Jean qui grogne et Jean qui rit/15

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XV

FRIPONNERIE DE JEANNOT


Tous les matins M. Abel quittait l’hôtel, faisait une promenade à son atelier tout près de là, déjeunait au café Métis, retournait à son atelier, y restait jusqu’à la chute du jour, y recevait beaucoup d’amis, dînait en ville et allait à un cercle ou dans le monde ; jamais il ne rentrait plus tard que minuit. Il travaillait à quatre tableaux de chevalet qui devaient figurer à l’Exposition ; l’un devait être au livret sous le titre d’une Soirée d’épicier ; l’autre, la Leçon de danse ; le troisième, les Habits neufs ; le quatrième, une Contredanse. Ses amis admiraient beaucoup ces quatre petits tableaux ; aucun n’était fini, mais tous étaient en train et assez avancés.

Dans chacun de ces tableaux on voyait les deux mêmes figures principales. Un jeune homme à belle figure, yeux noirs, physionomie intelligente et gaie, un autre plus jeune, mais portant une ressemblance si frappante avec le premier, qu’on ne pouvait douter qu’ils ne fussent frères ; dans les Habits neufs, le plus jeune était admirablement beau d’expression ; son regard exprimait le bonheur, la tendresse, la reconnaissance.

« Sais-tu, lui dit un jour celui qui avait pris le nom de Caïn à la soirée de M. Pontois, sais-tu que cette seule figure ferait la réputation d’un peintre ?

Abel.

Elle est belle, en effet ; elle a surtout le mérite de la ressemblance.

Caïn.

Celui qui aura ces quatre tableaux aura une des plus belles et des plus charmantes choses qui auront été faites en peinture.

Abel.

Personne ne les aura jamais ; c’est pour moi que je travaille.

Caïn.

Tu es fou ! Tu vendrais ces quatre tableaux quarante ou cinquante mille francs !

Abel.

On m’en offrirait quatre cent mille francs que je ne les donnerais pas. Ils me rappellent de charmants moments de ma vie ; tu connais l’histoire de ces tableaux, et tu sais le bonheur que m’a donné cette suite de bonnes actions que m’a inspirées mon bon petit Jean. Excellent enfant ! Quel cœur reconnaissant ! Quel beau et noble regard ! Il est parfaitement rendu dans mon tableau ; c’est ce qui en fera la beauté et le succès.

Caïn.

Quarante mille francs ne sont pas à dédaigner.

Abel.

Que me font quarante mille francs ajoutés à tout ce que j’ai déjà gagné et à ce que je puis gagner encore, moi qui vis comme un artiste et qui ai à peine vingt-huit ans.

Caïn.

Tu as raison ; mais c’est dommage ! »

Quand Jeannot rentra chez lui, il s’empressa de retirer et de compter l’argent qu’il avait mis dans sa poche : il eut beau compter et chercher, il ne trouva pas la pièce d’or que lui avait donnée l’inconnu ; son désespoir fut violent ; il avait compté sur ces vingt francs pour acheter à Simon les habits qu’il lui avait prêtés et dont il avait besoin. Il pleura, il se tapa la tête de ses poings, mais ce grand désespoir ne lui rendit pas ses vingt francs.

Après avoir réfléchi sur ce qu’il devait faire, il résolut d’aller le lendemain raconter l’affaire à Jean, pour chercher à l’apitoyer et à se faire rendre les quatre francs de punch qu’il avait payés. Cet espoir le calma et il s’endormit paisiblement.

Le lendemain de bonne heure, Jeannot profita d’une course que son maître lui fit faire pour entrer au café Métis et pour parler à Jean.

Simon était avec son frère, ce qui contraria Jeannot : il craignait que Simon ne se laissât pas prendre comme Jean à ses pleurnicheries et à ses supplications. Après avoir vainement attendu quelques minutes que Simon le laissât seul avec Jean, il se décida à parler.

« Je suis malheureux, mon bon Jean, commença-t-il ; j’ai fait hier une bien grande perte.

Jean.

Une perte ? toi ? Qu’as-tu donc perdu ?

Jeannot.

Je voulais acheter à Simon les habits qu’il m’a prêtés hier soir, et j’avais mis dans ma poche une pièce de vingt francs pour les payer, et lorsqu’en rentrant, j’ai voulu la retirer, elle n’y était plus. »

Simon fit un geste comme pour se lever de dessus sa chaise, mais il se rassit et ne dit rien. C’était M. Abel qui venait d’entrer et qui lui faisait signe de se rasseoir et de laisser parler Jean et Jeannot ; ils lui tournaient le dos et ne pouvaient pas le voir.

