences bien groupéesont de la valour, les peuples en revanche ne savent ce qu’ils font : et que sur ce point le fait renversant l’arithmétique, beaucoup valent moins que plusieurs et plusieurs inoins qu’un ; sur- fout quand ce a était une de ces intelli- gences que le ciel a spécialement formées pour guider la terre. Car depuis que les homines ont appris, à men pas douter, la volonté du ciel sur les dioses de ce bas monde, ils ont appris en inème temps à distinguer les différences qui séparent les hommes et il est bien avéré qu’une race spéciale sort du cerveau divin, et que les pasteurs de l’humanité 1 sont désignés par l’Eternel. Heureux les moulons d’avoir des bergers ! elc….

Plus bas encore, à l’orelle des gens, ils ajoutaient

Vous êtes un homme sage, vous, et plein de bonnes intentions, mais votre voisin n’est pas de même, et vous auriez fort à craindre de ses idées folles et perverses, si le prince n’était là pour empêcher les méchants de perdre l’Etat.

Et ils révénient alors sur les projets de ces hommes pervers des choses terribles, et qui faisaient dresser la tête sur les co veux.

Eperde de tout ce qu’il entendait de con- traire et de surprenant, Jean le Sot, aluri, sortit de la foule et s’en alla remettre ses esprits dans une avenue plantée d’arbres Il était là depuis peu de temps, quand il vit venir à lai un cortege de gens, à cheval et en carrosse, qui avaient tous des hinbi’s ma- gnifiques et des épées au coté. Les gens crièrent on même temps :

Le prince ! le prince !

Et Jean le vit passer devant lui dans son bean carrosse, avoc la princesse sa femme et les petites princesses ses filles et les pe- tits princes, et un nombre prodigieux de gens de cour. Et Jean le Sot se trouva bien heareux de voir de si belles choses ; il fut étonné seulement que le prince et sa fa- mille eussent le nez fait à peu près comme tout le monde, et que ce grand homme füt si pelit. Car il s’était toujours imaginé ces gens-là plus grands que natifre, ou manqués tout au moins de signes particuliers qui les distinguaient du populaire.

Si la figure du pauvre Jean en tout temps prétait à rire, c’était bien pls dans un tel étonnement. Anssi fit-elle rire le prince, qui de bonne humeur lui dit : Borjour, Pami. Une telle faveur toucha Jean Je Sol au point qu’il en perdit réquilibre, et la princesse, qui, ce jour-là, saisissal : tou- les les occasions d’être bonne, le voyant par terre, lui fit remettre un petit écu.

Cela mit fin à toute hésitation dans l’es- prit de Jean et il rentra dans la ville, en criant à tue-lète : Vive le roi ! Et se ren- contrant avec un homme qui cherchait en- core & détourner le peuple d’accepter co souverain, allégeant la guerre et les im pits, Jean tomba sur lui et le battit d’im- portance. Puis il s’en alla, criant qu’il fal- lait être bien ingrat pour ne pas accepter les services d’un prince si plein de me ritos, d’un prince qui l’appelait, lui Jean le Sot, mon ami to Ne fallait-il pas être fou pour ne pas voir qu’un homme, possesseur de si beaux carroates et de tant de petits des, venait enrichir tout le monde ? Auss donna-t-il sa voix avec enthomas beaucoup d’autres firent comme lui, et le prince fut nommé souverain par ce conton, qui, jusque-là, s’était gouverné lui-même.

Jean s’en revint transporte, pensant à ces choses, et tenant dans sa main l’aiguille pour les matelas qu’il rapportait à sa femme. Certaine affaire l’ayant détourne dans un pré, derrière une hale, il s’arrêta près d’un tas de foin, arrondi comme une pelote et, pour se débarrasser de l’aiguille, un moment il l’y piqua. Seulement, il eut beau la chercher ensuite, il ne put la retrouver, et s’en revint tout penaud à la maison. Il racontait à sa femme l’affaire du prince, et ne tarissait point là-dessus, quand elle lui dit :

— Et mon aiguille !

