Jean qui grogne et Jean qui rit/2

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II

LA RENCONTRE


Le lendemain au petit jour, Hélène se leva, fit deux petits paquets de provisions, les enveloppa avec le linge et les vêtements des enfants, et s’occupa de leur déjeuner ; au lieu du pain sec, qui était leur déjeuner accoutumé, elle y ajouta une tasse de lait chaud. Aussi, quand ils furent éveillés, lavés et habillés, ce repas splendide dissipa la tristesse de Jean et les inquiétudes de Jeannot. La petite fille dormait encore.

Le moment de la séparation arriva : Hélène embrassa dix fois, cent fois son cher petit Jean ; elle embrassa Jeannot, les bénit tous deux, et fit voir à Jean plusieurs pièces d’argent qui se trouvaient dans la poche de sa veste.

« Ce sont les braves gens, nos bons amis de Kérantré, qui t’ont fait ce petit magot, pour reconnaître les petits services que tu leur as rendus, mon petit Jean. M. le curé y a mis aussi sa pièce. »

Jean voulut remercier, mais les paroles ne sortaient pas de son gosier ; il embrassa sa mère plus étroitement encore, sanglota un instant, s’arracha de ses bras, essuya ses yeux, et se mit en route comme son frère le sourire sur les lèvres, et sans tourner la tête pour jeter un dernier regard sur sa mère et sur sa demeure.

« Je comprends, se dit-il, pourquoi Simon marchait si vite et ne se retournait pas pour nous regarder et nous sourire. Il pleurait et il voulait cacher ses larmes à maman. Pauvre mère ! elle ne pleure pas ; elle croit que je ne pleure pas non plus, que j’ai du courage, que j’ai le cœur joyeux, tout comme pour Simon. C’est mieux comme ça ; le courage des autres vous en donne : je serais triste et malheureux si je pensais que maman eût du chagrin de mon départ. Elle croit que je serai heureux loin d’elle… Calme, gai même, c’est possible ; mais heureux, non. Sa tendresse et ses baisers me manqueront trop. »

Pendant que Jean marchait au pas accéléré, qu’il réfléchissait, qu’il se donnait du courage et qu’il s’éloignait rapidement de tout ce que son cœur aimait et regrettait, Jeannot le suivait avec peine, pleurnichait, appelait Jean qui ne l’entendait pas, tremblait de rester en arrière et se désolait de quitter une famille qu’il n’aimait pas, une patrie qu’il ne regrettait pas, pour aller dans une ville qu’il craignait, à cause de son étendue, près d’un cousin qu’il connaissait peu et qu’il n’aimait guère.

« Je suis sûr que Simon ne va pas vouloir s’occuper de moi, pensa-t-il ; il ne songera qu’à Jean, il ne se rendra utile qu’à Jean, et moi je resterai dans un coin, sans que personne veuille bien se charger de me placer… Que je suis donc malheureux ! Et j’ai toujours été malheureux ? À deux ans je perds papa en Algérie ; à dix ans je perds maman. C’est ma tante qui me prend chez elle, la plus grondeuse, la plus maussade de toutes mes tantes. Et ne voilà-t-il pas, à présent, qu’elle m’envoie me perdre à Paris, au lieu de me garder chez elle.

« Jean est bien plus heureux, lui ; il est toujours gai, toujours content ; tout le monde l’aime ; chacun lui dit un mot aimable. Et moi ! personne ne me regarde seulement ; et quand par hasard on me parle, c’est pour m’appeler pleurard, maussade, ennuyeux, et d’autres mots aussi peu aimables.

« Et on veut que je sois gai ? Il y a de quoi, vraiment ! Ma bourse est bien garnie ! Deux francs que le curé m’a donnés ! Et Jean qui ne sait seulement pas son compte, tant il en a ! Tout le monde y a mis quelque chose, a dit ma tante… Je suis bien malheureux ! rien ne me réussit ! »

Tout en réfléchissant et en s’affligeant, Jeannot avait ralenti le pas sans y songer. Quand le souvenir de sa position lui revint, il leva les yeux, regarda devant, derrière, à droite, à gauche ; il ne vit plus son cousin Jean. La frayeur qu’il ressentit fut si vive que ses jambes tremblèrent sous lui ; il fut obligé de s’arrêter, et il n’eut même pas la force d’appeler.