Jean.

Vingt francs ! tu as perdu vingt francs ? Pauvre Jeannot ! je te plains de tout mon cœur. »

Ce n’était pas ce que voulait Jeannot ; il espérait mieux que cela du bon cœur de Jean. Il continua :

Jeannot.

Et encore, si je n’avais pas été obligé de payer ce punch maudit, j’aurais pu vous donner, ce mois-ci, la moitié du prix des habits et achever de les payer le mois qui vient… Je suis bien malheureux, Jean !

Jean.

Mon pauvre Jeannot, je suis bien triste pour toi ; mais ne t’afflige pas tant. Tu sais que Simon est très bon ; je suis bien sûr qu’il te prêtera ses habits chaque fois que tu en auras besoin.

Jeannot.

Mais ce punch que j’ai dû payer ! Tu sais que c’est huit francs.

Jean.

Comment, huit francs ? J’en ai payé la moitié, ce n’est que quatre francs.

Jeannot, embarrassé.

C’est vrai ! Je n’y pensais plus… Quatre francs, qui sont peu pour toi, sont beaucoup pour moi. Je gagne si peu !

Jean.

Écoute, pauvre Jeannot ; si tu as réellement besoin d’argent, Simon me permettra bien de te donner encore ces quatre francs.

— Jean, je te le défends », dit M. Abel d’un ton décidé.

Son apparition fit sauter Jeannot ; il avait peur de M. Abel, et il n’aimait pas à le rencontrer.

« Je ne veux pas que tu donnes un sou à ce mauvais garnement, continua M. Abel avec une sévérité que Jean ne lui avait jamais vue. Il te trompe ; il ment, il n’a rien perdu ; et s’il n’a plus d’argent, tant mieux, il l’emploie trop mal. »

Jeannot avait eu le temps de reprendre courage ; il essaya de tenir tête à M Abel.

Jeannot.

Pourquoi me dites-vous des injures, monsieur ? Je ne vous ai rien fait, et vous m’accusez sans savoir si ce que je dis est vrai ou non.

M. Abel.

Je dis que tu mens parce que je sais que tu mens. Je t’empêche de tromper Jean, parce que je sais que tu l’as déjà trompé.

Jeannot.

Non, monsieur, je ne l’ai pas trompé.

M. Abel.

Silence, menteur ! Hier soir, tu as extorqué quatre francs à Jean pour payer la moitié du punch ; et tu venais de recevoir vingt francs pour le payer.

Jeannot.

Moi, vingt francs ! Jamais, monsieur ! Vous voulez tromper Simon et Jean pour les empêcher de me venir en aide. Qui aurait pu me donner vingt francs ? Je ne connaissais personne à ce bal.

M. Abel.

Mais quelqu’un te connaissait ; ce quelqu’un a eu pitié de toi et n’a pas voulu que tu souffrisses de la farce inventée par moi ; ce quelqu’un t’a glissé vingt francs dans la main pour payer ton punch et te faire passer ton chagrin.

Jeannot.

Non, monsieur, personne n’a eu pitié de moi et personne ne m’a rien donné. D’ailleurs, vous n’étiez pas là dans ce moment, et vous n’avez rien pu voir, par conséquent.

M. Abel.

Puisque tu m’obliges à parler, je dis que j’étais si bien près de toi, que c’est moi qui ai glissé cette pièce d’or dans ta main en te disant tout bas : « Pour payer le punch » ; et si tu n’as plus retrouvé ces vingt francs, c’est que je les avais moi même retirés de ta poche quand tu as eu l’indignité de faire payer quatre francs à ce pauvre Jean, auquel tu as fait accroire que tu n’avais pas assez d’argent. J’étais dans un coin obscur, au bas de l’escalier, et j’ai tout entendu. »

M. Abel se tut. Jeannot était consterné ; il tremblait de tous ses membres. Jean le regardait avec surprise et chagrin. Indigné d’une si basse supercherie, il avait peine à y croire. Simon s’efforçait de maîtriser sa colère ; il aimait tendrement son frère, et il ne pouvait supporter que l’on se jouât de sa bonté, de sa générosité. Personne ne parlait.

M. Abel.

Hors d’ici, vil imposteur ! Va-t’en, et ne te trouve plus sur mon chemin. »

Jeannot hésitait ; M. Abel le saisit par l’oreille, le traîna jusqu’à la porte, et le mit dehors d’un coup de pied.

« Effronté coquin ! misérable ! » dit M. Abel en rentrant tout ému et en se mettant à table.