— Ce n’est pas ma faute, dit Jean, si elle s’est perdue ; je l’avais piquée dans une meule de foin.

— Ah ! malheureux ! s’écria-t-elle, tu ne feras jamais, du petit au grand, que des sol tises. Il fallait la piquer dans le collet de ta veste. Ainsi, tu ne l’aurais point perdue.

— Une autre fois, dit Jean, sois tranquille, je le ferai.

Car il aimait trop sa femme pour ne pas souffrir de ses remontrances et s’efforcer de la contenter.

Une autre fois donc, étant allé chercher un soc de charrue, il le rapportait sur son épaule quand, se rappelant la recommandation de sa femme, il l’en retira et le piqua dans sa reste, ce qui y fit, comme de juste, un grand trou, outre que cela pour la marche était fort gênant. Mais il avait une si grande bonne volonté, qu’il supporta cet ennui. Aussi donc, fut-il bien fâché quand il se vit injurié par sa femme à l’arrivée, pour avoir fait ce qu’elle avait dit.

— Hélas ! comment donc m’y prendre ? se disait-il avec désespoir ; J’ai beau lui obéir en tout, elle n’est pas contente !

ANDRÉ LÉO.

(La suite à un prochain numéro)

FEUILLETON DU TEMPS
DU 20 MARS
CONTES POPULAIRES

JEAN LE SOT[6]

Cependant, comme au milieu de toutes les paroles que sa femme avait jetées, Jean avait retenu celle-ci : qu’il aurait du apporter la chose sur son épaule, il n’y manqua point Lorsque sa femme l’envoya quérir dans une ferme un petit cochon qu’elle y avait acheté. Quels cris, quel vacarme, quels soubresauts fit sur les épaules de Jean cette bête ahurie, qu’il tenait par les pieds : je vous le laisse à penser. Elle eût pu le dévorer et se contenta de lui déchirer les oreilles ; mais il tint bon, et, tout en rugissant de douleur, ne la lâcha point.

— Que t’est-il arrivé, grand Dieu ! s’écria la femme épouvantée, en le voyant couvert de sang et tout beuglant de sanglots.

Elle n’eut pourtant pas le courage de le gronder davantage, en le voyant accommodé de la sorte, et se contenta de pleurer elle-même sur le sort qu’elle s’était fait en prenant un pareil mari.

— Il fallait le trainer par une corde derrière toi, dit-elle seulement.

— C’est bien, répondit le malheureux ; une autre fois, je ferai ainsi.

Et le lendemain, en effet, quand elle l’envoya prendre chez le marchand une terrine, il eut soin de se munir d’une ficelle, et l’ayant attachée autour d’une des anses, il traina la terrine derrière lui. Ayant arrangé cela, il tomba le long du chemin dans ses lubies ordinaires, qui lui donnaient un air tout rêveur, et pendant lesquelles le peu d’esprit humain qu’il avait s’allait promener on ne sait où. Ses pas l’ayant ainsi ramené près de sa femme, il s’arrêta près d’elle avec son air ébaubi.

- Eh bien, demanda-t-elle, tu ne rapportes pas ma terrine !

- Si bien, dit-il, en tirant triomphalement la ficelle posée sur son épaule. Mais l’ayant tirée jusqu’au bout, il vit qu’il n’y restait plus que l’anse attachée, et ne put imaginer comment cela s’était fait.

- Je l’avais pourtant mise là toute entière, murmura-t-il, en vérité, je n’ai pas de chance !

- Pas de chance ! cria la femme : c’est moi qui n’en ai pas, de me voir liée à quelqu’un si bête qu’il n’a d’homme que la figure, et que notre chat on notre chien cut- sont été plus dignes que lui du baptême.

Sur cette injure, la plus dure assurément qu’on puisse faire à un chrétien, le pauvre Jean se mit à pleurer amèrement ; et s’allant cacher en un coin du jardin, près de la fontaine, il se lamenta de sa triste destinée.