Après quelques instants de cette grande émotion, il retrouva l’usage de ses jambes, et il se mit à courir pour rattraper Jean. La route était étroite, bordée de bois taillis : elle serpentait beaucoup dans le bois ; Jean pouvait donc ne pas être très éloigné sans que Jeannot pût l’apercevoir. Dans un des tournants du chemin, il vit confusément une petite chapelle, et il allait la dépasser, toujours courant, soufflant et suant, lorsqu’il s’entendit appeler.

Il reconnut la voix de Jean, s’arrêta joyeux, mais surpris, car il ne le voyait pas.

« Jeannot, répéta la voix de Jean, viens, je suis ici.

Jeannot.

Où donc es-tu ? Je ne te vois pas.

Jean.

Dans la chapelle de Notre-Dame consolatrice.

— Tiens, dit Jeannot en entrant, que fais-tu donc là ?

— Je prie… répondit Jean. J’ai prié et je me sens consolé. Je sens comme si Notre-Dame envoyait à maman des consolations et du bonheur… Je vois des traces de larmes dans tes yeux, pauvre Jeannot ; viens prier, tu seras consolé et fortifié comme moi.

Jeannot.

Pour qui veux-tu que je prie ? je n’ai pas de mère.

Jean.

Prie pour ta tante, qui t’a gardé trois ans.

Jeannot.

Bah ! ma tante ! ce n’est pas la peine.

Jean.

Ce n’est pas bien ce que tu dis là, Jeannot. Prie alors pour toi-même, si tu ne veux pas prier pour les autres.

Jeannot.

Pour moi ? c’est bien inutile. Je suis malheureux, et, quoi que je fasse, je serai toujours malheureux. D’ailleurs tout m’est égal.

Jean.

Tu n’es malheureux que parce que tu veux l’être. Excepté que j’ai maman et que tu as ma tante, nous sommes absolument de même pour tout. Je me trouve heureux, et toi tu te plains de tout.

Jeannot.

Nous ne sommes pas de même ; ainsi tu as je ne sais combien d’argent, et moi je n’ai que deux francs.

Jean.

Si ton malheur ne tient qu’à ça, je vais bien vite te le faire passer, car je vais partager avec toi.

Jeannot, un peu honteux.

Non, non, je ne dis pas cela ; ce n’est pas ce que je te demande ni ce que je voulais.

Jean.

Mais, moi, c’est ce que je demande et c’est ce que je veux. Nous faisons route ensemble ; nous arriverons ensemble et nous resterons ensemble : il est juste que nous profitions ensemble de la bonté de nos amis. »

Et, sans plus attendre, Jean tira de sa poche la vieille bourse en cuir toute rapiécée qu’y avait mise sa mère, s’assit à la porte de la chapelle, fit asseoir Jeannot près de lui, vida la bourse dans sa main et commença le partage.

« Un franc pour toi, un franc pour moi. »

Il continua ainsi jusqu’à ce qu’il eût versé dans les mains de Jeannot la moitié de son trésor, qui montait à huit francs vingt-cinq centimes pour chacun d’eux.

Jeannot remercia son cousin avec un peu de confusion ; il prit l’argent, le mit dans sa poche.

« J’ai deux francs de plus que toi, dit-il.

Jean.

Comment cela ? J’ai partagé bien exactement.

Jeannot.

Parce que j’avais deux francs que m’a donnés le curé.

Jean.

Ah ! c’est vrai ! Te voilà donc plus riche que moi. Tu vois bien que tu n’es pas si malheureux que tu le disais.

Jeannot.

Je n’en sais rien. J’ai du guignon. Un voleur viendra peut-être m’enlever tout ce que j’ai.

— Tu ne croyais pas être si bon prophète », dit une grosse voix derrière les enfants.