Il était là depuis longtemps et se sentait le cœur de plus en plus gros ; car il y avait pourtant des choses, celles qu’on n’apprend pas, qu’il sentait aussi bien qu’un autre, et il voyait trop que son absence n’inquiétait personne, et que nul n’avait souci de lui.

- Ils disent tous que je ne suis bon à rien, pensait-il, en pleurant des larmes chaudes. Est-cs donc ma faute ! Pourtant, je les aime de tout mon cœur ; mais cela ne leur fait rien !

Comme il se plaignait ainsi, un homme qui passait dans la ruelle, derrière le jardin, l’entendit, et franchit le passage dans la haie pour venir à lui. La nuit déjà s’était faite, mais la lune brillait d’une belle clarté.

- C’est toi, Jean le Sot ! Et que fais-tu là ?

Celui qui parlait ainsi était le docteur du village, un homme très savant, puisqu’on ne pouvait lui faire une question qu’il n’y répondit sans hésiter. Lui-même se tenait pour un personnage de grande valeur, et il guérissait, disait-il, tous les malades, excepté ceux que Dieu voulait absolument appeler à lui. Et plus d’une fois il parut, à ce dire, que le bon Dieu tenait à la société d’un grand nombre des gens de ce village ; mais enfin, ces raisons-là sont bonnes à donner, car on ne saurait aisément prouver le contraire. Jean, comme tous ceux qui ont le chagrin profond, sentait une sorte de honte de montrer sa peine à un étranger. Aussi répondit-il :

- Je regarde la lune.

— La lune ! dit le docteur, qui même vis à vis d’un pauvre homme comme celui-là, aimait à faire le savant, sais-tu seulement ce que c’est !

— Vous vous moquez de moi, reprit Jean, la lune, je la connais bien. Ne l’ai-je pas vue depuis que j’étais petit !

— La lune, dit le docteur, est le satellite de la terre, et telle que tu la vois là-haut, avec sa mine blême, elle renferme des montagnes et des volcans.

— Est-ce que vous ne prenez pour un sott répliqua Jean. Il n’y a rien de tout dans la lune. Et que pourrait-elle contenir, n’étant pas plus large que mes deux mains ?

— Pauvre ignorant : récria le docteur ; la lune a 38 millions de kilomètres carrés de superacie totale, c’est-à-dire qu’elle est quatre fois plus grande, non pas que la France, mais que l’Europe tout entière, C’est réloignement qui te la fait croire si petite ; car elle est, entends-tu bien, à plus de 90, 000 lieues ! 90, 000 ieues d’ici…

Et content d’avoir ainsi étalé sa science, le docteur reprit son chemin.

— Quatre-vingt-dix mille lieues, se dit Jean, quand il fut tout seul, est-il fout ! Ça serait plus loin que d’ici Paris ! On veut se moquer de moi, je le vois ; mais pas si sot ! Non, non, elle n’est tant seulement pas bien haute, et quand elle passe au dessus des grands ormeaux, j’ai toujours peur qu’elle ne s’y accroche.

Il rentra, rêvant à cela, et depuis, cette idée lui revint souvent dans la tête.

Cependant, maintenant qu’on avait un roi, il était question de guerre : il était question aussi des belles fêtes que le roi donnait, et des splendeurs de sa cour, et de la grande générosité du prince qui enrichissait tous ceux qui étaient autour de lui. Un secours de quelques livres, qu’il fit remettre aux victimes d’un grand incendie, porta l’enthousiasme au comble dans le pays. Tout allait donc pour le mieux. lorsqu’un jour les habitants du village reçurent de petits papiers qui les engageaient à aller payer l’impôt, sous peine de contrainte, et ils virent là-dessus des sommes bien plus fortes que celles qu’ils avaient payées jusque-là. Pour Jean, on lui redemandait non-seulement le petit écu qu’il avait reçu, mais cinq ou six autres, et il se rendit en colère chez le bailli, disant qu’il devait y avoir erreur, et qu’il s’en plaindrait au prince. Il se trouvait là un grand nombre d’autres habitants, venus pour le même motif.

Le bailli était un homme sage, qu’on n’avait pas encore eu le temps de changer, et il recevait toutes ces plaintes en haussant les épaules et en souriant tristement.

— Que voulez-vous, disait-il, il faut de l’argent aux rois,

— Que dites-vous là ? répliqua Jean ; ce sont les pauvres qui en ont besoin d’argent, et ce sont les rois qui le donnent.

— Imbécile ! dit le bailli, tu crois apparemment que c’est des riches que vient la richesse !

— Parbleu ! s’écria Jean.

— C’est tout le contraire, dit le bailli ; ce sont les riches qui la reçoivent, et ce sont les pauvres qui la fout. Car c’est la sueur qui produit l’or, et les riches ne suent ai ne travaillent. Vous avez voulu avoir un monarque et une cour, il faut les payer. N’êtes-vous pas trop heureux de vous procurer ainsi, grâce à votre argent, un foyer de splendeur où vous délecter les yeux !

— Ainsi, dit un bonne, les 50 livres qu’il a données pour nos incendiés venaient de notre poche !

— C’est ainsi qu’il vous rend ce qu’il a reçu de vous, observa un partisan du roi ; c’est un moyen ingénieux de faire circuler la richesse.

M’est avis qu’il s’en doit perdre en route, dit un autre, et pour moi, je n’éprouve aucun besoin de faire voyager mes écus. Si l’on nous a rendu 50 livres, combien avons-nous donné ?

— Trois mille, dit le bailli.

Les gens, là dessus, s’en allèrent en murmurant, et Jean lui-même, bien qu’il n’eut pas compris grand chose à tout ce qui s’était dit, se trouva fort désenchanté.

Cependant, le roi, sachant ce qui se passait dans ce canton, y vint avec tous ses équipages, fit des politesses à tout le monde, et donna un feu d’artifice d’une telle beauté qu’on n’avait jamais rien vu de pareil. Tout cela changea beaucoup les idées le bailli fut destitué et mis en prison, es qui fit réfléchir d’une autre manière, et Jean finit par convenir avec son voisin le riche, qu’il était glorieux pour un peuple, mais dut-il se serrer un peu le ventre, d’avoir un roi si magnifique et si puissant.

D’ailleurs, il ne s’occupait guère des affaires publiques ayant bien assez d’autres soins car il ne se passait point de jours que, sans le vouloir, il ne fit quelque sottise. Sa femme avait renoncé à lui confier la moindre emplette, la moindre commission, et c’était. elle qui se rendait à la foire quand il en était besoin, le laissant à la maison. La même, elle s’abstenait de lui rien commander, se chargeant elle-mère de tout faire, ou donnant ses recommandations plutôt à l’enfant.

Celui-ci était fort aimé de son beau-père, et l’aimait aussi ; car Jean faisait toutes ses volontés et était toujours bon pour lui. Un jour qu’ils étaient restés seuls à la maison, s’en étant allés ensemble à la recherche des nids, ils y passèrent la journée entière, s’amusant un peu partout, à toutes sortes de petites closes, grimpant dans les arbres, faisant de petites cascades

  1. Ce conte est un des plus connu dans le Poitou : Jean le Sot est le Jocrisse du village. Les traits qu’on lui prête sont nombreux et varient suivant les localités. On n’a reproduit ici que les plus saillants. (Note de l’auteur.)
  2. Pie, agasse ; on dit ajasse en Poitou.
  3. Voir le feuilleton du 19 et 20 mars.
  4. Voir le feuilleton du 19, 20 et 24 mars.
  5. Voir le feuilleton des 19, 20, 24 et 20 mars.
  6. Voir le feuilleton des 19, 20, 24, 25 et 27 mars