Les enfants se retournèrent et virent un homme jeune, de grande taille, aux robustes épaules, à la barbe et aux favoris noirs et touffus ; il les examinait attentivement.

Jean sauta sur ses pieds et se trouva en face de l’étranger.

Jean.

Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez le cœur de dépouiller deux pauvres garçons obligés de quitter leur mère et leur pays pour aller chercher du pain à Paris, parce que leurs parents n’en ont plus à leur donner. »

L’étranger ne répondit pas ; il continuait à examiner les enfants.

Jean.

Au reste, monsieur, voici tout ce que j’ai ; huit francs vingt-cinq centimes que nos amis m’ont donnés pour mon voyage. »

L’étranger prit l’argent de la main de Jean.

L’étranger.

Et avec quoi vivras-tu jusqu’à ton arrivée à Paris ?

Jean.

Le bon Dieu me donnera de quoi, monsieur, comme il a toujours fait.

— Et toi, dit l’étranger en se tournant vers Jeannot, qu’as-tu à me donner ?

Jeannot, tombant à genoux et pleurant.

Je n’ai rien que ce qu’il me faut tout juste pour ne pas mourir de faim, monsieur. Grâce pour mon pauvre argent ! Grâce, au nom de Dieu !

L’étranger.

Pas de grâce pour l’ingrat, le lâche, l’avide, le jaloux. J’ai tout entendu. Donne vite. »

L’étranger mit sa main dans la poche de Jeannot, et enleva les dix francs vingt-cinq centimes qui s’y trouvaient. Jeannot se jeta à terre et pleura.

« Monsieur, dit Jean, touché des larmes de son cousin et un peu ému lui-même de la perte de sa fortune, ayez pitié de lui ; rendez-lui son argent.

L’étranger.

Pourquoi le rendrais-je à lui et pas à toi ?

Jean.

Parce que moi j’ai du courage, monsieur ; et lui est faible. C’est le bon Dieu qui nous a faits comme ça ; ce n’est pas par orgueil que je le dis.

L’étranger.

Tu es un bon et brave petit garçon, et nous en reparlerons tout à l’heure. Où allez-vous ?

Jean.

À Paris, monsieur.

L’étranger.

C’est donc bien décidé ? Et comment y arriverez-vous sans argent ?

— Oh ! monsieur, je n’en suis pas inquiet. De même que nous avons eu le malheur de vous rencontrer, de même nous pouvons rencontrer une bonne âme charitable qui nous viendra en aide. »

L’étranger sourit et ne put s’empêcher de donner une petite tape amicale sur la joue fraîche de Jean.

L’étranger.

Ton camarade n’en dit pas autant, ce me semble.

Jean.

C’est qu’il est terrifié, monsieur. Il a toujours peur, ce pauvre Jeannot.

L’étranger, avec ironie.

Ah ! il s’appelle Jeannot ! Beau nom ! Bien porté ! Et toi, quel est ton nom ?

Jean.

C’est Jean, monsieur.

L’étranger.

Vrai beau nom, celui-là ? Et tu me fais l’effet de devoir faire honneur à tes saints patrons. Allons, Jean et Jeannot, marchons ; je vais vous escorter, de peur d’accident. Tiens, mon brave petit Jean, voici tes huit francs vingt-cinq centimes, auxquels j’ajoute vingt francs pour payer ton voyage. Et toi, pleurard, poltron, voici tes dix francs vingt-cinq centimes, auxquels j’ajoute la défense de rien recevoir de Jean. Si j’apprends que tu as encore accepté un partage, tu auras affaire à moi. Suivez-moi tous deux ; je veux vous faire déjeuner à Auray, dont nous ne sommes pas éloignés.

Jean, les yeux brillants de joie et de reconnaissance.

Vous avez bien de la bonté, monsieur ; je suis bien reconnaissant ; je ne sais comment vous remercier, monsieur.

L’étranger.

En mangeant de bon appétit le déjeuner que je vais te donner, mon petit Jean.

Jean.

Tiens ! vous dites comme maman : petit Jean. »

Et les yeux de petit Jean se mouillèrent de larmes.